9
Une soirée mouvementée…
Du geste machinal – et idiot ! – de qui cherche une explication, Aldo retourna l’élégant vélin gravé qui l’invitait aux fiançailles du prince Ali Assouari avec Mlle Salima Hayoun. Celle-ci y avait ajouté quelques mots de sa main, disant qu’elle serait heureuse de recevoir les « derniers amis d’Ibrahim Bey ». Ce carton n’avait aucun sens, étant donné la fraîcheur de ses relations avec la jeune fille, sans compter le fait qu’il ne connaissait officiellement le futur époux que sous l’identité usurpée d’El-Kouari. Dans l’art de créer les fausses situations, ces deux-là semblaient exceller…
Évidemment, on lui offrait là l’occasion rêvée de visiter la demeure qui l’intriguait tant – rien de plus pratique qu’une foule pour s’y perdre et aller en exploration ! –, mais ce pouvait être aussi bien un piège : rien de mieux en effet qu’une foule pour escamoter quelqu’un et le faire disparaître.
Sans s’interroger davantage, il décida d’aller poser le problème à Henri Lassalle et fourra le carton dans sa poche. Mais, en traversant le hall de l’hôtel, il rencontra le colonel qui tenait le même au bout des doigts.
— Vous avez reçu une invitation, vous aussi ? demanda-t-il en lui montrant la sienne.
— Comme vous voyez. Et je me demande bien pourquoi. Certes, ma femme et moi sommes des habitués d’Assouan, mais nous ne faisons pas partie des relations de ce type, même s’il nous est arrivé de le rencontrer chez le gouverneur ou chez le général commandant la région. Si nous avons échangé vingt mots, c’est bien le bout du monde…
— Vous n’en faites pas moins partie de la gentry. Ceci explique cela, mais moi ?
— Pas tant de modestie ! Non seulement vous appartenez à la haute noblesse européenne, mais vous avez une réputation, je dirais, internationale. Cela dit, j’en suis personnellement ravi : ce serait le diable si à nous deux nous ne parvenons pas à en tirer des renseignements !
— Qu’en pense lady Clémentine ?
— Elle ? Oh, elle est enchantée. Elle adore les fêtes, surtout quand elles exhalent les parfums de l’Orient. Elle en est encore aux Mille et Une Nuits. Par conséquent nous acceptons et je vous conseille d’en faire autant ! À tout à l’heure !
En arrivant à la maison des Palmes, Morosini fut encore plus surpris. Non parce que le vieux monsieur, étant une notabilité du pays, était convié : un deuxième bristol était adressé à Adalbert, agrémenté comme celui d’Aldo de quelques lignes manuscrites, disant combien Salima serait heureuse de la présence de son cher maître en égyptologie.
S’il n’avait été aussi inquiet, Aldo eût trouvé la situation plutôt amusante : c’était à peine si l’on ne les intronisait pas membres de la famille !
— Ce type se fout de nous ! Oser inviter Adalbert alors qu’il doit savoir mieux que personne pourquoi il ne sera pas là, c’est de la provocation !
— … ou ce que l’on croit un habile écran de fumée ! Vous irez, j’espère ?
— Plutôt deux fois qu’une ! Et vous ?
— La question ne se pose pas !
On se sépara sur ces fortes paroles. Tout le monde irait donc à la fête. Tout le monde sauf Mme de Sommières et son factotum que l’on avait ignorées. Or, si la première ne s’en formalisa pas, la seconde jeta feu et flammes :
— Ils ont invité la moitié du Cataract ! Et pas nous ? C’est inconcevable ! Qu’est-ce que cela signifie ?
— Qu’on ne nous connaît pas, ma fille ! fit la vieille dame d’une voix apaisante. Ce que vous pouvez être snob, quand vous vous y mettez ! Voulez-vous me dire combien il se donne en ce moment – rien qu’à Paris – de réceptions où nous ne sommes pas invitées ? Ici nous sommes des touristes anonymes et c’est beaucoup mieux ainsi ! Ah ! Puisque vous m’y faites penser, n’allez pas faire « du plat » à lady Clémentine pour qu’elle vous emmène à je ne sais quel titre de nièce provisoire ? Est-ce clair ? D’ailleurs, j’ai besoin de vous !
— Oh ! J’ai compris ! Qu’allons-nous faire en attendant le retour d’Aldo ? Une interminable partie d’échecs ? Relire Les Misérables in extenso ?
— Vous devenez insolente, Plan-Crépin ! Pourquoi pas dormir ? Cela se fait, la nuit, vous savez ?
— Nous savons très bien que nous ne fermerons l’œil ni l’une ni l’autre tant qu’Aldo ne sera pas rentré.
— Dans ce cas, nous noierons notre énervement dans du champagne en lisant un roman de Mme Agatha Christie ? Elle m’en a offert un cet après-midi et d’après lady Clémentine c’est passionnant. Le héros en est, paraît-il, un drôle de petit détective belge nommé Hercule Poirot, follement perspicace et intelligent. C’est intitulé : Le Meurtre de Roger Ackroyd, un de ses succès, et j’ai posé le bouquin sur le secrétaire !
Marie-Angéline n’osa pas bouder mais, le grand soir venu, ce fut emplie de mélancolie qu’elle regarda, du haut de son balcon, le couple Sargent et Aldo grimper dans une calèche afin de rejoindre l’un des trois bacs réquisitionnés à l’intention des invités. Douce et étoilée, la nuit était magnifique et la délaissée resta un moment à contempler le croissant de lune et son cortège d’astres.
En voyant le nombre de gens en tenue de gala qui se pressaient sur la rive du Nil, Aldo eut pour elle une pensée de compassion. Au milieu de cette affluence elle aurait facilement pu passer inaperçue, mais ce qui était fait était fait et il n’y avait pas à y revenir. Il dirigea son attention vers le petit palais qui brillait de mille feux dans son écrin de verdure. Rien de tape-à-l’œil, du reste : une abondance de lanternes de style vénitien et des éclairages dissimulés au pied des plantes, destinés seulement à faire ressortir les couleurs. Des jets d’eau lumineux chantaient dans les vasques de marbre et des musiciens invisibles jouaient une musique intemporelle propre à créer une atmosphère un peu irréelle.
La réception qui s’annonçait ainsi justifiait dès l’arrivée la réputation d’organisatrice exceptionnelle de la princesse Shakiar. La douce lumière des nombreuses bougies et d’astucieux éclairages flattaient la beauté des jolies femmes et adoucissaient les défauts des autres, moins favorisées par la nature. Dans les salons, fleuris avec art, les serviteurs en blanc et rouge circulaient silencieusement, chargés de plateaux. Une gaieté de bon aloi régnait sur ce qui était pour les invités une fête de l’amour. La seule qui n’en semblait pas persuadée en était l’héroïne. Debout, fragile statue drapée d’un crêpe souple du même bleu que ses yeux et sans bijoux, se tenant entre les deux caryatides noires et blanches constellées, l’une de nombreuses décorations, l’autre d’une fortune en diamants qui avaient l’air véritables, elle recevait saluts et félicitations avec un sourire trop immobile pour ne pas être de commande. Elle s’anima un peu quand Aldo – en habit, sans ornement à l’exception d’un gardénia à la boutonnière – s’inclina devant elle :
— C’est aimable à vous d’être venu, prince, mais Adalbert ne vous accompagne pas… ? Ou serait-ce qu’il est en retard ?
Tellement inattendue, la question coupa le souffle de Morosini. Il s’attendait à tout sauf à cela et surtout pas à l’immense candeur reflétée par les yeux d’aigue-marine. Salima était-elle idiote, folle, ou alors supérieurement douée pour le théâtre ? Comme il se débrouillait assez bien sur ce chapitre, il se reprit vite et alluma son sourire le plus engageant :
— J’espérais le rencontrer ici. Nous ne nous sommes pas vus depuis… un jour si dramatique qu’il ne serait pas séant de l’évoquer en ce lieu. Il me semblait vous l’avoir dit ?
— Vous croyez… ? Oh, c’est possible.
La princesse Shakiar qui se tenait à ses côtés – avec Assouari, on avait échangé sans un mot un salut cérémonieux – se pencha :
— Voyons, ma chérie, souvenez-vous ! Je ne me rappelle plus qui nous a annoncé qu’il devait se rendre à Ouadi-Halfa afin d’y rencontrer quelqu’un d’important. Il aura oublié de s’excuser… Soyez le bienvenu, prince ! enchaîna-t-elle. J’aimerais que nous reprenions sur un plan plus cordial des relations entamées sur un malentendu ?
— Si vous l’entendez ainsi, Madame, il faut que ce soit vrai et vous m’en voyez enchanté !
La suite des invités patientait derrière lui et il ne pouvait être question d’engager la conversation. Il rejoignit donc le colonel Sargent qui l’attendait près d’un hibiscus aussi grand que lui. Lady Clémentine bavardait à quelques pas avec une dame mûre emballée de chantilly noire sous ce qui ressemblait à une énorme chaîne d’huissier en or massif constellée d’émeraudes et de saphirs.
— Alors ? Que vous a-t-on dit ? Vous avez paru surpris ?
— Il y a de quoi. La fiancée m’a demandé, faisant montre d’une candeur presque surhumaine, pourquoi Vidal-Pellicorne n’était pas avec moi !
Les touffes de poils blancs qui ornaient les orbites de Sargent remontèrent de deux bons centimètres :
— Ou bien elle est amnésique… ou bien elle est droguée ! Ce qui ne serait pas pour me surprendre !
— Pas possible ? fit Aldo qui n’y avait pas pensé.
— Le geste légèrement automatique, les pupilles rétrécies… en sont des symptômes. En outre, au milieu de ces gens hilares, elle est la seule à ne pas sourire ou presque pas. À moins que…
— À quoi pensez-vous ?
— … elle ne subisse une contrainte. J’ai peine à croire qu’elle soit amoureuse de ce type ? Il n’est pas laid, mais il a facilement le double de son âge. Et de surcroît, il est gracieux comme une porte de prison. Quand il la regarde, son œil est habité d’une lueur implacable… Oh, mais voilà du nouveau !
Les salons étaient quasiment pleins et la file d’attente des invités s’achevait quand parut un jeune homme. Lui non plus n’avait pas l’air d’être venu pour s’amuser et sa vue arracha à Morosini une exclamation de surprise :
— Je me demande si ce n’est pas l’heure de vérité qui nous arrive là !
— Vous le connaissez ?
— Non ! Mais la veille de notre départ de Louqsor, je l’ai vu accoudé au bastingage d’un steamer en compagnie de l’ensorcelante Salima. Et je peux vous jurer qu’ils donnaient l’impression de s’entendre à merveille… En se regardant, ils avaient une expression qui ne trompe pas… Sur le moment j’avais pensé à une rencontre fortuite comme il est courant sur les bateaux, mais il était évident qu’ils devaient se connaître auparavant…
— Aucun doute là-dessus ! On dirait même que nous courons au drame…
En effet, sans plus se soucier d’Assouan que s’il n’existait pas, l’inconnu dont le visage avait pris une curieuse teinte grise se tenait devant la fiancée qui avait pâli. D’où ils étaient, les deux observateurs ne pouvaient entendre le dialogue, mais la mimique était suffisamment explicite : le garçon prit la main de Salima et chercha à l’entraîner tandis que Shakiar s’efforçait de la retenir. La suite fut brève : appelés d’un geste par le fiancé, deux solides Nubiens vinrent s’emparer de l’importun qu’ils emmenèrent au-dehors en dépit de la défense vigoureuse qu’il fournissait. En même temps, Shakiar s’empressait d’éloigner Salima, en larmes, dont le visage n’avait plus rien à voir avec celui d’une heureuse fiancée…
— Droguée non, mais contrainte oui ! commenta Aldo. Et je serais curieux de connaître l’alchimie dont ces deux oiseaux ont usé pour obtenir ce résultat ?
L’arrivée pompeuse du gouverneur fit passer l’incident au second plan. Où qu’il aille, Mahmud Pacha remuait toujours beaucoup d’air et ne se déplaçait jamais sans une suite d’au moins vingt personnes. Tout ce monde chamarré à souhait. Ce qui obligea les Nubiens et leur prisonnier à attendre que le passage soit libre et permit à Aldo, un instant hésitant, de suivre son impulsion :
— Veuillez m’excuser, colonel, dit-il. J’en ai pour deux minutes !
Avant que Sargent n’eût pu ouvrir la bouche, il s’était éclipsé derrière les flots de satin rose d’une dame dont les rotondités se seraient mieux accommodées d’une couleur plus discrète. Quand il atteignit la porte, les Nubiens l’avaient franchie avec un peu d’avance, mais au lieu de lâcher leur proie en lui conseillant d’aller se faire pendre ailleurs, ils le conduisaient vers la pointe nord de l’île qui se perdait dans l’obscurité. La blancheur de leurs vêtements et les yeux aigus d’Aldo les rendaient faciles à suivre tandis qu’il se demandait où ils emmenaient ce malheureux. En dépit de sa stature et d’une forme évidente, il n’était visiblement pas de taille contre deux colosses ressemblant davantage à des robots habillés qu’à des êtres humains.
Quand on fut au bout du chemin et que l’on put découvrir le fleuve dans toute sa largeur, les deux hommes firent basculer leur captif et, d’un mouvement synchronisé, le balancèrent à l’eau qui étouffa son cri, puis firent demi-tour et repartirent au pas de course. Aldo eut juste le temps de se dissimuler derrière un palmier pour éviter une collision qui sans doute lui eût été fatale.
Dès qu’ils se furent éloignés, il se précipita vers le lieu – une étroite plate-forme rocheuse assez basse – d’où l’indésirable avait été jeté et s’agenouilla pour mieux scruter l’eau qui lui sembla particulièrement noire et même rendue opaque à cet endroit par une dahabieh(15) mouillée à deux ou trois encablures. Les exécuteurs ayant disparu à sa vue, il se hasarda à appeler, pensant qu’un garçon de ce gabarit devait savoir nager, à condition que le choc d’entrée dans l’eau à plat ne l’eût pas étourdi :
— Est-ce que ça va ? M’entendez-vous ?
Rongé d’inquiétude, il répéta son appel deux fois. À la troisième seulement il entendit, en même temps qu’une tête surgissait comme un ballon noir dans la moirure du fleuve :
— À l’aide ! J’ai du mal à nager… une blessure…
La voix était haletante. Aldo n’hésita pas : ôtant sa veste d’habit et ses chaussures, il plongea et fonça d’autant plus vite vers le naufragé que, si le courant le portait, il écartait aussi celui qu’il cherchait à atteindre. Le naufragé avait presque rejoint le bateau quand il l’empoigna :
— Vous souffrez ?
— Oui, lorsque j’étire mon bras…
— On va essayer de monter là-dessus. Il doit bien y avoir un you-you qui nous permettra de rejoindre la ville. Vous allez vous accrocher à la chaîne d’ancre pendant que je grimpe sur le pont pour voir s’il y a quelqu’un, en espérant que ce sera quelqu’un d’hospitalier. Drôle d’idée quand même de s’amarrer au milieu du fleuve !
— Oh, ce n’est pas si rare ! C’est l’idéal pour avoir la paix… Et il doit y avoir deux ancres.
Son protégé accroché de son bras valide à la chaîne, Aldo s’éleva à la force des poignets et eut rapidement rejoint le pont de la dahabieh. Ses yeux de chat, accoutumés à la nuit, lui permirent de constater que l’embarcation était déserte. Quand il appela, il n’obtint que le silence. L’occupant devait être en ville, ce qui expliquait l’absence de canot. Mais le plus urgent était d’aller sortir son rescapé d’une situation inconfortable.
Il trouva sans peine un filin souple assez épais pour soutenir le poids d’un corps, redescendit sa chaîne afin de lui nouer le cordage autour de la taille :
— Je vais vous haler de là-haut pendant que vous vous aiderez de votre bras et de vos pieds…
Et de regrimper sur le pont pour mettre son programme à exécution. Lequel s’effectua sans problème, la villa flottante n’ayant aucun point commun, côté hauteur, avec un transatlantique. Deux minutes plus tard, tous deux se retrouvaient assis dans les fauteuils de rotin disposés sur l’avant où ils composaient une sorte de salon.
— Merci ! exhala enfin le jeune homme. Je crois que je vous dois la vie ! Je n’aurais sûrement pas réussi à me tirer de là tout seul ! Au fait, il serait temps de me présenter : je me nomme Karim El-Kholti…
— Aldo Morosini. On pourrait peut-être voir à l’intérieur si on ne trouverait pas de quoi se sécher… et se réconforter ? La nuit est plutôt fraîche et l’eau plus encore !
Il n’ajouta pas qu’ayant les bronches fragiles il ne se sentait pas à l’aise.
L’intérieur était agencé en living-room d’apparence confortable mais où régnait un certain désordre, d’une cuisine, de la machinerie et de quatre cabines dont trois s’ouvrirent sans difficulté. La dernière résista.
Ce qui n’avait rien d’étonnant, elle était fermée à clef. Elle devait receler les objets ayant quelque valeur. Il était déjà imprudent d’abandonner ce bateau au milieu du Nil pour aller souper en ville ou quoi que ce soit d’autre… Aldo haussa les épaules.
— Inutile de forcer cette porte ! Cherchons ce qu’il nous faut et attendons le retour de l’occupant…
Il venait de prononcer le dernier mot quand un rugissement assourdi se fit entendre de derrière la cloison et se répéta :
— On dirait qu’il y a quelqu’un ? hasarda Karim. Regardez le filet de lumière, sous l’interstice !
— Il se pourrait que vous ayez raison. Cette cabine est occupée ? cria-t-il.
Le même bruit lui répondit, un peu modulé, comme si on essayait de parler. Or, il connaissait parfaitement ce bruit pour l’avoir entendu à maintes reprises au cours de ses aventures.
— Non seulement il y a quelqu’un, mais ce quelqu’un est bâillonné.
Joignant le geste à la parole, il cogna de l’épaule le panneau de bois dans l’intention de l’enfoncer, mais il n’obtint qu’un faible craquement. Il manquait évidemment de recul.
— Rassemblons nos forces ! proposa le jeune homme. Ça devrait marcher.
Et ça marcha. Après trois poussées successives, la porte s’abattait, découvrant un spectacle tellement inattendu que, sur le coup, il laissa Aldo muet de stupeur : étendu sur le lit, bâillonné en effet, pieds et mains liés, gisait un homme en pyjama dont les yeux bleus s’écarquillaient sous une très reconnaissable mèche blonde en désordre : Adalbert !
En bon état apparemment, dans la lumière d’une archaïque lampe à huile posée sur la table. Quant au hublot, il était occulté par de courts mais épais rideaux de velours bleu.
Une minute après, le prisonnier retrouvait l’usage de la parole et son regard la petite flamme moqueuse d’autrefois :
— Sacrebleu ! Je n’ai jamais été aussi content de te revoir ! Mais tu es trempé ? Tu as pris un bain ?
— À ton avis, comment peut-on atteindre un bateau ancré au milieu d’un fleuve quand on n’a pas la plus infime embarcation sous la main ?
— Si tu savais que j’étais ici, tu aurais pu t’en procurer une ?
— Mais je ne le savais pas…
— Au fait, où sommes-nous ? Cette sacrée barcasse change de place tous les jours…
— Près de la pointe nord de l’île Éléphantine. J’assistais à la fête que le prince Ali Assouari donnait et…
Il buta contre la raison de la fête en question et se traita d’imbécile. Il eût été plus intelligent de dire qu’il avait aperçu Karim en danger de se noyer et qu’il s’était porté à son secours. Celui-ci d’ailleurs sortait du cadre de la porte pour expliquer :
— M. Morosini m’a sauvé la vie, Monsieur, exposa-t-il avec gravité. Sans lui, je serais sans doute au fond du Nil à servir de souper aux crocodiles affamés. Je m’appelle Karim El-Kholti !
— Vidal-Pellicorne ! Dites donc, il a une étrange manière de recevoir, El-Assouari ? J’entendais bien les échos d’une nouba mais je n’aurais jamais pu imaginer qu’on y expédiait les invités à la baille ?
Tandis qu’Aldo, au bord de la panique, recommandait son âme à Dieu, le jeune homme sourit et poursuivit :
— Moi seul ai eu droit à ce traitement. Assouari célébrait à grands fracas ses fiançailles avec la jeune fille que j’aime et j’ai prétendu m’y opposer en venant la chercher. J’étais dans mon droit, puisque Salima et moi nous nous étions promis l’un à l’autre, mais il a réglé la question à sa façon et sans M. Morosini…
Cette fois, ça y était ! Le coup était porté et Adalbert venait de cesser de sourire. « Il va me haïr de nouveau, pensa Aldo. Si seulement cet animal était laid ! Mais il ressemble à la statue de Ramsès II… en plus animé ! »
Adalbert, lui aussi, ressemblait à une statue : celle d’un homme frappé par la foudre. Mais Aldo vit le regard bleu glisser vers lui.
— Et « Monsieur » Morosini faisait partie des heureux élus ?
— Comme la moitié des clients du Cataract et toutes les notabilités de la ville, murmura-t-il. Le colonel Sargent et moi espérions pouvoir, perdus que nous serions dans la foule, explorer les sous-sols et les recoins du palais, mais ce salopard avait trouvé plus judicieux de t’enfermer dans ce gourbi flottant où j’avoue que je n’aurais pas eu l’idée de te chercher. Un bateau, surtout quand on le déplace tous les jours, c’est génial… Maintenant il faudrait peut-être penser à t’en faire sortir. Tu as combien de gardiens ?
— Pas plus de deux. Ils sont allés se distraire à terre et c’est pourquoi ils m’ont ficelé comme un saucisson. En temps « normal » je suis traité correctement, on se contente d’attacher ma cheville à ce machin, ajouta-t-il en désignant l’anneau de fer, garni d’un confortable rembourrage, qui terminait une chaîne rivée à la cloison, et on me menace de me tuer si j’appelle. Il y a en permanence un gardien qui me surveille, assis dans ce fauteuil et armé jusqu’aux dents ! Hors de ma portée, comme tu vois ! À part ça, je suis convenablement nourri. On ne me laisse manquer de rien…
— Puisque tu te trouves si bien, on peut te laisser ?
— N’exagère pas. J’ai d’autres chats à fouetter… À propos, tu as reçu une demande de rançon ou une proposition équivalente ?
— Néant, et c’est le plus étonnant. Assouari ne paraît pas pressé… Le colonel pense qu’en fatiguant le poisson on le rend plus… coopératif !
— Il n’a pas tort ! Vous êtes devenus des copains, on dirait ?
— Tu oublies que c’est le beau-frère de Warren ? Cela dit tout.
— Je vous prie de m’excuser, Messieurs, intervint Karim, mais j’entends un bruit de rames et de voix qui se rapproche.
— Si ce sont les gardiens, on va les recevoir…
C’étaient eux, en effet. Apparemment enchantés de leur soirée si l’on en jugeait d’après leurs rires et leur jovialité. Ils amarrèrent la barque à l’arrière de la dahabieh, grimpèrent avec l’échelle de coupée qu’Aldo n’avait pas vue puisqu’il n’avait pas fait le tour du bateau, prirent pied sur le pont… et partirent pour le pays des songes, proprement mis KO par Aldo et Karim qui s’étaient partagé le travail. Même handicapé, celui-ci était efficace. Dix minutes plus tard, proprement ficelés et bâillonnés, ils étaient couchés tête-bêche sur le lit abandonné par Adalbert.
Avant de rejoindre le canot, on tint conseil un instant :
— On pourrait peut-être retourner à l’île pour récupérer votre veste et vos chaussures, Monsieur Morosini ? proposa Karim.
— C’est gentil d’y penser, mais revenir là-bas risque d’être dangereux et je n’en mourrai pas. Il faut d’abord ramener M. Vidal-Pellicorne chez M. Lassalle. Allons au quai du Cataract et là on prendra une voiture. Je te vois mal arpenter Assouan en pyjama…
— Oh, ce ne serait pas pire que toi, quand tu vas rentrer à l’hôtel en chaussettes et avec la moitié de ton habit… Cela posé, ce n’est pas une bonne idée de me ramener chez Henri !
— Pourquoi ?
— Je ne te l’ai pas encore dévoilé, fit Adalbert, prenant la mine faussement innocente qui agaçait tant son ami, l’auteur de mon enlèvement n’est pas Assouari mais… Lassalle !
— Quoi ? lâcha Morosini. Tu délires ?
— Oh, que non ! C’est ce cher Henri, mon « second père », qui m’a retiré de la circulation. Amusant, non ?
— Mais c’est aberrant ? Comment le sais-tu ? Il est venu te voir ?
— Évidemment non. Remarque, au début j’ai cru que c’était l’Égyptien, tout en m’étonnant d’être traité si convenablement. Il n’a pas une bobine à chouchouter ses prisonniers, ce type-là. Mais, il y a deux jours, quelqu’un est monté sur le bateau et j’ai reconnu sa voix. Il apportait de l’argent… et les dernières instructions du maître ! C’était Farid.
— Je n’arrive toujours pas à le croire !
— Moi non plus, je n’y croyais pas. J’ai pourtant été obligé de me rendre à l’évidence. Cela pour t’expliquer que ce ne serait pas une idée lumineuse de me rapatrier chez lui.
Désarçonné, Aldo essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il en oubliait le temps qui passait. Ce fut Karim qui le ramena à la réalité en objectant :
— Messieurs, je ne voudrais pas être importun, mais nous devrions peut-être nous hâter ?
— Je ne vois pas qui pourrait venir nous déranger, répliqua Aldo. Lassalle est à la fête d’Assouari…
— Sans doute, mais peut-être est-il préférable de ne pas attendre le jour pour mettre votre ami à l’abri ?
— Oh, il n’y a pas de problème, je vais le ramener à l’hôtel et, demain, j’irai avec lui chez ce vieux forban lui mettre mon poing sur la figure et récupérer les bagages…
— Pardonnez-moi, je ne pense pas que ce soit la bonne solution, Monsieur Morosini…
— Appelez-le prince ! grogna Adalbert. Ça fera moins guindé, et puis il adore !
— Mais je…
Le jeune homme avait l’air de ne plus savoir où il en était. Aldo se mit à rire :
— Laissez tomber ! Le protocole ne me paraît pas à l’ordre du jour. Pourquoi pensez-vous que ce ne serait pas une bonne solution ?
— Parce qu’il y a forcément une raison pour laquelle il a été enlevé. Peut-être ne sortiriez-vous pas vivants de cette maison ? Quand un homme va jusqu’au rapt avec séquestration, il doit être capable de faire pire… Je peux vous proposer de cacher M. Vidal-Pellicorne chez moi, le temps d’attendre la suite des événements. Je possède une modeste villa sur la Corniche et je peux vous assurer qu’il y sera chez lui !
— Moi ? Chez vous ? émit Adalbert, interloqué.
Il n’était pas difficile, pour Aldo, de deviner ce qui se bousculait dans la tête de son ami. Ce garçon qu’il devait considérer comme son rival venait de participer à sa libération et en plus il voulait lui offrir l’hospitalité ? Une situation cornélienne, en vérité ! Qu’il convenait de traiter avec doigté.
— Je pense qu’au moins pour cette nuit ce serait la solution idéale, dit-il avec douceur. Nous sommes un peu pris par le temps et il convient de réfléchir aussi calmement que possible. Merci de votre offre, Monsieur El-Kholti !
— Vous pouvez m’appeler Karim… et n’oubliez pas M… prince, que je vous dois la vie ! À présent, s’il vous plaît, rentrons ! Le trajet ne sera pas long : j’habite à deux pas du palais du gouverneur.
Tandis qu’on ramait vers la rive, Aldo pensait qu’Adalbert n’avait vraiment pas de chance. Non content d’être beau sans mièvrerie, Karim était en plus gentil, aimable, courageux et généreux. Qualités qui ne manquaient pas à ce bon Adal, jointes à plusieurs autres dont un certain charme et une élégance indéniable, mais il avait le désavantage d’avoir quinze à vingt ans de plus. Ce qui devait compter aux yeux d’une fille comme Salima. Il ne s’attarda pourtant guère sur le problème, son ange gardien indigné lui soufflant qu’avec seize ans de plus que Lisa, ce n’était pas à lui de le souligner.
Quand enfin on mit le pied sur la Corniche, elle était déserte. Il devait être tard car il n’y avait pas la moindre voiture en vue. Il fallut se résigner à gagner la maison de Karim à pied, nus, ou presque, ses élégantes chaussettes de soie noire n’ayant pas résisté aux épreuves de cette nuit. Par bonheur, l’Anneau ne s’y trouvait plus depuis qu’il reposait sur le sein virginal de Plan-Crépin.
La propriété assouane du jeune homme était de dimensions restreintes mais charmante avec ses murs crépis en ocre et blanc, son patio fleuri et ses divans aux coussins multicolores. Karim se hâta d’allumer le brasero situé au milieu d’une sorte de salon sous un conduit d’évacuation prévu à cet effet, commanda du café à son serviteur, puis se mit en devoir de se changer et de chercher des vêtements secs pour Aldo. Malheureusement, s’il était à peu près de la même taille que le Vénitien, il chaussait deux pointures en dessous. Aussi revint-il porteur d’une galabieh de laine brune et d’une paire de babouches jaunes.
— Vous pensez que ça ira ? demanda-t-il, l’œil inquiet.
— À merveille ! Ne vous tourmentez pas au sujet de l’effet que cela produira sur les gens du Cataract ! Il m’est déjà arrivé d’entrer dans un palace accoutré de façon plus pittoresque !
On but le café, puis Karim sortit sa voiture et, tandis qu’Adalbert allait se coucher, il raccompagna Morosini à son hôtel où le réceptionniste le regarda avec étonnement quand il réclama sa clef :
— Eh non, mon ami, vous ne rêvez pas ! C’est bien moi, Morosini !
Il était écrit que le préposé ne serait pas le seul à jouir du spectacle : Sargent et sa femme arrivèrent en même temps que lui à l’ascenseur. Et tandis que lady Clémentine émettait un léger cri de surprise, le colonel ne cacha pas son soulagement :
— Enfin, vous voilà ! Mais d’où diable sortez-vous ? Je vous ai cherché partout !
— Eh bien, disons, dans l’ordre : du Nil, d’une dahabieh affourchée sur ledit Nil et pour finir de la maison de ce charmant garçon qu’Assouari a fait expulser par ses sbires. Le seul ennui c’est qu’au lieu de le ramener au bac, on l’a conduit à la pointe de l’île Éléphantine d’où on l’a balancé dans le fleuve. J’ai suivi, quand je l’ai entendu appeler à l’aide.
— Bâti comme je l’ai vu, il ne sait pas nager ?
— Si, mais il souffre d’une blessure au bras (au fait, il n’avait pas pensé à s’informer de son origine ?) qui le handicapait, surtout avec le courant…
— Un instant, s’il vous plaît !
L’ascenseur venait de s’ouvrir devant eux et Sargent voulut y faire entrer sa femme :
— Vous devez être fatiguée, Clémentine ! Allez vous reposer, je vous rejoins dans un moment !
— Jamais de la vie ! Pour une fois qu’il se passe quelque chose de passionnant, j’en veux ma part ! D’autant qu’à cette heure le bar est fermé et que nous avons du whisky. Il ne vous déplairait pas de venir chez nous, prince ? ajouta-t-elle avec un sourire qui fit briller ses yeux bleus.
— Avec joie, lady Clémentine… si vous m’acceptez dans cette tenue…
— Pourquoi pas ? Cela vous va à ravir…
Le couple occupait, au premier étage, un appartement coincé entre celui de Mme de Sommières et celui de la romancière anglaise et, naturellement, quand on côtoya la porte de Tante Amélie sous laquelle passait de la lumière, le battant s’ouvrit et Marie-Angéline en émergea, parée d’une robe de chambre de pilou rose à pois bleus, le chef orné de bigoudis sous une charlotte en filet rose.
Lady Clémentine s’exclama en riant :
— On dirait que le cercle s’agrandit ! Mais il y a sûrement suffisamment de whisky pour tout le monde et si Mme de Sommières veut se joindre à nous ?…
— Non. Elle a fini par s’endormir, répondit Marie-Angéline en refermant précautionneusement la porte avant de considérer le nouvel avatar d’Aldo : Ce n’était pas une soirée costumée, tout de même ? J’adore les babouches jaunes !
Il se contenta de lever les yeux au ciel. Un instant plus tard, dans le petit salon dont le colonel avait soigneusement refermé la fenêtre après s’être assuré qu’il n’y avait personne sur le balcon, Aldo racontait comment il avait fait la connaissance de Karim El-Kholti et ce qui s’en était suivi, mais en laissant traîner le récit afin de ménager l’effet que la découverte d’Adalbert ne manquerait pas de produire. Plan-Crépin s’en aperçut :
— Pour être poétique, c’est poétique, mais vous ne pourriez pas aller plus vite ? Ce n’est pas l’Odyssée que vous nous récitez là ! Vous êtes plus bref d’habitude…
Il remporta, bien sûr, le succès escompté quand il évoqua le pyjama, et un plus vif encore quand il livra l’identité du ravisseur, mais cette fois personne ne rit, et surtout pas Marie-Angéline, atteinte dans son orgueil national en face de ce couple anglais :
— Un Français ! murmura-t-elle, assombrie. Mais pourquoi ?
— C’est ce que je m’apprête à lui demander en allant récupérer les bagages d’Adalbert. Sa fuite aura tôt fait d’être découverte et j’entends coincer ce félon par surprise.
— Je sentais que cet homme n’était pas clair ! fit la vieille fille avec rancune. Nous savons maintenant qu’il est capable de tout et vous n’irez pas seul. Je viens avec vous.
— Certainement pas ! Je ne veux aucune publicité et, si Adalbert ne peut pas passer sa vie en pyjama, il n’en doit pas moins rester caché pour le Tout-Assouan ! En particulier pour les gens de l’île Éléphantine, parce que je jurerais que Lassalle n’est pas impliqué dans le meurtre d’Ibrahim Bey !
— Voulez-vous me dire ce qui l’empêchera de lancer ses gens à vos trousses et de vous retenir captif… ou pis ?
— Je ne crois pas qu’il le ferait… Et, en admettant qu’il aille jusqu’à cette extrémité, pensez-vous vraiment que votre présence serait dissuasive ?… N’oubliez pas qu’il est misogyne ? Non, Marie-Angéline, vous ne viendrez pas !
Sargent toussota pour s’éclaircir la voix :
— En revanche, je peux vous suivre discrètement et surveiller la maison pour voir si vous en ressortez ou non ? dit-il. Cela me gêne de vous faire cette proposition devant Mademoiselle parce que je suis anglais… Mais je vous fais le serment qu’aucun de mes ancêtres n’était à Rouen quand on a brûlé Jeanne d’Arc ni à Sainte-Hélène quand on y a relégué Napoléon !
— Je n’en doute pas une minute, répondit Aldo en riant. On marche comme ça !
Quelques heures plus tard et le soleil revenu, Aldo demanda un taxi et se fit conduire à la maison des Palmes. Le colonel embarqua avec lui mais, à mi-chemin, descendit en déclarant qu’il voulait se dégourdir les jambes. Une fois arrivé, il fallut palabrer avec Achour et son chasse-mouches pour obtenir que la voiture puisse gagner les arrières de la demeure. Là, le chauffeur fut prié d’attendre. Farid vint au-devant du visiteur devant lequel il s’inclina avant de le précéder jusqu’au cabinet de travail où, assis à son bureau, le maître écrivait une lettre qu’il abandonna en voyant Aldo franchir son seuil.
— Ah ! Cher ami ! Voilà une visite impromptue dont j’augure beaucoup ! Vous avez des nouvelles ? s’écria-t-il en débarrassant un fauteuil d’une dizaine de bouquins, afin de permettre à Aldo de s’asseoir, puis il frappa dans ses mains pour appeler le café… qui apparut à peine commandé.
— J’apporte en effet des nouvelles, mais il se peut que vous en ayez déjà eu vent ?
— De quoi ? Mon Dieu ?
— J’ai retrouvé Adalbert. Il n’était pas très loin, d’ailleurs : dans une dahabieh ancrée au milieu du Nil.
— Pas possible !… Et il va bien ?
La surprise, évidemment, était totale, soulignée par les deux plaques rouges qui marquèrent aussitôt les joues du vieux monsieur. Qu’elle soit bonne était une autre affaire, si l’on en jugeait au léger tremblement des mains sur la cafetière.
— Au mieux, si l’on tient compte des inconvénients d’une claustration de quelques jours ! Mais je pensais sincèrement que vous étiez au courant… si je peux me permettre cet affreux jeu de mots ?
— Moi ? Comment le pourrais-je ?
— Simplement parce que c’est vous qui l’y avez mis au frais… si j’ose dire !
Lassalle qui buvait son café s’étrangla, toussa, devint encore plus rouge, faillit renverser ce qui restait dans la tasse et se leva en bousculant son siège :
— Sortez ! Je ne me laisserai pas insulter dans ma propre maison par un étranger que j’ai eu le tort d’accueillir en ami !
Morosini ne broncha pas et finit de boire tranquillement :
— On dit qu’il n’y a que la vérité qui fâche et vous devriez le savoir. Afin de vous ôter le moindre doute, j’ajouterai que c’est moi qui l’ai trouvé et que c’est lui qui me l’a dit !
— Sornettes ! Comment aurait-il pu le savoir ?
— Il est doté de bonnes oreilles et il a entendu votre Farid bavarder avec vos chiens de garde. Je n’irais pas jusqu’à prétendre que ça lui a fait plaisir, mais comme on a pris quelque soin de lui, il ne vous en veut pas autrement. Seulement, il serait heureux de retrouver ses vêtements. J’ai eu l’impression que la couleur du pyjama dont on l’a affublé ne lui plaisait pas. Alors, si vous aviez la bonté de les faire porter à l’hôtel, il vous en serait reconnaissant…
Ironique mais paisible, la voix d’Aldo semblait agir comme un calmant sur son interlocuteur. Après avoir cherché dans le premier tiroir du bureau un revolver qu’il considéra d’abord d’un œil dubitatif, Lassalle laissa retomber sa main avec un soupir de découragement. D’où Aldo conclut sans peine qu’il avait devant lui un novice dans l’art difficile du crime. Et comme le vieil homme restait immobile, l’œil toujours fixé sur le fond du tiroir, il demanda avec douceur :
— Pourquoi avez-vous fait cela ? Je parierais mon palais contre une cabane de bambous que c’est la toute première fois que vous vous exercez au métier de gangster. C’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai pas encore reçu d’ultimatum édictant les conditions de remise en liberté d’Adalbert. Alors pourquoi ?
Sans regarder Morosini, Lassalle se rassit devant sa table sur laquelle il posa les coudes et frotta son visage de ses mains :
— Je voulais l’Anneau !
— L’Anneau ?… Qu’est-ce qui a bien pu vous faire croire que nous le possédions ?
— Ne me prenez pas pour un imbécile ! L’histoire que vous m’avez racontée – avec talent d’ailleurs – sur la mort d’El-Kouari était passionnante mais vous en avez escamoté un passage. Les mots qu’il a prononcés en mourant étaient la conclusion logique du fait qu’il vous l’avait confié. Les assassins ne pouvaient l’avoir remis à celui qui le convoitait, sinon je me demande pourquoi on aurait pris la peine de vous assommer et de mettre vos chambres au pillage le soir de la fête du gouverneur ? Ensuite Ibrahim Bey a été assassiné et sa maison saccagée presque immédiatement après votre visite. On ne se donne pas tant de mal pour obtenir ce que l’on a déjà.
— C’est bien raisonné et, en admettant que vous soyez dans le vrai, je ne vois pas à quoi il pourrait vous servir, aussi longtemps que vous ne saurez pas où se situe la tombe ?
— Qui vous dit que je n’en aie pas une idée ?
— Rien. Si ce n’est peut-être qu’ayant Adalbert sous la main il serait plus logique de l’embaucher ? Ce n’est pas moi qui vous apprendrai sa valeur ni l’affection qu’il vous porte…
— Il ne doit en rester que des lambeaux aujourd’hui ? fit le vieil homme avec un demi-sourire amer. Et j’espérais qu’il ne saurait pas. Mais pourquoi aussi ne m’a-t-il pas fait confiance ? lâcha-t-il avec une sorte de rage. Nous aurions alors travaillé ensemble… Ou peut-être n’est-il pas trop tard ?
Le ton avait baissé et une lueur d’espoir apparaissait dans le regard qu’il glissait vers Morosini.
— Je lui fais des excuses, on oublie tout, vous me le ramenez et on se met à l’ouvrage ?
Décidément, il régnait une joyeuse inconscience dans cette curieuse confrérie des explorateurs de nécropoles ! Celui-là, en tout cas, en possédait une sacrée dose. Quoi qu’il en soit, il était temps de calmer cette poussée d’enthousiasme :
— Vous allez un peu vite ! Un : je n’ai pas mandat pour parler en son nom et j’ignore s’il est prêt à vous pardonner ! Deux : Adalbert doit rester caché. Vous oubliez les gens qui ont tué Ibrahim Bey et fouillé votre maison. Trois : il n’a pas l’Anneau en sa possession… et moi non plus ! ajouta-t-il plein de l’agréable sensation de ne pas entièrement tordre le cou à la vérité puisque c’était Plan-Crépin la détentrice.
En dépit des fautes avouées et du côté burlesque du plan échafaudé, il ne parvenait pas à rendre au vieux Lassalle la confiance que, sur la parole d’Adalbert, il lui avait si spontanément accordée. Il y avait, enfin, le flair de fin limier de Marie-Angéline qui, elle, s’était méfiée dudit Lassalle dès la première rencontre.
Mais celui-ci revenait à la charge.
— Vous avez peut-être raison ! Dites-moi au moins où il s’est réfugié ? Je vais préparer ses bagages et les lui apporterai ?
— … ce qui ne manquerait pas de le faire repérer sans tarder, et par des gens qui ne font pas de quartier. Aussi vais-je me contenter de prendre le strict nécessaire et le lui faire parvenir discrètement. Je n’ai nulle envie que votre enlèvement « pour rire » recommence en plus brutal… Et soyez tranquille, je vous tiendrai au courant !
— Merci ! Et vous comptez prolonger votre séjour longtemps ?
La naïveté de la question lui donna envie de rire. Un de plus à brûler d’envie de lui voir tourner les talons !
— Rien ne presse ! Je respire une atmosphère de suspense ! Je suis aux aguets ! Le sens de l’intuition, si vous voulez, et nous le possédons, Adalbert et moi. Aussi ne prendrons-nous jamais la fuite la veille d’une bataille. Nous faisons équipe depuis trop d’années, lui et moi, pour que ce soit seulement imaginable. On n’y peut rien ! C’est ainsi !… À présent, je vais aller préparer une valise…
— Une minute, s’il vous plaît ! Auriez-vous une idée de l’endroit où peut se trouver l’Anneau ?
Fidèle à son vieux principe de répondre à une question par une autre, Aldo haussa les épaules :
— Et vous-même ? Qui soupçonnez-vous de la mort d’El-Kouari ?
— D’après ce que vous en avez dit, des sbires à la solde du prince Assouari, puisqu’il a eu l’audace de se rendre en personne chez vous pour vous interroger. Mais s’il avait eu l’Anneau, Ibrahim Bey serait toujours vivant…
— Possible mais pas sûr ! Il y a un fait que vous ignorez sans doute : peu de temps avant le vol chez Howard Carter, un autre a eu lieu, encore plus audacieux, puisqu’il a eu pour cadre le British Museum où l’on a dérobé une croix ansée… en orichalque. Le seul objet du musée provenant de l’Atlantide… Or, cet objet ne serait rien d’autre que la clef – ou l’une des clefs car il se pourrait qu’il en existe plusieurs – permettant d’accéder à la tombe de la Reine Inconnue. Les deux objets sont complémentaires pour pénétrer et vaincre une malédiction considérablement plus redoutable que celle protégeant la sépulture du jeune Tout-Ank-Amon…
— Comment le savez-vous ?
— Parce que l’homme chargé de l’affaire est le meilleur « nez » de Scotland Yard : le Superintendant Gordon Warren… qui est de nos amis à Adalbert et à moi !
La mise en garde était claire mais, emporté par sa passion pour la Reine Inconnue, Lassalle n’y prit pas garde :
— Assouari en serait le détenteur ?
— Si je le savais, Warren serait déjà ici ! Croyez-moi, il ne passe pas inaperçu ! Maintenant, je vous laisse tirer les conséquences.
— Qu’en concluez-vous, vous-même ?
— Moi ? Rien ! Je me contente de veiller au grain ! Vous devriez suivre mon exemple !
Et, allumant, cette fois, un large sourire, Aldo s’en alla remplir une valise dans la chambre d’Adalbert. Une surprise l’y attendait : en rassemblant nécessaire de toilette, pendulette de voyage et autres menus accessoires, il tomba sur un porte-cartes en crocodile dans lequel, au milieu des cartes de visite de son ami, il découvrit une photo de Salima en tenue de travail, la tête auréolée de son chapeau de paille et appuyée sur une bêche. Elle souriait et ce sourire, plein de confiance, était bien l’un des plus beaux qu’il lui ait été donné de voir.
Il la remit au milieu des petits vélins gravés en y ajoutant un soupir. Pauvre Adalbert !