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Le secret d’une femme

Sa lettre à peine partie, Mme de Sommières se demanda si, obéissant à une simple impulsion, elle avait eu raison d’écrire et si même on lui ferait l’honneur d’une réponse. Or, une heure après, celle-ci arrivait : un bateau l’attendrait à trois heures à l’embarcadère du Cataract.

Ce point acquis, restait la question Plan-Crépin. L’emmener ou pas ? Depuis qu’Aldo lui avait confié l’Anneau, celle-ci vivait dans une sorte d’état second, se retirant dans sa chambre dès que l’on n’avait pas besoin d’elle pour y méditer longuement, l’étrange bijou posé bien à plat entre ses deux mains et les yeux clos. Tellement concentrée que la vieille dame, entrée chez elle sans même qu’elle l’entende, avait retenu la comparaison avec un lama tibétain qui lui venait à l’esprit. D’autre part, si elle se rendait moins souvent sur la rive opposée pour y dessiner, elle tenait presque chaque soir un conciliabule avec le jeune Hakim. Finalement, la marquise se résolut à l’emmener. Il était normal qu’une dame de son âge et de sa qualité fût accompagnée d’une suivante, quitte à la laisser dans le jardin pendant l’entretien qu’on lui avait accordé : ses yeux fureteurs étaient capables de s’attacher à des détails invisibles. Et ce serait peut-être plus prudent.

Quand elle lui annonça, après le déjeuner, qu’elle eût à se tenir prête à l’accompagner au palais Assouari, Marie-Angéline retomba sur terre d’un seul coup :

— Nous voulons aller où ?

— Je viens de vous le dire : chez la princesse Shakiar. Secouez-vous, bon sang, Plan-Crépin ! J’ai sollicité un rendez-vous et elle a accepté aussitôt !

— Mais c’est de la folie ! Avons-nous demandé à Aldo…

— Quoi ? Sa permission ? Tenez-vous pour satisfaite que je vous emmène ! Uniquement pour éviter vos criailleries comme l’année dernière lorsque j’étais allée voir le dragon mexicain sans vous en faire part. Maintenant, si vous préférez m’attendre ici… Comme de toute façon vous ne bougerez pas du jardin…

Le « Oh non ! » retentissant trancha la question.

Il était à peu près trois heures et demie quand le grand majordome noir ouvrit devant la marquise les portes d’un petit salon donnant sur une galerie à colonnes au-delà de laquelle foisonnaient les buissons d’hibiscus blancs et rouges. Le canotier garni de marguerites de Plan-Crépin avait l’air de voguer dessus. Tante Amélie, dont le cœur battait un peu plus vite que d’habitude, admit en son for intérieur que c’était un spectacle plutôt rassurant.

L’attente fut brève. Une ou deux minutes avant que Shakiar ne rejoigne sa visiteuse… qui plongea aussitôt dans une révérence de cour :

— Votre Majesté !

La surprise joua à plein :

— Mais… je ne suis plus reine !

— Vous l’étiez, Madame, quand j’ai eu l’honneur de vous rencontrer chez l’ambassadeur de France il y a… quelques années ! Et chez nous, le titre ne se perd pas, même quand la fonction a disparu !

— C’est agréable à entendre… mais tenez-vous-en à la princesse et oubliez la troisième personne, la conversation en sera facilitée… Prenez place, je vous en prie ! ajouta-t-elle en désignant l’un des lourds fauteuils garnis de brocart rouge.

Mme de Sommières remercia en s’efforçant de cacher son profond étonnement devant celle qui la recevait. Depuis qu’elle l’avait aperçue pour la dernière fois quand elle avait quitté l’hôtel, Shakiar semblait avoir vieilli de dix ans. En dépit de l’élégance de ses vêtements et de la perfection de sa coiffure, une tentative de maquillage n’arrivait pas à dissimuler la pâleur du teint, le cerne violet des yeux, les plis de lassitude de la bouche. La trace de larmes était encore visible, et il n’était pas difficile de deviner que de nouvelles n’étaient pas loin… Aussi, oubliant sa rancune envers cette femme pour la façon dont elle avait traité Aldo, Mme de Sommières éprouva-t-elle de la pitié. Elle avait devant elle une douleur réelle et ne s’y trompait pas… Cependant, la princesse reprenait :

— Vous avez souhaité me voir au sujet d’une affaire grave, Madame. Que puis-je pour vous ?

— En réalité, je n’en sais trop rien ! C’est sur une impulsion que j’ai écrit. Vous êtes une très grande dame, très puissante sans doute parmi les gens de ce pays, et c’est pour tenter de venir en aide à l’un de mes compatriotes qui m’est extrêmement cher, bien que nous ne soyons pas du même sang mais que je sais être le plus sincère et le meilleur homme de la terre.

— Qui est-il ? Je veux dire, comment s’appelle-t-il ?

— Adalbert Vidal-Pellicorne… de l’Institut. Un savant et certainement l’un de nos plus brillants archéologues. Or, il s’en faut de peu qu’il ne soit jeté en prison pour un crime abominable… simplement parce qu’il en a été le témoin horrifié et impuissant. J’ajoute qu’une jeune fille à laquelle vous accordez votre protection, et je pense votre amitié, en a été victime elle aussi quoique de façon différente, puisque au lieu de la faire passer de vie à trépas on s’est contenté de l’enlever…

L’attention d’abord flottante et de pure politesse de Shakiar se fixa aussitôt :

— Vous parlez de l’assassinat de Karim El-Kholti ?

— … et de son serviteur ? Oui, princesse !

— Que savez-vous à ce sujet ? fit-elle, soudain fébrile.

— Ce qu’en a dit l’intéressé. Séjournant depuis deux ou trois jours chez ce jeune homme, Adalbert venait de se mettre à table avec lui pour le dîner quand Mlle Hayoun est arrivée en coup de vent et a supplié M. El-Kholti, à qui semblait l’attacher… je dirai un grand amour, de fuir sur-le-champ avec elle. Il fallait, assurait-elle, profiter de l’absence d’Ali, votre frère, Madame, à qui elle avait dû se fiancer par contrainte, pour prendre le large. Oh, elle n’a pas eu à prier longtemps et M. El-Kholti n’a pas tergiversé, c’est alors que la maison a été envahie par une dizaine de Nubiens qui ont poignardé le jeune homme et son domestique avant d’emporter Salima en dépit d’une défense désespérée.

— Et… votre ami n’a rien tenté pour secourir son hôte ?

— Cela se passait dans le patio de la maison et il se trouvait dans la salle à manger dont il avait éteint la lumière pour ne pas paraître indiscret durant l’entretien des deux jeunes gens. Tout s’est déroulé à une vitesse vertigineuse et, quand il aurait pu intervenir, il était trop tard. Les agresseurs ont jeté Mlle Hayoun dans une voiture qui a démarré sur les chapeaux de roues… Voilà l’histoire, Madame ! De plus, le chef de la police refuse d’y croire et tient absolument à ce que notre pauvre Adalbert soit le meurtrier.

— C’est un imbécile borné qui ne s’intéresse qu’à l’argent… et aux pistaches ! commenta Shakiar avec une amère ironie. Mais pourquoi pensez-vous que je puisse vous apporter de l’aide ?

— Parce que vous êtes impliquée ! assena Tante Amélie en la regardant droit dans les yeux. Salima a dit que vous l’aviez pressée de profiter de l’absence de votre frère pour s’enfuir avec son amoureux.

— C’est le récit de votre ami ?

— Évidemment ! Pourquoi l’aurait-il caché ? Si ce Keitoun était un policier honnête, il se serait déjà présenté ici pour vous demander de confirmer.

La princesse détourna la tête, cependant que le mépris incurvait ses lèvres et que son regard allait s’égarer dans les profondeurs du jardin :

— Il n’oserait pas ! Sait-on d’autres nouvelles ?

— Nous avons appris la dernière à midi : Karim El-Kholti vient de succomber à ses blessures. En revanche, son serviteur lutte encore contre la mort et je prie Dieu pour que celui-là au moins survive ! Pourtant, il n’est pas le seul à pouvoir nous apprendre la vérité. Il reste Mlle Hayoun et c’est cela, princesse, que je suis venue vous demander. Elle a été témoin du drame et comme je suppose qu’elle est ici…

— Ici ? Mais qu’est-ce qui peut vous le faire supposer ?

— La plus élémentaire logique : le prince Ali a repris, par la force, celle qu’il doit considérer comme sa propriété…

Les yeux de Shakiar s’emplirent de larmes, tandis que sa voix se mettait à trembler :

— Et c’est moi… moi qui aurais envoyé Salima dans ce traquenard ? « Ma » Salima… ? Oh, c’est ignoble !

— Pardonnez-moi ! C’est ce qu’Adalbert a entendu… Madame ! Mais que vous arrive-t-il ?

Shakiar venait de s’effondrer sur un divan, secouée de sanglots trop désespérés pour ne pas traduire une véritable douleur. Stupéfaite, Mme de Sommières la regarda un instant sans savoir que dire. Cependant, elle observa que l’écharpe de soie dont s’entouraient le cou et la gorge de la princesse avait glissé dans la violence du mouvement, découvrant sur la peau encore belle des marques bleues suspectes et même une griffure. Shakiar avait subi des sévices ! Ce fut ce qui retint la marquise d’appeler un serviteur pour qu’il fasse venir la femme de chambre. Ôtant son grand chapeau dont elle coiffa le crâne d’un tigre de bronze étiré sur un meuble, elle s’agenouilla près du divan. Elle entendit alors Shakiar gémir des mots en arabe qu’elle ne comprit pas :

— Madame… princesse ! pria-t-elle en essayant de la redresser, mais elle n’y parvint pas, se releva et s’assit à son côté : Je vous en supplie, parlez-moi ! Vous ne pouvez savoir à quel point je suis désolée d’avoir suscité un tel chagrin ! Je vois bien que vous souffrez et je ne sais comment vous venir en aide ! Ce n’est pas vous qui avez conseillé à Salima de fuir avec celui qu’elle aime ?

Elle dut attendre avant de percevoir un « Si » tellement faible qu’elle se demanda si elle ne se trompait pas, et revint à la charge mais sur un mode différent :

— Vous avez voulu, croyant votre frère parti, l’aider à en profiter pour mettre le plus de distance possible entre elle et un mariage qui ne peut qu’être odieux quand le cœur n’y participe pas… mais M. Assouari n’était pas vraiment parti ?

Shakiar se redressa, montrant un visage à ce point ravagé que Mme de Sommières oublia ses préventions. De son côté l’ex-reine, du fond de sa misère, eut sans doute envie de se confier à cette inconnue dont le visage grave était empreint de tant de compassion.

— Si… mais pas plus loin que Kom Ombo… En fait, c’était un piège dans lequel je suis tombée avec une inconscience… criminelle ! Je le connais, pourtant ! J’ai toujours servi ses ambitions, soutenu ses plus audacieux desseins parce que j’étais fière de lui. Il est tellement intelligent ! Tellement plus que moi !

Ces quatre petits mots si pleins d’humilité émurent Mme de Sommières plus encore que les pleurs :

— Ne vous mésestimez pas ! Qui pourrait se méfier d’un être aimé ?

— J’aurais dû commencer à comprendre quand il a contraint Salima à se fiancer avec lui. J’ignorais qu’il pouvait l’aimer… de cette façon ? À cause peut-être de la différence d’âge… et aussi parce qu’il ne lui avait jamais manifesté un sentiment plus fort qu’une paisible affection, surtout quand elle s’est entichée d’égyptologie vers la fin de ses études en Angleterre. Rien qui ressemble à la passion dévorante qui s’est emparée de lui quand elle est revenue définitivement il y a environ six mois, un peu avant de rencontrer votre ami. Ali n’en a rien montré. Il l’encourageait même dans les recherches qu’elle avait entreprises. Et à son rapprochement avec son grand-père.

— Vous venez d’évoquer Ibrahim Bey. Pourquoi n’habitait-elle pas chez lui quand elle était à Assouan ?

— C’était un homme extraordinaire, mais qui ne s’était jamais remis complètement de la mort de son fils unique. La vie qu’il menait était quasi monacale. Je pense qu’il aimait cependant sa petite-fille, avec cette nuance de condescendance assez fréquente chez les Égyptiens…

La marquise ne put s’empêcher de penser que le grand homme était un peu inconséquent puisque, selon Aldo, il semblait regretter que l’unique membre de sa famille fût attiré par les princes d’Éléphantine, mais elle le garda pour elle. Il y avait plus utile à apprendre grâce à ce moment de défaillance où cette femme se confiait à elle de manière si inattendue. Fallait-il qu’elle souffre pour que cette orgueilleuse en vienne là ! Qu’elle souffre et se sente solitaire !

Mme de Sommières effleura l’une des meurtrissures du cou :

— Est-ce lui qui vous a infligé cela ?

— Il ne se possédait plus. J’ai cru qu’il allait me tuer. Il était furieux de ce qu’il appelait ma trahison. Il a ajouté qu’il ferait ce qu’il fallait pour que je ne revoie jamais Salima…

— Elle vous est chère à ce point ?

— Elle est ma fille !

La marquise « encaissa » bien. La nouvelle était pourtant de taille !

— Comment est-ce possible ? s’enquit-elle dans un souffle.

— Oh, c’est banal ! Je n’avais pas encore épousé Fouad et je séjournais souvent ici. J’ai aimé Ismaïl, le fils d’Ibrahim Bey, et il m’a aimée. Un amour comme on n’en rencontre qu’un dans son existence et qui tout de suite s’est imposé à nous… d’une façon tellement naturelle ! Jamais je n’ai vu un homme aussi beau… ni aussi tendre !

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariés ?

— La classique histoire ! soupira Shakiar en haussant les épaules. Nos familles se haïssaient ! Quand Salima s’est annoncée, nous avons voulu fuir ensemble. C’est alors qu’Ismaïl s’est noyé dans le Nil… ou qu’on l’a noyé ! acheva-t-elle avec un petit rire infiniment triste.

— Et vous n’avez pas su… qui ?

— Je n’ai jamais voulu le savoir. Il n’était plus sur la terre, rien n’avait d’importance. Au début, j’ai songé à le suivre mais pas longtemps ! Il y avait l’enfant que j’attendais et je voulais que ce vivant témoignage voie le jour. Je me suis confiée à ma tante Farida. Elle était veuve, riche et indépendante : elle m’a emmenée à Alexandrie où vivaient certains de ses amis : les Hayoun. Un adorable couple auquel il ne manquait qu’un enfant. Ils ont adopté Salima et, grâce à eux, j’ai pu voir ma fille grandir et devenir la belle jeune fille de maintenant, et il coule de source qu’ils sont restés mes amis les plus chers jusqu’à leur mort. Lui était armateur, elle était anglaise. C’est la raison pour laquelle Salima a fait ses études en Angleterre et aussi en France.

— Mais… Ibrahim Bey ? Comment savait-il ce qu’elle était par rapport à lui ?

— Parce que Omar Ali Hayoun est allé le lui apprendre. Il le connaissait et n’ignorait pas la profondeur de la blessure que lui avait laissée la mort de son fils. Il souhaitait y apporter un peu d’adoucissement. Ce qui, je crois, a été le cas…

— Et il n’a jamais su que vous étiez sa mère ?

— Non, bien sûr ! Hayoun ne lui a dit qu’une semi-vérité en faisant de Salima la fille de sa jeune belle-sœur morte en la mettant au monde. Ce que ses yeux extraordinaires accréditaient ! Maintenant, les Hayoun sont morts tous les deux dans un accident d’auto il y a sept ou huit ans… et il était normal que je m’occupe de leur « fille »… Vous devinez sans peine avec quelle joie… Jusqu’à ces jours derniers… Par tous les dieux ! Où ce démon d’Ali a-t-il pu l’emmener ?

Un ange passa, puis Mme de Sommières remarqua :

— Puisque vous y revenez, sait-il ce que Salima est pour vous ?

Shakiar se leva et fit quelques pas vers le jardin ensoleillé :

— Oui ! Et c’est moi qui le lui ai appris quand il m’a annoncé qu’il voulait en faire sa femme. Je pensais sottement qu’il reculerait devant l’idée d’épouser sa nièce ! J’avais oublié ce qu’il m’avait lancé à la figure…

— Quoi donc ?

— Que les pharaons, nos ancêtres, mettaient leurs propres sœurs dans leur lit et que cette circonstance ne la rendait que plus désirable, puisque au sang très noble et très ancien d’Ibrahim Bey se mêlait le nôtre ! Salima n’en était que plus digne de devenir princesse Assouari… Et voilà où nous en sommes !

D’un geste machinal, Shakiar replaça l’écharpe autour de son cou meurtri et revint vers sa visiteuse qui se releva devant elle d’un mouvement automatique, atterrée par ce qu’elle venait d’entendre. Avec un soupir, la princesse reprit :

— Vous comprenez à présent que je ne peux demander à Salima de témoigner ? Puisque je ne dois plus la revoir. Je n’ai même aucune idée de l’endroit où on la retient et mon unique consolation est de savoir qu’elle est sans doute saine et sauve… À moins que…

Devant la frayeur soudaine qui emplit le regard de la princesse, Mme de Sommières s’inquiéta :

— À quoi pensez-vous ? S’il l’aime autant que vous l’avez dit, elle n’a rien à redouter de son ravisseur.

— De lui, non… mais d’elle-même ? Son amour pour Karim est le reflet exact de celui que j’éprouvais pour Ismaïl. Si elle apprend sa mort, on peut craindre les conséquences de son désespoir. Elle ne voudra pas lui survivre.

— Vous avez survécu, vous ?

— Oui… mais je portais l’enfant de notre amour. Il ne lui reste… que des regrets !

— Et vous n’avez vraiment aucune notion du lieu où on la séquestre ?

— Aucune ! Parce que, même si je crois connaître les possessions de mon frère, il est capable de l’avoir confiée à l’un de ses séides. Ali rêve depuis longtemps de renverser le roi Fouad qui fut mon époux, et il compte de nombreux partisans. Salima peut être gardée chez l’un comme chez l’autre…

Cette fois, Mme de Sommières n’avait plus de questions à poser, seulement à remercier d’avoir été reçue.

— Qu’allez-vous faire à présent ? s’enquit la princesse.

— Prier d’abord pour que ce Béchir s’en sorte… et puis chercher !

Shakiar considéra avec surprise cette grande femme si racée et si élégante en dépit d’un retard considérable sur la mode et qui soutenait son regard de ses yeux verts d’une étonnante jeunesse. Elle semblait même si perplexe que Tante Amélie sourit : elle ressentait l’impression de pouvoir s’attacher cette ex-reine dont elle avait eu, au départ, toutes les raisons de se méfier et qu’elle aurait même dû détester, si l’on s’en tenait à ses relations pour le moins curieuses avec Aldo.

— Non, dit-elle, je ne suis pas la sœur de Sherlock Holmes et ne dirige aucune agence de détectives privés. Je bénéficie d’une foule d’amis et d’une famille extrêmement entreprenante !

— Au nombre de laquelle, par exemple, doit figurer la personne qui s’abrite sous le canotier garni de marguerites qui a l’air de voguer sur les thuyas du jardin ? Et qui semble s’impatienter ?

— Par exemple, en effet ! Il s’agit de ma petite cousine, lectrice et demoiselle de compagnie. Elle est douée de multiples talents…

— Présentez-la-moi ! Je vais la faire chercher !

Un instant plus tard, Marie-Angéline du Plan-Crépin, un peu éberluée tout de même, se retrouvait en train d’adresser une impeccable révérence à « Son Altesse Royale, la princesse Shakiar » qu’elle décorait jusque-là d’épithètes beaucoup moins majestueuses, d’en recevoir un accueil affable et même d’entendre les deux dames s’accorder sur son nom au cas où l’ancienne souveraine aurait un message à communiquer à Mme de Sommières ou même à réclamer sa présence si elle apprenait du nouveau.

Elle fut cependant bien obligée d’attendre que l’on eût repris le bateau avant de lâcher :

— Si nous avions la bonté de consentir à me fournir quelques explications ? Pendant que je me rongeais les ongles dans le jardin, je m’attendais à tout moment que l’on nous mette à la porte !

— Fi ! Quelle horreur ! D’abord, vous devriez savoir que l’on ne met pas à la porte une personne de mon âge et de mon rang, ensuite je croyais vous avoir dit que j’avais rencontré la princesse quand elle était encore reine d’Égypte ? Elle s’en est souvenue !

— Et d’un coup de baguette magique nous sommes devenues des amies inséparables ?

— Pour le fin mot de l’histoire, Plan-Crépin, vous patienterez jusqu’à ce que nous soyons de retour à l’hôtel ! Sachez seulement que je ne regrette pas d’avoir fait cette démarche parce que la situation est plus préoccupante que nous ne l’imaginions !

— Lui avons-nous dit que nous étions la tante du prince Morosini ?

— Pas tout le même jour, Plan-Crépin ! Pas tout le même jour !


Ainsi qu’elle s’y attendait, un silence stupéfait accueillit l’annonce de cette incursion en pays ennemi. Puis Aldo exhala :

— Vous êtes incorrigible, Tante Amélie. Votre expérience mexicaine ne vous a pas suffi ?

— Tu as bien voulu admettre alors qu’elle avait eu son utilité ? Le résultat est plus satisfaisant aujourd’hui !

— Bon ! Racontez !

Sa voix trahissait un léger agacement qui lui valut un regard noir de Marie-Angéline mais il ne le remarqua pas. Il était d’une humeur de dogue. Une lettre de Guy Buteau arrivée au dernier courrier s’inquiétait de la longueur de son absence – non que les affaires soient moins bonnes, la maison marchait comme une horloge ! –, mais s’y ajoutait l’écho d’un appel téléphonique de Lisa qui trouvait, elle aussi, le temps long, spécifiant qu’elle ne quitterait pas Rudolfskrone tant que son seigneur et maître ne serait pas rentré. De plus, elle se plaignait de la rareté de sa correspondance. Le charme de la vie égyptienne peut-être ? De colère, Aldo en avait fait une boule de papier et l’avait envoyée dans la corbeille à papiers !

— Elle n’a qu’à venir me rejoindre, sacrebleu ! Elle verra comme on s’amuse ici !

Et il était allé faire un tour pour se calmer les nerfs !

Cependant, à mesure que se déroulait le récit de la vieille dame, son attention se fixait, encouragée par les coups de pied dans les chevilles que lui distribuait sournoisement Plan-Crépin. Apprendre que Salima était la fille de la princesse et que celle-ci avait dû subir les sévices de son frère le réveilla tout à fait. Et plus encore l’exclamation indignée d’Adalbert :

— Il faut retrouver Salima ! Il faut que je la retrouve à tout prix ! Aux mains de ce salopard, elle est en danger…

— Elle lui est officiellement promise, protesta Mme de Sommières. Et je viens de vous dire qu’il en est passionnément amoureux ! Elle ne court aucun risque !

— J’en suis moins sûr que vous ! Quelle sécurité peut-elle trouver auprès d’un homme qui n’hésite pas à tuer… ou à violer peut-être ? C’est une brute !

— Je la crois de taille à se défendre, hasarda Aldo. Au moins pendant un temps ! Les armes d’une femme ne sont pas les mêmes que les nôtres.

— Mais comprends donc qu’elle n’a plus personne ! On a tué son grand-père, on a tué celui qu’elle… aimait. (Le mot eut du mal à passer !) Sa mère est réduite à l’impuissance et malmenée ! Il ne lui reste que moi et je ne l’abandonnerai pas !

Aldo n’eut pas le temps d’exposer ce qu’il pensait de dispositions aussi chevaleresques. C’eût été peine perdue et il le savait. Mais l’un des employés vint lui dire qu’on le demandait au téléphone et il dut le suivre après s’être excusé.

Dans le hall, la cabine tendue de velours rouge se dissimulait derrière un bac contenant une variété de plantes. Au bout du fil, la voix d’Henri Lassalle se fit entendre, incontestablement anxieuse :

— Demandez à Adalbert d’oublier le mauvais tour que je lui ai joué et amenez-le-moi sans tarder !

— Pourquoi ?

— Béchir vient de mourir. Cet âne malfaisant de Keitoun va certainement l’appréhender ! Il faut faire vite. Je vous propose de sortir avec lui pour une petite promenade digestive d’après dîner en fumant une cigarette ! Une voiture vous attendra près du puits pour le prendre. Vous n’aurez plus qu’à crier à l’enlèvement ! J’espère que vous êtes bon comédien ?

— Là n’est pas la question. C’est lui qui va être difficile à convaincre.

— J’avais bien pensé aller le chercher moi-même, mais à cette heure et parmi les clients de l’hôtel c’eût été annoncer la couleur !

— Ça ne trompera personne ! Keitoun se rendra tout droit chez vous !

— Pas nous sachant brouillés, et il ne l’ignore pas. C’est une petite ville, ici. Pour l’amour du Ciel, dépêchez-vous !

Sa voix trahissait une réelle angoisse. Aldo ne s’y trompa pas. On pouvait décidément s’attendre à tout avec cet étrange bonhomme !

— Il ne va pas être évident de le décider ! Cela va prendre du temps !

— Alors faisons autrement ! Vous avez fini de dîner ?

— Oui. Nous allions sortir de table.

— Bien. Ne lui dites rien. Contentez-vous de l’inviter à fumer dehors en faisant quelques pas. Et vous, rejoignez la voiture !

— Autrement dit, un deuxième enlèvement bidon où je joue le rôle du gamin ? Ça ressemble à une histoire de fous.

— Exactement, mais je vous supplie d’accepter… pour lui ! Vous ne savez pas à quoi ressemblent les prisons égyptiennes ! Sous ses airs bonasses, Keitoun est le plus affreux salaud qu’une mère innocente ait mis au monde !

— C’est d’accord ! Je vous fais confiance. Veillez seulement à ne pas la tromper…

— Vous savez très bien que je ne lui ai jamais voulu de mal !

Aldo retourna vers les autres sans hâte excessive. Il les trouva sur la terrasse. Et visiblement Adalbert avait peine à tenir en place.

— Qu’est-ce que c’était ? interrogea Mme de Sommières.

— Rien… ou si peu ! Je vous le dirai plus tard, répondit-il en affichant un large sourire. Toi, tu es au bord de l’ébullition ? ajouta-t-il en se tournant vers Adalbert. On va aller se balader en fumant un cigare !

— Je peux vous accompagner ? proposa Marie-Angéline.

— Et Tante Amélie ? Vous voulez l’abandonner ?

— Oh, nous devons faire un bridge avec les Sargent !

Mais le léger froncement de sourcils d’Aldo avait mieux renseigné la marquise qu’un discours :

— Plan-Crépin ! Vous croyez vraiment qu’ils ont besoin de vous ? Je suis sûre qu’ils ont énormément à se dire. Alors fichez-leur la paix…

En sortant de l’hôtel, Adalbert alluma un cigare et allait traverser les jardins pour descendre vers le Nil quand Aldo lui prit le bras pour l’entraîner dans la direction opposée :

— Allons plutôt de ce côté ! Par ce clair de lune, il va y avoir foule sur le fleuve et nous avons à parler.

— Comme tu voudras… Il est certain que le coup d’éclat de Tante Amélie mérite qu’on lui consacre un peu de temps…

Les deux hommes remontèrent vers le haut d’Assouan au pas de promenade, sans rien dire d’abord, sensibles à la magie que développait la ville sous cette lumière qui l’habillait d’argent. L’arôme délicat des havanes s’accordait si merveilleusement avec le décor et l’ambiance qu’aucun d’eux n’avait envie de briser le silence dans lequel se fondait en s’éloignant la musique de l’hôtel.

À dire vrai, Aldo n’en menait pas large. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, il était en train de tendre un piège à son ami et, même si c’était pour le sauver, il ne cessait de se demander s’il avait raison d’agir comme il le faisait… et si Adalbert le lui pardonnerait. Depuis que Salima était entrée dans sa vie, leur amitié semblait se fragiliser à vue d’œil…

Ils n’avaient pas échangé deux paroles quand on fut au vieux puits près duquel stationnait la limousine noire, tous feux éteints.

— Tiens ? s’étonna Adalbert. Qu’est-ce qu’elle fait là ?

Il s’approcha pour voir s’il y avait quelqu’un dedans mais n’eut pas le loisir de poser deux fois la question : jaillissant du véhicule, Farid le coiffa d’un sac de jute en même temps qu’il le faisait basculer pour le fourrer à l’intérieur avec l’aide d’un autre serviteur – qui était son frère et quasiment sa copie conforme –, sans s’émouvoir de sa résistance et des injures qu’il émettait… Un spectacle pénible à supporter pour Aldo qui avait pensé un instant délivrer quelques encouragements mais jugea finalement préférable de se taire : Adalbert penserait qu’il avait subi le même sort ! Au moins jusqu’à son arrivée chez Lassalle…

Farid s’approcha de lui sans doute pour lui parler mais il lui fit signe de s’abstenir et désigna son menton. L’immense Nubien comprit, un sourire éclatant découvrit ses longues dents blanches… et il appliqua à Morosini un magistral direct du droit qui l’envoya dans la poussière plus qu’à moitié groggy.

La voiture démarra et disparut en direction de la maison des Palmes. Aldo tâta avec précaution sa mâchoire douloureuse qu’il fit aller et venir pour s’assurer qu’elle fonctionnait. Farid avait tapé comme un sourd et il n’en demandait pas tant !

Afin de parfaire son personnage, il se roula par terre après s’être assuré qu’il n’y avait personne en vue, ébouriffa ses cheveux et peaufina son ouvrage en ajoutant une égratignure à sa joue à l’aide de sa chevalière, puis hésita sur ce qu’il convenait de faire : aller tout droit à la police ou passer d’abord par l’hôtel ? Il choisit ce dernier, pensant que le joyeux Keitoun était fort capable de le coffrer sans autre forme de procès.

En arrivant, il trouva le Cataract en effervescence et l’horrible impression de traîner derrière lui l’âme de Judas s’évanouit. En même temps, il envoya des excuses mentales à Henri Lassalle : la police occupait le terrain, menée par l’homme au chasse-mouches qui essayait de terroriser Garrett, le réceptionniste, en menaçant de fouiller l’hôtel de fond en comble si on ne lui livrait pas Vidal-Pellicorne sur-le-champ.

Aldo eut la brève vision du colonel tentant d’intervenir et du groupe de clients déployé autour, prit une profonde respiration et fonça :

— M. Vidal-Pellicorne vient d’être kidnappé sous mes yeux ! clama-t-il, puis, se tournant vers le gros policier, il fit semblant de le découvrir et l’apostropha : Ah, vous êtes là ? Décidément, vous avez le génie de tout mélanger et de chercher des coupables où ils ne sont pas !

Sans songer à cacher sa surprise, l’Égyptien considéra le menton tuméfié, la joue où perlait une goutte de sang, les vêtements en désordre et poussiéreux :

— Qu’est-ce que c’est que ces sornettes ? Kidnappé ? Par qui ?

— Comment voulez-vous que je le sache ! C’est déjà un miracle que j’aie réussi à leur échapper !

— À qui ? s’obstina l’autre.

— Vous venez de le lui demander, intervint Sargent. Il est rare, dans ce genre d’affaires, que l’on échange des cartes de visite…

— Bon, ça va ! Racontez un peu ce qui s’est passé, vous ?

— Oh, ce n’est pas compliqué ! Nous faisions un tour en fumant des cigares quand, près du puits, nous avons vu une voiture stationnée tous feux éteints. Deux hommes en sont sortis… des Nubiens en galabiehs noires. Ils ont assommé mon ami et, moi, ils m’ont laissé à demi évanoui au bord de la route.

— Pourquoi ne vous ont-ils pas emmené, vous aussi ?

— C’est la question que je me suis posée en revenant ici ! Sans doute parce que je ne les intéressais pas… ou alors pour que je révèle ce que j’ai vu et servir d’exemple !

— À qui ?

— À ceux qui se mêleraient d’élucider l’assassinat de Karim El-Kholti ! Il est évident qu’ils se sont emparés du dernier témoin du meurtre. Et il est en danger… en grand danger même !

— Si c’est le cas, pourquoi ne pas l’avoir tué tout de suite ?

— Il serait plus judicieux de la poser aux ravisseurs, votre question, non ? Peut-être veulent-ils lui soutirer des renseignements ? Alors à vous de jouer ! Vous êtes le chef de la police, que diable !

Aldo n’avait même plus besoin de jouer la comédie. Il était exaspéré, ne maîtrisant plus qu’avec difficulté son envie d’aplatir encore un peu plus la face lunaire où la méfiance et l’aversion se lisaient clairement. Encore une question idiote et…

Le colonel Sargent le sentit sans doute et s’interposa :

— Calmez-vous, mon vieux ! Le capitaine connaît son métier et vous pouvez être sûr qu’il va prendre en considération ce nouveau développement de l’affaire ! Pour ce soir, on peut en rester là, je suppose ? ajouta-t-il à l’attention du mastodonte. Le prince Morosini a besoin d’un bain et de récupérer.

La mine boudeuse, Keitoun opina du tarbouch, tourna les talons, rassembla ses hommes et quitta l’hôtel sans saluer personne.

— Il y a des moments, émit Sargent, rêveur, où l’on peut se demander s’il comprend vraiment ce qu’on lui dit ?

— Il ne comprend que ce qui l’arrange. Le reste lui est indifférent. Vous croyez qu’il va se décider à se remuer ?

— Je n’en jurerais pas. Votre ami représente pour lui le coupable idéal parce qu’il résume tout ce qu’il déteste : européen, archéologue et pourvu d’une réputation flatteuse…

— Mais enfin il fait la pluie et le beau temps dans le coin ! Et le gouverneur ?

— Mahmud Pacha ? Sa devise devrait être « Surtout pas d’histoires » ! Il ne bougera pas. En revanche… moi, je vais bouger !

— Qu’allez-vous faire ?

— Un saut au Caire. Il faut que je voie le consul général de Grande-Bretagne. Autrement dit, l’homme qui est le vrai patron de l’Égypte. Il est temps qu’il sache ce qui se passe !

— Vous partez quand ?

— Demain matin… mais sans ma femme. Je vous la confie, veillez sur elle !

— Je ferai de mon mieux !


— Encore enlevé ? soupira Marie-Angéline quand Mme de Sommières et elle eurent rejoint Aldo dans l’ascenseur. Ma parole, c’est une gageure ou on lui en veut personnellement ? Pauvre, pauvre Adalbert ! Si seulement…

Elle s’arrêta net : un doigt posé sur ses lèvres, Aldo lui faisait signe de se taire et, de l’autre, désignait le plafond ajouré en fer forgé. Elle se le tint pour dit jusqu’à ce que l’on fût à l’abri de leur appartement :

— Il ne court pas plus de danger que la dernière fois. C’est Lassalle et moi qui avons concocté cette mise en scène.

— Lassalle ? Vous n’êtes pas sérieux ?

— Je suis très sérieux, au contraire. Il m’a téléphoné tout à l’heure pour me prévenir que Béchir est mort et que Keitoun allait rappliquer pour arrêter Adalbert. Nous avons monté le coup ensemble ! Un peu au pied levé, évidemment, mais ça n’a pas si mal marché…

— C’est toi qui t’es arrangé de la sorte ? déplora Mme de Sommières.

— En partie, oui ! Mais je crois qu’il était temps puisqu’en revenant j’ai trouvé Keitoun installé.

Cependant, Marie-Angéline ne se départait pas de son air méfiant :

— Vous direz ce que vous voudrez, je n’arrive pas à faire confiance à cet homme…

— Vous préféreriez qu’Adalbert finisse la nuit dans les prisons de ce gros porc ?

— N… on ! Pourtant il me semble…

— Ça suffit, Plan-Crépin ! Il serait temps que vous cessiez de vous prendre pour le juge suprême de l’humanité ! Aldo a un urgent besoin de prendre une douche et nous d’aller au lit ! Je suis convaincue que, là où il est, le cher garçon est en parfaite sécurité !


Pendant ce temps Abdul Aziz Keitoun, après avoir ramené ses hommes à leur base, recommençait à moudre ses pistaches. Au lieu de ne penser à rien comme cela lui arrivait fréquemment, il était entré en méditation. Ce nouvel enlèvement le rendait perplexe. Il y avait quelque chose ce soir qui avait cloché et il se sentait dépassé par l’événement.

Après un délai de réflexion stérile, il posa la main sur le téléphone mais se ravisa, sachant que « l’on » n’aimerait pas cette initiative ! La seule issue à ce dilemme était d’aller aux renseignements à la source. Aussi, abandonnant à regret son cher fauteuil, il quitta son bureau, avertit le policier de garde qu’il sortait puis se rendit au garage où il s’inséra – non sans peine ! – derrière un volant, ce qui représentait une manière d’exploit pour un homme habitué à s’étaler sur les coussins de la large banquette arrière. Là où il se rendait, il ne voulait aucun témoin, ayant la certitude qu’on le lui reprocherait.

Il mit la voiture en marche, alluma les phares et gagna la sortie.

Une demi-heure plus tard, un serviteur déférent l’amenait en présence d’Ali Assouari. Renversé plutôt qu’assis dans un immense fauteuil chippendale recouvert de cuir, celui-ci suivait les volutes bleues d’un cigare et n’avait aucune envie d’être dérangé. Son accueil s’en ressentit :

— Que veux-tu ? ronchonna-t-il sans bouger, sans regarder son visiteur et bien entendu sans lui proposer de s’asseoir.

Il eût montré peut-être plus de considération à un domestique. Ce qui n’arrangea pas l’humeur du policier pour qui la position verticale était la plus inconfortable qui soit. Sa réponse en découla :

— Savoir pourquoi vous avez fait enlever l’archéologue sans daigner m’en avertir ?

L’effet fut magique : Assouari non seulement se redressa mais se leva, indifférent aux cendres qu’il répandait autour de lui. Son œil noir lançait soudain des éclairs :

— Si c’est une plaisanterie, elle n’est pas drôle. Tu devrais savoir que je déteste qu’on se moque de moi ?

— Je ne dis que la vérité : vous avez subtilisé cet homme presque sous mon nez. Pourquoi ?

— Je n’ai subtilisé personne !

— Alors si ce n’est pas vous, c’est quelqu’un d’autre… mais qui ?

— Dis-moi ce qui s’est passé !

— Oh, ce sera rapide : je venais d’arriver à l’hôtel avec mes hommes quand ce Morosini a fait irruption, saignant et couvert de poussière en braillant que, pendant qu’ils faisaient leur promenade d’après dîner, des hommes en voiture les avaient attaqués et après l’avoir assommé avaient enlevé l’autre sans plus d’explications. Voilà ! C’est tout ! Qu’en pensez-vous ?

Assouari ne répondit pas. Il alla s’asseoir derrière le bureau. Sur une feuille de papier à dessin blanc, des fragments d’un très ancien papyrus étaient disposés à la manière d’un puzzle dont on chercherait la reconstitution. Keitoun – toujours debout ! – loucha dessus mais ne vit que des lignes brisées qui avaient peut-être composé un plan et des morceaux de ce qui avait l’apparence d’une écriture hiéroglyphique.

N’y tenant plus, le capitaine s’appuya légèrement à cette table : ses jambes fatiguaient de plus en plus sous son poids et le faisaient souffrir. Assouari n’avait même plus l’air de s’apercevoir de sa présence…

— Alors ? osa-t-il demander.

Pendant quelques instant encore, l’autre, les yeux perdus dans le vague, parut l’ignorer. Enfin il le regarda et une petite flamme cruelle s’alluma sous ses paupières.

— Assieds-toi ! lâcha-t-il enfin.

Le gros homme se hâta de lui obéir avec un soulagement si visible qu’il en était presque attendrissant. Le siège dans lequel il s’effondra était peut-être un peu étroit, mais ce n’était qu’un détail. Il pouvait maintenant attendre qu’Assouari ait fini de méditer. Ce qui fut relativement bref :

— On s’est moqué de toi, Abdul Aziz ! fit-il avec un demi-sourire.

— Comment ça ?

— Le Français n’a été enlevé par personne. On l’a tout bonnement ôté de la circulation pour t’empêcher de l’arrêter.

— Vous croyez ?

— Dès l’instant où l’enlèvement n’est pas de mon fait, c’est évident, voyons ! Je reconnais volontiers que c’est astucieux…

— Qui a monté ça ?

— Je n’en vois qu’un seul qui puisse disposer des moyens nécessaires. C’est l’autre Français : Henri Lassalle.

— Ce vieillard ?

— Ce vieillard est plus vif et plus dégourdi que toi. En outre, il a de l’argent, des biens, et il est implanté ici depuis suffisamment longtemps pour jouir de la considération des autorités.

— Qu’est-ce que je fais alors ? Je le coffre ?

— Tu es idiot ou tu fais semblant ? Sous quel prétexte ? Si amorphe qu’il soit, le gouverneur pourrait s’en mêler… et aussi les Anglais. Dont ce colonel Sargent que l’on voit trop souvent dans les parages et qui me semble entreprenant…

— À ce propos, j’ai oublié de vous dire qu’il pourrait posséder plus de pouvoir qu’un touriste ordinaire.

— Que me racontes-tu là ?

— Il m’a présenté une carte du Foreign Office.

— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?

La poussée de colère empourpra le beau visage arrogant du prince. Il se leva brusquement et Keitoun eut un geste machinal de défense, comme s’il s’attendait à être frappé. Et sans doute l’envie n’en manquait-elle pas à celui que l’on ne pouvait guère appeler autrement que son maître, mais il eut la présence d’esprit de se maîtriser. Finalement, il haussa les épaules :

— Cela n’a pas grande importance pour le moment. Évidemment, si le bonhomme se montrait plus curieux, il faudrait songer… disons à l’éloigner. Mais ne t’en soucie pas trop ! Nous en reparlerons…

D’un geste presque dédaigneux de la main, il donna congé à son visiteur puis s’absorba dans l’agencement de ses fragments de papyrus, les tournant et retournant avec mille précautions car le temps les avait fragilisés. Durant des heures, il se concentra sur sa tâche au point que ses yeux fatigués le brûlaient. Et soudain, quand le premier rayon de l’aurore se glissa dans l’étroite fenêtre, il poussa un cri de joie. La bonne reconstitution des fragments venait de lui apparaître… les déchirures coïncidaient…

Évidemment, il ne pouvait prétendre avoir trouvé la solution de l’énigme puisqu’il n’avait jamais su lire les hiéroglyphes – et les caractères du document étaient encore plus hermétiques –, mais à certain détail il pensait avoir reconnu l’endroit grossièrement évoqué. En outre, il connaissait celui qui pourrait le traduire…

S’efforçant d’empêcher ses mains de trembler, il se livra à une dernière manipulation. Dès lors les éléments s’imbriquèrent presque automatiquement. Il manquait seulement un morceau, et c’est ce fragment insignifiant qui avait faussé les données du problème. Maintenant tout irait bien ! Il tenait le plan…

La joie fut si violente qu’il dut résister à une envie de crier. Il se sentait le maître du monde et son exaltation éteignit son paroxysme. Nul doute qu’à cette victoire s’en ajouterait une autre et que Salima s’abandonnerait enfin à lui ! Salima qu’il désirait depuis l’adolescence et qui serait son plus éclatant triomphe !

Il eut l’impulsion de la rejoindre, de lui dire… mais non ! Sa tâche n’était pas achevée. Le moindre courant d’air pourrait bouleverser ce qu’il venait de reconstituer. Aussi, renonçant même à appeler pour qu’on lui serve du café, il alla s’assurer que la porte était bien fermée, tourna deux fois la clef, chercha de la colle et revint se mettre à l’ouvrage. Avec un soin quasi maniaque, il fixa par un point adhésif chaque fragment.

En dépit de la fraîcheur du matin, il était en nage quand ce fut fini. Il attendit que son travail fut sec, prit une autre feuille de papier semblable à celle qui servait de support, et l’en recouvrit. Puis il choisit parmi les livres qui l’environnaient un gros in-quarto traitant de la faune et de la flore du désert, y plaça le plan reconstitué, referma et alla remettre le livre où il l’avait pris, c’est-à-dire sous une pile d’autres plus petits. Le poids achèverait d’aplatir le papier et il serait mieux protégé que dans n’importe quel coffre.

Alors seulement il s’accorda le droit de respirer, rouvrit la porte, appela pour qu’on lui apporte du café qu’il but avec délectation. Jamais il ne l’avait trouvé si délicieux ! Incapable sur le moment de s’éloigner de son trésor, il s’étendit sur l’un des divans pour se détendre les nerfs. Il avait le plan, il avait la clef. Ne manquait plus que l’Anneau ! À tout prix, il devait se le procurer. Ce serait trop bête, après la découverte, de tomber sous le coup d’une malédiction dont il ne doutait pas !

Enfin, il s’endormit.

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