8


Ce qu’avait vu Freddy Duckworth

Quand son taxi s’arrêta devant l’ancienne demeure d’Ibrahim Bey et qu’il le pria de l’attendre, le bonhomme fit la grimace. Depuis le drame dont il avait été le cadre, le vieux castel n’avait plus bonne réputation. Pour le convaincre, Aldo ne lui paya que la moitié de ce qu’il lui devait, en promettant course double s’il le retrouvait en sortant.

— Et si ti ne ressors pas ?

— Alors tu iras où tu m’as pris, tu demanderas M. Lassalle…

— Ji connais !

— Parfait. En ce cas, tu lui diras où tu m’as déposé et il te donnera au moins ce que je t’ai promis…

On s’en tint là.

Cette fois, la porte médiévale était fermée et Aldo dut actionner la chaîne de la cloche à plusieurs reprises avant de faire apparaître, dans l’entrebâillement, la tête enturbannée d’un serviteur noir auquel il tendit une carte de visite en demandant si Mlle Hayoun voulait bien le recevoir. L’homme s’inclina et disparut, le laissant retrouver la jarre d’oranger qui lui avait donné asile le jour du massacre.

Il n’y resta pas longtemps. Deux minutes tout au plus avant que la princesse Shakiar ne fasse une de ces entrées théâtrales qu’elle semblait affectionner dans une longue tunique noire sur laquelle glissait une avalanche de sautoirs d’or dénués de pierres précieuses comme les bracelets qui cliquetaient à ses poignets. L’entretien commença mal :

— Que voulez-vous ? questionna-t-elle d’emblée sans s’encombrer de formules de politesse.

Lui retournant un sourire moqueur, il esquissa un salut :

— Je croyais avoir demandé Mlle Hayoun ? Vous ne lui ressemblez guère !

— Elle ne reçoit pas. Quant à moi, je suis ici pour veiller sur elle durant le deuil cruel qu’elle subit. Et elle ne veut voir personne. Qu’attendez-vous d’elle ?

De toute évidence, Aldo avait devant lui une espèce de dragon peu disposé à lâcher pied. Cependant il hésita à répondre, se souvenant du ton amer d’Ibrahim Bey faisant allusion à cette femme qui avait su attirer à elle l’unique membre de sa famille. Il ne pourrait être que très mécontent de la voir évoluer dans son domaine comme chez elle. C’est en pensant à lui qu’il choisit d’atermoyer :

— Qu’elle réponde à une question.

— Laquelle ?

— Inutile, Madame ! Cela ne concerne qu’elle seule.

— Mais je puis transmettre et revenir…

— Non, Madame. Veuillez m’excuser !

Il esquissait un salut avant de tourner les talons. Elle le retint :

— En revanche et puisque vous voici, vous pouvez peut-être me dire comment il se fait que vous soyez encore à Assouan après l’attitude scandaleuse que vous avez eue envers moi ?

— Vous tenez vraiment à ce que nous y revenions ? soupira-t-il. Il me semble pourtant qu’il n’y a plus rien à dire ? Vous m’avez pris pour un imbécile en me faisant venir chez vous dans l’intention de me vendre… ou de me confier les perles de Saladin, un trésor national qui m’aurait mené droit en prison si le premier douanier venu avait ouvert mes bagages.

— Ridicule ! Ces pauvres gens sont nuls en la matière !

— Seulement, ce n’est pas le cas des douaniers anglais qui les… assistent et ceux-ci ne m’auraient pas raté !

— Mais enfin, je vous jure que ces perles sont à moi ! Vous permettrez que je fasse ce que je veux de ce qui m’appartient ? Et j’ai besoin d’argent !

Aldo la regarda avec stupeur : au bord des larmes, elle paraissait sincère.

— Vous ne vouliez cependant pas que le roi ait vent de l’histoire ?

— Naturellement ! Quel homme accepterait que l’on vende un présent fait par amour… même s’il l’a regretté par la suite !

— Bon. Admettons ! Alors expliquez-moi le pourquoi de la présence des perles fausses dans mes bagages ?

— Vous m’aviez offensée ! Il était normal de vous le faire payer ! N’oubliez pas que j’étais reine d’Égypte !

Mais c’est qu’elle avait l’air d’y croire avec sa mine boudeuse ? Aldo abandonna la partie. On n’en sortirait jamais !

— N’en parlons plus, si vous le voulez bien ! J’ai refusé de conclure cette « affaire » et vous avez tenté de me faire passer pour un voleur. Je vous offre mes excuses et j’aimerais entendre les vôtres, mais je vous en tiens quitte ! Disons que nous sommes à égalité et finissons-en, princesse ! ajouta-t-il en saluant de nouveau, et cette fois elle le laissa partir.

Il allait atteindre la porte quand il entendit :

— Quelle question vouliez-vous me poser ?

Il se retourna. Shakiar avait disparu et c’était Salima qui se tenait à sa place. Immobile dans sa robe blanche, elle le fixait de ses yeux clairs. Il sentit alors une bizarre angoisse lui serrer la poitrine en mesurant, mieux qu’il ne l’avait fait jusque-là, l’incroyable beauté de cette fille. Qu’elle eût asservi Adalbert n’était guère surprenant et il remercia mentalement le Ciel de lui avoir donné Lisa qui le mettait à l’abri de ce genre d’enchantement, même si elle n’avait pas empêché un autre visage de prendre une petite place dans son cœur. Mais Adalbert ? Qu’avait-il pour le protéger du sortilège ? Aldo comprenait que l’arracher à elle serait une rude bataille. En admettant qu’une victoire soit possible…

Il revint lentement vers la jeune fille sans qu’elle fît un pas pour le rejoindre. Ce n’est que quand il fut devant elle qu’elle proposa d’aller s’asseoir au jardin que l’on venait de réhabiliter, et elle le précéda dans les étroites allées retracées autour des carrés de plantes odorantes. Au milieu, deux bancs de pierre surveillaient une fontaine muette pour le moment. Salima s’assit sur l’un d’eux en indiquant à son visiteur d’en faire autant. Alors seulement, elle répéta :

— Quelle question vouliez-vous me poser ?

— Elle est brève : où est Adalbert ?

Les beaux sourcils se relevèrent sous l’effet d’une surprise qui ne paraissait pas feinte :

— Suis-je censée le savoir ?

— Je ne vois personne d’autre pour me répondre. Il y a deux jours – deux soirs plus exactement ! – un gamin est venu lui porter une lettre émanant d’une dame sans prononcer de nom, mais au reçu de ce billet il s’est montré soudain si joyeux que le message ne pouvait émaner que de vous. Il a aussitôt décidé de suivre le garçon, se contentant de dire à l’ami qui l’héberge de ne pas se tourmenter s’il rentrait un peu tard…

— M. Lassalle, si je ne me trompe ?

— Vous le connaissez ?

— Comme le Tout-Assouan. Mais je vous ai interrompu, veuillez m’en excuser et continuer.

— Il ne me reste pas grand-chose à dire : il n’est pas rentré du tout.

— Ah !… Et vous pensez que la lettre venait de moi ?

— Pour qu’il soit aussi heureux ? Sans aucun doute ! Je ne sais si vous en avez conscience, Mademoiselle Hayoun, mais vous avez pris pour lui une importance disproportionnée en égard aux relations habituelles entre maître et élève. (Et sans lui laisser le temps de répondre, il précisa :) D’ailleurs, je crois que vous n’en ignorez rien, sinon comment expliquer le message verbal que vous m’avez confié au Caire : Dites-lui que je ne l’ai pas trahi !… Vous saviez déjà que vous aviez le pouvoir de lui faire du mal !

— Du mal ? Le mot est un peu exagéré ! J’étais devenue son assistante, son élève, et je vous assure que c’est un merveilleux professeur… et un très grand archéologue.

— Ça, je le sais !

L’ébauche d’un sourire joua un instant sur les lèvres de la jeune fille :

— Alors vous avez peut-être une idée de… l’émulation féroce qui oppose ces messieurs, surtout quand ils appartiennent à des nationalités différentes ?

— En effet. Si je n’ai pas assisté au premier round de son combat contre Freddy Duckworth, j’ai eu le privilège d’arbitrer en quelque sorte le second dans le bar du Winter Palace à Louqsor. Nous nous sommes mis à deux pour empêcher Adalbert de l’étrangler. La seule différence était qu’il ne s’agissait plus d’une concession mais d’une jeune fille que l’honorable Freddy était accusé d’avoir détournée de ses devoirs et enlevée !

— C’est stupide ! Vous avez vu à quoi il ressemble ?

— Alors pourquoi avoir choisi son camp lorsqu’il a spolié Adalbert ?

— Parce que, dès l’instant où il s’agissait de la tombe de Sebeknefrou, cela primait les autres considérations. Il fallait que j’y entre… quel que soit celui qui m’ouvrait la porte. Dans les documents de mon grand-père, j’avais découvert qu’il devait s’y trouver un très vieux papyrus capable d’apporter quelque lumière sur la plus ancienne légende de l’Égypte…

— Et, bien entendu, vous n’en avait jamais touché mot à Adalbert ? fît Morosini, méprisant. On dirait que vous n’avez pas perdu de temps pour intégrer la confrérie de ceux dont vous venez de parler ?

— Non, je voulais le document pour mon grand-père, pour lui montrer qu’une fille pouvait être digne de participer à ses travaux.

— Et vous avez été punie par où vous avez péché : la tombe avait été violée auparavant.

Salima détourna la tête sans répondre. D’où Aldo conclut qu’il avait visé juste et qu’elle ne tenait pas à s’étendre sur sa déconvenue… Pourtant elle n’avait pas terminé et, rendant mépris pour mépris, elle commenta :

— Votre jugement m’indiffère. Entre le grand Ibrahim Bey et M. Vidal-Pellicorne – quelle que soit l’admiration que je lui porte ! – il n’y a qu’un seul choix possible. Mais pour en revenir à votre question, et en admettant que je sois l’auteur du billet, me direz-vous pour quelle raison il serait encore ici ? Installer un infidèle dans la maison d’Ibrahim Bey serait offenser sa mémoire ! Et plus qu’inconvenant !

— Aussi ne l’ai-je pas pensé ! J’espérais qu’en vous quittant vous auriez pu lui confier où vous aviez l’intention de vous rendre et qu’il aurait voulu vous y précéder !

— Un rendez-vous ? Galant de préférence ? Monsieur, vous m’offensez et vous voudrez bien vous en tenir à ce que je viens de vous dire : je n’ai pas écrit à Adalbert et il n’est pas venu me voir ! Autre chose encore ? ajouta-t-elle, franchement acerbe, en se levant… ce qui obligea Aldo à en faire autant.

— Non. Il me reste à vous remercier de m’avoir reçu, à vous offrir mes condoléances et à vous souhaiter tout le bonheur du monde… dans vos recherches, se hâta-t-il de préciser en voyant se durcir davantage le visage de Salima.

Elle ne le raccompagna pas, se contentant de le suivre des yeux tandis qu’il retraversait le jardin et gagnait la porte. Mais lui avait peine à réfréner sa colère, tant il était persuadé que cette fille s’était moquée de lui et qu’elle lui avait menti. Son seul moment de franchise était, selon lui, celui où elle avait expliqué ce qui s’était passé près de la tombe de Sebeknefrou. Elle n’avait omis que de révéler si elle avait trouvé son papyrus et il s’était prudemment gardé de le lui demander, sachant qu’il n’aurait obtenu au mieux qu’une demi-réponse. En revanche, il emportait une certitude concernant les « recherches » d’Ibrahim Bey. Lui aussi s’était livré au jeu du mensonge : il s’intéressait bel et bien à la Reine Inconnue, même s’il ne le montrait pas. En tout cas, il savait susciter les dévouements : c’était pour lui que Salima désirait fouiller la tombe de Sebeknefrou, pour lui encore qu’El-Kouari s’était fait tuer. Il n’avait même pas à se fatiguer à donner un ordre, ou à exprimer un désir, on se précipitait pour le satisfaire. Du grand art !… qui était loin de le satisfaire, lui !

Il fulminait encore en retournant chez Henri Lassalle qui devait attendre avec impatience le résultat de sa démarche :

— Alors ?

— Rien ! Ou si peu. Shakiar vit avec Salima et, en dehors de ce que celle-ci a consenti à me dévoiler de sa conduite sur le chantier de fouilles de Louqsor, elle ne m’a rien appris. Ah si, j’oubliais : ce n’est pas elle qui a écrit à Adalbert pour l’inviter à la rejoindre.

— Vous l’avez crue ?

— Le moyen de faire autrement ? Pourtant, on ne m’ôtera pas de l’esprit que le billet venait d’elle. Adalbert qui faisait une tête impossible s’est illuminé, m’avez-vous dit ?

— Littéralement. Il était heureux comme un gosse après le passage du Père Noël. Ce qui nous amène à penser que le pauvre garçon a été enlevé, mais par qui ?

— Par elle, il y a gros à parier… ou par les sbires de sa chère Shakiar dont Ibrahim Bey se méfiait. Ou plutôt d’Ali Assouari, le frère, qui pourrait bien être le grand patron de cette entreprise de crimes parce qu’il est d’une intelligence largement supérieure.

— Ne me dites pas qu’elle est idiote ?

— J’en viens à me le demander sérieusement… ou alors c’est la plus remarquable comédienne du siècle ! Pour en revenir à Adalbert, pourrais-je dire à mot à votre Farid ?

— Tous les mots que vous voudrez ! Je suppose que vous voulez lui demander des renseignements sur les circonstances de son départ ? À quoi ressemblait le gamin, par exemple ?

— Vous avez tout compris !

— Alors je vais vous répondre parce que ce que j’ai fait en premier, c’est l’interroger.

— Et le résultat ?

Henri Lassalle haussa les épaules :

— Vous avez vu le nombre de mioches qui traînent en ville, sur la Corniche ou ailleurs, à la recherche de quelques pièces ? Celui-là pouvait avoir une douzaine d’années, une galabieh presque propre et une calotte bleue sur la tête. Si j’ajoute qu’il était beau, cela ne vous apprendra rien de plus, presque tous les gosses sont beaux par ici… Au fait, voulez-vous déjeuner avec moi ?

— Ce serait avec plaisir mais on m’attend à l’hôtel.

— Votre… tante, sans doute ? Adalbert est enthousiaste à son sujet !

— Ma grand-tante, la marquise de Sommières. Elle est octogénaire mais elle a l’esprit tranchant comme une lame de rasoir. D’ailleurs, pourquoi ne viendriez-vous pas dîner avec nous au Cataract ? Je sais que vous n’aimez guère les femmes, cependant vous pourriez faire une exception pour elle et pour Marie-Angéline du Plan-Crépin, sa cousine et lectrice.

— Peste ! Quel nom ! fit Lassalle en riant.

— Elle est encore plus pittoresque. Et elle ne laisse personne ignorer que ses ancêtres ont « fait » les croisades. Venez, puisqu’à nous quatre nous formons toute la famille d’Adalbert. On se sentira plus forts en se serrant les coudes ! conclut-il tandis que son sourire s’effaçait.

— C’est entendu, je viendrai !


— Qu’est-ce que tu t’imaginais ! s’écria Mme de Sommières. Qu’elle allait te dire : « Mais comment donc, cher Monsieur ! Bien sûr que j’ai fait kidnapper Adalbert ! Il est même dans ma cave ! Vous serait-il agréable que nous allions lui faire un brin de causette ? » Il y a des moments où ta naïveté me confond !

— Et qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Adalbert reçoit un billet porté par un gamin, le lit avec une joie plus qu’évidente et suit le petit messager en prévenant qu’il rentrerait peut-être tard !

— Et alors ?

— Il n’y a dans ce pays-ci qu’un seul être qui ait le pouvoir de le faire rayonner en recevant sa prose et c’est Mlle Hayoun. Par conséquent moi, à moitié idiot comme chacun sait, je file droit chez ladite Mlle Hayoun lui demander si elle peut au moins m’apprendre quelque chose. Or, non seulement elle ne l’a pas vu, mais elle assure ne l’avoir pas convié. Dans ces conditions, pouvez-vous me dire où il est ?

— Calme-toi. J’ai tort, je le sais et j’ai horreur de ça, mais te voir aussi inquiet me met hors de moi ! Crois-tu vraiment que l’on puisse accorder à cette fille l’ombre d’un crédit ?

— Qu’il y ait du vrai par exemple quand elle donne la raison pour laquelle elle est restée avec Duckworth, je n’en doute pas…

— D’autant plus qu’elle s’est bien gardée de vous dire si elle avait trouvé ou pas son papyrus, ni ce qu’il contenait, flûta Plan-Crépin qui s’était contentée d’écouter jusque-là. Maintenant, qu’elle soit ou non l’auteur du message, le diable seul doit le savoir. Adalbert l’a cru et c’est ça le drame ! Il faudrait pouvoir visiter à fond cette vieille baraque et ça n’a pas l’air facile. Une porte médiévale et une unique fenêtre, étroite par-dessus le marché, ce n’est pas beaucoup. En passant par les terrasses peut-être ?

— Vous avez vu la hauteur des murs, Angelina ? Je reconnais que vous grimpez comme un écureuil et je ne pense pas être devenu trop rouillé, mais il nous faudrait d’abord un grappin et une corde solide et…

— Si vous cessiez de dérailler tous les deux et considériez l’endroit où nous sommes ? Passe pour la corde, mais où voulez-vous dénicher un grappin ? Dans les boutiques de souvenirs ? En outre, une fois là-haut, vous vous trouverez peut-être dans une maison bourrée de gens qui ne vous faciliteront pas la tâche ? Ce genre d’aventure nécessite d’assurer ses arrières et ici c’est le bout du monde. On n’a aucune aide à attendre des autorités locales… Et malheureusement ni l’un ni l’autre vous ne possédez les talents d’Adalbert pour ouvrir les portes les mieux fermées.

— On pourrait peut-être utiliser le colonel Sargent ? suggéra Aldo. Il brûle de se lancer sur les traces de son beau-frère et le fait qu’il soit anglais doit être pris en considération. Et n’oublions pas M. Lassalle qui connaît à peu près tout le monde. Au fait, cela ne vous ennuie pas que je l’aie invité à dîner ?

— Il est bien temps de le demander ! soupira la marquise. On pourra peut-être en tirer des renseignements… et ça nous fera toujours passer un moment ! D’autant qu’on peut espérer qu’il ne se souviendra pas de nous.

— Nous aurions tort de nous bercer d’illusions, reprit Marie-Angéline. Nous sommes inoubliable, mais ce sera peut-être amusant de voir sa tête ?

— Elle a raison, Tante Amélie : vous êtes sublime, fit Aldo, sincère, en contemplant la longue robe de chantilly gris perle habillant avec élégance une silhouette restée mince en dépit de l’âge sur laquelle scintillaient un collier « de chien », des bracelets et des girandoles en diamants. Je me demande même s’il est très prudent de transporter des bijoux de cette qualité aux confins du désert.

— Pour un expert, tu me surprends, mon garçon ! Ou alors ta vue baisse. C’est du toc bien sûr ! Les originaux dorment en sécurité à Paris.

— Je préfère ! Bon, il est temps de descendre !

— Encore une minute ! le retint Marie-Angéline. Étant donné que, la première émotion passée, Adalbert va être le centre de la conversation, je voudrais qu’on évite de mentionner l’idée qui m’est venue : la seule piste dont nous disposions pour retrouver notre ami, c’est ce gamin qui a porté la lettre. C’est par lui qu’il faut commencer.

— Je ne vois pas pourquoi nous le tairions à Henri Lassalle ? On en a déjà parlé.

— Et qu’est-ce qu’il en pense ?

— Que ce sera à peu près aussi facile que chercher un grain de sable dans le désert !

— Ben voyons !

Il fut impossible d’obtenir qu’elle s’explique davantage. D’ailleurs on n’en avait plus le temps. L’entrée du salon où l’on se réunissait quand on avait des invités était devant eux. Henri Lassalle aussi, sanglé dans un impeccable smoking du même blanc que ses cheveux. Voyant venir Morosini escortant deux dames dont il tenait la plus âgée par le bras, il s’inclina et ce fut à cet instant qu’il les reconnut car il rougit :

— Là ! chuchota Plan-Crépin. Je savais bien que « nous étions inoubliable ». Il nous a reçue en pleine figure !

Pourtant, le vieux monsieur fit montre d’un fair-play élégant en allant au-devant d’elles :

— Je crains, mon cher Aldo, que vous n’ayez joué à votre tante un bien mauvais tour en m’invitant à dîner avec elle. Ce n’est pas la première fois que nous nous rencontrons et j’ai peur d’avoir laissé un souvenir désagréable ! Mais comment imaginer que Mme la marquise de Sommières tant vantée par Adalbert puisse être mon adversaire victorieuse de Monte-Carlo ? Vous me voyez confus, Madame.

— Ne le soyez pas plus longtemps. Les casinos ont ce curieux privilège de mettre les joueurs sur les nerfs et de les faire réagir de façon tout à fait inhabituelle. Ce même phénomène se produit, paraît-il, quand on conduit une automobile… Cela dit, Monsieur, oublions tout cela ! Nous sommes réunis au nom de ce cher Adalbert. Aussi soyez le bienvenu ! conclut-elle en souriant et en lui tendant une main sur laquelle il s’inclina.

— Quel bel échange de discours ! souffla l’incorrigible Marie-Angéline. On se croirait à une réception de l’Académie française !… Ouf !

Aldo venait de lui décocher dans les côtes un coup de coude sournois qui passa inaperçu car, la paix se trouvant ainsi signée, on se rendit à la salle à manger où le maître d’hôtel les guida vers une table ronde fleurie d’œillets roses. La lecture du menu, les commandes et le bref entretien d’Aldo avec le sommelier occupèrent les premières minutes, après quoi on entra sans attendre dans le vif d’un sujet trop présent à l’esprit des convives pour laisser place aux banalités rituelles dans la bonne société.

— Mon neveu a dû vous raconter sa visite à cette demoiselle Hayoun. Qu’en pensez-vous, Monsieur Lassalle ? entama la marquise. Ne l’ayant jamais vue, je ne peux me faire une opinion.

— Elle est extrêmement belle : imaginez Néfertiti avec les yeux d’une princesse nordique : des lacs bleutés si clairs qu’ils en semblent transparents. En réalité ils sont insondables, mais je ne sais si mon jugement peut être valable. Je l’ai vue pour la première fois le jour des funérailles d’Ibrahim Bey. Le billet qu’a reçu Adalbert ne pouvait venir que d’elle. Je le connais depuis l’enfance et si vous aviez vu son visage en le lisant ! Il est parti sur-le-champ !

— J’ai oublié de vous demander un détail.

— Quoi donc ?

— Le mystérieux gamin est-il venu avec un véhicule ou bien Adalbert vous a-t-il emprunté une voiture ? Le vieux château est assez éloigné…

— C’est vrai pourtant… et je n’y ai même pas pensé. L’enfant était à pied et il s’est contenté de le suivre.

— Alors on a deux hypothèses : soit un véhicule quelconque l’attendait à un endroit quelconque, soit le rendez-vous qu’on lui donnait était en ville ou à peu de distance… Savez-vous où se trouve la maison de la princesse Shakiar ?

— Dans l’île Éléphantine, mais elle ne lui appartient pas. C’est la propriété de sa famille, donc de son frère. C’est le berceau des Assouari qui se prétendent les descendants des princes de l’île dont on peut voir les tombeaux sur la rive gauche du Nil. Vous pensez qu’elle aurait pu l’y attendre ?

— C’est ce qui me paraît le plus logique. On peut supposer aussi qu’elle n’a pas menti, qu’elle n’avait pas écrit cette lettre…

— Ça, coupa Marie-Angéline, vous ne me le ferez pas croire. S’il a travaillé plusieurs mois avec cette fille, il serait étonnant qu’Adalbert ne connaisse pas son écriture ? Et puis même : pourquoi n’aurait-elle pas mis sa plume au service d’amis qui paraissent lui être chers ? Elle a trahi Adalbert une fois, alors pourquoi pas deux ? C’est le premier pas qui coûte et, pour ce que nous en savons, cet Ali Assouari donne l’impression d’être non seulement le chef de famille mais manifestement celui de la bande qui est cause de tous vos problèmes.

— Vous pensez qu’Adalbert pourrait être retenu dans cette demeure ? demanda Aldo.

— Ce serait d’autant plus logique que Shakiar s’est installée on pourrait dire « officiellement » au château de Fleuve pour y soutenir le moral de la belle Salima, ce qui a permis à celle-ci de se montrer offensée que l’on pût le supposer chez elle.

— Elle ressemble à quoi, la maison de l’île ?

— Oh, c’est un véritable petit palais pourvu de jardins magnifiques. En faire une visite impromptue ne doit pas être évident… au cas où vous y songeriez, prévint-il en captant au passage le regard échangé entre Aldo et Marie-Angéline, elle doit être plus que bien gardée.

— Si Adalbert était avec moi, nous tenterions l’aventure sans hésiter, mais sans lui je perds la moitié de mes moyens, soupira Aldo en faisant signe au serveur pour qu’il remplisse les verres. En outre, nous n’avons aucune assurance qu’il s’y trouve ! Nous nageons dans le brouillard.

— Espérons seulement qu’il soit toujours en vie ! soupira Mme de Sommières. Je n’aime pas une histoire d’enlèvement qui aboutit à une impasse. D’habitude, quand on prend quelqu’un en otage, c’est pour obtenir une rançon en contrepartie ? Là, personne n’a rien réclamé, que je sache ? À moins que M. Lassalle n’ait reçu un message et hésite à en parler au cas, par exemple, où on lui aurait enjoint de se taire ?

— Hélas, non ! Je n’ai rien reçu. D’ailleurs, en général un ravisseur exige le silence vis-à-vis de la police. Pas vis-à-vis de la famille… Quant à ladite police, si l’on considère ce qu’elle vaut, je ne vois pas bien qui pourrait la redouter. Cependant, j’ai l’intime conviction que nous pouvons garder espoir. Il se peut que nous ayons des nouvelles bientôt. Un ravisseur n’est pas toujours pressé. Tout dépend de ce qu’il veut obtenir…

Le dîner s’acheva dans une atmosphère de contrainte. À mesure que le temps passait, et contrairement aux assertions de M. Lassalle, le silence dont s’enveloppait la disparition d’Adalbert se faisait plus pesant. Même s’ils refusaient l’idée qu’il aurait pu lui arriver malheur. On se sépara peu après en se promettant de se tenir au courant de la moindre nouvelle. Tante Amélie s’étant déclarée un peu fatiguée, ces dames remontèrent chez elles tandis qu’Aldo allait boire un deuxième café au bar. Il y trouva le colonel Sargent, en compagnie de son whisky vespéral, qui lui fit signe de le rejoindre :

— Alors ? demanda-t-il. Quoi de neuf ?

Morosini leva un sourcil surpris :

— À quel sujet ?

— Votre ami l’archéologue, voyons ! Il a bien été enlevé ?

Pris au dépourvu, Aldo n’eut pas le réflexe de nier et le considéra avec stupeur :

— Mais comment le savez-vous ?

— Oh, c’est élémentaire ! Vous m’attendez une minute ?

Il fila vers le bar d’acajou et de bronze doré pour en revenir escorté d’un garçon long comme un jour sans pain, roux comme une carotte, qu’il présenta bien qu’Aldo l’eût déjà reconnu :

— Voici l’honorable Freddy Duckworth que nous avons rencontré, vous et moi, dans des circonstances plutôt tumultueuses. Si vous ne connaissez pas votre sauveur, Duckworth, vous pouvez saluer le prince Morosini.

— Tout à fait ravi ! émit le personnage en tendant une main large comme un battoir à linge. C’est gentil à vous de me présenter, colonel Sargent. Il y a des jours que j’hésite à le faire pour offrir mes estimés remerciements, mais je n’osais pas !

— Ce que nous avons fait, le colonel et moi, n’en mérite pas tant. C’était normal… mais pourquoi n’osiez-vous pas ? Je vous fais peur ?

— Non, mais vous n’étiez pas souvent dans la solitude. M. Pellicorne était toujours là et je n’avais pas l’envie de secouer les mains avec lui. On a sa self respect mais dans l’autre nuit je crois que je vois…

— Parlez anglais, mon vieux ! conseilla Sargent, ce sera plus clair et notre ami l’entend à la perfection !

— Merci ! Tard dans la soirée il y a trois jours, je me promenais par là (il désignait d’un geste vague la partie haute de la ville), quand j’ai vu votre ami courant derrière un jeune garçon vers une automobile qui attendait tous feux éteints dans un coin sombre. Il est monté. Aussitôt je l’ai entendu crier, puis la voiture a fait une manœuvre pour changer de direction et est partie vers le Nil, tandis que le garçon s’en retournait par où il était venu.

— Habillé comment, le gamin ?

— Une robe sombre, si mes souvenirs sont exacts et je ne sais quoi sur la tête ! Ça s’est passé très vite !

— Et la voiture est descendue vers le fleuve ?

— Oui ! Mais où est-elle allée, ça, je l’ignore !

— C’est déjà précieux comme renseignements… mais pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt au colonel ?

L’air gêné, Duckworth renifla une fois ou deux, hésita puis finit par déclarer qu’il n’était pas mécontent que son ennemi eût quelques ennuis – les deux raclées qu’il en avait encaissées étaient encore fraîches dans sa mémoire – mais en constatant qu’Aldo était revenu seul à l’hôtel et qu’il ne paraissait pas cultiver la gaieté, il s’était interrogé et, comme ce n’était pas un garçon rancunier, il avait fini par s’en ouvrir à son compatriote.

— Moi, je ne vous remercierai jamais assez, en tout cas, dit Morosini. Quand je l’aurai retrouvé, mon ami Adalbert vous offrira ses excuses… même si le tour que vous lui avez joué était « pendable ».

Il avait exprimé le mot en français et Freddy buta dessus :

— Pendable ? Vous voulez dire que je mérite la potence ?

— Non, c’est une façon de parler. Cela signifie pas très fair-play. Et à ce propos, je voudrais vous poser une question, pourquoi faites-vous ça ?

— Ça, quoi ?

— Chiper les concessions de fouilles des autres ? Vous êtes égyptologue, que diable ! Vous ne pouvez pas les chercher tout seul ?

Freddy hocha la tête et prit une mine désolée :

— Non. J’ai fait les études mais je n’ai pas le flair ! Et puis je suis paresseux ! C’est extrêmement fatigant de creuser la terre, de remuer des tonnes de pierres et de se faufiler dans des trous à peine plus évasés que ceux d’un renard. En plus, j’ai mal au dos !

— Dans ce cas, pourquoi avoir choisi l’archéologie ? Vous n’aviez pas d’autre corde à votre arc ?

— Non. C’était le désir de mon oncle.

— Votre oncle ? Lord Ribblesdale ?

— Vous le connaissez ?

— Non ! En revanche, je connais trop bien votre tante Ava.

Une intense expression de soulagement se répandit sur les nombreuses taches de rousseur de l’Anglais.

— Alors, s’il en est ainsi, je n’ai pas besoin d’expliquer !

— Tout de même un peu. Ce n’est certainement pas pour lui faire plaisir que vous avez opté pour la pelle et la pioche ? C’est une enragée chercheuse de joyaux mais ceux de l’Égypte ne l’intéressent pas.

— On dirait que vous la connaissez à la perfection ? Alors vous allez comprendre : c’est seulement pour embêter sa fille qui…

Aldo éclata de rire :

— N’allez pas plus loin, je suis au courant ! Il suffit de connaître la fille en question, Alice Astor, qui se prend pour la réincarnation de Néfertari ou d’une de ses consœurs ! Vous devriez en parler à mon ami Adalbert quand on l’aura récupéré ! Vous aurez de quoi discuter ! En attendant, merci pour lui(13) !

— Oh, c’est rien… et si je peux encore aider ?

Décidément il débordait de bonne volonté, mais pour Aldo il ne fallait jamais abuser des bons sentiments. À présent, un nouveau problème se posait : comment explorer la demeure ancestrale des princes Assouari ? Surtout dans la plus totale discrétion !

Plongé en lui-même, il regardait fixement sa tasse à café vide, ayant complètement oublié le colonel Sargent. Mais celui-ci, après s’être éloigné un instant, revenait équipé de deux verres de whisky dont il posa l’un sous le nez d’Aldo qui le remercia machinalement :

— Un penny pour vos pensées ! fit-il, jovial. Vous me faites l’effet d’être parti bien loin, mon cher prince ?

— Pas à ce point ! Merci pour le verre ! ajouta-t-il en s’y attaquant aussitôt.

— Disons : moins loin que vous ne l’espériez ! Cette voiture qui s’en est allée vers le Nil ne fait pas votre affaire. Vous pensiez que les ravisseurs étaient envoyés par la belle demoiselle ? Ce qui aurait eu l’avantage d’offrir un aspect agréable à votre ami ? Mais peut-être possède-t-elle un logis sur une rive du fleuve ?

— Elle non, mais elle y a des amis… Encore que je me demande s’ils sont aussi fiables qu’elle le prétend ?

— Si vous faites allusion à la princesse Shakiar, c’est non sans hésiter ! Ce n’est pas qu’elle soit méchante, mais elle est trop en pâmoison devant son frère Ali Assouari pour ne pas se laisser mener par le bout du nez.

— D’où la connaissez-vous si bien ?

Le colonel eut un geste évasif :

— Oh, j’ai été un moment en poste au Caire auprès du gouverneur militaire ! Une belle femme malgré tout – et il faut lui accorder ça ! – qui donne de magnifiques réceptions !

Aldo ne retint pas un éclat de rire et Sargent s’étonna :

— Qu’ai-je dit de si drôle ?

— Je vous prie de me pardonner, mais je me demandais s’il existe un coin au monde où vous n’avez pas été en poste ? Je n’aurais jamais cru l’armée des Indes aussi itinérante.

Le colonel accepta la remarque avec bonne humeur :

— Elle non, mais moi oui ! Au cours d’une longue carrière, il faut avoir le goût des déménagements. On va où l’empire vous envoie… selon les compétences !

— D’où vos vastes connaissances linguistiques ?

— Ce serait plutôt mon péché mignon ! J’adore décrypter le langage des pays lointains ! Par exemple, j’ai appris le mandarin… bien que je n’aie jamais mis les pieds en Chine !

— Bravo ! Mais pour en revenir à la famille Assouari, que savez-vous sur elle ?

— Ali ? Un grand seigneur… dans le style médiéval. C’est-à-dire capable de tout et de n’importe quoi. Maintenant, si vous désirez savoir où se trouve sa maison dans l’île Éléphantine, je peux vous y conduire ? Demain ?

Il n’était pas facile de surprendre Morosini. Le vieux militaire y réussit cependant car il demanda :

— Vous pratiquez la transmission de pensée ou quoi ?

— Oh, que non, et je ne lis pas davantage dans les lignes de la main. Simplement – ma femme vous l’a dit ! – je m’ennuie. Alors je m’intéresse aux gens que je rencontre. Et il se trouve que vous êtes bougrement intéressants, vous et votre copain, mon cher prince !

Aldo aurait pu lui renvoyer le compliment. Aussi saisit-il sans hésiter la main qui se tendit vers lui.

— Demain, d’accord ! À condition – faute de cheval ! – de ne pas m’obliger à y aller à la nage !

Il croyait plaisanter mais l’autre, sérieux comme un pape, lâcha :

— Selon les circonstances, ce n’est peut-être pas à exclure à un moment ou à un autre.


Dire que la propriété était imposante eût été un euphémisme. En fait, c’était la plus belle de l’île : un petit palais rappelant un peu l’Alhambra de Grenade, niché dans la verdure en retrait de la pointe nord et à la hauteur de l’île Kitchener(14), desservie en outre par un bac privé rejoignant la Corniche. Arrivés avec celui-ci, les deux hommes purent en faire le tour délimité par des murets sans que quiconque s’y oppose mais en se convainquant qu’il était visiblement d’une extrême facilité de s’y introduire. Cependant, le faire sans l’aval du propriétaire devait relever de l’impossible, si l’on en jugeait au nombre de serviteurs vêtus de blanc et de rouge qu’on pouvait voir évoluer.

— Si Adalbert est là-dedans, il doit être mieux gardé que la Banque d’Angleterre ! soupira Morosini. Et je suppose que, la nuit, les domestiques y couchent un peu partout à la mode du pays ?

— Certains viennent d’une bourgade nubienne située à proximité, côté sud, mais il doit en rester un bon paquet à la maison. L’ex-beau-frère du roi a toujours tenu à affirmer sa puissance, apparente, parce que je ne suis pas certain que la fortune suive. Il aime jouer gros jeu et l’on parle, sous le manteau, de « culottes » retentissantes. Ce qui ne l’empêche pas de regarder le gouverneur comme quantité négligeable.

— Il se considère comme au-dessus des lois ?

— Absolument ! Je vous l’ai dit, c’est un forban et s’il tient votre ami, comme tout le laisse supposer, il ne le lâchera pas sans marchander.

— Comment se fait-il alors qu’aucune demande de rançon ne nous soit parvenue ?

— Si vous me permettez un terme de pêcheur, je dirai qu’il fatigue le poisson !

— Et c’est moi, le poisson ?

— Depuis l’affaire des perles, je pense que vous n’en doutez pas ? Ce que c’est que d’avoir une réputation internationale !

Aldo garda le silence avant de demander :

— Pourquoi m’avoir amené ici ?

— Pour que vous jugiez par vous-même de l’ampleur de la tâche. Si je m’étais contenté de décrire, vous ne m’auriez sans doute pas cru !

— Peut-être pas ! C’est possible… En fait je ne sais plus trop où j’en suis…

Il se demandait aussi comment l’aimable ex-colonel du 17e Gurkhas, dont il pensait qu’il était un touriste parmi les autres, pouvait être détenteur d’une telle quantité d’informations, mais il se garda bien de le formuler. Il est vrai que, selon son épouse, on ne pouvait s’étonner de rien venant du beau-frère de Gordon Warren !

— Ce qui est certain, reprit-il, c’est que je veux retrouver Vidal-Pellicorne, et en bon état. Que me conseillez-vous de faire ?

— Attendre !… Je sais, c’est irritant, en particulier quand on est loin de ses bases habituelles, mais il viendra forcément un jour où le ravisseur fera connaître ses exigences. À ce moment-là seulement il sera loisible d’agir !

— Seul contre un bandit qui, de par sa position, dispose sans doute de toutes les forces du pays ? fit Aldo avec amertume.

— Et moi, vous m’oubliez ? En outre, je peux vous dire ceci : Assouari dédaigne Mahmud Pacha, le gouverneur, mais celui-ci le déteste en proportions. Ce n’est certes pas une lumière, pourtant je crois sincèrement que si l’on faisait appel à lui – lui permettant de s’en débarrasser –, il pourrait trouver ça… très amusant ! Et il adore qu’on le divertisse, cet homme !

Le « Et moi vous m’oubliez ? » parti si spontanément avait frappé Aldo au passage :

— L’Angleterre est très puissante ici, n’est-ce pas ?

— On pourrait même dire toute-puissante, s’il ne s’agissait pas pour elle d’essayer de mettre de l’ordre dans un pays travaillé par des courants contraires dont certains, pour être larvés, n’en sont pas moins inquiétants.

— Et vous possédez un peu de cette puissance ?

Le teint recuit au soleil des Indes – et d’ailleurs ! – du colonel vira au rouge brique :

— Moi ? Je ne suis qu’un vieux soldat à la retraite qui a conservé le goût des voyages. Ainsi, ma femme et moi passons toujours au minimum un mois d’hiver ici. Clémentine raffole d’Assouan et je n’ai aucune raison de lui refuser ce plaisir. Alors, à la longue, on finit par connaître tout le monde, se faire des relations et Mahmud Pacha en fait partie.

« Ben voyons ! », pensa irrévérencieusement Morosini, intrigué de plus en plus par ce compagnon tombé du ciel qui semblait avoir réponse à tout et qui pour le moment était vraiment le bienvenu. Il l’entendit poursuivre :

— Que feriez-vous si vous vous trouviez sur l’un de vos terrains habituels au lieu d’avoir l’impression d’évoluer au milieu de nulle part ?

— Je m’arrangerais pour introduire un « sous-marin » dans le camp de l’ennemi, répondit-il, évoquant non sans nostalgie Théobald et Romuald, les si précieux jumeaux d’Adalbert. Rien de plus utile qu’un serviteur dûment instruit. Mais dans le coin, je ne vois personne à qui confier cette mission… À moins que…

— Vous pensez à quelqu’un ?

— À M. Lassalle évidemment ! Il est ici depuis longtemps, tout ce qui compte lui est familier…

— … et je vous arrête ! C’est un Européen comme nous et aucun d’entre nous ne peut être sûr à cent pour cent de ses domestiques. D’ailleurs, encore faudrait-il qu’on puisse en soudoyer un chez Assouari et il n’est pas homme à engager n’importe qui. En outre, dans le village nubien d’à côté, il a un réservoir inépuisable !

— C’est décourageant ! soupira Aldo. Je donnerais cher pour savoir ce qui se passe au juste entre les murs de cette maison. Mon instinct me souffle que Vidal-Pellicorne n’est pas loin ! Mais comment en avoir la certitude ? Cette inaction me tue !

— Ce que vous pouvez être lyriques, vous, les Latins ! Dites-vous bien qu’à tout problème il existe une solution. Il faut seulement la trouver. Et pour cela : réfléchir encore !

En rentrant à l’hôtel, Aldo laissa le colonel à la recherche de sa femme et rejoignit Marie-Angéline qui lisait sur la terrasse. Elle le reçut plutôt fraîchement.

— On a fait une bonne promenade ? s’informa-t-elle sans lever les yeux de son livre.

— On peut l’appeler ainsi !

— C’est un homme fort sympathique, le colonel !

— Très ! Où voulez-vous en venir ? Et d’abord, comment se fait-il que vous soyez seule ? Où est Tante Amélie ?

— Partie faire des courses avec lady Clémentine.

— Et vous ? Pas d’aquarelle, ce matin ?

Elle referma son livre en le claquant avant de braquer sur lui un regard furibond :

— Non ! Pas de dessin ni quelque occupation que ce soit ! Et vous, je n’arrive pas à comprendre comment vous pouvez avoir le cœur à jouer les touristes alors que notre Adalbert…

Un sanglot lui coupa la parole tandis que les larmes montaient à ses yeux. Elle était si visiblement malheureuse qu’Aldo oublia de se mettre en colère. Il lui enleva le livre des mains et les retint dans les siennes :

— Qu’êtes-vous allée imaginer ? Que j’allais faire un tour en bateau ou disputer une partie de golf avec Sargent ?

En guise de réponse, elle se contenta de hausser les épaules. Ce que voyant, il lui sourit :

— Pour vous mettre dans cet état, il faut que vous me connaissiez bien mal, Angelina ! C’est précisément de lui dont nous nous occupions. Le colonel pense comme moi que c’est Assouari qui a enlevé Adalbert et il a voulu me montrer sa résidence ancestrale dans l’île Éléphantine. Nous avons cherché ensemble un moyen de la « visiter ». Vainement : c’est bourré de domestiques.

Du moment que l’on parlait action, le chagrin s’envola. Plan-Crépin redevint Plan-Crépin :

— Peut-être en introduisant un domestique supplémentaire ? S’il y en a une telle multitude, il pourrait passer inaperçu ?

— Un à nous ? Dans ce patelin où l’on ne peut être sûr de rien ? Nous ne sommes pas en France et les jumeaux d’Adalbert sont loin…

— On peut toujours essayer !

Se levant, elle agita les bras à la manière d’un sémaphore en direction d’un groupe de gamins assis sur un muret ombragé par un tamaris en bas des jardins de l’hôtel. L’un d’eux s’en détacha en courant, parlementa un instant avec le voiturier en indiquant celle qu’il l’appelait et finalement la rejoignit :

— Tu as besoin de moi ? demanda-t-il dans un sabir où tentaient de cohabiter l’anglais et l’arabe. Nous allons là-bas ?

— Non, pas aujourd’hui. Aldo, je vous présente Hakim, mon jeune guide. C’est un garçon honnête et courageux. Hakim, nous voudrions savoir s’il y a une possibilité de s’introduire dans le palais du prince Assouari pour l’inspecter à fond.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— S’il n’y retiendrait pas prisonnier un ami… un ami très cher !

— Celui qui était à la maison des Palmes et qu’on a kidnappé ?

— Tu en sais, des choses ! constata Aldo, surpris.

— C’est une petite ville, ici. Il suffit de savoir écouter et d’ouvrir ses yeux. Je connais le garçon qui est allé chercher ton ami.

— Il t’a dit qui l’avait envoyé ?

— Non. Un Arabe dans une voiture noire lui a donné un message à porter en disant qu’il devait ramener quelqu’un. Le quelqu’un est venu. Il est monté dans la voiture et elle est partie en direction du fleuve. Il ne sait rien de plus… sinon que le bakchich a été généreux.

— Le tien le sera aussi si tu nous donnes un coup de main.

— Je voudrais bien, mais entrer chez le prince quand il est là, c’est difficile… très difficile parce que tout le monde a peur de lui… à moins qu’il ne manque un serviteur.

— Si on en enlevait un, suggéra Marie-Angéline, tu pourrais peut-être prendre sa place ?

— Non. Moi, je ne sais pas servir, se cabra Hakim, sa dignité offensée. Et puis je suis trop jeune. Ali Assouari n’engage que des gens auxquels il fait confiance. Ce que je peux faire, c’est dire comment est la maison à l’intérieur.

— Donc, tu y es déjà entré ?

— Quand le maître est absent et que c’est fermé ? Bien sûr. Ce n’est pas compliqué…

— Tout ce que je veux savoir, reprit Morosini, c’est s’il y a des endroits où l’on peut cacher quelqu’un ? Des caves, par exemple ?

— Oui… (Puis se tournant vers Marie-Angéline :) Toi qui dessines si joliment, tu pourrais faire un… plan ? C’est comme ça qu’on dit ?

— Absolument. Si tu m’expliques, ce sera facile… Évidemment cela ne nous fera pas entrer, mais ce serait toujours une assurance et on ne sait jamais ? Une occasion pourrait se présenter… On ira cet après-midi au temple ? Je connais dans un coin une dalle lisse qui peut servir de table…

L’arrivée de Mme de Sommières et de lady Clémentine dans une calèche encombrée de paquets mit fin à la conversation. Aldo offrit à Hakim une pièce d’argent à titre d’encouragement, ce qui le fit rougir de bonheur avant de s’en retourner en courant, non sans lui avoir déclaré, en guise de remerciement sans doute :

— Tu as de la chance d’être son ami, dit-il en désignant Plan-Crépin : C’est une fille chouette…

— Parce que tu crois que je ne le sais pas ?

En allant au-devant des deux dames, Aldo aperçut M. Lassalle qui, une canne à la main, se dirigeait vers l’hôtel. Aussi, après avoir baisé la main de l’Anglaise, le rejoignit-il.

— J’avais l’intention de passer chez vous tantôt pour savoir si vous aviez des nouvelles, dit-il en lui serrant la main. Mais puisque vous voilà, voulez-vous déjeuner avec nous ?

— Non. C’est vous qui venez déjeuner avec moi. Entre hommes. Je ne veux pas « encombrer » ces dames plus qu’il ne convient…

— Est-ce que vous n’allez pas un peu trop loin sur le chemin de la repentance ? Le faux pas de Monte-Carlo est effacé depuis longtemps !

— Peut-être… encore que je n’en sois pas persuadé ! Quoi qu’il en soit, je me sens mal à l’aise en leur présence… D’ailleurs, le mieux serait d’aller dans l’un des restaurants de la Corniche et, pour en revenir à votre question initiale, je n’ai reçu aucun avis des ravisseurs, à moins que vous n’en ayez…

— Je vous l’aurais dit tout de suite !

— Donc il est préférable que nous soyons seuls tous les deux. Je me fais trop de bile pour être un compagnon de table agréable pour des dames…

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