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L’attaque

Adalbert n’était pas chez Karim depuis quarante-huit heures qu’il regrettait sa prison flottante. Non que son hôte fût désagréable. Bien au contraire ! Il ne savait que faire pour rendre son séjour aussi plaisant que possible, s’enquérant de ce qu’il aimait manger, boire, lire, entendre en fait de musique, fumer, et lui tenant compagnie de son mieux. Seulement, il était trop bavard ! Et surtout, en dehors des digressions sur les événements extérieurs, le temps qu’il faisait, les nouvelles des journaux, et de quelques échanges sur leurs préférences littéraires respectives, il ne parlait que de Salima !

Un sujet qui, normalement, eût dû le passionner, et c’eût été le cas si le jeune homme s’était contenté de raconter ce qu’il pouvait savoir d’elle au besoin depuis l’enfance, mais il s’en tenait à l’histoire de leur amour, ce qui maintenait Adalbert dans un état second oscillant entre l’envie de pleurer et celle de l’étrangler. Il était déjà assez pénible de vivre chez son rival – inconscient sans doute, mais d’autant plus prolixe ! –, alors entendre le récit minutieux de leurs rencontres et l’épanouissement quasi instantané de leur romance !…

Adalbert savait à présent que Karim, jeune avocat au barreau du Caire suffisamment fortuné pour ne pas courir après le client et s’offrir toutes les vacances souhaitables, et la petite-fille d’Ibrahim Bey s’étaient rencontrés à l’une des fameuses soirées de la princesse Shakiar et que le double coup de foudre avait été immédiat. Ils avaient dansé ensemble, parlé ensemble auprès des fontaines lumineuses des jardins et promis de se revoir bientôt. Ce qu’ils n’avaient pas manqué de faire à plusieurs reprises. Salima, passionnée d’égyptologie, avait tenté d’initier son amoureux, mais comment attacher ses pensées à des reines mortes, eussent-elles été aussi belles que Néfertiti, Néfertari ou Cléopâtre, quand on avait devant soi la plus « éblouissante créature de la terre » ? Et que cette merveille lui disait qu’elle l’aimait ?

Karim convenait volontiers qu’il avait été contrarié en apprenant qu’elle avait décidé de suivre les travaux de Vidal-Pellicorne dans la Vallée des Rois :

— Elle parlait de vous avec tant d’admiration que j’avoue en avoir conçu de la jalousie. Vous aviez la chance de vivre auprès d’elle jour et nuit, à peine séparés par la minceur des toiles de vos tentes, travaillant côte à côte, partageant chaque heure du jour et même de la nuit…

— N’exagérons rien ! grogna l’archéologue qui ajouta brutalement : Nous n’avons jamais partagé le même lit !

— Cela, j’en ai toujours été persuadé. Salima est trop pure pour que la pensée d’abandonner sa virginité avant le mariage puisse l’effleurer. Elle s’est promise à moi, je lui fais confiance, et j’attends sagement mais avec une impatience grandissante que vienne le jour de toutes mes aspirations.

— Cela ne vous a pas consolé un peu quand elle m’a laissé tomber pour rester avec Freddy Duckworth ?

— Consolé ? Absolument pas ! Je le lui ai reproché au contraire comme un manque à la parole donnée…

C’est là que tout se gâtait, car de la défection dans la Vallée des Rois on arrivait tout droit à ce qui s’était passé dans l’île Éléphantine où la jeune fille venait de fouler aux pieds leur amour pour donner sa main à un homme, prince sans doute, riche probablement, mais qui n’en avait pas moins plus du double de son âge et que Karim, d’instinct, avait détesté. Il le savait dur, cruel, sans scrupules, et pourtant c’était vers lui que Salima, sa Salima, s’était tournée, elle qui cependant disait n’envisager la vie qu’auprès de lui. Et ça repartait !

Afin de faire diversion, Adalbert essaya de ramener le sujet sur l’épisode de l’intégration de Salima à l’équipe Duckworth :

— Quand je vous ai demandé pourquoi elle était restée avec cet imbécile, vous ne m’avez pas répondu. Qu’a-t-elle dit ?

— Que ce n’était pas vous – pardonnez-moi ! – qui l’intéressiez mais cette tombe parce qu’elle espérait y trouver un écrit d’une importance primordiale pour les travaux de son grand-père. Vous connaissez certainement la suite ?

— Je crois qu’elle n’a rien trouvé du tout.

— Si, un fragment. Les violeurs de tombes, ne s’attachant guère qu’aux bijoux, avaient agi avec une extrême brutalité et il ne restait plus que des fragments du précieux papyrus.

— Ah bon !

— Oh, elle se reprochait de vous avoir planté là, mais qu’était-ce auprès de ce qu’elle vient de m’infliger alors que j’aurais joué ma vie…

Et on se retrouvait au point de départ : le charme ensorcelant de la jeune fille. Le tout entrecoupé de crises de désespoir et de colère devant lesquelles le confident involontaire se sentait nettement dépassé.

Une fin de nuit et deux jours de ce régime, et Adalbert n’en pouvait plus, même si un bagagiste du Cataract lui avait apporté de quoi quitter enfin son pyjama et retrouver son eau de toilette préférée.

Au soir du troisième jour, il était fermement décidé à appeler Aldo au téléphone pour l’enjoindre de le sauver de cet enfer au plus vite. On allait se mettre à table quand le marteau de la porte retentit. Aussitôt après, Béchir, le serviteur, vint prévenir qu’une femme voilée qui refusait de dire son nom demandait à parler au maître d’urgence.

— Je lui ai dit que tu avais un invité mais elle insiste pour tu la reçoives… et seul. Elle t’attend dans le patio.

— Si vous voulez bien m’excuser, je vais voir ce qu’elle veut, dit le jeune homme en jetant sa serviette sur la table.

La salle à manger donnait, comme les autres pièces de la maison, sur l’agréable cour-jardin. En la quittant, Karim en avait fermé la porte mais Adalbert, poussé par une irrésistible curiosité qui n’était peut-être qu’un pressentiment, alla l’entrouvrir et éteignit la lumière afin qu’aucun rai lumineux ne filtrât. Il avait agi assez rapidement pour entendre l’exclamation de Karim :

— Toi, Salima… ? Mais que viens-tu faire ici à cette heure ?

— Je viens te chercher et je t’expliquerai plus tard. J’ai pu m’échapper de chez Assouari grâce à l’affection de Shakiar. Ali est parti pour Ouadi-Halfa d’où il ne reviendra que demain. Cela nous laisse la nuit devant nous. Il faut que nous partions tout de suite, c’est peut-être notre seule chance !

Même si Karim ne l’avait pas nommée, Adalbert aurait reconnu la jeune fille à sa voix. À présent, il pouvait la distinguer, dans la douce lumière des photophores éclairant le patio, debout contre le jeune homme dont elle entourait le cou de ses bras, svelte et gracieuse silhouette dans le voile noir qui la recouvrait entièrement. Elle venait d’achever sa supplication par un baiser et Karim l’enlaçait déjà. Leur étreinte fut passionnée mais brève. Karim libéra son visage le premier :

— Où veux-tu que nous nous rendions ?

— Peu importe ! Le Caire… Alexandrie… l’Europe… Je dois à tout prix lui échapper ! La seule idée de l’épouser me rend malade…

— Pourquoi avoir accepté ces fiançailles ridicules ?

— Parce que je ne voulais pas qu’il te tue ! Il m’en avait menacée si je refusais de devenir sa femme et il est puissant, tu sais ? J’ai eu si peur, et plus encore lorsque tu as commis la folie de venir à cette horrible fête et qu’il t’a fait jeter dans le Nil…

— Comment le sais-tu ?

— Shakiar me l’a dit. C’est alors que j’ai compris que, mariée ou pas, il ne te laisserait pas vivre parce qu’il ne tolérera jamais le moindre obstacle sur sa route. Il me veut mais aussi ce que je sais sur la Reine Inconnue. C’est lui qui possède la croix ansée volée en Angleterre, lui encore qui a fait tuer le pauvre El-Kouari… et sans doute aussi mon grand-père. Il est le diable, Karim, et je ne veux pas couler des jours désespérés auprès de lui à le regarder détruire mes rêves et piétiner mes idéaux. Car ne t’y trompe pas : s’il veut trouver la tombe de Celle dont on ne sait pas le nom, ce n’est pas pour ouvrir un sanctuaire accessible à quelques privilégiés capables d’en tirer l’enseignement des Grands Ancêtres, mais bien pour en piller les richesses à son seul profit. Sa soif d’or est inextinguible. Alors je t’en supplie, dépêchons-nous de nous enfuir ! Il n’y a pas une minute à perdre !

— Que veux-tu que nous fassions ?

— Fais préparer ton bagage, va chercher ta voiture. Nous passerons au château du Fleuve prendre ce dont j’ai besoin et ensuite…

— Ensuite…

Il l’embrassa de nouveau avec une ardeur qui bouleversa Adalbert et la déposa dans un fauteuil, puis donna ses ordres à Béchir et voulut rejoindre son hôte qui n’avait pas encore rallumé, mais il n’eut même pas le temps d’atteindre la porte : la maison parut exploser. Une dizaine de Nubiens vêtus de noir firent irruption au milieu des plantes qu’ils renversèrent. Et l’action se déroula à la vitesse de l’ouragan. Trois d’entre eux emportèrent la jeune femme, tandis que les autres brisaient la défense que Karim et son domestique tentaient d’opposer. Le métal des poignards étincela dans le clair-obscur et les deux hommes s’abattirent avec un cri qui parut n’en faire qu’un, puis la bande reflua comme une marée noire, emportant sa proie. Adalbert, pétrifié par la stupeur, n’avait pas eu le temps de quitter son poste d’observation pour prêter main forte. Qu’aurait-il pu faire d’ailleurs contre cette bande d’énergumènes, sinon écoper lui aussi d’un coup de couteau ? En revanche, c’était à lui de jouer à présent, et sans tarder.

Se penchant sur les deux corps étendus parmi les débris d’argile, de fleurs et de terre, il vit que, si les blessés étaient gravement atteints, ils respiraient encore. Le téléphone et son annuaire étaient à l’entrée du patio. Il chercha d’abord l’hôpital pour demander médecin et ambulance d’urgence, hésita à appeler la police avec laquelle il ne doutait pas qu’il faudrait palabrer avant qu’elle ne se remue et préféra appeler Aldo. En trois mots il lui expliqua la situation, ajoutant :

— Demande donc à ton cher colonel british s’il veut bien tenter d’arracher le gros Keitoun à ses pistaches ! Il fera sûrement ça plus facilement que moi…

— Vu ! répondit sobrement Morosini. J’arrive !

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Aldo se matérialisait, alors que le corps médical ne s’était pas encore manifesté. Il trouva Adalbert presque aussi pâle que les victimes, à genoux auprès de Karim. Il lui tenait la main après avoir tenté de le ranimer, véritable statue de la rage impuissante :

— Voilà plus d’une demi-heure que j’ai alerté l’hôpital et je l’attends toujours. Quel pays, bon Dieu ! Et toi, la police ?

— Elle ne va pas tarder, Sargent s’en est chargé…

Aldo regarda autour de lui, repéra une table supportant des bouteilles et des verres, choisit un whisky et en versa une dose solide qu’il apporta :

— Bois ! Tu en as visiblement le plus grand besoin. Et puis viens t’asseoir ! Je vais t’aider parce que j’ai l’impression que tu n’y arriveras jamais tout seul.

C’était vrai. En dépit d’une longue habitude à affronter les coups durs, Vidal-Pellicorne tremblait comme une feuille… Il était à peine installé dans un fauteuil que la cloche de l’ambulance se faisait entendre. Cette fois, des hommes en blanc envahirent la cour intérieure, menés par un petit homme aux cheveux gris, barbu comme une chèvre, qui après s’être annoncé en tant que Dr Maimonide ne s’attarda pas en salamalecs et entreprit d’examiner les blessés.

— Vous y avez mis le temps, dites donc ! reprocha Adalbert. Ça va faire trois quarts d’heure que je vous attends et l’hôpital n’est pas au diable !

Sans l’honorer d’un regard, le médecin haussa les épaules :

— Quand vous avez le nez dans un abdomen ouvert pour en extirper une balle, c’est un peu délicat de lui tourner le dos !… Quant à ces deux-là, il faut les emmener… et vite !

On installait Karim et son serviteur sur des civières quand Abdul Aziz Keitoun, toujours armé de son chasse-mouches, effectua l’entrée majestueuse dont sa vaste personne était coutumière. Il commença par stopper les brancards en déclarant qu’il fallait laisser son personnel examiner les « cadavres ». Le petit toubib aboya aussitôt comme un fox-terrier en colère :

— Si je ne les emporte pas tout de suite, ils seront en effet des cadavres sous peu ! Pour l’instant, ils m’appartiennent ! Allez, vous autres !

Trop las sans doute pour discuter, Keitoun se laissa tomber dans un canapé de rotin qui gémit sous le poids et fit, de sa main grasse, le geste de débarrasser les lieux :

— Maintenant, dit-il en s’adressant à Aldo et Adalbert, j’attends vos dépositions ? Si j’ai bien compris, c’est vous qui les avez tués ? ajouta-t-il en pointant un doigt vers l’archéologue.

— Moi ? Mais j’étais l’invité de M. El-Kholti quand le drame s’est produit. Pourquoi voulez-vous que je les tue, lui et son serviteur ? Surtout en saccageant sa maison…

— L’invité ? C’est vite dit. Aux dernières nouvelles, vous n’aviez pas disparu ? On vous aurait kidnappé ?

— En effet ! Et ce jeune homme a été de ceux…

— On se tait quand je parle ! C’est clair pour moi : ce pauvre jeune homme vous avait enlevé et pour vous libérer vous les avez attaqués, lui et son domestique, afin de pouvoir vous évader ! La cause est entendue ! Vous serez jugé… et probablement pendu…

— Mais c’est de la folie ! Écoutez-moi au moins !

— Je ne crois pas que ce soit très intéressant, émit Keitoun en bâillant largement…

— Vous consentirez peut-être à m’écouter, intervint Aldo. Vous êtes dans l’erreur la plus complète. Ce carnage est l’œuvre d’une bande, dans l’intention d’enlever Mlle Hayoun qui venait d’arriver. Ils étaient approximativement une dizaine et vous pouvez voir les traces. Quant à mon ami ici présent, il a appelé l’hôpital puis, ne pouvant obtenir la police, il m’a téléphoné pour que je vous alerte par le truchement d’un ami anglais que vous connaissez : le colonel Sargent et…

— Où avez-vous pris que je le connais ? C’est un touriste anglais qui vient souvent à Assouan : rien d’autre. Et votre histoire montre surtout que vous avez une imagination débordante…

— Mais je vous répète que Mlle Hayoun a été enlevée et que…

— Comme c’est vraisemblable ! Cette jeune fille est fiancée au prince Assouari, alors voulez-vous m’expliquer le but de sa visite ? Pour moi, j’en sais assez ! Qu’on les embarque !

Il bâillait à s’en décrocher la mâchoire, visiblement pressé de retrouver son lit.

— Vous ne me croyez pas ? s’écria Aldo, indigné. Vous croirez peut-être l’ambassadeur de France que je vais alerter…

— Et qui n’y pourra rien ! Un crime est un crime et celui qui l’a commis doit payer. C’est comme ça chez nous !

— Chez nous aussi ! Mais à condition de trouver le coupable. Le véritable ou les véritables, en l’occurrence. Chez nous, une enquête est une affaire sérieuse où l’on ne se contente pas de tomber sur le premier pékin venu en lui mettant tout sur le dos !

Keitoun extirpa sa vaste masse du canapé et agita son chasse-mouches sous le nez d’Aldo :

— Je sais ce que je fais et je connais mon métier, figurez-vous ! Alors ne vous fatiguez pas, on vous boucle vous aussi et nous verrons qui aura le dernier mot ! Demain il fera jour !

— Et si vous m’écoutiez, moi ?

Toujours élégant dans son smoking blanc, le colonel Sargent venait de se glisser entre eux. Keitoun lui consentit un sourire condescendant :

— Votre présence est malvenue, colonel ! Vous m’avez prévenu, c’est entendu, mais votre rôle s’arrête là. À moins, ajouta-t-il finement, qu’on ne vous ait encore volé votre cheval !

L’Anglais haussa les épaules, tira un porte-cartes de sa poche intérieure, l’ouvrit et le lui présenta :

— Et si vous jetiez un coup d’œil à ça ? Ou préféreriez-vous que j’aille faire un tour chez le gouverneur ? Mahmud Pacha déteste les complications et plus encore ceux qui les lui valent. Il a la fâcheuse habitude de leur en tenir rigueur et, tôt ou tard, de saler la note.

L’œil rond du gros homme vira à l’ovale tandis qu’Adalbert se tordait le cou aussi discrètement que possible en louchant vers un document assez magique pour ramener Keitoun à une plus juste compréhension de la situation. Il crut apercevoir les armes d’Angleterre et s’en tint prudemment à ses suppositions. Cependant, le policier tiquait. Son discours initial s’en trouva quelque peu modifié, même si son visage n’était pas plus amène. Il laissa tomber :

— Bon ! Il se fait tard et demain la journée sera longue. (Et s’adressant à Aldo et Adalbert :) Messieurs, je vous attendrai donc à dix heures pour une déposition complète. Inutile de vous déranger de nouveau, colonel, car…

— Cela ne me dérange pas le moins du monde et j’avoue que j’aimerais assister à l’entrevue : on ne s’ennuie jamais avec vous !

— Comme vous voudrez. Cette maison va être fouillée de fond en comble et gardée. Si vous avez des affaires à récupérer puisque vous prétendez être l’invité de la victime, allez les chercher ! Un planton vous accompagnera ! On se dépêche ! Je ne veux pas passer la nuit ici !

— Je vais t’aider, annonça Aldo. Cela ira plus vite.

Escortés d’une reproduction en plus mince de Keitoun, ils gagnèrent la chambre d’Adalbert mais, quand ils voulurent parler, leur chien de garde s’interposa par un déluge de mots dont Adalbert traduisit l’essentiel :

— Il dit qu’on aura tout le temps de causer après et qu’on doit faire fissa !

— Jamais vu des flics aussi pressés d’aller se coucher ! À ce sujet je peux te rassurer : ta chambre t’attend au Cataract !

Quelques minutes plus tard, ils roulaient dans la voiture qui avait amené Sargent que, naturellement, on remercia en essayant de ne pas montrer la curiosité qui les dévorait l’un et l’autre touchant les pouvoirs singuliers qu’il semblait détenir. Il s’en expliqua d’ailleurs de lui-même avec bonne humeur :

— Ne me prenez surtout pas pour un émule de Lawrence d’Arabie ou un séide de mon auguste beau-frère ! Simplement, quand un vieux soldat comme moi a beaucoup roulé sa bosse – c’est l’expression qui convient, n’est-ce pas ? – à travers le Commonwealth, beaucoup vu, beaucoup entendu et, le plus important, beaucoup retenu, le Foreign Office utilise ses compétences et aussi ses habitudes en lui confiant de petites missions de… je dirai, de surveillance. Rien de plus ! Dans des pays peu stables comme l’Égypte, cela peut présenter quelque utilité ! acheva-t-il sur le mode désinvolte.

« Ben voyons ! pensa Aldo, pour avoir amené Keitoun à composition sur la seule présentation d’une carte, il faut que tu aies atteint un fichu degré dans la hiérarchie de la taupinière britannique ! »

Une fois rentrés à l’hôtel et tandis qu’il buvait un dernier verre dans la chambre d’Adalbert, Aldo développa son impression :

— Je me demande si ce n’est pas principalement à Warren qu’il rend de menus services. Par exemple pour s’attacher au parcours de la croix d’orichalque volée au British Museum ?

— Tu pourrais avoir raison. Les « barbouzes » n’ont pas souvent l’air de ce qu’elles sont, approuva Adalbert auquel il arrivait parfois de rendre de discrets services à son pays, ce qui lui permettait d’arrondir encore plus confortablement les contours d’une bourse qui n’avait jamais connu la disette et qui n’en avait guère besoin. En tout cas, on lui doit une fière chandelle. Le gros Keitoun était prêt à nous envoyer finir la nuit sur la paille humide des cachots. Et maintenant, que décide-t-on ?

Aldo considéra sa montre :

— Que dirais-tu de dormir ? Ou de faire semblant ? On a eu notre content d’émotions pour la soirée et demain il va falloir répondre encore aux questions idiotes de ce sac de pistaches.

— Tu peux toujours essayer, moi je crois que je ne pourrai fermer l’œil. Pas après ce à quoi j’ai assisté ce soir. Cette horde de démons surgis de la nuit, ce pauvre type et son serviteur abattus pratiquement sous mes yeux sans que j’y puisse quoi que ce soit… sans compter Salima enlevée, et par qui ?

— Par qui ? Tu es devenu fichtrement naïf tout à coup ! Mais par Assouari, mon vieux ! Le tendre fiancé qu’elle voulait fuir. Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi elle ne s’est pas réveillée plus tôt ?

— Pour gagner du temps, je suppose. Elle accepté les fiançailles dans l’espoir de protéger celui qu’elle aime et aujourd’hui il s’est produit quelque chose qui a précipité sa décision. Elle s’est affolée… et voilà le résultat ! Quant à moi, je sais…

— Inutile de me faire un dessin : j’ai compris. On va s’arranger pour la sortir de ce guêpier !

— Pourquoi « on » ? Cette histoire ne te concerne pas : uniquement Salima et moi. Si je veux risquer ma vie pour elle, tu n’as aucune raison de m’imiter. Pense à ta femme et à tes enfants…

— Encore un mot du même style et tu prends mon poing dans la gueule ! coupa Aldo, furieux. Elle a commencé chez qui, cette histoire ? Chez moi, non ? À qui El-Kouari a-t-il confié l’Anneau ? À moi encore. Il était donc naturel que je m’en mêle et je ne vois pas pourquoi je ne continuerais pas ?

— Ne te fâche pas ! Ce n’est pas d’hier que je sais quel ami tu es mais, en l’occurrence, Assouari ignore sûrement le rôle que tu as joué le soir de sa fichue fête…

— Ah oui ? Alors dis-moi un peu pourquoi j’ai reçu, avant-hier matin, la veste de mon habit et mes chaussures avec quelques lignes disant que, étant donné la qualité de ces vêtements, il serait infiniment dommage de les perdre. On ajoutait même des vœux pour que je n’aie pas attrapé froid en allant prendre un bain de minuit dans le Nil. Ce qui veut dire que, non seulement il connaît mes faits et gestes par le menu, mais, en plus, il se fout de moi ! Je te laisse tirer tout seul la conclusion qui s’impose.

Il se dirigea vers la porte, suivi par le regard redevenu ironique d’Adalbert :

— Quo vadis, Domine(16) ?

Aldo haussa des épaules agacées :

— Ayant été nul en latin, je te répondrai en bon français : voir Tante Amélie ! Elle ignore ce qu’il vient de se passer parce qu’elle et Plan-Crépin ont été invitées à dîner chez la romancière anglaise. Il y a une chance qu’à cette heure-ci elles soient rentrées. Ça va sûrement les intéresser.

— Ou leur couper la digestion. Allons-y !

Les deux femmes venaient en effet de rentrer. Assises dans le petit salon qui séparait leurs chambres, elles commentaient la soirée et s’apprêtaient à boire le verre de champagne qui avait manqué au menu quand Aldo, après avoir frappé, passa la tête dans l’entrebâillement de la porte :

— On peut vous déranger ? Je vous ramène un revenant, dit-il en s’écartant pour laisser le passage à Adalbert.

Lequel fut accueilli, naturellement, avec le plaisir auquel il pouvait s’attendre. Marie-Angéline en eut les larmes aux yeux. Cependant, si elle embrassa l’arrivant, Mme de Sommières émit une certaine réserve :

— Vous pensez bien que je suis enchantée de vous revoir, Adalbert, mais mon neveu n’a-t-il pas précisé, en nous annonçant votre récupération, que vous deviez rester caché ? Que s’est-il passé ?

— On ne peut rien vous dissimuler longtemps, n’est-ce pas, Tante Amélie ? soupira Aldo en acceptant la coupe que lui offrait Plan-Crépin. Il s’est déroulé un drame : pendant qu’El-Kholti dînait avec Adal, Salima est arrivée en trombe, suppliant le garçon de partir sur-le-champ avec elle…

Et il raconta les tragiques événements de la nuit :

— Et voilà ! Le jeune Karim et son serviteur sont peut-être morts à l’heure qu’il est. On passera à l’hôpital avant d’aller à la police dans la matinée. Quant à Salima, elle est plus que jamais au pouvoir de l’homme qui, très certainement, a fait assassiner son grand-père !

— N’aurait-il pas été plus facile pour elle de commencer par refuser de se fiancer avec lui ? fit dédaigneusement Marie-Angéline.

— Assouari la menaçait de tuer Karim si elle n’acceptait pas… Non seulement il prétend l’aimer, ce que j’admets volontiers, mais en outre, elle fait partie du plan qu’il a conçu pour récupérer la tombe de la Reine Inconnue dont il guigne les richesses… supposées ! Puisqu’on se perd en conjectures.

— Ce que je comprends mal dans cette intrigue, c’est le rôle de la princesse Shakiar ? dit la marquise. Curieuse bonté que de presser cette malheureuse de profiter d’une absence de Barbe-Bleue pour prendre la poudre d’escampette avec son amoureux ! Elle aurait voulu la perdre qu’elle n’aurait pas fait mieux !

— Ce qui démontre que c’est la pire des garces ! grogna Adalbert. Mais ça, on le savait déjà !

— C’est bizarre ! Moi, elle ne m’a jamais donné cette impression ?

Trois paires d’yeux se braquèrent sur elle :

— Nous la connaissons ? lâcha Marie-Angéline. Première nouvelle !

— Connaître, c’est beaucoup dire. Il m’est arrivé de la rencontrer au cours d’un voyage que je faisais avec une amie. C’était avant vous, Plan-Crépin, et elle était reine à cette époque. Toquée de bijoux, de fêtes, ça oui ! Mais plutôt généreuse et, à tout prendre, assez sympathique. Pas très futée, je vous l’accorde !

— Et vous ne nous le dites que maintenant ? protesta Aldo. Pourquoi avoir fait comme si de rien n’était quand je vous ai raconté son comportement envers moi ?

— Parce que cela me semblait sans importance. Et puis nous n’avons pas noué des liens d’amitié. Enfin, si vous voulez tout savoir, je voulais me donner le temps d’étudier le sujet. Vous avez à y redire ?

— Et où en sommes-nous ? lança Marie-Angéline à la limite de l’insolence. Voilà une femme qui…

— Cela suffit, Plan-Crépin. Vous n’êtes pas assermentée, que je sache, par un tribunal chargé de me juger et je vous conseille de vous tenir tranquille !

— Aucun de nous ne pense une chose pareille, Tante Amélie. Admettez seulement que nous soyons surpris ?

— J’avoue que sa conduite envers toi m’a donné à réfléchir. Cela est si éloigné de la femme d’autrefois ! Ou alors il faut en venir à conclure qu’elle a beaucoup changé. Sans doute sous l’influence de son frère. Lui, je ne l’ai jamais rencontré et il me fait l’effet d’être un de ces seigneurs forbans comme le Moyen Âge en a tellement vu fleurir…

— Et les femmes d’Orient sont le plus souvent soumises aux hommes de leur famille, soupira Adalbert. Shakiar n’est plus reine : elle doit obéissance à son chef de clan…

— … jusqu’à accepter de tendre un piège aussi ignoble à une innocente ? Cela me paraît énorme. Si les espérances d’Assouan concernant la tombe sont à ce point précises, Shakiar devrait au contraire pousser à ce mariage dont elle ne peut que profiter.

— À moins qu’il ne lui fasse courir le risque d’être évincée ? suggéra Marie-Angéline. Cette Salima est extrêmement jolie pour ce que j’en sais…

— Et plus encore que vous n’imaginez, soupira Adalbert avec mélancolie.

— Après le mariage, elle aura donc droit à la première place, alors que la sœur vieillissante sera reléguée à la seconde… si ce n’est à un rang plus obscur. Qui peut le dire avec un homme tel que celui-là ? Tante Amélie, nous savons tous que vous êtes la bonté même…

— Et moi qui croyais avoir la dent dure !

— Sans aucun doute, mais là c’est l’esprit qui prédomine et pas le cœur. Tout dépend du sens dans lequel ils évoluent, voilà tout !

— N’oubliez pas ce que cette femme a dit à Aldo, reprit Adalbert. Elle a de gros, très gros besoins d’argent !

Mme de Sommières se leva, regarda chacun de ses trois interlocuteurs tour à tour et, finalement, soupira :

— Bien ! La cause est entendue et je vous donne le bonsoir, Messieurs. Plan-Crépin, venez me lire un morceau du bouquin de Mme Agatha Christie. Ses personnages sont assez tordus, mais tellement moins que ceux d’ici que cela me rafraîchira !

Suivie de sa lectrice, elle gagna sa chambre. Le regard perplexe d’Aldo l’accompagna et demeura fixé sur le vantail quand les deux femmes eurent disparu. Suffisamment longtemps pour qu’Adalbert s’en étonne :

— Qu’est-ce qu’elle t’a fait, cette porte ? Une main mystérieuse y aurait-elle écrit le fameux Mane, Thecel, Phares, comme sur le mur du palais de Babylone quand Cyrus y fit son entrée ?

Aldo tressaillit, s’ébroua comme au sortir d’un rêve et passa une main sur ses yeux :

— C’est un peu ça mais ne me demande pas pourquoi. Je n’en sais fichtre rien, sinon que Tante Amélie est bizarre tout à coup. Que peut-elle mijoter ?…

Il eût été plus inquiet encore s’il avait pu le deviner…


Le lendemain matin, Mme de Sommières expédia Plan-Crépin faire des emplettes dans Sharia-as-Souk, la merveilleuse rue marchande d’Assouan où elle ne manquerait pas de s’attarder pour admirer les couleurs et respirer les odeurs d’épices, s’installa devant le petit secrétaire du salon avec son écritoire de voyage, y prit une feuille de vélin azuré à ses armes, une enveloppe assortie, son stylo, et rédigea de sa grande écriture élégante une lettre qu’elle relut soigneusement avant de la signer, passa le buvard dessus, la glissa dans l’enveloppe et, en dépit de sa répugnance pour cet outil, décrocha le téléphone intérieur et appela le réceptionniste pour le prier de monter chez elle.

Quand il fut là, elle lui remit sa lettre en lui demandant de bien vouloir la faire porter d’urgence à l’adresse indiquée et de stipuler qu’elle souhaiterait avoir une réponse en retour. Cela fait, elle alla s’installer sur le large balcon fleuri pour regarder couler le Nil. Elle avait ramassé un livre qu’elle n’ouvrit pas, l’esprit trop occupé par ce qu’elle venait de faire pour concentrer son attention sur le texte imprimé. D’ailleurs ses yeux se fatiguaient vite et l’assistance de Marie-Angéline lui était souvent plus qu’utile. Mais elle aimait tenir entre ses mains le maroquin de la reliure et respirer l’odeur légère qu’il dégageait.

Elle ne pouvait éviter une certaine anxiété, consciente de s’engager dans une partie délicate dont le résultat pouvait se révéler désastreux si ses calculs étaient erronés. De toute façon, Aldo serait probablement furieux quelle qu’en soit l’issue, mais elle ne détestait pas vivre un peu dangereusement et humer de temps à autre ce parfum d’aventure si cher à l’équipe hors norme qu’il lui avait été donné de voir à maintes reprises s’agiter sous ses yeux pour son plus grand plaisir et ses pires angoisses.

Une heure plus tard, elle avait sa réponse.

Pendant ce temps, le tandem Morosini Vidal-Pellicorne se rendait au Police Office. Le colonel Sargent les accompagnait, présence non négligeable pour leur tranquillité d’esprit. On les introduisit dans le bureau où trois chaises s’alignaient face au capitaine. L’atmosphère était un rien solennelle en dépit du narghilé et d’une nouvelle provision de pistaches. Abdul Aziz Keitoun fit l’effort de soulever sa pesante personne pour les accueillir et leur désigner les sièges préparés à leur intention :

— Vous êtes exacts, Messieurs, apprécia-t-il, et je vous en remercie. De mon côté, j’ai donné des ordres pour que l’on ne nous dérange pas. J’ai en effet besoin de silence pour vous écouter raconter « dans le détail » ce qui s’est passé hier soir chez Karim El-Kholti, ajouta-t-il en dardant son regard noir sur Adalbert.

— Il me semblait vous avoir tout dit, capitaine, mais on peut avoir omis involontairement un fait.

— C’est justement ça que je veux entendre. Alors, dites-moi d’abord pour quelle raison vous vous trouviez sur les lieux du crime ?

Adalbert retint à temps un soupir agacé :

— Je séjournais chez lui depuis trois jours. Ainsi que vous l’avez remarqué vous-même, j’avais été enlevé et retenu prisonnier sur une dahabieh ancrée près de la pointe nord de l’île Éléphantine.

— Enlevé par qui ?

— C’est ce que j’ignore et ignorerai probablement toujours, à moins que l’on ne vous ait éclairé à ce sujet. J’étais convenablement traité et surveillé par deux gardiens qui se relayaient mais, ce soir-là, la réception donnée par le prince Assouari à l’occasion de ses fiançailles leur ayant sans doute soufflé l’idée d’aller se distraire, ils m’ont laissé seul, ligoté et bâillonné bien entendu. C’est là que m’ont trouvé M. El-Kholti et le prince Morosini ici présent…

— Et comment étaient-ils là ? Ils passaient, comme par hasard ? Ou alors, saisis par l’envie de visiter le bateau, ils n’avaient pas hésité à se jeter à l’eau pour aller y boire un verre ?

— Cette fois, c’est à moi de raconter, si vous le permettez ! coupa Aldo. J’assistais à cette soirée donnée dans l’île par M. Assouari quand M. El-Kholti, qui lui n’avait pas été pas convié et pour cause, a créé un esclandre en tentant d’entraîner Mlle Hayoun qu’il considérait comme sa fiancée. Il a été aussitôt emporté hors du palais par deux des serviteurs et j’ai voulu voir comment ils le traiteraient. Bien m’en a pris : au lieu de le reconduire au bac, ils l’ont trimballé à la pointe de l’île et balancé à l’eau sans la moindre hésitation. Or M. El-Kholti, souffrant d’une blessure au bras advenue dans je ne sais quelles circonstances, était dans la quasi-impossibilité de nager et a appelé à l’aide. Il m’est apparu normal de lui porter secours et j’ai réussi à le hisser sur le bateau où il n’y avait personne… sauf M. Vidal-Pellicorne retenu prisonnier dans une cabine. Nous l’avons délivré et M. El-Kholti lui a offert l’hospitalité.

— Pourquoi ne l’avoir pas ramené tout bêtement à l’hôtel… ou chez M. Lassalle ?

— Justement parce que nous ignorions de qui il était l’invité involontaire et qu’en attendant d’en savoir plus, nous avons pensé qu’il était préférable de le tenir caché pendant quelques jours au moins.

Plusieurs pistaches disparurent :

— Hum ! mâchonna Keitoun. Difficile à gober, votre histoire !

— Je n’en ai pas de rechange à vous offrir.

— En revanche, reprit Adalbert qui commençait à entrer en ébullition, nous aimerions savoir ce qu’est devenue Mlle Hayoun ? Car enfin, il ne faut pas oublier qu’après avoir poignardé Karim El-Kholti et son serviteur, ces sauvages l’ont emportée, en dépit de ses cris et de ses protestations. Avez-vous retrouvé ces misérables ?

— Pas encore. L’enquête n’en est qu’à ses débuts.

— Et peut-on savoir de quel côté vous la dirigez ? intervint le colonel. Il conviendrait peut-être de poser quelques questions au prince Assouari ? En tant que fiancé de cette jeune fille, il pourrait ne pas apprécier qu’elle profite de son absence – réelle ou pas ! – pour se précipiter chez M. El-Kholti en le suppliant de s’enfuir avec elle ?

La réponse ne se fit pas attendre, traduisant clairement un certain soulagement :

— Vous venez de le dire vous-même, colonel. Il est absent. Difficile dans ces conditions de l’interroger ! Il faut attendre qu’il revienne…

— Il a pu, avant de partir, donner ordre que l’on surveille sa fiancée. La princesse Shakiar, sa sœur, ne vous a rien dit à ce sujet ?

— Il n’eût pas été convenable que je me rende chez elle dès ce matin, voyons ! N’oubliez pas qu’elle a été notre reine ? Cela oblige ! conclut-il en se rengorgeant. De toute façon, que pourrait-elle me dire ? Que son frère n’est pas à Assouan et qu’elle ignore tout de ses faits et gestes ? Les hommes d’ici n’ont pas pour habitude de tenir les femmes informées de ce qu’ils font ! Cependant, soyez certain que je la verrai… ! Si elle consent à me recevoir !

À cet instant, on frappa à la porte et un planton entra, porteur d’un message dont son chef prit connaissance :

— Je regrette de vous annoncer, Messieurs, que le jeune El-Kholti vient de décéder !

Le mot terrible apporta son poids de silence. Ce fut Aldo qui le brisa :

— C’est affreux… ! murmura-t-il.

— Et Béchir, son serviteur ? demanda Adalbert d’une voix dont il ne put maîtriser l’altération.

Le capitaine tourna vers lui des yeux opaques :

— On me dit seulement qu’il n’a pas encore repris connaissance. Vous devriez prier pour qu’il la retrouve, puisque c’est le seul qui puisse confirmer votre version des faits !

La menace était sous-jacente. L’archéologue prit feu :

— Ce qui signifie que c’est sur mon dos que retomba ce carnage s’il ne se réveille pas ?

— Hé !

— C’est insensé ! Mais enfin, réfléchissez ! En admettant que je sois coupable, où sont les armes dont je me suis servi ? Et comment ai-je pu, à moi seul, tuer deux hommes dont celui qui était mon hôte et avec lequel j’étais en train de dîner…

— Laissez-moi finir, s’interposa le colonel. En dehors de ce Béchir, il reste un témoin que vous omettez, capitaine ?

— Lequel ?

— Mlle Hayoun, évidemment ! Retrouvez-la !

— Ça ne devrait pas être trop difficile ! ricana le gros policier. Si elle n’est pas au château du Fleuve, elle est au palais d’Éléphantine… car voyez-vous, je suis persuadé qu’elle n’est jamais venue chez El-Kholti et que cette fable d’enlèvement est sortie tout droit de l’imagination de cet homme !

Aldo eut juste le temps d’empoigner son ami pour le retenir au bord d’un geste irréparable, bien que, personnellement, il s’en fût volontiers chargé s’il n’avait écouté que son impulsion. La bêtise de ce poussah atteignait des sommets himalayens… à moins qu’en s’entêtant à vouloir faire d’Adalbert un bouc émissaire il n’obéît à une influence occulte ? Et pourquoi pas celle des Assouari, cette famille princière implantée à Éléphantine depuis la nuit des temps ? S’il en était ainsi, et quelle que soit l’influence plus ou moins officieuse du colonel, il pourrait bien se retrouver impuissant. Ce n’était un secret pour personne que nombre d’Égyptiens supportaient mal l’emprise de l’Angleterre…

Au regard qu’il échangea avec Sargent, il comprit qu’il devait en penser tout autant. Aussi préféra-t-il le laisser se charger de la réponse. Ce qu’il fit d’une voix lénifiante. Encore que…

— Allons, capitaine ! Gardons-nous de porter un jugement téméraire que nous pourrions regretter par la suite. Les faits datent de cette nuit et, comme vous venez de le dire vous-même, l’enquête ne fait que commencer. Donnons-nous le temps de la réflexion ! Qu’en pensez-vous ?

— Sans doute, sans doute ! Et c’est bien ce que je fais, sinon j’aurais déjà procédé à une arrestation… J’espère seulement que ces Messieurs n’ont pas l’intention de quitter Assouan ?

— Pas tant que le… mystère ne sera pas élucidé ! fit Aldo sèchement en se levant pour partir. Puis-je cependant poser une dernière question ? ajouta-t-il, tandis que le colonel emmenait Adalbert.

— Posez-la toujours !

— Quelle raison M. Vidal-Pellicorne aurait-il pu avoir de tuer M. El-Kholti ?

Un sourire s’étala sur la face lunaire du policier. Un sourire qui se voulait finaud mais dans lequel Morosini décela une vague menace :

— La plus vieille qui soit, voyons ! La jalousie ! Je n’ignore pas que lui et Mlle Hayoun ont travaillé ensemble. Et elle est très belle…

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