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La dame du Caire

La lettre arriva quinze jours plus tard, au courrier du soir.

Frappé sur l’épais vélin bleuté, le monogramme arabe couronné était des plus impressionnants. En termes quasi officiels, le texte priait le prince Morosini de vouloir bien se rendre au Caire afin de traiter une affaire très importante pour laquelle la plus grande discrétion était requise. S’il voulait choisir le jour de son arrivée, un appartement lui serait réservé à l’hôtel Shepheard’s. Le tout signé « Selim Karem, secrétaire de Son Altesse »…

En la présentant ouverte à son patron, Angelo Pisani, qui remplissait les mêmes fonctions auprès de Morosini, n’était pas sans inquiétude. Depuis le courrier du matin, l’aimable prince-antiquaire était d’une humeur de dogue à cause d’une autre missive en provenance de Vienne. Son épouse que le jeune Pisani vénérait en silence – il avait déjà vénéré la première détentrice du titre, ce qui ne lui avait pas réussi – non seulement ne lui annonçait pas son retour, mais, après lui avoir appris que « Grand-Mère » allait mieux, ajoutait que, sur le conseil de ses médecins, elle poursuivrait sa convalescence en montagne, dans sa propriété de Rudolfskrone à Ischl, et que, naturellement, Lisa et les enfants lui tiendraient compagnie quelque temps. L’air vif du Salzkammergut serait meilleur pour les petits que la grisaille humide enveloppant Venise au début de l’année. « En outre, expliquait la jeune femme, cela évitera un nouveau départ en février, si février ramène l’aqua alta(2) comme cela arrive de plus en plus souvent… »

À la suite de quoi, le « patron » s’était précipité dans le bureau de M. Buteau, en brandissant l’épître d’une main et en vociférant :

— Lisa exagère, en vérité ! Avant notre mariage, elle ne rêvait que de vivre ici, maintenant on dirait qu’elle ne rate pas une occasion pour en filer dès qu’il se met à pleuvoir ou que la mer monte…

Le secrétaire n’en avait pas entendu davantage parce que, de sa main libre, Aldo avait claqué la porte, mais le plaidoyer auquel M. Guy avait eu recours n’avait pas dû être efficace, si l’on en jugeait d’après l’œil orageux et la mine sombre qu’il affichait à la sortie.

Le dialogue commença mal :

— Qu’est-ce que c’est encore que ça ?

— Une invitation à vous rendre au Caire, Monsieur. Je… je pense que ce pourrait être intéressant…

— Ah oui ?

Lecture faite, le résultat fut exactement identique à celui du matin. Morosini sauta de son fauteuil et se rua chez M. Buteau en s’exclamant :

— Regardez ça, Guy !

La porte claqua de nouveau et Angelo réintégra ses propres quartiers en soupirant, mais sans être vraiment inquiet. Selon lui, un peu d’orage par-ci par-là était nécessaire dans le ciel bleu d’un ménage…

Cependant, Aldo demandait à son fondé de pouvoir :

— Eh bien ? Qu’en pensez-vous ?

Le vieux monsieur se carra dans son fauteuil sans lâcher le papier qu’il contemplait d’un air pensif :

— À vrai dire, je n’en sais trop rien. S’il n’y avait pas eu l’affaire de l’anneau, je vous conseillerais de prendre le bateau. D’ailleurs, vous ne m’auriez même pas demandé mon avis. Mais une invitation en Égypte si tôt après m’incite à penser qu’il conviendrait peut-être de se méfier.

— C’est un peu mon sentiment, encore que je ne connaisse pas grand monde dans le coin. La princesse… Shakiar, ça vous dit quelque chose ?

Pour son information, en effet, M. Buteau tenait à jour, autant que faire se pouvait, les généalogies des familles royales, princières, encore régnantes ou détrônées, sans compter les décès, à seule fin de savoir où migraient les joyaux de famille. Cette activité se révélait d’une certaine utilité pour la maison. Il n’eut donc aucun mal à fournir le renseignement désiré après avoir consulté l’un de ses dossiers :

— La princesse Shakiar, à ce jour avant-dernière épouse du roi Fouad, répudiée en raison de ses folles dépenses en bijoux bien qu’elle soit très riche mais aussi bréhaigne, comme on disait au Moyen Âge. Très belle au temps de la couronne, elle doit tourner autour de la cinquantaine. Elle occupe habituellement un petit palais dans l’île de Gesireh où elle reçoit sans discontinuer... une coterie très internationale.

— Remariée ?

— Je ne crois pas mais, finalement, je n’en sais rien.

— Des amants ?

— Ayez la bonté de ne pas m’en demander trop ! J’épluche quantité de journaux, surtout anglais, français ou américains, mais il ne faudrait pas exagérer. Si vous allez là-bas, vous n’aurez aucune peine à vous renseigner. Elle est connue pour être assez excentrique et n’être pas femme à tenir sa lumière sous le boisseau. J’ajouterai pour conclure qu’elle donne des fêtes somptueuses. Alors, que décidez-vous ?

— Que feriez-vous à ma place ?

— Toujours cette manie de répondre à une question par une autre ! C’est moi qui vous ai appris le truc, mais il n’est pas loyal de vous en servir contre moi. Cependant je vais vous répondre : si j’étais vous, j’irais ! De plus, vous en mourez d’envie !

C’était vrai. Depuis que l’Anneau atlante était entré dans sa maison, Aldo avait senti se réveiller en lui tous les démons de l’aventure. En outre – et il ne l’avoua pas ! –, il éprouvait un malin plaisir en pensant à la lettre qu’il allait écrire à sa femme. Et pour finir, la chance lui sourirait peut-être en lui faisant retrouver Adalbert, puisque celui-ci faisait garder son courrier précisément à l’hôtel où Aldo devait descendre…

Aussi envoya-t-il sans délai Pisani lui retenir une place sur le premier bateau partant pour Port-Saïd ou Alexandrie, après quoi il ferait connaître à la princesse la date de son arrivée. Pendant ce temps, il allait écrire à Lisa. Non sans une certaine jubilation !


Cinq jours plus tard, il embarquait à bord de l’Ismaïlia par un temps épouvantable et la jubilation avait baissé d’un cran. Le ciel s’était arrangé pour donner raison à sa femme : il pleuvait, la mer était grise et… l’aqua alta de retour. Les Vénitiens barbotaient ou parcouraient d’un pas résigné les ponts de planches traversant la place Saint-Marc en plusieurs sens. Accoudé au bastingage, Aldo regarda disparaître dans les brumes les ors ternis du dôme de San Marco, la tour du Campanile, les flèches des églises, les toits des palais, puis regagna l’une des quatre cabines, plutôt confortables, permettant à ce cargo transporteur d’agrumes de prendre à son bord quelques passagers. Ce soir, il n’y en aurait qu’un autre : un professeur de lettres anciennes qui rejoignait son poste à Suez et ne devait pas être un fanatique de la conversation, si l’on en croyait la froideur du salut dont il avait gratifié Morosini en montant à bord. Il trimballait un paquet de livres susceptibles de l’occuper même s’il allait jusqu’en Chine.

Rentré chez lui, Aldo s’allongea sur sa couchette après avoir pris dans sa valise la paire de chaussettes roulée en boule dans laquelle il avait caché l’Anneau. C’était une vieille habitude lorsqu’il devait emporter un joyau de petite taille ou une pierre non montée. C’est pourquoi le stratagème d’El-Kouari ne l’avait pas surpris. Il l’avait même trouvé tellement judicieux qu’il avait décidé de le faire sien quand il sortirait, dans le but de ne pas laisser le bijou à la merci d’un fouilleur particulièrement minutieux. Cette fois, il le réchauffa longuement entre ses mains afin de revivre l’extraordinaire sensation de force et de certitude qu’il dégageait. Pour rien au monde il ne l’aurait laissé à Venise. D’abord parce que le ramener sur sa terre d’origine et si possible à son propriétaire lui semblait important, ensuite parce qu’il éprouvait le bizarre sentiment qu’il lui était interdit de s’en séparer.

Tout enfant, il lui était arrivé de rêver d’un talisman capable de décupler ses forces humaines et de lui ouvrir les portes du merveilleux. Cela entrait dans sa passion des pierres même si, jusqu’à présent, il lui avait été donné le plus souvent de tenir entre ses mains de redoutables géniteurs de malchance ou de catastrophes. Évidemment, il avait trop d’honnêteté pour ne pas savoir qu’il le rendrait sans hésiter s’il retrouvait son légitime propriétaire mais, en attendant, il se considérait comme l’héritier de l’homme auquel il avait tenté de porter secours…

La cloche du dîner interrompit sa rêverie mais, au lieu de réintégrer les chaussettes, l’Anneau se retrouva dans la poche intérieure de son veston, le plus près possible du cœur.


Quelques jours après, Morosini, reposé comme il ne l’avait jamais été, débarquait du train-paquebot en provenance de Port-Saïd au milieu du tohu-bohu permanent qu’offrait la gare du Caire. Elle ressemblait vaguement à celle de Victoria à Londres, mais la population différait singulièrement. Une foule grouillante encombrait les quais et il était difficile de distinguer ceux qui arrivaient de ceux qui partaient au milieu d’une véritable colonie de porteurs glapissants. L’un d’eux empoigna les valises d’Aldo à la recherche de la sortie et brailla :

— Tout droit ! Tout droit ! As pas peur ! Moi n° 32.

Il fallut bien se lancer dans son sillage en refusant les services d’un employé de l’agence Cook qui, justement, se proposait.

— J’en ai un ! clama-t-il dans le vent de la course. J’espère seulement pouvoir le retrouver…

Mais l’homme était là, près d’une calèche qu’il avait déjà retenue et souriant de toutes ses dents blanches, à l’exception de celles qui manquaient à l’appel :

— Ti vois, ti pouvais me faire confiance. Ti vas où ? Hôtel Shepheard’s ?

— Comment le sais-tu ?

— Ti as une tête à ça ! répondit-il en riant.

Il transmit l’information au cocher d’un air important, attrapa au vol la pièce d’argent que son client lui lançait et la calèche démarra au milieu d’un déluge de bénédictions. Morosini, mettant de côté ses soucis, s’abandonna à l’un de ses plaisirs favoris : découvrir, seul, une ville qu’il n’avait jamais vue dans un pays quasi fabuleux qu’il ne connaissait pas, si étrange que cela paraisse, si l’on songe que son meilleur ami lui avait voué sa vie. Leurs aventures communes ne leur avaient pas encore donné l’occasion d’agir à l’ombre des Pyramides.

Pourtant, jadis, adolescent monté en graine, il écoutait avec passion, les pieds accrochés aux barreaux de sa chaise, les cours magistraux que lui délivrait M. Buteau dont l’Égypte était l’un des sujets de prédilection, débordant largement l’époque des pharaons pour rejoindre celle des croisades autour du fantôme de Saladin, le « sultan chevalier » dont la ville ancienne était l’œuvre. Al-Qahira, « la Victorieuse », la cité des sultans et des khédives, c’était à lui qu’elle devait éclat et renommée ! Cette lacune était plus bizarre encore si l’on considérait que la chère Tante Amélie et son inusable « Plan-Crépin » choisissaient souvent de passer un ou deux mois d’hiver au soleil dans l’un des trois ou quatre palaces implantés dans le pays. Aldo pensa soudain qu’elles y séjournaient peut-être au moment où il débarquait et se promit, l’affaire avec la princesse réglée, d’en faire le tour dans l’espoir de leur offrir une bonne surprise, sachant qu’entre Le Caire, Louqsor et Assouan qu’elles privilégiaient, il y avait quelques centaines de kilomètres… De toute façon, Abou El-Kouari avait mentionné Assouan et il faudrait probablement aller jusque-là.

La ville s’étendait sur plusieurs hectares et donnait l’impression de vivre un perpétuel carnaval où se mêlaient la pourpre des tarbouchs, le blanc des turbans, le voile noir des femmes, le beige d’un casque oriental et la variété des chapeaux européens. Tout cela bougeait, parlait, criait dans le vacarme des klaxons de voitures, des implorations des mendiants, des appels de toutes sortes. L’odeur de l’essence s’y mélangeait à celles du crottin de cheval, des parfums musqués, d’une vague senteur d’encens et, en approchant du fleuve, d’un faible relent de vase.

Au cœur d’une place ouverte sur le Nil, la vaste terrasse du Shepheard’s offrait une vue sur les deux îles, Roda et Gesireh. Toujours pleine, elle était l’un des lieux favoris où se retrouvaient les touristes riches, la gentry britannique. Au pied de cette terrasse surélevée abritée d’un vélum et ornée de plantes variées, se bousculaient guides et drogmans avides de s’assurer les clients les plus intéressants, sans oublier les petits cireurs de bottes aux crânes crépus que repoussait régulièrement le voiturier en uniforme rouge.

Dans l’immense hall aux colonnes égyptiennes, un réceptionniste suisse déférent accueillit Morosini en déployant l’onction nécessaire, lui apprit que son appartement l’attendait, puis lui remit une enveloppe bleutée et armoriée qui devait contenir quelques mots de sa cliente et qu’il fourra dans sa poche. Avant de suivre le groom chargé de le conduire à son logis, il posa la question qui lui tenait à cœur :

— C’est vous, je crois, qui gardez le courrier de M. Vidal-Pellicorne, l’éminent archéologue ?

Le rose mais solennel visage du Suisse se teinta de mélancolie :

— Jusqu’à hier, en effet, Excellence…

— Et plus maintenant ? Pourquoi ?

— Mais… parce que M. Vidal-Pellicorne nous honore de sa présence !

— Eh bien, dites-moi, cela n’a pas l’air de vous combler de joie !

— D’habitude… c’est un si bon client, mais… Puis-je me permettre de demander ce qu’il est pour Monsieur le prince ? Une simple relation ou un ami ?

— Un ami, voyons ! Et le meilleur qui soit ! Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Alors j’oserais conseiller une visite au bar.

— Il y est ?

— J’irais jusqu’à dire qu’il l’occupe. Hier soir, il y est resté jusqu’à la fermeture et aujourd’hui…

— N’en dites pas plus, j’y vais ! Faites monter mes bagages, ajouta-t-il en glissant un billet dans la main du groom.

Il se dirigea vers la longue pièce dont il pouvait apercevoir le comptoir d’acajou orné de têtes pharaoniques en bronze. En y pénétrant, il vit avec satisfaction que la pièce était pratiquement déserte et n’eut donc aucune peine à repérer son ami. Adalbert était assis – effondré serait plus juste ! – dans un fauteuil de velours jaune devant une table basse et un verre de whisky à moitié plein ou à moitié vide, selon l’état d’âme avec lequel on le considérait. Ce n’était certainement pas le premier. Un coup d’œil suffisait pour constater que l’archéologue était plus qu’à moitié ivre.

Aldo se dirigeait à sa rencontre, quand Adalbert, prostré apparemment dans une profonde réflexion, prit son verre, le vida, puis, le brandissant à bout de bras, exigea :

— Un autre, barman !

— Je dirais plutôt un café… et corsé ! corrigea Aldo en se laissant tomber dans le fauteuil voisin.

Adalbert releva le menton et fixa l’arrivant d’un regard tellement trouble qu’il ne devait pas lui permettre de distinguer grand-chose. D’ailleurs, il ne le reconnut pas.

— De… de quoi j’me mêle ? Moi, j’veux boire…

— Si tu ne sais même plus qui je suis, c’est que tu as déjà beaucoup trop bu ! Il vient, ce café, barman ?

— Si Monsieur le permet, j’oserai avancer que le résultat va être désastreux. Nous risquons des… des nausées.

Aldo se mit à rire :

— Et vous craignez pour votre velours bouton d’or et vos tapis ? Après tout, vous avez peut-être raison. Trouvez-moi deux valets solides et faites suivre non pas un café mais une pleine cafetière. Nous allons le remonter chez lui…

— Tout de suite ! fit l’homme en s’élançant. Je vais devoir à Monsieur une grande reconnaissance…

— Ne me dites pas que c’est votre premier poivrot ? Avec ce qui défile ici d’officiers anglais ne carburant qu’au whisky ?

Deux minutes plus tard, le renfort demandé répondait à l’appel. On emporta Vidal-Pellicorne qui n’offrit qu’une faible résistance. Il n’en était fort heureusement qu’à la période bénigne de l’ivresse, celle où l’on a tendance à parer le monde entier des couleurs les plus tendres. Les yeux mi-clos, il souriait avec aménité aux deux colosses nubiens qui l’étayaient dans l’ascenseur et se laissa conduire dans la salle de bains sans opposer de résistance, mais se mit à beugler quand l’eau froide de la douche sous laquelle on le poussait s’abattit sur sa tête. Imperturbables, les trois hommes l’y maintinrent le temps nécessaire en dépit de ses vociférations, après quoi, on le bouchonna comme un cheval de course, on le déshabilla et on l’introduisit dans un pyjama, mais ce fut seulement quand on l’installa dans son lit qu’il parut revenir à la conscience claire. Et passa sans transition de l’amabilité à la colère :

— Mais qu’est-ce qui vous a pris de me tremper de la sorte ? Vous n’êtes pas un peu malades ? Sortez ! Vous m’entendez ? Sortez de chez moi !

— Ils vont sortir, le calma Aldo en s’inscrivant dans son champ de vision, une tasse de café à la main. Mais moi, je reste ! Comment te sens-tu ?

Cette fois, on l’avait reconnu :

— Toi ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

— Bois ça ! On causera après !

Adalbert avala docilement le liquide et même en redemanda. Pendant ce temps, les Nubiens remettaient de l’ordre avant de disparaître, nantis d’un généreux pourboire. Assis sur le bras d’un fauteuil, une cigarette entre les doigts, Aldo attendait.

Quand Adalbert en eut fini et se laissa aller sur ses oreillers en exhalant un soupir de satisfaction, il entama le dialogue :

— Si tu me disais où tu en es ? J’arrive ici avec l’espoir – bien mince puisque apparemment tu te cachais ! – d’avoir de tes nouvelles et, au lieu d’apprendre que tu étais en train de manier fébrilement la pioche et la pelle, appâté par la trouvaille de ta vie, je te retrouve aux prises avec une cuite monumentale dans un bar d’hôtel. Alors je te le demande : que t’est-il arrivé ?

Récupérant ses soucis en même temps que sa lucidité, l’œil bleu de l’archéologue s’assombrit :

— Je me suis fait avoir comme un bleu !

— Comment cela ? J’ai téléphoné chez toi il y a quelques jours et Théobald m’a confié que tu avais fait une « trouvaille » tellement importante que tu refusais d’en révéler l’endroit même à lui et que tu te faisais envoyer ton courrier au Shepheard’s.

— Tu avais besoin de moi ?

— Réponds d’abord ! On parlera de moi après !

— C’est vrai, concéda Adalbert tristement. J’étais persuadé d’avoir fait une découverte aussi sensationnelle que ce fichu Tout-Ank-Amon bien qu’il ne s’agisse que d’une femme, une des quatre reines-pharaons – en dehors de Cléopâtre – qui ont vraiment régné sur l’Égypte : Nitocris, Sebeknefrou, Hatchepsout et Taousert. Il s’agit de la deuxième, Sebeknefrou, qui a clos la XIIe dynastie. Elle est très mal connue et n’a occupé le trône que pendant trois ans, mais c’est un de plus que la vedette de ces dernières années…

— Ce pauvre Tout-Ank-Amon ! Tu ne l’as jamais digéré, celui-là ? le taquina Aldo.

— Non, tu as raison. Il m’a donné de l’eczéma ! Mais ces fichus Anglais ont trop de chance, aussi ! Alors que nous autres, impécunieux Français, sommes à la portion congrue, eux roulent sur l’or… et tu connais le résultat !

— Et la suite : de tous ceux qui ont travaillé sur le site, il ne reste pas pléthore…

— La fameuse malédiction inscrite à l’entrée du tombeau et qui menaçait de frapper quiconque troublerait le sommeil de Pharaon ? Il est évident qu’il y a eu des coïncidences troublantes, que lord Carnarvon n’a pas joui longtemps de son triomphe, mais Carter, lui, l’initiateur, est toujours bien vivant !

— Revenons-en à ta reine Sebe…

— Sebeknefrou ! Pauvre petite ! Elle m’a donné l’émotion de ma vie quand, après avoir déblayé des tonnes de terre et de pierraille, pour dégager quelques marches, j’ai pu lire son cartouche intact sur une pierre derrière laquelle j’ai supposé aussitôt qu’il y avait un couloir. C’était d’ailleurs dans un endroit impossible, comme pour Tout-Ank-Amon coincé par la tombe de Ramsès VI.

— Alors tu es allé explorer ?

— Non. Le temps qui m’était imparti pour mes fouilles prenait fin. C’était il y a quinze jours et je suis revenu ici me faire prolonger, après avoir refermé soigneusement l’accès que j’avais mis au jour.

— Et on t’a refusé la prolongation ?

— Non ! Un fonctionnaire pourvu d’une collection de dents en or m’a accordé ce que je demandais et je suis reparti. Mais quand je suis arrivé sur les lieux, mon équipe avait disparu, le passage était béant et un confrère fumait paisiblement sa pipe devant des tentes fraîchement implantées.

— Un confrère ? Tu avais ce qu’il fallait pour le faire déguerpir !

— Justement non. J’ai omis de spécifier : un confrère britannique, ce qui changeait la donne ! À ma modeste autorisation administrative, il en a opposé une délivrée par un haut fonctionnaire du British Museum. Il ne me restait plus qu’à plier bagage, couvert de honte vis-à-vis de ces gens du pays qui avaient œuvré avec moi…

— Insensé ! Mais c’était qui, ce type ?

— L’honorable Freddy Duckworth, sixième ou septième rejeton d’un pair d’Angleterre, plus ou moins parachuté dans l’archéologie parce qu’on ne savait pas trop qu’en faire…

— Attends un peu ! L’archéologie n’est pas un truc dans lequel on peut entrer sans passeport. Il faut suivre des études et…

— Oh, il en a suivi… Négligemment mais suffisamment pour devenir l’enfant chéri du vieux Wharbutnot, le grand patron des Antiquités égyptiennes au British. Remarque, il a une technique savamment mise au point : il fait surveiller un confrère étranger et, quand l’innocent approche d’un résultat, il fait réclamer la concession comme sienne et nettement antérieure. Il paraît qu’il a déjà opéré ainsi envers deux jeunots : le Belge Niemans et l’Italien Belarmi. Je ne pensais pas qu’il oserait s’attaquer à moi…

— Et tu ne lui as pas flanqué la raclée qu’il mérite ? Si je m’en réfère à la façon dont tu as traité jadis La Tronchère…

— Évidemment, mais ça n’a rien arrangé. Si mon ambassadeur n’était pas intervenu, je n’y coupais pas de la prison…

Aldo lui offrit une cigarette, en prit une, alluma les deux et déclara finalement :

— Bon, j’admets que ce soit dur à avaler, mais ne me dis pas que c’est une raison pour prendre la cuite de ta vie ?

Adalbert se gratta le cuir chevelu, renifla puis, après un silence, se décida à lâcher :

— Il y a une autre raison mais, si tu permets, je la garderai pour moi… du moins pour un temps !

Connaissant son Adalbert, Morosini pencha pour une histoire de cœur et n’insista pas.

— Comme tu voudras !

— Merci ! Mais si on parlait de toi ? Qu’est-ce que tu viens faire au Caire ?

— Une dame de l’entourage du roi m’a prié de lui rendre visite. Je viens d’arriver par le train-paquebot.

— C’est intéressant ?

— Je l’espère, sinon je ne serais pas là, mais je saurai ce soir de quoi il retourne… Comment te sens-tu ?

— Vaseux !

— Le contraire serait étonnant. Écoute, ajouta Aldo en jetant un coup d’œil à sa montre, ce que tu as de mieux à faire pour le moment, c’est de dormir. J’ai ce qu’il faut pour t’y aider en cas de besoin…

— Non… Ça devrait aller !

— Bien. Moi, je vais me récurer, manger un morceau et filer à mon rendez-vous. En rentrant, je viendrai voir comment tu vas et on se retrouve demain matin… mais n’essaie pas de te faire monter du whisky ou de me filer entre les doigts ! J’ai peut-être quelque chose à te raconter…

— Quoi ? émit Adalbert.

— Pas question d’expliquer avant demain ! D’abord, je n’ai pas le temps ! Oh, et puis, après tout, conclut-il devant l’expression soudain frondeuse de son ami, je reviens t’apporter du Seconal… Je serai plus tranquille !

À peine eut-il disparu qu’Adalbert se leva, courut à la porte qu’il ferma à clef avant de regagner son lit avec la mine satisfaite d’un gamin qui fait une bonne blague à son précepteur. Mal lui en prit, deux minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Aldo reparaissait… par la fenêtre :

— Pas de chance ! On partage le même balcon. Suffit d’enjamber !

— Tu ne peux pas me laisser tranquille ? grogna Adalbert.

— Mais je ne demande que cela : que tu restes tranquille !

Un moment plus tard, Adalbert dormait à poings fermés et Aldo repartait par où il était venu, mais cette fois il souriait. Chaque chose en son temps ! Avoir retrouvé Adalbert était déjà un cadeau du Ciel !


Dans l’île de Gesireh, la villa de la princesse Shakiar – le petit palais serait plus juste ! – était voisine du terrain de polo du Sporting Club. Deux heures après avoir neutralisé son ami, Morosini en smoking traversait un jardin ombré de tamaris d’où s’élevaient de grands palmiers dont l’élan répondait à celui des jets d’eau jaillissant des bassins en mosaïques bleues et or. La douceur de la nuit et l’odeur de terre mouillée – on avait dû arroser en fin de journée – composaient avec la maison aux blanches colonnettes un cadre à la fois paisible et raffiné comme il les aimait.

Un serviteur noir habillé de rouge et chamarré d’or s’inclina devant lui au bas des marches de marbre et le précéda dans le salon mauresque, essentiellement meublé de divans de velours noir sous une multitude de coussins de brocart aux couleurs vives et de tables basses en ébène incrusté d’ivoire, où il l’abandonna sur un nouveau salut en l’informant que sa maîtresse venait tout de suite.

Elle parut presque aussitôt et ce fut au tour d’Aldo de s’incliner sur une main parfaite, ornée de rubis, qu’on lui offrait en souriant :

— Que c’est aimable à vous, prince, d’avoir répondu aussi vite à mon invitation ! Je sais – la rumeur me l’a appris – à quel point vous êtes absorbé par vos affaires et je suis d’autant plus touchée de votre… dirai-je empressement ? à venir jusqu’ici !

Grande et svelte dans une sorte de caftan de soie noire brodée d’or, elle était un exemple admirable de la beauté égyptienne, telle qu’on pouvait encore la contempler dans les musées, sans atteindre toutefois la perfection d’une Néfertiti, et bien qu’approchant de la cinquantaine, comme le prétendait Guy Buteau, elle le cachait remarquablement… Sa peau mate était sans défauts et si une ride légère marquait le coin de ses profonds yeux noirs, elle était due à la mobilité du visage plus qu’à l’âge.

Ses cheveux lisses couleur d’ébène érigeaient sur sa tête un chignon à la grecque fixé par de minces palmettes d’or qui rendait pleine justice à un profil d’une pureté toute hellénique. Des girandoles de rubis tremblaient le long de son cou.

Elle indiqua un divan à son visiteur, s’assit de l’autre côté d’une des tables basses, puis frappa dans ses mains un coup bref qui fit apparaître un plateau de café porté par un nouveau serviteur noir, celui-ci vêtu d’une galabieh blanche.

On sacrifia à l’incontournable rite de l’hospitalité égyptienne en échangeant des propos anodins sur la beauté d’un pays qu’Aldo ne connaissait pas et qu’on l’engagea vivement à découvrir, en particulier en une saison où il se présentait sous son meilleur aspect. Enfin on en vint au principal. La princesse prit, parmi les coussins entassés près d’elle, un coffret d’or qu’elle garda sur ses genoux :

— Ce n’est pas sans de nombreuses hésitations que je me suis résolue à vous prier de venir jusqu’à moi, mais votre réputation d’expert infaillible et d’homme discret a emporté ma décision. Je me trouve dans une situation dont je vous ferai grâce et qui me contraint à… certains sacrifices.

— Sacrifices ? sourit Aldo. Quel mot pour une aussi grande dame dont je sais qu’elle possède d’admirables parures…

— … auxquelles je tiens ! En revanche, il me sera moins douloureux de me séparer de ceci, fit-elle en caressant le couvercle ciselé. Vous n’ignorez pas que je fus l’épouse du roi Fouad, et ce fut l’un de ses présents : des perles d’une valeur inestimable dont on ne saurait confier la vente à n’importe qui, vente dont il est préférable qu’elle se réalise dans le secret et, surtout, dans un pays éloigné. Je suis certaine que, parmi vos clients milliardaires, vous n’aurez aucune peine à en obtenir le juste prix.

Ce petit discours achevé, elle tendit à Aldo le coffret, très ancien, dont il commença par admirer la facture :

— Magnifique ! apprécia-t-il en caressant le métal réchauffé par les mains de son hôtesse. Douze ou treizième siècle, je suppose ?

— Vous supposez bien !

Le couvercle soulevé révéla sur un lit de velours sept grosses perles en poire réunies par de fines chaînettes d’or. Elles étaient toutes identiques, mesurant quatre ou cinq centimètres et d’un incomparable orient légèrement doré. L’admiration le tint muet quelques instants, comme chaque fois qu’il découvrait un joyau exceptionnel. Il le prit entre ses mains afin de mieux jouir de leur contact soyeux et de les examiner de plus près. Certes, il préférait les pierres précieuses à ces fabuleuses sécrétions marines, et son dernier contact avec l’une des plus importantes lui avait laissé un souvenir aussi impérissable que peu agréable, mais il admettait volontiers que celles-ci étaient d’une extraordinaire beauté. En face de lui, la princesse retenait son souffle.

Il les détaillait au moyen de la petite mais puissante loupe de joaillier dont il n’avait garde de se séparer, quand un déclic se fit dans sa tête. Il n’était peut-être jamais venu en Égypte mais ne méconnaissait pas pour autant certains de ses trésors liés à l’Histoire.

Calmement, il rangea sa loupe, recoucha les perles dans leur coffret qu’il referma avant de le rendre à sa propriétaire dont il se demandait maintenant si elle l’était vraiment :

— Croyez que je suis désolé, princesse, mais il m’est impossible de me charger d’une telle vente…

— Comment ?

— À moins que vous ne puissiez me remettre une autorisation écrite de Sa Majesté le roi Fouad pour les sortir d’Égypte. Elles font partie de ce que j’appellerais les joyaux de la Couronne…

— Mais elles m’appartiennent, à présent ! Il me les a offertes lorsque j’étais son épouse !

— En ce cas, il a eu tort car je ne pense pas qu’il en ait le droit. Pas plus que le roi d’Angleterre, s’il lui prenait fantaisie de vendre ou d’offrir le Koh-I-Noor. Ce sont les perles de Saladin, connues dans les milieux de la haute joaillerie et des musées.

— Mais je me tue à vous dire qu’il m’en a fait cadeau ?

— Je n’en doute pas. C’est pourquoi l’autorisation ne devrait pas poser de problèmes…

— Ne vous ai-je pas prévenu qu’il s’agissait d’une tractation secrète, afin que ces perles soient vendues dans la plus totale discrétion ? Le roi ne doit rien savoir. Il me les a offertes parce que je porte en moi quelques gouttes du sang de Saladin… Oh, je devrais plutôt dire qu’il m’en a donné la jouissance ma vie durant jusqu’à sa mort. Elles font en effet partie du trésor royal mais c’est sans importance !

— Comment cela, sans importance ? On pourrait vous les réclamer au moins au décès du roi ? Son héritier…

— Farouk ? Il ne sera pas le meilleur de nos souverains. À douze ans, il ne pense déjà qu’à ses plaisirs. D’ailleurs, il n’est pas d’une intelligence folle mais il se plaît en ma compagnie. Je l’amuse… Il aime les chevaux, les femmes…

— Eh bien ! Il est précoce !

— Oh, oui ! Ajoutez le jeu, l’argent…

— Les joyaux ?

— Aussi, pour leur éclat. Mais il n’y connaît rien !

— Soit ! Tenons-nous-en au roi. Que se passerait-il s’il voulait vous les reprendre ?

— Ce ne serait pas une catastrophe : j’ai fait réaliser des copies !

— Copiées, des perles de cette taille ?

— Pourquoi non ? Il y a dans ce pays des artistes de talent qui ne connaissent pas leur propre valeur.

— Et le coffret ?

— Une imitation, lui aussi. Cela a été plus facile, d’ailleurs. Faites-moi confiance, je n’ai rien laissé au hasard.

— Je m’en aperçois, Altesse, mais essayez de comprendre que je ne peux considérer cette histoire dans la même optique que vous. Si haute dame que vous soyez, vous ne m’en demandez pas moins de me faire le complice d’un vol manifeste !

Shakiar prit une « lattaquieh » dans une boîte en malachite, la plaça au bout d’un long fume-cigarette et permit à Aldo de la lui allumer. Puis elle tira quelques bouffées avant de secouer la cendre en faisant montre d’un agacement visible :

— Au rang que j’occupe – et vous venez d’y faire allusion ! –, ce mot-là est malsonnant. En outre, vous ne me ferez pas croire qu’aucun des joyaux qui passent entre vos mains n’a jamais été dérobé… ou pis encore !

— Vous voulez dire qu’on a tué pour eux ? Sans nul doute, mais cela s’inscrit dans le bruit lointain du temps ! Pour ma part, je me refuse au rôle de receleur. Je tiens essentiellement à ma réputation, qui me vaut d’être devant vous ce soir ! Elle serait en miettes si, d’aventure, on me trouvait en possession de ces bijoux qui sont, que vous le vouliez ou non, un trésor national. Un banal contrôle douanier suffirait.

— Cela n’arrivera pas. Je peux vous le certifier. Vous quitterez l’Égypte sur le yacht d’un ami sûr. Pour la suite, ne me dites pas qu’il n’existe pas parmi vos client un milliardaire capable de payer ces perles à leur juste valeur et de se taire ? Votre beau-père, par exemple ?

L’évocation de Moritz Kledermann, le richissime banquier zurichois père de Lisa, arracha une grimace à Morosini. Il n’aimait pas mêler sa famille à ses affaires :

— Votre exemple est mal choisi, Madame. C’est l’homme le plus scrupuleusement honnête que je connaisse, même s’il se double d’un collectionneur passionné. De plus, sa santé n’est pas des meilleures depuis quelque temps et il n’achète plus rien.

— Lui ou un autre, peu importe ! Vous ne me convaincrez pas que vous ne connaissez pas, au-delà de l’Atlantique, un ou deux Américains qui ne s’encombrent pas de scrupules pour assouvir leur passion ? Alors, foin de ces détails d’un autre âge. J’ai un urgent, très urgent besoin d’argent !

Elle s’énervait. Une rougeur diffuse montait à ses joues tandis qu’elle laissait tomber son mégot pour prendre une seconde cigarette… qu’il lui alluma aussitôt.

— Si je considère ces rubis, Altesse, vous pourriez réaliser une belle fortune.

— Mais je ne veux pas m’en dessaisir ! Ce sont « mes » bijoux. J’y tiens, alors que ceux-là appartiennent au trésor national. Et puis, je n’aime pas les perles. Elles portent malheur ! Voyez, je ne vous cache rien, pas même ma détresse. Vous ne pouvez pas m’abandonner.

Les larmes à présent envahissaient ses yeux noirs. Aldo sentit augmenter son malaise. Il détestait ce rôle qu’on lui faisait jouer. D’autant que l’illogisme de la dame le surprenait. Si elle n’aimait pas les perles, pourquoi diable s’être fait donner celles-ci ? À moins qu’elle n’eût mijoté son affaire de longue main ?

D’un mouchoir délicat, elle sécha ses paupières avant que le mascara ne coule, eut un discret reniflement et finalement réussit à sourire :

— Pardonnez-moi ! Il n’est pas dans mes habitudes de me laisser aller aux émotions mais je ne vais pas vous expliquer : vous ne pourriez pas comprendre…

— Altesse, je…

— Non ! Ne dites rien ! Écoutez plutôt ! Voici ce que je vous propose. Quittons-nous pour ce soir et donnons-nous l’un à l’autre le temps de la réflexion. Vous pouvez bien m’accorder quelques jours, tout de même ? Ce serait trop dommage de ne pas visiter Le Caire ?

— Certes, admit-il, songeant à Adalbert qui allait peut-être le retenir un moment !

— À la bonne heure ! De mon côté, je vais voir s’il est possible d’obtenir un document officiel vous mettant à l’abri de ce que vous redoutez. Mais vous, songez que je ne cède pas à mon égoïsme en voulant tant d’argent. C’est pour aller au secours d’une œuvre dont je vous parlerai une prochaine fois ! Je suis si heureuse que vous soyez venu ! ajouta-t-elle en lui tendant une main sur laquelle il n’avait plus qu’à s’incliner.

On ne pouvait avec plus de grâce clore un entretien sans fermer les portes de l’avenir.

— Nous nous reverrons bientôt ! promit-elle tandis qu’il se retirait.

Aldo rejoignit la voiture qui l’avait amené et qui l’attendait au bout du jardin d’eau. Sous le péristyle, il s’arrêta pour allumer une cigarette. À cet instant, il entendit une voix masculine, dans le vestibule, s’adresser à un serviteur. Il se retourna machinalement : l’homme qui s’était présenté à Venise en se prétendant le frère d’El-Kouari venait de sortir d’une pièce latérale et donnait sans doute un ordre car le domestique s’inclina et s’éclipsa, tandis que l’autre entrait dans la pièce où Aldo venait d’être reçu. Exactement comme s’il était chez lui…

Ayant éprouvé le besoin d’une promenade nocturne pour se remettre les idées en place, il était plus de minuit quand Aldo rentra au Shepheard’s, mais il n’avait toujours pas sommeil. Trop de pensées se bousculaient dans sa tête et il alla droit au bar, d’abord pour s’assurer qu’Adalbert n’y était pas revenu et ensuite pour y boire un whisky. Ses goûts le portaient plutôt vers une fine à l’eau mais, outre qu’il se défiait un peu de l’eau égyptienne, il éprouvait la nécessité d’une boisson plus robuste. Le barman l’accueillit en vieux client et ils échangèrent quelques mots mais, les points d’interrogation continuant de fourmiller dans son cerveau, il avala d’un trait le contenu de son verre et déclara qu’il montait se coucher… En fait, il avait surtout envie de bavarder un moment avec Adalbert qui restait souvent éveillé jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il alla donc frapper à sa porte, à plusieurs reprises même, sans obtenir de réponse. Ce qui l’agaça. D’habitude, Adalbert avait le sommeil plus léger. Il est vrai qu’après la cuite qu’il avait prise ! En outre, il s’était peut-être décidé à avaler son comprimé de Seconal ?

Pour s’en assurer, Aldo décida de le rejoindre par les fenêtres, sortit sur son balcon, enjamba les bacs de fleurs de séparation pour s’apercevoir que la fenêtre était aussi hermétiquement fermée que la porte. Mieux encore : les rideaux intérieurs étaient tirés. Et ça, ce n’était pas habituel ! Été comme hiver, Adalbert laissait toujours ses fenêtres entrouvertes, disant que sans cela il ne pouvait respirer. Or la nuit était douce et quand, tout à l’heure, on l’avait mis au lit, il avait même refusé que l’on déploie la moustiquaire :

— De l’air, de l’air ! avait-il exigé. Tu sais bien que ne peux pas m’en passer !

Aldo alla s’asseoir dans l’un des fauteuils de la terrasse privative, luttant contre l’envie de briser une vitre, mais l’opération ferait un boucan de tous les diables. Il ne possédait pas, lui, les petits talents particuliers de son ami qui lui permettaient d’entrer où il voulait et quand il voulait sans faire le moindre bruit. Or, s’il existait de par le monde nombre de palaces où il était connu et où il aurait pu se permettre cet… enfantillage, c’était la première fois qu’il venait dans celui-ci et c’eût été stupide de risquer sa réputation pour un délai de quelques heures. Il se décida finalement à regagner sa chambre et à se coucher. Il aurait évidemment pu téléphoner à la réception et demander que l’on sonne chez son ami pour l’avertir qu’il voulait le voir, mais cela aurait fait beaucoup de tintouin pour pas grand-chose. Surtout si Adalbert avait ingurgité son comprimé !

Bien que fatigué, Morosini dormit mal. Il n’avait pas aimé son entretien avec la princesse, moins encore la présence chez elle d’Abou El-Kouari qui lui avait tellement déplu. Cette invitation à lui confier un bijou trop illustre pour n’être pas dangereux sentait le piège. Restait à savoir ce qu’on attendait de lui, au juste ! Conclusion : s’il n’y avait eu Adalbert, il eût vraisemblablement, le matin venu, repris le chemin de la gare et le premier train à destination de Port-Saïd ou d’Alexandrie. Seulement il y avait Adalbert, et un Adalbert aux prises avec des problèmes inhabituels, et il était hors de question de l’abandonner ! Le sommeil finit tout de même par venir.

Le breakfast qu’il avait commandé pour huit heures le réveilla mais il eut la surprise de voir le réceptionniste entrer à la suite du serveur. Il tenait une lettre à la main :

— M. Vidal-Pellicorne m’a chargé de remettre moi-même et en main propre ce message à Votre Excellence, dit-il, c’est pourquoi je me suis permis d’accompagner le petit déjeuner.

— Il m’écrit ? Alors qu’il occupe la chambre voisine ?

— Il ne l’occupe plus. Elle fait le bonheur d’une célèbre cantatrice victime d’un accident de la route et qui n’avait pas prévenu…, expliqua le Suisse avec un bon sourire. J’espère que son arrivée ne dérange pas Monsieur le prince ? Elle est assez bruyante de nature !

Aldo prit un couteau sur la table et ouvrit la lettre :

— J’étais sorti : je n’ai rien entendu. Ce qui signifie que M. Vidal-Pellicorne est parti ?

— Par le train de minuit pour Louqsor. Il semblait très agité !

— Et moi qui le croyais endormi. Voyons ce qu’il dit.

C’était plutôt bref :

« Obligé de repartir ! Si tu es libre, prends demain le train de vingt-deux heures. On déjeunera ensemble au Winter Palace où je te retiens une chambre. Si tu ne peux pas, télégraphie et à bientôt ! Adalbert. »

Ayant fini de disposer le couvert, le garçon d’étage repartait mais le réceptionniste, lui, restait, attendant ce qui ne pouvait être le bakchich qu’il avait déjà reçu. Il sourit :

— Dois-je retenir un sleeping ?

— Il n’y a pas de train de jour ?

— Si, mais il vient de partir. En revanche, il y a quatre trains de nuit. La chaleur, n’est-ce pas ?

— Elle n’est pas accablante, en hiver ?

— En effet, mais c’est ainsi et il n’y a guère de raisons de changer. Le voyage dure onze heures !

— Bon. Je prendrai celui de vingt-deux heures !

— C’est entendu. Bon appétit, Excellence !

En s’attablant devant son petit déjeuner simplifié – s’il aimait les œufs au bacon, les toasts, les buns et la marmelade d’oranges amères, il détestait les harengs, saucisses, porridge et autres aliments indispensables à tout estomac britannique pour bien commencer la journée ! –, il sentit s’envoler sa mauvaise humeur. L’idée de rejoindre son ami lui souriait d’autant plus que la princesse Shakiar l’avait prié de s’accorder un temps de réflexion sans en préciser la durée et que, s’il aimait le tourisme, encore fallait-il que cela ne dure pas une éternité. Et puis pour garder le contact avec Adalbert, il aurait fait n’importe quoi… poussé autant par l’amitié que par ce petit démon de l’aventure qui s’était réveillé en lui à la suite de son dîner chez Maître Massaria. Enfin, cela lui laissait la journée libre pour visiter Le Caire. Pas la ville entière, évidemment : elle était immense et recelait des trésors. Plus encore la périphérie où se tenaient les Pyramides, le Sphinx et les autres sites archéologiques, mais il pourrait peut-être compléter sa visite quand il reviendrait.

En attendant, il procéda à sa toilette et refit ses bagages. Il se rasait dans la salle de bains quand les vitres se mirent à trembler. Dans la chambre voisine une voix puissante entonnait :


L’amour est un oiseau rebelle

Que nul ne peut a-apprivoiser

Et c’est bien en vain qu’on l’appelle

S’il lui convient de-e refuser…


Il se mit à rire tout seul. La cantatrice qui, dans la nuit, avait pris la place d’Adalbert ! Il l’avait oubliée, celle-là, et, à entendre l’énergie qu’elle déployait en lançant les premières notes de la Habanera de Carmen, ce devait être une femme de poids comme, selon lui, c’était un peu trop souvent le cas des prime donne. Partant de cette hypothèse, on pouvait se demander quelle aurait été sa réaction s’il avait cassé un carreau pour s’introduire dans sa chambre. Un bon point pour elle, cependant, sa voix était magnifique et comme la surprise lui avait valu une estafilade, il s’interrompit et retourna dans sa chambre pour mieux l’écouter. Sans doute venait-elle donner un concert ou jouer à l’Opéra et il regretta un instant que son départ l’empêche d’aller l’entendre. Peut-être se produirait-elle un soir à la Fenice de Venise…

En descendant, il voulut s’enquérir de son nom auprès du réceptionniste, mais celui-ci s’était absenté et il alla demander une calèche au voiturier.

D’habitude, il préférait se promener à pied afin d’essayer de s’imprégner de l’âme de la ville inconnue en se mêlant à la foule, mais le temps lui étant compté, il choisit de se faire conduire à la Citadelle. De ce promontoire, il aurait une vue d’ensemble du Caire et de son site.

— Ti as raison, approuva le cocher en galabieh bleue à pompons rouges. Si ti viens pour la première fois, vaut mieux voir de là-haut. Après ti choisiras.

Et, faisant tournoyer son fouet en se gardant bien de toucher son cheval, il s’enfonça dans une rue grouillante d’un monde bariolé et singulièrement odoriférant. L’impression de plonger dans une fourmilière parmi laquelle son attelage se déplaçait avec une nonchalance bon enfant.


Bâtie par Saladin au XIIe siècle sur un éperon rocheux, la Citadelle surgissait de ce grouillement, s’enlevant vigoureusement sur le ciel bleu, rappel farouche d’un autrefois guerrier rendant à « la Victorieuse » sa signification. Elle résumait l’empire qu’avait conquis le Grand Sultan, hautaine et formidable comme l’avaient été les puissants châteaux des Croisés. La dominant, un dôme au dessin pur que dorait le soleil du matin, encadré des quatre aiguilles des minarets, semblait s’accrocher au ciel : la mosquée Muhammad Ali d’où s’élevait le bourdonnement d’une prière. On ne visitait pas. D’ailleurs on ne visitait rien, ni le château, ni les mosquées secondaires, ni le palais où veillaient des gardes, ni les bâtiments qui faisaient de cette citadelle une ville dominant la grande, mais Aldo n’en avait pas l’intention : ce qu’il voulait, c’était embrasser d’un seul coup d’œil la capitale égyptienne et son prodigieux décor. Aussi, descendu de sa voiture, se contenta-t-il de s’approcher au bord de la vaste terrasse sans rien vouloir entendre des explications en sabir anglo-arabe que son cocher prétendait déverser sur lui : le spectacle se suffisait à lui-même.

Le Caire, couleur de sable piqué de verdure, coupé par le large cordon bleuté du Nil, s’étendait tel un tapis jusqu’à un horizon que marquaient, d’une part, les Pyramides et le Sphinx de Gizeh et, de l’autre, les montagnes éventrées que les siècles avaient transformées en carrières pour des bâtisseurs inspirés…

Les déclics d’appareils photo maniés par un groupe de touristes américains sur fond d’exclamations nasales mais enthousiastes le chassèrent vers le côté opposé de la terrasse. Il ne se tenait là qu’une jeune femme ou plutôt une jeune fille, si l’on considérait la minceur de la taille habillée de toile blanche sous l’auréole d’une capeline de paille posée en arrière de la tête. Elle aussi contemplait le paysage. Tournant le dos au soleil, elle avait ôté ses lunettes noires dont elle mordillait l’une des branches. Craignant de la déranger comme lui-même venait de l’être, il n’approcha pas. Pourtant elle se tourna vers lui, montrant un visage mince et brun, sur lequel tranchaient des yeux d’un bleu tellement clair qu’ils semblaient transparents. Sous le nimbe de paille, les cheveux étaient d’un noir profond. Une Égyptienne peut-être, dont une aïeule aurait eu des bontés pour un Viking ? En tout cas elle était très belle, mais Aldo n’eut pas le temps de s’en assurer. Après un froncement de sourcils, elle rechaussa ses verres fumés, tourna les talons et prit d’un pas d’altesse le chemin de la voûte sombre de la sortie. Bien qu’il n’eût rien fait pour cela puisqu’il n’avait pas bougé, il importunait…

Dans l’innocence de sa conscience – il n’avait à se reprocher qu’un sourire, machinal de sa part quand quelque chose ou quelqu’un lui plaisait ! – il se sentit vexé, pensa un instant à la suivre mais maîtrisa cette impulsion et s’obligea à rester immobile en face de ce panorama qui lui semblait à présent moins intéressant… Finalement, il quitta le lieu à son tour et rejoignit sa calèche. On l’emmena admirer encore la belle mosquée Ibn Tulun et la célèbre université Al-Azar qui fut la première de l’Islam. Après quoi, il rentra déjeuner à l’hôtel.

Il y trouva une lettre de la princesse Shakiar l’invitant à dîner le soir même avec quelques amis afin de « faire plus ample connaissance ». On n’était pas plus gracieuse !

Après le déjeuner, il répondit à l’invitation par la négative et un remerciement courtois, alléguant qu’il quittait Le Caire tôt dans la soirée mais ne manquerait pas d’aller la saluer de nouveau à son retour, fit accompagner son message d’un panier de fleurs et partit visiter le fantastique mais décourageant Musée égyptien où les trésors de la terre des pharaons s’entassaient à un point tel que l’admiration ne parvenait pas à se fixer. Seul Tout-Ank-Amon que, par solidarité avec Adalbert, il commençait à trouver envahissant, jouissait d’une salle lui étant entièrement consacrée, et l’honnêteté obligea Aldo à admirer sincèrement la beauté de certains objets. Sans compter l’incroyable accumulation d’or.

Il en sortait, l’œil encore ébloui, quand il vit soudain la jeune fille de la Citadelle. À deux mètres de lui, elle examinait le contenu d’une vitrine. La rencontre l’amusa mais, craignant qu’elle ne s’imagine qu’elle n’était pas fortuite, il s’apprêtait à changer de direction quand elle abandonna sa contemplation et vint droit à lui.

— Vous êtes le prince Morosini, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix à la fois douce et ferme.

— En effet. Comment le savez-vous ? Si l’on nous avait présentés, je m’en souviendrais…

— Ne cherchez pas ! C’est votre hôtel qui m’a renseignée. Ce matin, à la Citadelle, je me suis souvenue d’une photo de journal. J’ai voulu m’en assurer et je vous ai suivi jusqu’au Shepheard’s.

Il sourit, amusé :

— C’est bien la première fois qu’une jolie femme me suit et c’est très flatteur !

— Oh, ne croyez pas cela. Je veux seulement savoir si vous avez vu Vidal-Pellicorne ?

— Oui, mais…

— Par conséquent, il est ici ?

— Il y était…

— Allez-vous le revoir ?

Le ton tranchant de cette espèce d’interrogatoire eut le don d’irriter Aldo. Cette inconnue était indubitablement séduisante, mais ce n’était pas une raison pour s’arroger le droit de le maltraiter.

— Madame… ou Mademoiselle…

— Mademoiselle !

— Bravo ! Sachez donc, Mademoiselle, que je n’ai pas pour habitude de répondre aux questions d’une inconnue, surtout formulées sur un certain ton.

— Veuillez m’excuser ! Je suis toujours de mauvaise humeur quand je suis soucieuse… Alors, je suppose que vous allez le revoir ?

Il y avait une prière, presque une angoisse dans les yeux si clairs, et Aldo n’avait pas envie qu’ils disparaissent si vite :

— Demain, si tout va bien, mais j’aimerais…

— Il revient ou vous allez le rejoindre ?

C’était le comble ! Ravissant ou pas, ce paquet d’épines commençait à lui porter prodigieusement sur les nerfs ! Il s’apprêtait à l’envoyer promener, quand elle reprit :

— Je vous prie de me pardonner ! Si donc vous le rejoignez… où que ce soit… veuillez lui dire que je n’ai jamais voulu le trahir. Que c’est la force des événements qui a déterminé mon comportement et que j’espère sincèrement qu’il ne m’en tiendra pas rigueur. Je dois assumer la mission que je me suis donnée jusqu’au bout. Vous vous en souviendrez ?

— Je m’en souviendrais mieux encore si vous consentiez à me confier votre nom…

— C’est inutile. Il vous le dira lui-même si ça lui chante !

Il n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche qu’elle avait disparu derrière l’un des nombreux sarcophages qui s’empilaient à cet endroit sous une grande verrière obscurcie, çà et là, par des plaques de sable, et il n’essaya pas de la suivre. Sa silhouette annonçait des jambes de gazelle et elle devait connaître ce précieux capharnaüm comme sa poche. Et puis leur rapide entrevue – presque une passe d’armes ! – lui donnait à penser. Cette splendide Égyptienne si résolument moderne ne constituait-elle pas cet élément plus ou moins traumatisant dont Adalbert, remontant des profondeurs de l’ivresse, lui avait dit qu’il lui en parlerait plus tard ? Elle ne manquait incontestablement pas de classe et avait ce qu’il fallait pour enflammer l’amadou perpétuellement prêt à prendre feu de son ami, en dépit des déboires que lui avaient occasionnés ses dernières expériences amoureuses. Et celle-ci avait mentionné une trahison ? C’était plus qu’il n’en fallait pour justifier la biture monumentale du « plus que frère » !

Morosini quitta le musée, fit un tour dans les ruelles populeuses de la vieille ville, s’installa pour boire un café dans l’une de ces échoppes où il n’y avait que des hommes, assis placidement par groupes de trois ou quatre ou même seuls, regardant passer le temps en égrenant d’une main un chapelet d’ambre, cependant que l’autre maniait paresseusement un chasse-mouches. Quelle que soit la saison, ces dernières sévissaient au Caire où elles trouvaient de quoi s’occuper aux nombreux étals de fruits, de pâtisseries dégoulinantes, de fleurs, d’épices et autres denrées appétissantes.

L’ensemble était plein de pittoresque, cependant il ne s’y attarda pas, attentif à se soustraire aux bandes de gamins toujours prêts à fondre comme un essaim d’abeilles sur l’étranger bien habillé aventuré sur leur terrain. Aldo leur abandonna toute sa monnaie et rentra à l’hôtel boucler ses bagages.

Le soir venu, il prenait le train pour Louqsor…

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