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Le veilleur

Le petit avion qui avait survolé les ruines ramenait le colonel Sargent mais aussi Abd el-Malik Pacha, chef suprême de la Police royale égyptienne. C’était la fin de Keitoun. Arrêté sur-le-champ et mis en cellule par ses propres hommes – avec une certaine jubilation parce qu’il n’était pas aimé ! – en attendant d’être transféré au Caire pour y être jugé, Keitoun ne fit preuve d’aucune grandeur dans l’adversité, accusant Assouari et ses Nubiens de l’avoir terrorisé, jurant n’avoir jamais tué personne et s’être contenté de fermer les yeux sur les agissements du prince. Condamné à une lourde peine de prison, on apprit par la suite qu’il s’était suicidé, ne pouvant plus supporter une existence sans pistaches et sans narghilé…

Grâce au témoignage d’Adalbert, d’Aldo et de Marie-Angéline, la princesse Shakiar ne fut pas inquiétée. Tous trois déclarèrent d’une même voix devant le haut fonctionnaire qu’elle avait tiré pour tenter de sauver Salima qu’Ali Assouari avait ordonné à ses sbires de jeter au fleuve, ce que les passagers de l’avion avaient pu apercevoir ne s’inscrivant nullement à l’encontre de ce que ces trois-là affirmaient.

Auparavant, cependant, il y avait eu le retour de Sargent auprès de son épouse, retranchée dans l’appartement de Mme de Sommières pour y attendre l’issue de cette nuit cruciale, et aussi que la fatigue vienne à bout du vacarme américain.

Lady Clémentine avait montré tant de douloureuse anxiété que l’on aurait pu penser qu’elle se précipiterait en pleurant dans les bras de son époux. Or, il n’en fut rien :

— D’où vient que vous n’ayez pas jugé à propos de donner de vos nouvelles, John ? dit-elle avec une dignité n’excluant pas un léger reproche. Vous m’avez habituée à plus de considération !

Devant cette belle démonstration du célèbre « self control » britannique, le coupable se contenta de sourire :

— Vous me connaissez assez, Clémentine, pour savoir que rien ne saurait entamer ma considération. Simplement, il m’a été impossible de vous appeler. En arrivant au consulat général où je me suis rendu en descendant du train, j’ai appris que Sir Francis Allenby était parti pour Alexandrie dont j’ai pris immédiatement le chemin… pour constater qu’il n’y était plus. Je l’ai enfin rejoint à Ismaïlia où il présidait je ne sais quelle cérémonie sur le canal avant de rentrer au Caire. Je l’ai suivi, bien entendu, et le temps de régler notre problème, il n’y avait plus que celui de prendre la voie des airs. Et comme ce n’est pas à vous que j’apprendrai la longueur des attentes téléphoniques…

Il ne restait plus qu’à aller se coucher, ce que tout le monde fit avec d’autant plus d’empressement que les gens du cinéma s’y étaient enfin résolus…

Retrouvé dans le Nil, le corps de Salima alla rejoindre ses ancêtres dans le petit sanctuaire voisin du château du Fleuve. Ainsi en avait décidé la princesse Shakiar. Qu’Ali l’ait épousée ou non, la mère se refusait à l’étendre pour l’éternité auprès de celui qui l’avait détruite avec une telle cruauté. Nul ne lui contesta son droit après qu’elle eut hautement revendiqué sa maternité.

Toute la ville, gouverneur en tête, assista derrière elle aux funérailles simples et émouvantes qu’elle avait ordonnées. Plus d’un avait les larmes aux yeux. Adalbert évidemment mais aussi Marie-Angéline. Ce qui ne manqua pas d’étonner Mme de Sommières :

— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? chuchota-t-elle. J’étais persuadée que vous ne l’aimiez pas ?

— Nous pouvons même dire que je la détestais !

— Alors pourquoi ces larmes… de crocodile ?

— Je pleure sur une belle histoire d’amour ! C’est aussi bête que cela…

La marquise retint un sourire qui eût été malvenu. Elle savait qu’avec son « fidèle bedeau » il fallait s’attendre à tout. Elle-même ne pouvait se défendre d’une émotion en face de cette tragédie, mais s’avouait volontiers satisfaite de voir s’achever cette dangereuse aventure qui l’avait fait trembler plus qu’elle ne voulait l’admettre. Grâce à Dieu, on allait pouvoir rentrer chacun chez soi !

Aldo éprouvait le même soulagement mais le chagrin d’Adalbert le tourmentait parce qu’il ne soupçonnait pas qu’il fût atteint si profondément. Il est vrai que ses précédentes affaires de cœur ne s’étaient jamais terminées aussi dramatiquement. Restait à savoir si la passion de son métier serait suffisamment forte pour permettre à l’archéologue de prendre le dessus ? Il serait dommage qu’il en fût autrement puisqu’il allait être en possession des meilleures armes pour se lancer à la recherche de la Reine Inconnue. Il avait déjà l’Anneau et, ce soir, après les funérailles, Marie-Angéline lui remettrait la clef si prestement récupérée sur le cadavre d’Assouari. Ne manquait que le plan, mais il devait se cacher quelque part dans le vieux château ou dans le palais d’Éléphantine, et la princesse Shakiar lui fournirait toutes les autorisations qu’il voudrait. Elle semblait l’avoir pris en amitié, sinon en affection, depuis la nuit tragique, et avait tenu à ce qu’il soit à ses côtés pour le dernier voyage de Salima. Enfin, il y avait aussi Henri Lassalle qui ne demandait pas mieux que d’assister son élève et le soutenir dans ses recherches. En vérité, Aldo allait pouvoir rentrer à Venise sans trop se tourmenter. S’il découvrait la tombe légendaire, le triomphe guérirait Adalbert…

Or, ce soir-là, à l’issue du dîner que l’on prit avec les Sargent – ils quittaient Assouan le lendemain – dans un Cataract bienheureusement rendu à sa sérénité par le départ inopiné des gens du cinéma (mis en déroute grâce au romanesque enlèvement de la blonde vedette par un beau – et riche ! – Égyptien dans la meilleure tradition hollywoodienne des années 20), Plan-Crépin ne remit pas la croix d’orichalque à Adalbert, se contentant de dire :

— Je voudrais auparavant vous montrer quelque chose… mais seulement à vous deux. Pas question d’inviter M. Lassalle !


Ils étaient donc partis au petit matin, équipés pour une marche en terrain accidenté avec des sacs à dos contenant des outils et des provisions pour la journée. Un bateau loué par Aldo les avait déposés sur la rive gauche du Nil, largement au-delà de l’île Isis, avec la consigne de les attendre. Le patron était un vague cousin du jeune Hakim et celui-ci l’avait choisi parce que c’était l’être le moins curieux de la terre. À entendre le gamin, il n’était même pas très intelligent : son idéal dans la vie se bornait à manger et à faire la sieste à l’ombre d’un palmier.

À présent, ils cheminaient les uns derrière les autres sur un sentier de sable et de pierrailles à peine tracé. Hakim allait devant de son allure dansante, visiblement empli de joie que sa fidèle cliente qui était devenue son amie eût réclamé sa présence pour cette excursion sans lui cacher qu’elle serait la dernière. À Aldo qui s’en étonnait :

— Depuis le temps que vous venez ici, vous avez encore besoin de lui ?

Elle lui avait répondu, avec une gravité inhabituelle :

— C’est pour moi une question d’honneur ! Sans lui, je n’aurais rien su et rien ne serait possible.

Il n’avait pas insisté. Hakim et ses yeux noirs qui regardaient si droit lui plaisaient et maintenant, c’était animé d’une sorte d’excitation chargée d’attente qu’il suivait les pas solides de Marie-Angéline, son casque colonial et ses lunettes noires. Cette sacrée fille était bien capable d’avoir déniché une piste vers la légende sur laquelle tant de gens se cassaient les dents tout en affectant de ne pas y croire…

Adalbert fermait la marche et ne pensait à rien, trop obnubilé par son chagrin pour voir dans cette expédition autre chose qu’une lubie de vieille fille ou plutôt l’exécution d’une de ces idées géniales comme en pondaient depuis longtemps tous les archéologues néophytes. Mais il s’y pliait de bon cœur parce qu’il lui devait bien cela…

Le soleil s’était levé derrière la ville d’Assouan. Il avait commencé l’ascension d’un ciel bleu que le zénith ferait presque blanc. La chaleur, elle aussi, allait monter. Les signes avant-coureurs de l’été torride s’annonçaient, faisant fuir vers l’Europe la plupart des touristes assez fortunés pour s’offrir un séjour en Égypte et aussi ceux de ses confrères qui n’avaient pas le cuir assez tanné pour affronter sans dommages les fureurs de Râ. Lui-même les imiterait, car il éprouvait une lassitude plus forte que de coutume. Sa mission se terminait sur un échec total aggravé d’une blessure. Aussi ressentait-il la nécessité de retrouver la France, le ciel clément de Paris, la verdure de ses arbres et de ses jardins, et son confortable appartement du quartier Monceau, plein de trésors sur lesquels veillait Théobald, son indispensable factotum qui devant un fourneau atteignait parfois au sublime ! Reviendrait-il l’an prochain ? Peut-être ou peut-être pas. Il faudrait avoir la chance de dénicher une piste vers quelque sépulture royale…

Le chemin montait en s’écartant du fleuve. On n’apercevait plus qu’à peine, sur la rive opposée, la demeure vide d’Ibrahim Bey. Qu’allait-elle devenir puisqu’il n’y avait plus personne pour l’occuper ? La ville la récupérerait-elle pour en faire, sinon un musée, du moins un lieu de rencontres, ou bien la mettrait-elle en vente ? Si c’était le cas, pourquoi ne s’en rendrait-il pas acquéreur ? Il en avait les moyens et cela lui permettrait de séjourner près de la tombe de Salima…

On progressait depuis plus d’une heure sur ce sentier qui avait l’air de ne mener nulle part sauf à une sorte de falaise, un amas de rocs roux rébarbatifs à souhait :

— C’est encore loin ? grogna Aldo qui, en digne fils de la mer, n’appréciait que modérément les charmes de la montagne.

— Nous arrivons !

On venait de franchir une bosse derrière laquelle apparut soudain une maisonnette, un cube de couleur sable abrité par un acacia centenaire, cet arbre du désert dont les racines s’enfoncent profondément dans la terre pour en tirer sa subsistance. Celui-là était si chenu, si tordu qu’il était peut-être né au temps de Saladin ou même avant. Attenant à la maison, il y avait un banc de pierre et sur ce banc un homme était assis, une longue canne au bout recourbé semblable à celle des bergers posée près de lui. Sa robe effrangée, son étroit turban mais aussi son visage étaient de la couleur même du mur auquel il s’adossait. C’était un très vieil homme dont le corps, la figure desséchée semblaient n’avoir plus de substance. Des mèches de cheveux blancs tombaient de sa coiffure. Son visage recuit par le soleil n’était qu’un lacis de rides entourant une bouche privée de la majeure partie de ses dents mais ses yeux, incroyablement jeunes, incroyablement bleus, reflétaient le ciel.

En l’apercevant, Hakim courut s’agenouiller devant lui en posant à ses pieds le sac qu’il portait. Le vieil homme mit alors ses deux mains sur sa tête avec une grande douceur. Les trois autres s’arrêtèrent à quelques pas, se contentant de regarder :

— Il me semble vous avoir entendu dire que c’était son grand-père ? demanda Aldo à Marie-Angéline.

— Je l’ai cru d’abord, mais en fait il est peut-être celui de tous les orphelins du pays. Hassan – c’est son nom ! – est si âgé que personne ne se souvient de l’avoir connu jeune. Hakim prétend qu’il est là depuis très, très longtemps.

— Vous n’essayez pas de me faire croire qu’il est immortel ? émit Adalbert, caustique.

— Non mais, toujours selon Hakim, lorsqu’il mourra, son corps disparaîtra et un autre, moins vieux, prendra sa place. Il en serait ainsi depuis la nuit des temps. Inutile d’ajouter qu’il est vénéré dans toute la région…

— De quoi vit-il ? intervint Aldo. Il n’y a rien dans le coin que cet acacia.

— Là-bas, sur la rive du Nil, se trouve un village. Ce sont ses habitants qui veillent à ce qu’il ne manque de rien. D’ailleurs il y a un puits derrière ce pan de mur écroulé dont on ne sait ce que ce pouvait être… Maintenant, c’est à moi d’aller le saluer. Il m’accueille habituellement avec bonté et nous avons souvent parlé ensemble. Il dit des choses extraordinaires… Ah, j’allais oublier…

Elle tendit à Adalbert la croix d’orichalque enveloppée d’une étoffe de soie :

— Quand je vous dirai d’approcher, vous le saluerez, respectueusement, puis vous lui montrerez ceci ! En outre c’est l’occasion de passer l’Anneau à votre doigt…

Le vieil homme ayant tourné le regard vers elle en souriant, elle s’avança et s’agenouilla près de lui, offrit ses mains qu’il prit dans les siennes dans un geste plein de chaleur.

— Je me demande, chuchota Adalbert, ce que penseraient ses copines de la messe de six heures à Saint-Augustin si elles pouvaient la voir en ce moment ?

Aldo le dévisagea. L’ancien Adalbert allait-il enfin refaire surface ? C’était tellement inattendu, surtout à cet instant un rien solennel, qu’il aurait pu en pleurer de joie ! Mais déjà, on leur faisait signe d’approcher.

Ils s’inclinèrent tandis que Plan-Crépin les présentait en ajoutant qu’ils étaient ses amis les plus chers. L’aisance dont l’incroyable fille faisait preuve en maniant l’arabe – une acquisition récente pour elle ! – les sidérait. Puis Adalbert découvrit la croix ansée et la présenta à plat sur sa main au vieillard sur lequel elle eut un effet magique : ses yeux s’agrandirent et il posa dessus ses deux paumes un peu tremblantes. Après quoi, il se leva, s’inclina, saisit son bâton et se mit en marche vers les grands rochers en faisant signe aux autres de le suivre. Lentement, il gravit la pente relativement douce mais qui allait en s’accentuant. Ici, plus de sentier. Le vieillard traçait son chemin dans le sable durci mêlé de cailloux sans marquer la moindre hésitation.

On monta ainsi pendant près d’une demi-heure avant d’atteindre le pied de la muraille naturelle, mais Hassan ne s’y arrêta pas, poursuivant sa route en la contournant. Enfin se présenta une faille si étroite qu’il semblait impossible de s’y faufiler. Pourtant, il renouvela son invitation à le suivre et s’y introduisit avec d’autant moins de peine qu’elle s’élargissait presque aussitôt. Pas beaucoup il est vrai, mais suffisamment pour qu’Adalbert, le plus épais des quatre, réussisse à s’y introduire.

C’était en fait une caverne assez obscure dont le sol pierreux s’abaissait graduellement et paraissait plonger dans les entrailles de la terre. Le guide prit alors dans sa robe élimée un briquet et une chandelle qu’il alluma puis, levant le bras, il éclaira quelque chose : l’esquisse d’une croix ansée tracée en creux dans le rocher, et fît signe à Adalbert d’approcher. Déjà celui-ci l’avait sortie de son sac et allumé une torche électrique dont la vive lumière éclaira plus nettement les détails : plusieurs petits trous correspondant sans doute aux légères excroissances que présentait l’une des faces de la croix.

— C’est là, souffla le vieil homme. Du moins c’est ce que la tradition nous enseigne depuis toujours à nous qui sommes les veilleurs !

Puis s’effaçant pour laisser place à Adalbert :

— Si Celle dont on ne connaît pas le nom est là, veille à ne pas l’offenser et crains la malédiction des dieux !

La main de l’archéologue tremblait quand il approcha la croix de l’emplacement qui semblait l’attendre. Elle s’y adapta parfaitement… Les cœurs battaient lourdement dans les poitrines oppressées… D’abord il ne se produisit rien. Adalbert alors appuya plus fort et un pan de muraille large d’environ un mètre se détacha sans bruit, tournant vers l’intérieur sur d’invisibles charnières. Au-delà, un escalier s’enfonçait dans le sol…

Aldo et Adalbert se regardèrent avec une vague angoisse. Cela avait été si facile ! Comment croire que ce mécanisme étonnamment silencieux pût avoir été construit plusieurs dizaines de siècles avant eux ?

— Tu as l’Anneau, murmura le premier. C’est à toi que revient l’honneur…

— … et le danger souffla Marie-Angéline. Qui sait si cette porte ne se refermera pas sur lui ?

— Tant que la croix est à l’intérieur, cela ne devrait pas se produire… Il vaut peut-être mieux que j’y aille seul, dit Adalbert. Si le panneau se refermait, vous pourriez ouvrir…

Il avait tiré l’Anneau d’une poche de poitrine de sa chemise kaki et le passait à son pouce pendant qu’Aldo allumait aussi une lampe électrique pour éclairer les marches. Il s’inquiéta :

— Tu ne vas jamais pouvoir respirer là-dedans ?

— C’est quelquefois plus facile qu’on ne pense. Et puis j’ai l’habitude !

Sans aucun doute, pourtant en regardant son ami disparaître dans les entrailles de la terre, son cœur se serra. Marie-Angéline devait éprouver une sensation analogue parce qu’elle se rapprocha instinctivement de lui. Pour la rassurer, il essaya la plaisanterie :

— Impressionnant, non ? Il va falloir vous y faire, si vous optez un jour pour l’archéologie active ! Il y a de la taupe et du blaireau dans la profession.

— Cela dépend quel maître on suit, riposta-t-elle avec un regard indigné.

Peu à peu, le cône lumineux diminua et disparut. Pour ceux qui restaient en surface, l’attente commençait…


Au bas de l’escalier, Adalbert trouva un couloir parfaitement taillé mais sans aucun ornement. Il progressait lentement, attentif à l’endroit où il posait les pieds, connaissant, d’expérience, les pièges – sol qui se dérobe soudain ou fosse hérissée de piques obligeant à raser les murs – que l’invention des anciens s’était plu à semer sous les pas de l’imprudent. Mais il ne rencontra rien de semblable. Tout, au contraire, paraissait incroyablement aisé. De même, il n’éprouvait aucune difficulté à respirer. Aucune odeur déplaisante non plus mais une imprécise senteur de myrrhe apaisante pour les battements désordonnés de son cœur. Pas davantage de crainte ! Il se sentait léger, heureux comme s’il allait à un rendez-vous donné par une jolie femme. Et au fond c’en était un, à cette différence près que la Reine Inconnue, s’il avait la chance inouïe de la rencontrer, ne serait certainement plus qu’un corps décharné, parcheminé, enveloppé de bandelettes de lin sous une gaine d’or à son effigie puisque, selon la vieille légende, les Égyptiens auraient hérité leur savoir de ces Atlantes qui avaient su porter leur civilisation et leurs techniques à un degré exceptionnel. Pourtant, même cette idée-là ne parvenait pas à ternir l’ivresse indéfinissable qu’il ressentait, identique à celle que procurent au plongeur les profondeurs océaniques…

La vue inopinée d’un mur surgi devant lui le ramena à la réalité. Lisse et nu, il doucha son enthousiasme : c’était trop facile, aussi ! Il allait falloir jouer de la pioche… mais il s’aperçut vite de son erreur : ce n’était qu’un décrochement au-delà duquel le couloir effectuait un coude. Soulagé, il l’emprunta en se traitant d’imbécile. C’est alors que la lumière de sa torche lui revint en pleine figure en même temps qu’une forme humaine se dessinait derrière. C’était comme si quelqu’un venait à sa rencontre…

Il lui fallut un moment pour comprendre que c’était son image et qu’il avait devant lui un miroir d’une facture inconnue dans lequel il se reflétait avec cependant des teintes différentes, dorées et rosées. Il finit par se rendre compte qu’une porte recouverte d’orichalque lui interdisait le passage. Restait à savoir comment l’ouvrir !

Calant la lampe sous son bras, Adalbert y appuya les deux mains sans obtenir aucun résultat. Elle ne bougea pas. Il pensa qu’elle était scellée et que le seul moyen était de la fracasser, mais c’était une véritable œuvre d’art contre laquelle la moindre violence était impensable… Elle était bordée sur tous les côtés d’une frise gravée représentant des oiseaux et des fleurs réalisés avec une délicatesse infinie. Jamais il ne pourrait se résoudre à la détruire !

Malheureux tout à coup, il posa la lampe à terre et passa ses mains le long de la frise dans l’espoir de trouver un point jouant le même rôle que la croix dans le rocher, mais rien ne vint…

Il s’assit sur le sol, laissant la lumière refaire le parcours de ses mains, lentement, très lentement… Il avait presque fini le tour quand il remarqua, en bas et dans un coin, une petite fleur de lotus penchée dont le pistil était composé d’une croix ansée renversée présentant un infime renflement. S’il y avait une chance, ce ne pouvait être qu’à cet endroit…

Tendant une main singulièrement nerveuse, il toucha le lotus. Sa gorge était sèche comme du papier buvard. Il appuya une fois, deux fois, déjà proche du désespoir parce que rien ne se produisait. À la troisième cependant le pistil s’enfonça, un déclic à peine audible se fit entendre et le panneau d’orichalque se mit à descendre…

Adalbert se releva mais dut s’adosser à la paroi rocheuse. Ses jambes vacillaient, son pouls s’accélérait et son cœur battait la chamade. Il crut un instant qu’il ne pourrait faire un pas de plus. Il tendit le bras, dirigeant le jet lumineux à l’intérieur de l’ouverture obscure. Des éclairs dorés s’allumèrent à mesure que la lampe balayait le lieu. Alors il retrouva son équilibre, ce qui lui permit de pénétrer plus avant. Il se figea, stupéfait, ébloui. Jamais il n’avait imaginé contempler un jour pareil spectacle… Ce tombeau ne ressemblait à aucun de ceux qu’il avait pu rencontrer au cours de sa carrière.

La salle qui se présentait à lui était ronde. Ses parois alternaient des demi-colonnes dont le style évoquait l’art dorique et de grandes plaques d’orichalque sur lesquelles étaient gravés des hiéroglyphes étranges qu’il ne pouvait déchiffrer parce que plus proches des Mayas que des Égyptiens. Adalbert ne s’y attarda pas. Et pas davantage sur la multitude d’objets – lit, coffres, objets d’art ou d’usage tous en or, émaillés ou sertis de turquoises ou d’émeraudes, tous disposés soigneusement de façon à recréer l’appartement d’une reine ou d’une jolie femme. Ils environnaient non un sarcophage mais une sorte d’autel sur lequel une forme blanche était étendue vers laquelle il dirigea le faisceau lumineux avec une crainte sacrée, et qu’il découvrit en se demandant s’il ne rêvait pas. Cela ressemblait à une châsse de verre insérée dans une armature d’or au sein de laquelle était couchée la forme blanche d’une femme, une vraie, pas une momie, aussi naturelle que si elle venait de s’étendre là pour s’endormir.

La peau légèrement ivoire, les longs cheveux noirs retenus par un diadème d’étoiles, d’émeraudes encadrant le trident de Poséidon taillé dans la même pierre. Les cils immenses, les délicates mains fines croisées sur la poitrine, la nacre des dents que laissait entrevoir l’esquisse d’un sourire, le corps enfin sobrement vêtu de lin plissé laissant deviner des formes exquises, tout était merveilleusement réel… Tout était à l’image même de Salima !

Elle faisait resurgir le conte de La Belle au bois dormant, à cette différence près qu’elle n’avait pas traversé un seul siècle mais plusieurs milliers !

Bouleversé, Adalbert se laissa tomber à genoux sur les marches, luttant contre l’envie d’enlever le coffre de verre pour la toucher… peut-être pour poser un baiser sur les lèvres décolorées avec l’espoir fou d’y ramener le souffle de vie mais, s’il posa les mains sur la paroi translucide, il n’osa pas s’aventurer plus loin par crainte de la voir se racornir sous ses yeux, devenir semblable à ces formes momifiées allongées sur des bancs devant chaque pilier de la salle. C’étaient sans doute les serviteurs qui s’étaient enfermés là pour accompagner leur reine dans la mort… une reine dont on ne savait toujours pas le nom. Aucune inscription sur le socle d’or qui la soutenait ! Pour quoi faire, d’ailleurs, puisque ce tombeau fabuleux devait rester à jamais ignoré ?

Il aurait aimé pouvoir lire les inscriptions des murs mais, encore qu’il discernât dans plusieurs d’entre elles des analogies avec les hiéroglyphes qui lui étaient tellement familiers, c’était insuffisant pour déchiffrer leur signification. Il aurait fallu l’équivalent de la pierre de Rosette qui avait livré à Champollion la clef de l’antique écriture. Or, à l’exception de ces plaques murales dont l’archéologue finit par penser quelles devaient composer un livre, il n’y avait aucun support d’écriture : pas le moindre rouleau de papyrus ni quoi que ce soit d’autre…

Adalbert pensa cependant qu’il avait du exister un lien entre l’époque atlante et la haute Antiquité égyptienne. Quelqu’un avait survécu à la catastrophe, quelqu’un savait qui avait pu transmettre une partie des secrets, qui avait peut-être recréé une écriture. Peut être ce Grand Prêtre Jua dans la tombe duquel Howard Carter avait trouvé l’Anneau ? À moins que celui là aussi ne soit trop récent. Alors ?

Alors, il avait dû exister un ou plusieurs chaînons manquants et l’énigme ne serait jamais résolue… comme demeurerait à l’état de légende la tombe de la Reine Inconnue, même si Adalbert lui-même cherchait à découvrir ce chaînon.

Il resta là un long moment à la contempler. Elle était si merveilleusement belle dans sa simplicité ! Le diadème d’émeraudes était sa seule parure au milieu d’un fantastique trésor car, des pierres non montées, il y en avait partout sur les meubles d’or, dans des coffrets, dans des coupes, jusque sur les marches du sarcophage de verre. De quoi susciter toutes les cupidités, toutes les bassesses, et point n’était besoin d’une grande imagination pour prévoir leur ignoble ruée dans ce sanctuaire si le secret s’éventait…

Le temps passait sans qu’il en eût conscience, perdu qu’il était dans son rêve éveillé. Ce fut sa lampe qui, en donnant des signes de fatigue, le rappela à la réalité. Alors il posa sur le coffre de verre le baiser qu’il ne pouvait donner et, sans rien emporter, sans rien toucher, il sortit du tombeau. La dalle d’orichalque se referma d’elle-même dès qu’il l’eut franchie.


En regagnant la caverne, il vit Aldo et Marie-Angéline qui l’attendaient, assis chacun sur un rocher. Ils avaient l’air de dormir. Aldo ne fumait même pas, sans doute pour ne pas laisser l’odeur du tabac révéler leur présence. Mais le visage encore ébloui d’Adalbert les frappa.

— Alors ? demandèrent-ils avec un bel ensemble.

— Je n’aurais jamais cru qu’il me serait donné de contempler une telle splendeur ! Tu veux aller voir ? ajouta-t-il en tendant l’Anneau à son ami, mais avec un semblant de réticence qu’Aldo comprit :

— Non ! Tu sais depuis combien de temps tu es descendu ?

— Je ne l’ai pas vu passer. C’est ma lampe qui m’a rappelé à la réalité.

— Cinq heures ! Nous commencions à penser qu’il faudrait peut-être vérifier si tu avais besoin d’aide… ou au moins de piles neuves ?

— Et vous, Marie-Angéline ?

Elle refusa d’un signe de tête sans rien dire, devinant que sa curiosité choquerait Adalbert. Il donnait tellement l’impression de revenir d’ailleurs !

— Que faisons-nous ? demanda Aldo.

— D’abord, il faut remercier et saluer le vieil homme et puis nous rentrons !

Adalbert alla retirer la croix et le rocher se referma derrière lui silencieusement mais, s’il accepta l’enveloppe de soie que lui tendait Plan-Crépin, il ne la lui rendit pas. Elle ne put retenir la curiosité qui la dévorait :

— Vous avez l’intention de revenir demain et d’entreprendre…

— Rien du tout ! fit-il en souriant. Je ne reviendrai jamais… Je vous demanderai à tous les deux d’oublier que nous sommes venus ici… sauf évidemment pour Mme de Sommières. Mais rassurez-vous, je vous raconterai…

— Et… à M. Lassalle aussi ? s’inquiéta-t-elle d’un ton soupçonneux qui le fit rire.

— À lui moins qu’à tout autre ! Il deviendrait fou !


Après le dîner, ce soir-là, on se réunit dans le petit salon de Tante Amélie pour entendre le récit d’Adalbert. Son talent oratoire joint à l’émotion qu’il avait ressentie en fit un moment de pure beauté. Il omit seulement de dire que Salima avait été le portrait vivant de la belle endormie. Ce détail-là, il le réservait aux seules oreilles d’Aldo pour ne pas attrister Marie-Angéline.

— Magnifique ! applaudit la marquise quand il eut fini. J’ai retrouvé en vous écoutant mes rêves de petite fille quand ma mère me lisait un conte de fées ! Mais il est dommage que vous n’ayez pu déchiffrer l’écriture de cette fabuleuse époque. Ainsi, vous ne savez toujours pas son nom ?

— Hélas, non ! Elle est et restera la Reine Inconnue. Et je pense sincèrement que c’est aussi bien ainsi… Au fait, Marie-Angéline, je voudrais vous demander de me montrer les dessins que vous avez réalisés depuis votre arrivée… Cela ne vous ennuie pas ?

— Non, naturellement !

Elle alla les chercher. Croquis à la sanguine, dessins et aquarelles. Il y en avait une collection, représentant le temple de Khnoum, les tombeaux des princes, le vieux monastère Saint-Siméon mais aussi des portraits d’Hakim et d’autres gamins. L’un, frappant, du Veilleur, et aussi plusieurs dessins de la falaise enfermant le tombeau. Adalbert les examina longuement, ne sachant trop comment dire à l’artiste qu’il souhaitait les détruire et qu’il le regrettait car il y avait là énormément de talent…

Comme le silence se prolongeait, Aldo ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais Marie-Angéline le retint du geste. Puis reprenant tranquillement les aquarelles à Adalbert, elle les déchira :

— C’est bien cela que vous souhaitiez, n’est-ce pas ?

Trop touché pour répondre, il la prit aux épaules et l’embrassa…


Quand les deux hommes sortirent pour leur habituelle promenade nocturne, minuit venait de sonner à l’horloge du palais gouvernemental. Ils étaient fatigués par leur expédition mais éprouvaient le besoin d’être seuls ensemble. Cette fois, ils descendirent jusqu’au fleuve et prirent la Corniche quasi déserte à cette heure… Sauf deux fiacres qui sans doute allaient remiser.

Ils fumèrent un moment en silence, goûtant la paix intérieure et surtout l’entente absolue qui les avait désertés ces derniers temps. La nuit semée d’étoiles innombrables était belle et douce, en pleine harmonie avec leurs âmes. Ce fut quand la Corniche fut devenue route qu’Aldo s’aperçut qu’ils étaient déjà loin :

— Tu comptes m’emmener comme ça jusqu’à Kom Ombo ?

— Non, mais j’ai quelque chose à te dire. Ce soir, quand j’ai décrit le tombeau, j’ai omis, volontairement, un… détail d’une extrême importance pour moi : la ressemblance hallucinante de la Reine avec…

— … Salima Hayoun ?

— Comment as-tu deviné ?

Aldo jeta sa cigarette et glissa son bras sous celui de son ami :

— Je te connais par cœur, tu sais ? Plus, je crois bien, que si nous étions frères de sang. En remontant du tombeau, cet après-midi, ton visage exprimait une telle béatitude que la joie de la découverte n’expliquait pas tout. Et certainement pas la description que tu as donnée de la belle endormie : une beauté systématiquement à l’opposé de la réalité. C’est le portrait de Néfertari que tu as tracé. Tu n’as pas osé la faire blonde mais c’est tout juste !

— Autrement dit, je n’ai trompé personne ?

— Oh si, parce que c’était franchement très réussi et je pense que nos dames ont tout avalé. Quoique, avec Tante Amélie, on ne sait jamais. Mais en ce qui concerne Plan-Crépin, tes paroles ont valeur d’évangile. Elle nage dans la joie depuis que tu as dit que tu ne reviendrais plus au tombeau et nous as priés de garder le secret. Comme tu vois, ton but est atteint… et ce n’était pas la peine d’infliger un effort supplémentaire à mes pauvres pieds fatigués pour me confier cela… On rentre ?

— Attends ! J’ai encore un devoir à accomplir…

Il s’écarta de quelques pas, sortit d’une poche de son smoking la croix ansée et, de toute sa force, la lança dans le Nil.

— Le fleuve est profond ici et l’endroit est désert. Personne ne pourra retrouver la clef du tombeau. Qu’elle repose en paix, Celle…

— … à laquelle tu as donné un nom, je suppose ?

— Si ta supposition est Salima, tu te trompes. Pour moi, la Reine Inconnue est devenue… Elle !

Cette fois, Aldo ne trouva rien à dire. Quant au British qui pouvait faire le deuil de son bien, il eût été mal venu d’y faire allusion.


Le moment du départ était venu. La veille, tout le monde était invité à dîner chez un Lassalle transporté de joie et d’espoir. Il venait d’acheter le château du Fleuve au gouvernement devenu seul héritier et entendait fêter l’événement.

— Je vais en prendre grand soin mais nous allons pouvoir, toi et moi, le fouiller de fond en comble, annonça-t-il à Adalbert. Il faut absolument que nous retrouvions le fameux plan reconstitué par ce démon d’Assouari…

— Pardon de vous décevoir, mon cher Henri, mais vous chercherez sans moi. La chaleur va bientôt être étouffante et je suis vraiment fatigué.

— Toi ? Fatigué ? Bâti comme tu l’es ?

— Je n’ai plus vingt ans et j’éprouve le besoin de retrouver le parc Monceau. Comme Mme de Sommières et Marie-Angéline.

— Mais tu reviendras, j’espère ?

— Pourquoi voulez-vous que je renonce à un métier que j’adore et surtout à l’Égypte ? La Mésopotamie ne m’a jamais attiré…

— Ah, je préfère cela !

On s’était quittés amis comme autrefois…

Après toutes ces émotions, Mme de Sommières avait décidé de descendre le Nil jusqu’au Caire. Elle détestait les trains égyptiens qu’elle jugeait inconfortables. Ce serait déjà suffisant d’en prendre un pour Port-Saïd d’où les Messageries maritimes la ramèneraient à Marseille. D’habitude Plan-Crépin n’y voyait aucun inconvénient mais, ayant espéré qu’Adalbert, sinon Aldo, les accompagnerait à Paris, elle ne put cacher sa déception :

— Nous nous y retrouverons, lui dit celui-là en manière de consolation. Permettez-moi d’escorter Aldo jusqu’au bateau. Ce serait tellement triste pour lui de repartir seul ! (Puis la prenant par le bras pour l’entraîner à l’écart, il ajouta :) D’autant plus qu’il n’a aucune nouvelle de Venise et qu’il se demande comment Lisa va le recevoir… en admettant qu’elle soit rentrée !

— Elle aurait mauvaise grâce ! Ce n’est pas la première fois, loin de là, qu’Aldo est retenu au loin par sa profession. Lisa est quelqu’un d’intelligent qui ne s’abaisserait pas à ce genre de mesquineries !

— Sans aucun doute, mais elle commence peut-être à se lasser de voir son époux filer au bout du monde toutes les trois minutes…

— N’exagérons rien ! D’abord, il ne file pas toutes les trois minutes, comme vous dites. Ensuite, ce n’est jamais pour courir la gueuse mais parce qu’il est un expert en joyaux mondialement connu. Enfin, je vous ferai remarquer qu’elle ne se prive pas, elle, de « filer » à tout bout de champ chez sa grand-mère avec sa marmaille sans s’inquiéter si lui ne trouve pas le temps long ! Et je suis persuadée que notre marquise pense comme moi !

— Quoi qu’il en soit, laissez-moi rester avec lui le plus longtemps possible ! Je vous promets qu’on se reverra !

— Il ne manquerait plus que ça ! D’autant que nous n’avons pas quitté Aldo d’une semelle, Tante Amélie et moi ! On peut en appeler à notre témoignage. Bon ! Je crois que vous avez raison ! Je me demande même si…

— Ne vous demandez rien ! La cause est entendue !

Et il l’embrassa sur le front avant d’aller finir ses valises.


Le lendemain, après avoir accompagné les deux femmes au bateau, Aldo et Adalbert s’en allèrent prendre leur train. Celui de nuit, afin d’éviter la chaleur du jour. Sans l’avouer, Aldo était heureux de ce tête-à-tête prolongé qu’allait leur offrir le voyage jusqu’à la Méditerranée. Il venait de décider, d’ailleurs, de prolonger la durée de la traversée en prenant avec son ami un paquebot français à destination de Marseille. Les liaisons maritimes entre l’Égypte et Venise n’étaient pas régulièrement établies et son retour à la maison ne serait pas retardé de beaucoup, s’il prenait le train à Marseille plutôt qu’à Gênes.

Adalbert avait raison quand il confiait à Marie-Angéline que, tout en étant heureux de rentrer chez lui dans son incomparable Venise, il redoutait le moment où il franchirait le seuil de son palais, où il savait pertinemment que Lisa ne serait pas…

En effet, les dernières nouvelles reçues – Guy Buteau ne l’aurait jamais laissé dans le noir absolu – n’étaient guère réconfortantes. Lisa, qui n’avait répondu à aucune de ses lettres, s’était clairement exprimée auprès de ce vieil et fidèle ami : elle attendrait pour rentrer que son itinérant mari aille la chercher. Quelques centaines de kilomètres de plus ne lui coûteraient guère après tous ceux qu’il venait de parcourir…

Aldo détestait les ultimatums et celui-là plus encore que tout autre. Lisa aurait dû le savoir. L’idée d’aller plier le genou devant elle à Rudolfskrone lui était intolérable. Il répondit à Guy qu’il était saturé de voyages pour le moment.

Ce retour en compagnie d’Adalbert lui fit l’effet d’agréables vacances au cours desquelles il mit en veilleuse ses soucis familiaux. Mais quand le Ferdinand de Lesseps accosta Marseille au quai de La Joliette, l’impression de détente s’effaça pour laisser un goût amer. Il pensa alors qu’on était mardi et que, le surlendemain jeudi, le Simplon-Orient-Express, dont une branche reliait Venise, partirait de la gare de Lyon alors que depuis Marseille la ligne n’était pas directe.

Il en référa à Adalbert, tandis que tous deux remontaient en taxi vers la gare Saint-Charles.

— Cela me permettra de rester quelques heures de plus avec toi, conclut-il avec satisfaction.

Adalbert se mit à rire :

— Tu sais à qui tu me fais penser ?

— Dis toujours !

— À la comtesse du Barry sur l’échafaud, suppliant le bourreau de lui donner « encore un petit moment ! ». Elle te fait si peur que ça, ta femme ? Une raison de plus pour moi de rester célibataire !

— Elle ne me fait pas peur mais j’ai horreur que l’on me dicte ma conduite. Même elle… ! Surtout elle !

— Je vois. Seulement moi, je ne vais pas à Paris.

— Où donc alors ?

— Mais à Venise, mon vieux ! Si toutefois tu consens à m’offrir l’hospitalité une petite quinzaine de jours. J’ai fait retenir nos places par le réceptionniste du Cataract, ajouta-t-il en les sortant de sa poche. Tu t’es donné assez de mal pour moi… et tu as largement dépassé l’âge des « mots d’excuses ».

Aldo éclata de rire. Adalbert fit chorus et tous deux riaient encore quand le taxi les déposa devant la gare.

Dieu, que c’était bon de retrouver intacte la vieille connivence d’autrefois !


Saint-Mandé, le 12 juin 2009

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