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La maison sous les Palmes

Les wagons-lits égyptiens n’avaient que de lointains rapports avec ceux de l’Orient-Express ou du Train Bleu, mais ils offraient tout de même un honnête confort et Aldo, après avoir déposé ses soucis dans le porte-bagages, y dormit comme un enfant jusqu’à ce que la cloche du préposé l’appelle au petit déjeuner qu’il prit en ayant l’impression inattendue d’être en vacances. Le train remontait un Nil étincelant, bleu sous le soleil matinal entre ses berges d’un joli vert tendre d’où jaillissaient des villages blancs, de grands palmiers chevelus, des norias chargées d’apporter l’eau jusqu’aux cultures, toute une population d’hommes, en blanc pour la plupart, de femmes voilées de noir, d’enfants multicolores, de bœufs beiges et d’attendrissants ânes gris. Parfois surgissait un cavalier lançant son cheval dans une course contre la longue chenille de bois et d’acier pour s’arrêter un peu plus loin en adressant des gestes de triomphe et un sourire vainqueur. Sur le fleuve s’égrenaient de petits ports, des barges lourdement chargées, des lavandières, des pêcheurs et des barques. On vit aussi deux de ces bateaux de croisière transportant voyageurs et touristes nonchalants depuis le Delta jusqu’à Assouan, relayés ensuite, franchies les cataractes, vers Khartoum et le Soudan.

La majorité de ces paisibles promeneurs partaient de Louqsor pour emmener les touristes à Assouan en trois jours… alors que le chemin de fer s’y rendait en trois heures… mais il y avait tant à voir !

Arrivé à destination, Aldo se jeta dans une calèche et se fit conduire au Winter Palace dont le bâtiment blanc étalait ses jardins sur une corniche dominant le fleuve entre le temple de Louqsor et celui de Karnak, les merveilleux vestiges de Thèbes aux cent portes qui fut capitale d’un empire. Alors qu’au Caire la civilisation de l’islam primait, là, les pharaons reprenaient le pouvoir. Plus de pyramides cependant, la clef de leur éternité se cherchait dans les proches Vallées des Rois et des Reines et le culte de leurs dieux dans les temples, sans doute en ruine mais encore capables d’écraser le mortel sous leur majesté.

Quand sa voiture le déposa devant l’hôtel où s’affairaient déjà grooms et bagagistes, Aldo vit accourir le directeur – du moins supposa-t-il que c’était lui en voyant qu’il portait jaquette noire et pantalon rayé –, un Anglais à l’œil bleu et au cheveu rare qui semblait étrangement ému en se précipitant à sa rencontre :

— Prince Morosini, je présume ?

— Vous présumez bien et vous êtes ?

— Falconer, je dirige cet établissement et je vous attendais avec impatience. Oh, Excellence, c’est le Ciel qui vous envoie… Venez ! Venez vite !

— Ce serait plutôt M. Vidal-Pellicorne, mais que se passe-t-il ?

— Nous sommes au bord de la catastrophe ! Je redoute grandement que ces gentlemen ne s’entretuent ici… dans ma maison !

Aldo ne tergiversa pas à demander de qui il s’agissait. L’un desdits gentlemen ne pouvait manquer d’être Adalbert, en train de régler une fois encore un compte épineux. D’ailleurs, à mesure que l’on se rapprochait de l’hôtel, on reconnaissait nettement sa voix formidable dominant une sorte de glapissement d’où surgissait par intermittence un son strident. La scène du drame se tenait au salon, prolongeant le bar où, sous l’œil de quelques clients, intéressés par cet épisode pugilistique plus courant dans un bouge à matelots que dans un palace, Adalbert, le visage congestionné, en proie à une fureur sacrée, tentait d’étrangler un inconnu, garçon longiligne et rousseau qui, en actionnant maladroitement bras et jambes, essayait de se débarrasser de lui :

— Tu vas parler, salopard ! Que tu m’aies volé, ridiculisé, passe encore mais, elle, tu vas me dire ce que tu en as fait…

Aldo jugea qu’il était, en effet, grand temps d’intervenir. Il se lança dans la mêlée pour tenter de libérer la victime :

— Lâche-le ! Comment veux-tu qu’il parle si tu l’étrangles ?

— Laisse-moi régler ça ! gronda l’archéologue. Ce bougre de salaud a dépassé les bornes… Tu parles, toi ? Où est-elle ?

Le cou coincé entre les doigts d’Adalbert, la victime esquissa un geste d’impuissance, à la limite de l’évanouissement…

— Tu vas l’occire, sacrebleu ! Tu veux être pendu ?

— Occupe-toi de tes oignons !

— Dans ces conditions…

Aldo prit un léger recul, puis son poing droit partit comme une catapulte en direction du menton d’Adalbert qu’il ne mit pas groggy mais fit vaciller suffisamment pour permettre de lui arracher une proie pantelante qui s’étala sur le tapis en essayant de reprendre son souffle.

— Aidez-le, vous autres ! lança Morosini au groupe de curieux. Vous ne pouviez pas intervenir au lieu de rester là à compter les coups !

— No ! s’écria un vieux gentleman typiquement britannique au teint de brique, cheveux blancs et yeux bleu faïence. Quand deux gentlemen règlent leurs comptes, on ne doit pas s’en mêler. Seulement veiller à ce que le combat soit correct !

— Correct ? Les règles du marquis de Queensbury ont bien changé, dans ce cas ! Je n’imaginais pas qu’il fût permis de tordre le cou à son adversaire comme celui d’un poulet ? Maintenant, permettez ? J’ai à faire !

Le directeur, lui, n’avait pas perdu de temps. Aidé du barman, il emportait l’ennemi dans un coin plus tranquille afin de lui prodiguer les soins nécessaires. Vidal-Pellicorne, de son côté, reprenait lentement ses esprits dans le fauteuil de rotin où une bourrade l’avait poussé quand il s’était mis à chanceler, l’œil soudain vague. Aldo lui tapota les joues. Il allait s’élancer vers le bar pour chercher un remontant mais stoppa net en voyant à son côté le vieux gentleman armé d’un verre de whisky qu’il lui tendait sans un mot. Aldo sourit :

— Oh, merci, Sir ! C’est juste ce qu’il lui faut !

L’autre, cependant, se présentait en claquant les talons :

— Colonel John Sargent ! En retraite du 17e Gurkas !

Aldo abandonna Adalbert pour une brève inclinaison :

— Prince Aldo Morosini, de Venise. Antiquaire. Excusez-moi si j’ai été un peu vif !

On se serra la main puis on revint à Adalbert qui, sous l’effet de l’alcool, remontait à la surface sous le regard attentif des deux autres. Finalement, il se redressa :

— Où est-il ? grogna-t-il.

— Ah, non ! protesta Aldo. Tu ne vas pas recommencer !

— Parti ! annonça le colonel. On vient d’emmener l’honorable Freddy Duckworth à la voiture qui l’attendait…

L’égyptologue regarda autour de lui et fixa Aldo :

— Mais dis donc ? Tu m’as frappé ? Toi ?

— Ben oui ! C’était la seule façon de te calmer. Et ne me demande pas ce que je fais là. Tu m’as donné rendez-vous ici et tu m’as même invité à déjeuner.

— C’est vrai, mais on verra ça plus tard ! En attendant, il faut à tout prix que je retrouve ce concentré de vipère…

Il essayait de se relever mais Aldo le renvoya dans son fauteuil du bout de l’index :

— Tu ne feras rien du tout ! Tu as entendu le colonel Sargent ? Il t’a dit qu’il est parti dans une voiture !

— Je sais qu’il partait puisque je l’ai attrapé au vol, mais où allait-il ?

— Au diable, si ça lui chante ! Tu ne crois pas qu’il a suffisamment occupé le devant de la scène ?

— Moi aussi, messieurs ! intervint le colonel Sargent. J’aperçois lady Clémentine, mon épouse, qui me cherche. À bientôt, j’espère ?

— Ce sera avec plaisir ! répondit Aldo. Maintenant, j’aimerais prendre, dans l’ordre : possession de ma chambre, une douche et des vêtements frais. Tu peux m’accompagner, si tu veux ?

— Non. Je préfère aller fumer une pipe au jardin !

Il boudait visiblement. Aldo sentit un léger parfum de moutarde lui monter au nez :

— Tu es bien sûr que je t’y retrouverai ? Parce que si c’est pour filer je ne sais où sur la trace de ce pauvre type, il vaudrait peut-être mieux que je retourne à la gare ?

— Non, mais ce pauvre type comme tu dis…

— Ça suffit ! Et, à ce propos, qui est donc cette « elle » qui jouait le rôle de pomme de discorde ?

— On en parlera plus tard…

— Ce ne serait pas une jeune fille d’environ vingt ans, très brune et aux yeux d’aigue-marine ?

Adalbert se pétrifia, telle la femme de Loth victime de sa désobéissance :

— Tu… tu la connais ?

— Absolument pas ! Je ne sais même pas son nom. Simplement, j’ai rencontré hier la personne en question. Et je me permets d’ajouter que j’ai tout lieu de croire qu’il s’agit d’elle parce qu’elle m’a chargé d’un message oral pour toi !

— Dis vite !

— Nenni ! Tu m’en as assez fait voir pour ce matin. Tu attendras le déjeuner ! Sinon, tu es capable de filer prendre le premier train. À tout à l’heure !


L’éminent archéologue, membre de l’Institut, ressemblait à un gamin attendant le Père Noël quand Aldo le rejoignit dans l’élégante salle à manger aux larges baies ouvertes sur le jardin et le fleuve. Il lui laissa à peine le temps de s’asseoir en face de lui :

— Alors ? s’impatienta-t-il.

Pour seule réponse et jugeant que le supplice avait assez duré, Aldo lui tendit la feuille de calepin sur laquelle, avant de quitter le musée, il avait noté les paroles de l’inconnue. Adalbert les dévora avidement.

— C’est tout ? fit-il en retournant la page recto verso plusieurs fois.

— Que te faut-il de plus ? Elle dit qu’elle ne t’a pas trahi et, si l’excuse est peut-être vague, elle me paraît suffisante ? À présent, j’aimerais en apprendre davantage. Et d’abord son nom.

— Salima Hayoun. C’est une jeune archéologue débutante. Je l’ai rencontrée au Caire quand, à mon arrivée, je suis allé chercher mon autorisation de fouiller certain endroit que j’avais plus ou moins repéré l’an passé. Elle s’est présentée et m’a demandé de l’inclure dans ma mission afin d’étudier sur place les méthodes d’approche d’un site. Elle avait suivi les cours de l’École du Louvre et, comme elle est plutôt agréable à regarder, je l’ai embauchée sans rechigner.

— Je veux bien te croire.

— Nous avons donc travaillé côte à côte pendant quelques semaines, jusqu’à ce que je découvre le cartouche. Et je dois dire qu’elle ne ménageait pas sa peine. Puis je suis revenu au Caire pour ma prolongation en la laissant sur place en compagnie d’Ali Rachid, mon chef de travaux… Tu sais déjà ce que j’ai trouvé à mon retour : Freddy Duckworth installé, secondé par une partie de mes travailleurs – sauf Ali Rachid – mais Salima, elle, était toujours là. Quand elle m’a aperçu, elle s’est hâtée de plonger dans les entrailles de la terre et, lorsque j’ai voulu la rejoindre, on m’en a empêché. Sur ce, j’ai boxé Duckworth, mais il avait prévu ça aussi en s’adjoignant quatre types de la police qui m’ont arrêté et coffré jusqu’à ce que notre consul me tire de ce guêpier… Admets que c’était dur à avaler !

— Sans aucun doute ! Et tu as entrepris de noyer ces désagréments dans le whisky ?

— Il fallait bien passer le temps ? Je connais son adresse au Caire et j’étais décidé à patienter jusqu’à ce qu’elle revienne.

— Je comprends mieux, mais maintenant je veux savoir pourquoi, alors que je te croyais occupé à récupérer tranquillement à l’hôtel, tu as filé à la gare attraper le premier train ?

— J’ai reçu un télégramme d’Ali Rachid – un véritable ami, celui-là ! Il faisait surveiller Duckworth par un de ses hommes et s’est dépêché de me prévenir quand mon voleur a reçu la punition qu’il méritait ! Le camouflage de la tombe avait été assez habilement reconstitué pour tromper le vieux dur à cuire que je suis. Mais quand il est arrivé à la chambre mortuaire, il n’y avait plus rien. Les pilleurs l’avaient déjà visitée, et ça ne datait pas d’hier. On a trouvé la momie démaillotée et abandonnée dans un coin. En revanche, le sarcophage, que l’on n’avait pas pris la peine de refermer, contenait le cadavre d’un Égyptien poignardé dont la mort devait remonter à une trentaine d’années. C’est ce qu’Ali m’a invité à venir constater, et tu penses bien que je n’ai pas perdu une minute. Ali et moi étions sur le site hier après-midi. Il n’y avait plus âme qui vive et tout avait été refermé. Sans trop de soin du reste. Freddy s’est contenté de faire reboucher à la va-vite et a déguerpi sans tambours ni trompettes. Pas loin, puisqu’il est revenu ici comme si de rien n’était… Et une déception d’archéologue de plus ! Salima, elle, s’était évaporée... C’est pourquoi, en voyant que ce cochon était ici, j’ai entrepris de le cuisiner à ma façon ! Grâce à Dieu, tu es intervenu à temps pour m’éviter un meurtre. À présent, qu’il aille se faire pendre ailleurs ! Et je vais pouvoir rentrer au Caire avec toi… puisqu’elle y est ! conclut Adalbert, un sourire épanoui aux lèvres, en avalant d’un trait son verre de vin.

Aldo, lui, garda le silence en regardant son ami attaquer vigoureusement son roast-beef. Un verre à la main, il en dégustait le contenu à petites gorgées – la cuisine du palace était médiocre mais sa cave excellente. Enfin il émit :

— Qu’est-elle exactement pour toi, cette Salima ?

Adalbert acheva de mâcher tranquillement sa viande, mais il avait rougi et son expression disait clairement qu’il n’aimait pas la question :

— Qu’est-ce que tu vas encore imaginer ? C’est une élève ! La meilleure que j’aie jamais eue…

— Ah, parce que tu en as déjà eu ? Tu ne m’as jamais dit que tu officiais à l’École du Louvre ?

— J’y ai donné des conférences. Quant à Salima, elle ne demandait qu’à apprendre et, durant le temps où nous avons travaillé ensemble, j’ai pu constater la rapidité de ses progrès. En outre, elle sait poser les bonnes questions. Tu verras quand tu la connaîtras mieux ! Bon ! Cela posé, on prend le café et on va faire une petite sieste. Je vais prier le portier de nous retenir des places sur le train de…

— Ah, non ! protesta Morosini. Tu ne vas pas me faire passer une deuxième nuit dans le train ? Je n’ai pas traversé la moitié de l’Égypte pour le seul plaisir de te contempler dans un de tes numéros favoris et de déjeuner avec toi. C’est la première fois que je viens dans ce pays et j’ai envie d’autre chose que d’admirer ton coup de soleil sur le nez ! L’endroit me plaît… et j’y reste !

— Je croyais que tu étais venu traiter une affaire ? Elle est déjà conclue ?

— Non. Disons… suspendue pendant quelques jours. Je les dépenserai plus agréablement au bord du Nil qu’à tourner en rond dans une chambre du Shepheard’s. J’ajoute que j’osais espérer que tu te ferais mon cicérone. Et au fond, je ne vois pas pourquoi tu m’as fait rappliquer d’urgence ?

— Mais… pour qu’on soit ensemble ! Cela me semblait naturel ?

— C’est entendu, mais tu n’as pas besoin de moi pour courir après une fille ?

— Je ne cours pas après une fille. J’estime seulement avoir droit à des explications plus détaillées que ce que tu m’as apporté ! D’un autre côté, tu n’as pas entièrement tort. Reste ici, repose-toi ! Je vais dire à Ali Rachid de te servir de guide ! Quant à moi, je monte au Caire, je m’explique avec Salima et je reviens te tenir compagnie. Peut-être reviendrons-nous ensemble, elle et moi ? Tu verras ! C’est une fille fantastique ? Ça marche comme ça ?

— D’accord ! Mais ne traîne pas trop longtemps : je n’ai pas non plus l’intention de rester six mois…

— De toute façon, il y a le téléphone ! Tu peux toujours m’appeler au Shepheard’s !

— Je sais ! consentit Aldo du ton exagérément patient du monsieur excédé. Va faire ton somme…

— Dans ce cas, ce n’est pas la peine : je dormirai dans le train et si tu veux, avant, je vais te montrer le grand temple d’Amon à Karnak !

Comment refuser ? Il était dégoulinant de bonne volonté tant il était heureux d’aller rejoindre sa belle… Il fallait seulement espérer que leurs relations ne tourneraient pas au drame, comme cela avait été le cas avec Alice Astor, l’Américaine qui se prenait pour une princesse égyptienne(3).

Il fallait tout de même lui reconnaître un goût très sûr. Ses coups de cœur ne s’adressaient jamais à des laiderons. Ça se terminait mal la plupart du temps mais, l’orage passé, Adalbert se retrouvait bien installé dans sa peau de célibataire riche, heureux de vivre et sans regrets ni remords. Évidemment, Aldo ne savait pas tout de sa vie puisque leur solide amitié remontait à une douzaine d’années, mais, des deux aventures sentimentales sérieuses dont il avait pu être le témoin, la première avait eu pour objet une voleuse internationale qui avait failli les envoyer chez leurs ancêtres tous les deux et la seconde une milliardaire américaine qui s’était crue victime d’un vol et avait expédié le pauvre Adalbert en prison. Celle dont il s’agissait maintenant se présentait mal puisqu’il était question de trahison, mais qui pouvait dire comment l’aventure finirait ? Que la belle eût des yeux transparents ne signifiait pas qu’un abîme de rouerie ne s’y cachât pas…

On alla donc arpenter le gigantesque Karnak, quelque cent hectares de ruines somptueuses où la grandeur des pharaons et la puissance d’Amon Râ se lisaient à livre ouvert. Surtout en ayant Adalbert pour guide. Aldo, ébloui, put mesurer la profondeur de sa science et son étonnante puissance d’évocation. Sous sa parole, tout reprenait vie. Il était dans son élément et s’y mouvait avec une aisance d’où la poésie n’était pas absente. Aussi, comme Adalbert s’étonnait qu’il n’ait pas soufflé mot depuis une heure :

— Tu t’ennuies ?

Il répondit, sincère :

— Oh, que non ! Au contraire ! Je ne te cache pas que tu me stupéfies ! Et je ne veux plus rien visiter de ce pays sans toi. Je regrette seulement que Lisa, Tante Amélie et Plan-Crépin ne soient pas avec nous.

Le narrateur rougit comme une belle cerise et se détourna en toussotant :

— Ça fait toujours plaisir à entendre ! commenta-t-il sobrement.

Le soir venu, on dîna rapidement puis Aldo accompagna son ami à la gare, inquiet sans trop savoir pourquoi :

— Téléphone-moi demain matin ! s’entendit-il demander. Ne serait-ce que pour dire si tu as fait bon voyage !

— Entendu !

Mais la journée du lendemain ne produisit pas le moindre coup de fil et la sourde inquiétude grandit sans qu’Aldo parvienne à la raisonner en se disant que, ayant retrouvé la précieuse Salima, Adalbert l’avait complètement oublié. Il n’en passa pas moins tout ce temps dans sa chambre ou dans le jardin avec, pour seul intermède, un verre pris au bar en compagnie du colonel Sargent qu’il aurait aimé connaître davantage parce qu’il se révélait vraiment sympathique… et parlait de l’armée des Indes en déployant autant de lyrisme qu’Adalbert envers ses temples, mais le couple s’embarquait en fin d’après-midi pour Assouan et, le soir venu, Aldo se retrouva désespérément solitaire en face du barman, qui lui apporta un soulagement inattendu.

Comme il lui demandait de faire appeler le Shepheard’s par téléphone, celui-ci lui répondit qu’il y avait des problèmes sur la ligne et que Le Caire était inaccessible depuis le début de la matinée :

— Cela arrive quelquefois, lui dit cet homme en manière de consolation. Nous faisons notre maximum pour maintenir l’ordre, mais il peut y avoir des incidents…

Il ne comprit pas pourquoi ce client élégant avait tout à coup l’air si content et lui laissait un pourboire royal, se demandant même si une altesse italienne – donc appartenant à un pays sur lequel régnait un type impossible – ne pouvait avoir de lien avec un clan rebelle quelconque… Et il se promit de le surveiller.

Aldo, lui, passa une soirée détendue à fumer dans le jardin en écoutant l’orchestre de l’hôtel jouer des valses anglaises, regagna sa chambre et dormit sans problèmes. En se réveillant, il allait s’inquiéter du sort du téléphone quand, par la fenêtre ouverte, la voix d’Adalbert commandant son breakfast lui parvint et le précipita à son balcon. Aucun doute ! C’était lui ! À demi caché par les grandes ramures vertes d’un palmier mais parfaitement reconnaissable. Cinq minutes plus tard, il le rejoignait :

— Tu es déjà rentré ?

— Comme tu vois !

Le ton était morne et, sous les lunettes noires, la figure ne rayonnait pas de bonheur. Aldo s’assit de l’autre côté de la table en rotin sur laquelle un serviteur venait de déposer un plateau que l’archéologue contempla avec une sorte d’aversion et sans y toucher :

— Qu’est-il arrivé ? Tu n’as pas faim ?

— Non. Je ne sais pas pourquoi j’ai commandé ça !

— Parce que ta nature profonde te souffle que tu en as besoin. Bois au moins un peu de café ! conseilla-t-il en versant une tasse généreuse, puis il s’empara d’un toast et entreprit de le beurrer, ce qui lui évitait de regarder son ami.

— Vous vous êtes disputés ? hasarda-t-il.

— Ce serait difficile : elle s’est volatilisée !

— Comment ça, volatilisée ?

— Quand l’appartement de quelqu’un est bouclé et qu’on a rendu les clefs sans dire où faire suivre le courrier, je ne vois pas d’autre mot !

Machinalement, Adalbert prit la tartine enduite de marmelade et avala son café. Aldo respira plus librement :

— Ce n’est pas à moi de te demander si tu es allé au musée ?

— On ne l’y a pas vue depuis le jour où tu l’as rencontrée et, d’ailleurs, je me suis aperçu qu’on n’y savait pas grand-chose sur elle et moins encore sur sa famille. Personne n’a pu me donner la moindre trace. On dirait qu’elle s’est dissoute dans l’air comme le djinn des contes arabes !

Un ange passa pendant qu’Adalbert se versait une seconde tasse de café et s’occupait personnellement de se sustenter.

— C’est bizarre quand même, souffla Aldo. Il doit bien y avoir quelqu’un qui la connaisse dans ce pays ? Toi, par exemple, à l’époque où vous travailliez ensemble ? Elle ne t’a jamais rien dit ?

— C’était évasif, elle n’aimait pas parler d’elle. Orpheline élevée par son grand-père, c’est tout ce que j’ai pu savoir… Tiens, pendant que j’y pense, on m’a donné ça pour toi à l’hôtel.

Il sortit de sa veste une élégante enveloppe bleutée qu’Aldo identifia sans peine. Shakiar décidément le poursuivait. Il décacheta et lut rapidement les quelques lignes. La princesse était désolée qu’il eût manqué la soirée prévue en son honneur et comptait le revoir prochainement. Elle ajoutait qu’elle pensait avoir trouvé une solution susceptible de les satisfaire l’un et l’autre. La lettre lue, Aldo haussa les épaules et la fourra dans une de ses poches.

— N’importe quoi ! commenta-t-il et, comme Adalbert l’interrogeait du regard, il lui raconta son entrevue avec la princesse. Les perles de Saladin ! Tu t’imagines ? Un coup à me faire coincer à la première frontière et boucler en prison à vie ! Mais parlons plutôt de toi : que comptes-tu faire maintenant ?

— Que veux-tu que je fasse ? Ma trouvaille est réduite à néant et Salima s’est dissoute dans la nature. On va aller faire un tour et je te montrerai mon Égypte à moi, puis on prendra le chemin du retour ! Jusqu’à l’année prochaine, si Dieu le veut !

— En attendant, tu pourrais peut-être m’aider à débrouiller une histoire bizarre – et sanglante ! – dont j’ai été le témoin il y a environ un mois. Et je ne parviens pas à m’ôter de l’idée que l’invitation de Shakiar n’y est pas étrangère. Elle est arrivée si peu de temps après le drame…

— Le drame ? Narre-moi cela ! fit Adalbert négligemment.

À sa manière précise et sans mots inutiles, Aldo restitua l’assassinat d’El-Kouari, comment il avait tenté de le secourir, le sachet de daim noir récupéré dans sa chaussette. Tout en parlant, il observait son ami dont l’attention visiblement flottante – Salima oblige ! – commençait à se fixer. Pour s’en assurer, il suspendit son récit au moment où il allait recueillir les dernières paroles du mourant. Aussitôt Adalbert réagit :

— Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Ce n’était pas facile à comprendre parce qu’il n’avait plus qu’un souffle et j’avoue que j’ai cru un instant qu’il délirait, mais quand il a mentionné Assouan… et aussi une Reine Inconnue… Qu’est-ce qu’il te prend ?

Adalbert s’était dressé tel un diable de sa boîte et son regard avait doublé de volume sous le choc de l’émotion :

— Répète un peu ce que tu viens de dire !

— Assouan… une Reine Inconnue ? Après j’ai découvert que l’Anneau pouvait être atlante. Cela rappelait tellement le bouquin de Pierre Benoit que j’ai…

— Rien du tout ! Tu n’as pas idée de ce que représentent ces trois mots. Il a ajouté autre chose ?

— Deux autres mots : Sanctuaire et Ibrahim…

— Et qu’est-ce qu’il y avait dans le sachet ?

— Un Anneau d’orichalque – d’après Guy Buteau ! – incrusté de figures géométriques en turquoises.

Cette fois, Adalbert était bouleversé :

— Nom de Dieu ! Et qu’en as-tu fait ?

— Je l’ai gardé, évidemment, puisque ce malheureux me l’avait donné.

— Et où est-il ?

— Dans l’une de mes chaussettes. J’emploie le même système que ce pauvre type… Mais qu’as-tu ? Tu deviens fou, ma parole !

Adalbert, en effet, se penchait et l’empoignait aux deux bras pour l’obliger à se lever :

— Allez, rapplique ! Tu vas me montrer ça là-haut et dare-dare !

Il semblait en proie à un délire sacré qui décuplait ses forces au point qu’Aldo avait l’impression de ne plus rien peser entre ses mains.

Le grand hall fut traversé à la vitesse de l’éclair, l’ascenseur pris d’assaut et, quelques secondes plus tard, Aldo se retrouvait assis sur le lit d’Adalbert en train de se déchausser sous son œil devenu flamboyant…

— Tiens ! souffla-t-il, après quoi il se mit à la recherche de la flasque de cognac qu’Adalbert conservait auprès de lui en manière de précaution et s’en adjugea une rasade, tandis que l’égyptologue installé dans son fauteuil faisait miroiter la bague au soleil.

Sire Galaad tombant sur le Saint Graal devait avoir cette mine-là !

— Incroyable ! Miraculeux ! Et que ce soit toi qui l’aies, c’est vraiment fabuleux ! Le proverbe a raison qui dit qu’aux innocents…

— Et pourquoi pas aux demeurés ? gronda Aldo qui commençait à en avoir assez.

D’un geste vif, il récupéra l’Anneau, le glissa dans sa poche et se rassit :

— Je serais heureux si tu me faisais partager ton enthousiasme ! fit-il sèchement. Puisque tu sembles le savoir, explique-moi ce qu’est au juste cet Anneau ?

— La plus fantastique protection que puisse posséder un chercheur de trésors, celle qui permet de violer impunément n’importe quel sanctuaire. Celui qui a protégé Howard Carter quand il a ouvert la tombe de Tout-Ank-Amon. Il est le seul resté vivant après son incroyable découverte !

— On n’a pas un brin exagéré là-dessus ? Les journalistes… toi-même, il y a quelques années…

— Lord Carnarvon, le bailleur de fonds qui était tombé en syncope dans la tombe, n’a été ramené au Continental que pour y mourir. Sa sœur lady Burghclere – elle l’a même écrit dans ses mémoires – et son fils, lord Porchester, ont témoigné que ses dernières paroles avant le silence éternel ont été : « J’ai entendu l’appel de Tout-Ank-Amon, je vais le suivre… » Tu en veux d’autres ? Le Canadien Lafleur venu aider Carter a succombé quelques semaines après Carnarvon, l’Anglais Arthur Mace qui a abattu le mur de la chambre mortuaire y est passé aussi. L’Américain George Jay Gould, vieil ami de Carnarvon venu lui rendre un dernier hommage, prie Carter de lui faire visiter la tombe et, saisi d’une fièvre violente, meurt le lendemain. Le Dr White, en proie à des malaises chaque fois qu’il pénétrait dans la chambre du pharaon, fait une dépression nerveuse et se pend. Je peux citer Alfred Lucas et Douglas Derty. Tu en veux encore ?

— Non, c’est suffisant ! Mais enfin, d’autres archéologues ont ouvert des tombeaux et n’en sont pas morts ? Alors ?

— Il y aurait pas mal à dire sur le décès de certains d’entre eux. Il faut croire, cependant, que la sépulture de ce gamin couronné a été particulièrement « chargée » par les prêtres d’Amon. Il était revenu à leur culte après les délires inspirés de son prédécesseur et beau-père Akhenaton qui honorait un dieu unique. On lui devait bien ça !

— Revenons à Howard Carter ! Comment as-tu su qu’il possédait cette espèce de bouclier ? Il ne devait pas le chanter sur les toits ? Le monde le saurait ! Et il n’a pas dû te faire de confidences : un Français et un Anglais sont rarement bons amis ?

— Je ne l’ai même jamais vu. Je dois ce précieux renseignement à Théobald…

— Ton factotum ?

— Eh oui ! Quand nous sommes à Londres où je conserve mon petit appartement de Chelsea – je devrais dire « notre » puisque tu me fais la grâce de venir le partager de temps en temps et qu’on y a déjà fait pas mal de choses –, il faut bien que Théobald se distraie. Et l’affaire Tout-Ank-Amon l’ayant tourneboulé presque autant que moi, il s’est arrangé pour lier connaissance avec le valet d’Howard Carter, son homme de confiance, qui est l’équivalent de Théobald avec moi. C’est lui qui le lui a raconté un soir où il se sentait enclin aux confidences…

— Qu’est-ce que Théobald lui avait fait boire ?

— Mon meilleur bordeaux ! Un château-pétrus à tomber par terre.

— Rien que ça ? Tu ne lui as pas tanné la peau du dos ?

— Non. Ça en valait la peine ! Carter avait trouvé l’Anneau quelques années auparavant dans la tombe d’un Grand Prêtre nommé Jua, aux environs d’Assouan. La momie le portait au doigt et, dans sa main, pris dans les bandelettes, se cachait un petit rouleau de papyrus disant que le porteur de l’Anneau d’Atlantide aborderait sans crainte les demeures sacrées des dieux – et tu sais qu’un pharaon accédait automatiquement à la divinité. La carrière de Carter n’a fait que croître et embellir jusqu’au bouquet final : l’explosion Tout-Ank-Amon. Depuis, je rêve de m’approprier l’Anneau sans jamais trouver la faille par laquelle je pourrais glisser mes doigts agiles. Il faut croire que ton bonhomme assassiné a été plus malin… ou plus heureux que moi !

— Heureux ? Le mot me paraît mal choisi… mais la Reine Inconnue, quel rôle joue-t-elle dans cette histoire ?

— Légende ou réalité, on chuchote depuis longtemps qu’au moment du cataclysme qui a englouti l’Atlantide, régnait sur ce qui n’était qu’une colonie de terre ferme une femme d’une extraordinaire beauté, d’une vaste intelligence, douée comme la Cassandre troyenne de la faculté de prédire l’avenir. Ainsi avertie du désastre qui surviendrait et qui saperait son pouvoir – il faut mentionner qu’elle ne manquait pas d’ennemis –, elle avait secrètement fait creuser dans la montagne sa « demeure d’éternité » où elle avait accumulé ses trésors les plus précieux et, une nuit, elle s’y est enfermée avec ses proches et a fait s’écrouler sur eux un pan entier de montagne. Lui ont succédé les pharaons noirs, puis tous ceux que nous avons pu découvrir grâce à ce bon Champollion.

— Et elle n’a rien laissé derrière elle ? Pas même son nom ?

— Rien qu’une légende dont pratiquement tous les archéologues ont entendu parler un jour ou l’autre parce qu’elle a la vie dure. La tombe de la Reine Inconnue, c’est, dans le pays, quelque chose comme l’Eldorado. Un Eldorado inquiétant tout de même : celui qui réussirait à la trouver serait frappé des pires malédictions. Cependant on en rêve, sans en avoir jamais découvert aucune trace… Jusqu’à ce jour ! Redonne-moi l’Anneau, s’il te plaît.

Aldo le lui offrit sur le plat de sa main :

— Mets-le à un de tes doigts ! conseilla-t-il.

— Pourquoi ?

— Tu verras. Nous avons essayé, Guy et moi. C’est une étonnante expérience !

Adalbert obéit et un silence religieux régna, cependant qu’Aldo observait le visage de son ami. Toute trace de souci s’en était effacée.

— C’est étonnant ! soupira-t-il. J’ai soudain l’impression que plus rien n’est impossible… que le monde paraît m’appartenir…

— Étrange, n’est-ce pas ? On peut seulement déplorer qu’il ne confère pas le don de double vue. Quoi qu’il en soit, il ne va pas être facile de le restituer à son propriétaire.

La béatitude s’effaça de la face tannée d’Adalbert. D’un geste vif, il recouvrit de sa main libre celle où était passé l’Anneau :

— Quel propriétaire ?

— Après ce que tu m’as raconté, j’en vois au moins deux. Carter d’abord, puisqu’il en a été le découvreur, et puis cet Ibrahim…

— Des Ibrahim, tu sais combien il en existe en Égypte ? Ce n’est pas un nom mais un prénom. À moins que… Ton mourant t’a parlé d’Assouan ?

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que là-bas justement vit un homme pour lequel le prénom peut suffire. On l’appelle Ibrahim Bey et c’est sans doute, à mon sens, le personnage le plus fascinant de la région des cataractes. Le plus respecté aussi… Il réside à l’écart de la ville dans une antique demeure dominant le Nil, entouré de trois ou quatre serviteurs qui le servent pratiquement à genoux tant ils lui sont dévoués. J’ai eu l’honneur – et c’est un mot que je ne galvaude pas – d’être conduit chez lui par un ami et je ne l’oublierai jamais…

— Alors, c’est élémentaire : il ne faut pas chercher plus loin le maître de ce pauvre El-Kouari. Fidèle jusqu’à la mort, ça lui convient pleinement, et nous connaissons maintenant le destinataire de l’Anneau…

— Hé là ! Doucement. Je n’imagine pas Ibrahim Bey dépêchant un homme pour détrousser Howard Carter à domicile. Cela ne lui ressemble en rien !

— Pourtant…

— Laisse-moi continuer ! Il est possible qu’un de ses commensaux ait agi sans son aveu, croyant le servir au mieux, et qu’il ignore tout de ce vol. Ce qui, quoi qu’il en soit, n’en fait pas le propriétaire légitime. En ce qui concerne Carter, le fait d’être tombé dessus est une chance mais ne lui donne en aucun cas le droit de garder l’Anneau. Il aurait dû le remettre au British Museum…

— … qui a autant de droits sur lui que sur les bas-reliefs du Parthénon fauchés par lord Elgin.

— Et ce qu’il y a au Louvre, ça t’a empêché de dormir ? Pas moi, en tout cas. Donc, si tu le permets, on laisse de côté la recherche du vrai propriétaire. Tu es soudain bien pointilleux ? Qu’avons-nous fait d’autre dans l’affaire du Pectoral que de piquer des pierres à des gens qui les considéraient comme leur propriété ? Par voie d’héritage, en plus !

— Je t’arrête tout de suite. Le saphir était dans la famille de ma mère depuis Louis XIV. En outre, on les a délivrés, lui et ses frères envolés, d’une manière de malédiction et, enfin, c’est à leur place d’origine qu’on les a remises en rapportant le Pectoral à Jérusalem. Il y a une nuance.

Adalbert eut un ricanement sarcastique. Ses yeux bleus flambaient sous la mèche blonde, un rien grisonnante, qui s’obstinait à tenter de les recouvrir.

— Tu veux qu’on cherche les descendants de ce Grand Prêtre nommé Jua chez qui Carter a déniché l’Anneau ?

— Et pourquoi donc cet Ibrahim Bey ne le serait-il pas ? Débrouiller sa généalogie nous donnerait moins de mal que les ruines de Massada quand on les fouillait tous azimuts à la recherche des Sorts Sacrés.

Les traits contractés de l’égyptologue se détendirent en un large sourire :

— Évidemment que l’on va chercher, mais après ! On ira voir d’abord Ibrahim Bey. Pas pour lui remettre l’Anneau sans plus de façon. Ce serait stupide ! S’il descend de Jua, on pourrait le lui rendre, mais plus tard.

— Qu’est-ce que tu mijotes ?

— Chercher la tombe de la Reine Inconnue ! Une pareille occasion ne se présente pas deux fois dans une vie d’archéologue. Et j’espère fortement être celui qui en franchira le seuil le premier. Et cette fois, mon bonhomme, ce n’est pas un Freddy Duckworth qui viendra me couper l’herbe sous le pied !

— Mais cela va prendre un temps fou !

— Pas certain ! Tu voulais visiter l’Égypte, oui ou non ?

— Oui, mais…

— Pas de mais ! On ne peut pas visiter ce pays sans aller à Assouan ! C’est un endroit magique, pourvu d’ailleurs d’un hôtel comme tu les aimes…

— Tandis que, toi, tu préfères les asiles de nuit ?

— Ne dis donc pas de sottises ! Tout le gratin anglo-franco-égyptien y défile, même pendant l’été !

— Ça, c’est exact. Tante Amélie et Marie-Angéline y sont allées deux ou trois fois et ne tarissent pas d’éloges. Plan-Crépin en a même des sanglots dans la voix, mais je te rappelle que je ne suis pas ici pour passer des vacances…

— À d’autres ! Tu savais pertinemment, en venant ici, que tu ne te contenterais pas d’une petite semaine ! Lisa n’est pas à Venise et ta maison marche comme une horloge entre le cher Guy et le jeune Pisani ! Combien de temps as-tu dit que tu t’absentais à ta princesse… euh…

— Shakiar ? Je n’ai pas spécifié de délai. Quelques jours au maximum, mais de toute façon, je n’ai pas l’intention de retourner la voir. Elle m’inspirerait plutôt de la méfiance. Surtout depuis qu’en sortant de chez elle j’ai vu le frère, entre guillemets, de ce malheureux El-Kouari se comporter en habitué plus que familier.

— Tu ne me l’avais pas dit.

— Non ? C’est possible. J’ai dû oublier.

— À qui le feras-tu croire ? Pas à moi. Cette histoire de perles sent le piège à quinze pas.

— Tu crois ?

— Ben voyons ! Si tu les avais prises, tu te retrouvais, comme tu l’as pensé, en prison ou ailleurs… Ils ont trop misé sur ta passion des bijoux illustres et, devant ton refus, on t’a demandé de retarder ton départ… histoire de se donner le temps de réfléchir !

— Si on avait voulu m’enlever, c’était facile. J’étais seul avec elle…

— Comme ça ? Tout de go ? Sûrement pas ! Tu es trop connu ! Mais si tu veux mon sentiment, ta princesse et son copain sont mouillés jusqu’au cou dans l’histoire de l’Anneau ! Bon ! Demain, on embarque pour Assouan. La promenade sur le fleuve en vaut la peine et ça nous détendra les nerfs à tous les deux. Dans l’immédiat, je vais dormir une paire d’heures, prendre une douche et, cet après-midi, je t’emmène voir la Vallée des Rois ! On ira prendre le thé à la menthe chez Ali Rachid !

En suivant des yeux Adalbert qui rentrait dans l’hôtel, Aldo ne put s’empêcher de rire. Il aurait fallu seulement être fou pour imaginer que, entré pratiquement en possession de ce pallium miraculeux qu’était l’Anneau, il accepterait d’un cœur joyeux de s’en séparer en allant le remettre à quelqu’un d’autre, fût-ce un homme exceptionnel comme semblait l’être cet Ibrahim Bey. Pouvoir pénétrer la tête haute dans n’importe quel lieu plus ou moins sacré sans craindre de choc en retour, n’était-ce pas le rêve d’un archéologue digne de ce nom ? Le lui reprocher serait d’une rare hypocrisie. En outre, se souvenant de sa nostalgie de l’aventure lorsqu’il revenait du dîner chez Massaria par les rues de Venise endormie, il savait qu’aucune force humaine ne pourrait le retenir de suivre Adalbert dans sa quête de la Reine Inconnue…

Ainsi livré à lui-même, Aldo pensa faire une promenade en ville, mais le bazar où s’empilaient marchands et artisans n’avait rien de très nouveau à lui offrir. Ce qu’on y vendait lui parut manquer d’authenticité. On s’y entendait surtout à piéger le touriste et il descendit en direction du port où on ne trouvait plus guère que des vendeurs ambulants proposant cartes postales ou bijoux de verroterie. Assis sur une pierre à l’ombre d’un acacia, il regarda démarrer le bac, toujours encombré, déhaler de la rive pour conduire son chargement de l’autre côté du Nil, aucun pont sacrilège n’ayant jamais été construit entre la rive des vivants et celle des morts. L’antique Thèbes aux cent portes en avait ainsi décidé jadis… D’un côté, la ville, les jardins, le commerce, les fêtes et les grands temples, sièges de l’administration royale et sacerdotale ; de l’autre, les demeures d’éternité, les temples funéraires, une plaine sans arbres et presque sans végétation, une montagne aride offrant dans ses replis le terrain idéal pour y creuser les profonds caveaux où se conservaient les corps momifiés des rois, des reines et de leurs principaux serviteurs.

Le bac avait atteint le milieu du fleuve quand un bateau venant de l’aval s’approcha et vint s’incruster au débarcadère entre ceux qui attendaient d’emmener les amateurs vers la Haute-Égypte.

Il devait venir du Caire et était vide de touristes. Un de ces bâtiments chargés de veiller à l’ordre, à la sécurité ou au transport des marchandises tout au long de cet immense fleuve.

Deux ou trois personnes aux allures de fonctionnaires en descendirent et, aussitôt, le navire repartit. Aldo ne lui avait accordé qu’une attention distraite, préférant suivre les fascinantes évolutions d’une felouque aux voiles blanches, mais soudain son regard se fixa sur le premier. Accoudé à la rambarde, un couple bavardait avec un plaisir évident. Lui était un grand garçon bien bâti en élégant costume blanc. Il avait un beau visage aux dents éclatantes et ne s’intéressait visiblement pas à l’activité du quai, son attention se concentrant sur sa compagne avec laquelle il parlait avec animation. Celle-ci l’écoutait en souriant. L’entente semblait parfaite entre eux et Aldo sentit une sournoise inquiétude se glisser en lui car, même si elle n’avait pas porté cette robe blanche et cette capeline de paille, il aurait reconnu Salima Hayoun.

Que faisait-elle sur ce bateau ? Où allait-elle ? Qui était ce jeune homme qui paraissait lui plaire ? Autant de questions sans réponses, et d’ailleurs c’était peut-être mieux ainsi. La jeune fille lui parut plus belle encore qu’à leur rencontre au Musée. C’était sans doute parce que son sourire l’illuminait comme un rayon de soleil. Et ce garçon était d’une telle beauté qu’il n’osa même pas imaginer quel effet produirait sur Adalbert la vue de ce couple trop bien assorti. Aussi, en reprenant le chemin de l’hôtel d’un pas moins nonchalant qu’auparavant, était-il fermement décidé à n’en rien dire. Avec un peu de chance, on ne reverrait plus ces deux jeunes gens.

Après le déjeuner, la voiture de louage qu’Adalbert utilisait quand il travaillait dans la région leur fit traverser le Nil et parcourir la dizaine de kilomètres séparant Louqsor du domaine des morts. Quelques cultures d’abord puis la terre aride, le sable, les rochers mais aussi les colosses de Memnon, assis non loin l’un de l’autre, leur regard de pierre immuablement fixé sur l’horizon, et aussi le joli temple de Médinet-Habou où Adalbert promit que l’on s’arrêterait au retour.

Aldo s’étonna de la rareté des habitations humaines.

— C’est un peu une survivance d’autrefois, expliqua Adalbert. Seuls pouvaient résider sur cette rive des défunts les artisans et les ouvriers employés de père en fils à la décoration et à l’aménagement des temples et des tombes. À ceux-là, il était interdit de quitter leur village. Leurs descendants, tu peux les voir aujourd’hui : ce sont les guides, les petits marchands et les tourneurs de vases en albâtre que l’on rencontre à chaque pas… aux abords des vallées.

Aldo ayant refusé de descendre dans les tombes que l’on pouvait visiter – et il n’y en avait d’ailleurs pas beaucoup ! –, on se contenta d’une promenade dans ce paysage lunaire et silencieux où s’ouvrait par endroits le rectangle noir d’une sépulture abandonnée. Adalbert montra plusieurs sites où il avait travaillé en finissant par celui qui lui avait valu une si sévère déception :

— Il n’y en a plus guère à découvrir par ici, déplora-t-il. L’idée d’y chercher la tombe de Sebeknefrou m’avait été soufflée par un vieux marchand du Caire à qui j’avais acheté quelques objets et qui m’avait pris en amitié : « Elle a régné comme un homme, elle doit donc être dans la Vallée des Rois et j’aurais été voir depuis longtemps si mes jambes étaient encore en bon état », m’a-t-il confié. Il avait dans l’idée que ce pourrait être une nouvelle sépulture à grand spectacle à l’instar de celle que nous connaissons. Et, bien sûr, il pensait en avoir sa part. Tu sais comment ça s’est terminé ! De toute façon, j’étais déjà persuadé que c’était en Haute-Égypte qu’il fallait porter mes recherches… Et c’est ce qu’on va faire. Tiens, voilà la maison d’Ali Rachid, conclut-il en s’arrêtant devant la bâtisse principale d’un village où depuis des décennies se recrutaient les ouvriers.

Ce n’était qu’un gros cube couleur de terre, mais une terrasse plantée d’un olivier l’ennoblissait. Un Arabe de taille élevée, maigre et sec comme un vieil acacia mais sans doute aussi vigoureux, vint à leur rencontre et leur souhaita la bienvenue.

Des années de fouilles lui avaient tanné le cuir et fait grisonner les cheveux mais la jeunesse s’était réfugiée dans son regard brun où pétillaient des étincelles de contentement. Il était manifestement heureux de recevoir les deux hommes et leur fit servir par sa femme du thé, des dattes et des pâtisseries au miel.

— Ali Rachid est en quelque sorte le seigneur de ces vallées, présenta Adalbert. On en a retourné ensemble une bonne partie et j’ai toujours eu confiance en lui. Au fait, Ali ! As-tu revu Miss Hayoun ?

— Pourquoi serait-elle revenue ? Elle cherchait quelque chose pour son propre compte !

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Pourquoi sans cela serait-elle restée ? Surtout après l’arrivée de l’Anglais.

— Mais quoi ?

Ali Rachid éleva les mains en l’air :

— Allah seul le sait ! Je crois cependant qu’elle l’a trouvé.

— À moins qu’elle n’ait été déçue. Ne pensions-nous pas déterrer ces merveilles, toi et moi ?

Ali Rachid ne répondit pas, se contentant d’un geste évasif, après quoi il se hâta de demander :

— Reviendras-tu fouiller par ici ?

— Je ne pense pas. Je crois que dorénavant il faut aller plus loin, mais lorsque j’ouvrirai mon nouveau chantier, sois assuré que je te le ferai savoir. On s’entend trop bien, tous les deux !

— Je serai toujours prêt à te rejoindre. Que regardes-tu ?

— Moktar et Hassan qui viennent de ce côté, répondit Adalbert en se levant. Je vais leur serrer la main. Eux aussi sont de bons travailleurs…

Et il descendit à leur rencontre. Ali Rachid, lui, n’avait pas bougé, son regard attentif s’était posé sur Morosini et semblait l’étudier. Enfin, il demanda :

— Tu es son ami ?

— Plus que s’il était mon frère, je crois…

— Alors, veille, si vous la rencontrez de nouveau, à le tenir à distance de la femme dont il s’inquiétait il y a un instant !

— Ce ne sera pas facile… Que sais-tu à son sujet ?

— Rien de précis, mais je sais qu’elle est de celles pour qui un homme peut aller jusqu’à verser son sang en trouvant cela naturel. S’il t’est cher, veille sur lui !

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