CHAPITRE 8 UN MARIAGE PAS COMME LES AUTRES...


Deux jours avant le mariage de sir Eric Ferrais avec la ravissante comtesse polonaise dont tout Paris parlait, il n’était plus possible de trouver une chambre libre dans les hôtels ou auberges de campagne entre Blois et Beaugency. Il y avait les invités, trop nombreux pour qu’il soit possible de les loger au château, mais aussi la presse, grande ou petite, avide d’images et de potins, sans compter la police et les curieux attirés par une manifestation mondaine qui s’annonçait fastueuse.

Pour Aldo et Adalbert, le problème ne se posait pas : ils étaient à pied-d’œuvre dès l’après-midi du 15. Le premier fut accueilli dans un charmant manoir Renaissance proche de Mer par une ancienne camarade de couvent de tante Amélie, et il s’y rendit dans la « voiture à pétrole » de la marquise. Le second, doublement invité par Ferrais et le jeune Solmanski, effectua au château où il devait dormir une entrée bruyante dans sa petite Amilcar rouge. Par la vertu de ce bolide qui pouvait rouler à cent cinq kilomètres à l’heure, mais dont les freins n’actionnaient que les roues arrière, nul n’ignora son arrivée dans tout le village et même au-delà.

Restait un troisième personnage, auquel l’archéologue attribuait une importance capitale car il devait récupérer Anielka et la mettre à l’abri des recherches pendant le temps nécessaire. Celui-là était sur place depuis cinq jours et pêchait le brochet sur l’autre rive de la Loire en attendant de jouer son rôle. Il se nommait Romuald Dupuy et c’était le frère jumeau de Théobald, le fidèle valet d’Adalbert.

Un frère tellement jumeau que même Vidal-Pellicorne n’arrivait pas à les distinguer. Tous deux vouaient à l’archéologue un égal dévouement depuis que celui-ci avait, pendant la guerre, sauvé la vie de Théobald au risque de la sienne. C’était, pour les jumeaux, comme s’il les avait sauvés tous les deux.

Depuis cinq jours, donc, Romuald, arrivé dans le pays à motocyclette en se faisant passer pour journaliste, s’était arrangé pour louer à prix d’or une maisonnette et une barque appartenant à un pêcheur du cru. L’une et l’autre se trouvant situées presque en face du château, l’emplacement lui était apparu idéal et, depuis, il tuait le temps en trempant du fil dans l’eau.

De son bateau abrité par des saules argentés, il pouvait observer – à l’œil nu ou à l’aide d’une paire de jumelles – la longue bâtisse blanche dont les courtisans d’une maîtresse royale disaient jadis que c’était le palais d’Armide porté par les nuées jusqu’aux bords de la Loire.

Entouré d’un parc immense et posé comme une offrande aux dieux sur d’admirables jardins en terrasses descendant jusqu’au fleuve par deux rampes majestueuses, le château, dont les nuances changeaient avec le ciel, était d’une beauté presque irréelle. Sous la course rapide des nuages, il avait toujours l’air d’être sur le point de s’envoler. C’était un spectacle captivant parce que sans cesse différent.

Cependant quand, au matin des noces, Romuald mit le nez à la fenêtre de sa maisonnette, il se crut le jouet d’un rêve : tout était blanc en face de lui comme s’il avait neigé durant cette nuit de mai. Les jardins étagés débordaient de fleurs immaculées et, sur les tapis de gazon, de grands paons plus blancs encore se promenaient avec majesté. C’était à la fois délirant et sublime, et l’observateur invisible admira en connaisseur. Pareil miracle avait dû nécessiter une armée de jardiniers travaillant à une vitesse de courants d’air, car le château était resté illuminé tard dans la soirée pour la réception qui avait suivi la cérémonie du mariage civil. Ce qui n’avait pas laissé beaucoup de temps avant que revienne le jour aux enchanteurs du plantoir et du râteau. Et Romuald, soudain songeur, pensa qu’elle devait être bien belle, celle pour qui un homme, très amoureux sans cloute, déployait tant de merveilles.

Le cérémonial arrêté par sir Eric avait de quoi surprendre : le mariage religieux serait célébré au coucher du soleil dans une chapelle improvisée, un édifice éphémère décoré de grands rosiers grimpants, de lierre, de myrte, de lis et de lilas blancs, construit au bout de la longue terrasse devant un petit temple consacré au culte de l’Antique. Ensuite, il y aurait dîner au château, suivi d’un immense feu d’artifice, après quoi, escorté de porteurs de torches et de sonneurs de trompe, le couple gagnerait dans une calèche fleurie digne de la Belle au Bois Dormant le lieu secret où s’accomplirait le mystère nuptial.

– Espérons qu’il fera beau ! avait commenté Morosini quand Vidal-Pellicorne lui avait détaillé un programme qui l’agaçait prodigieusement. S’il pleut, tout ce grand déploiement sera ridicule ! En admettant que ce ne le soit pas déjà !

– Dieu n’oserait pas faire ça au grand sir Eric Ferrais, avait riposté l’autre avec un sourire de faune. De toute façon, cette agitation nous sera bien utile : il suffira à notre jeune mariée d’un changement de vêtements pour se fondre dans la foule des invités. Ensuite elle n’aura qu’à descendre au bord de l’eau où Romuald l’attendra avec sa barque pour la transporter de l’autre côté.

– Je n’aime pas beaucoup l’idée de lui faire traverser la Loire en pleine nuit. C’est un fleuve plutôt dangereux...

– Faites confiance à Romuald. C’est un homme qui étudie toujours son terrain, qu’il s’agisse de planter des salades ou de traverser un champ de mines.

En dépit de ces assurances, le cœur d’Aldo battait sur un rythme inusité quand il arrêta sa voiture dans la cour d’honneur et la confia, après s’être débarrassé de son cache-poussière et de sa casquette, à l’un des serviteurs chargés de ranger les automobiles sur l’esplanade qui partait des grilles.

Le point d’orgue de cette cour, au demeurant belle et harmonieuse, fit sourire Morosini et le détendit : c’était une grande statue de marbre représentant l’empereur Auguste. Pas de doute, il était bien chez Ferrals !

– C’est à cause d’elle et des nombreux bustes de césars et autres divinités romaines disséminées dans les jardins que notre Anglais international a acheté ce château, fit derrière Aldo la voix traînante de Vidal-Pellicorne qui fumait une cigarette sur le perron. Au départ, il le trouvait un peu modeste et aurait préféré Chambord.

Amusé, le Vénitien se retourna :

– Est-ce que nous nous connaissons ?

– Auriez-vous oublié, prince, cette agréable soirée que nous passâmes chez Cubat, claironna l’archéologue qui ajouta, plus bas : « Je crois que nous pouvons, à présent, nous déclarer vagues relations. Cela nous simplifiera la tâche. Et puis rien n’empêche que nous sympathisions ! »

Flanqué du comte Solmanski, sir Eric recevait ses invités dans l’un des salons dont les grands miroirs avaient reflété les satins nacrés et la grâce exquise de Mme de Pompadour. Tandis que le Polonais se contentait d’une brève inclinaison du buste et d’un vague étirement des lèvres, le marié tendit à Morosini une main large et franche que celui-ci ne prit pas sans une légère hésitation, gêné tout à coup en face d’un accueil inattendu :

– Je suis heureux de voir que vous êtes remis, dit Ferrais, et plus heureux encore de vous remercier : votre bronze est l’un des plus jolis cadeaux que j’aie reçus. Il m’a ravi au point de l’avoir placé aussitôt sur ma table de travail. Aussi ne le verrez-vous pas au milieu des présents que l’on a exposés dans la bibliothèque...

– Eh bien, dites donc ! s’exclama Adalbert tandis qu’ils se perdaient parmi les invités. Voilà une réception inoubliable : cet homme-là vous adore !

– Je commence à le craindre et je ne vous cache pas que cela m’ennuie...

– Vous lui auriez offert une pince à sucre qu’il aurait été moins ému. Gela dit, remettons les choses au point, voulez-vous ? Vous vous apprêtez à lui prendre sa femme, c’est entendu, mais il n’en détient pas moins un joyau qui vous appartenait et dont il sait qu’on a tué votre mère pour qu’il puisse l’acquérir. Alors pas d’états d’âme !

– Que voulez-vous, on ne se refait pas ! soupira Morosini. Mais, pour parler d’autre chose, d’où vient que je n’aperçoive pas votre ami Sigismond ? Il devrait bourdonner d’enthousiasme en ce jour de gloire qui rétablit ses finances présentes et à venir.

– Il cuve ! dit Adalbert. Nous avons eu hier soir un de ces dîners de contrat qui font date dans la vie d’un homme. Le beau jeune homme a englouti la rançon d’un roi rien qu’en château-yquem, romanée-conti et fine Champagne. Nous ne sommes pas près de le revoir !

– Voilà une bonne nouvelle ! Que sommes-nous censés faire à présent ?

– La cérémonie n’est que dans une heure. Nous avons le choix entre nous rafraîchir à l’un des buffets ou aller admirer les cadeaux de mariage. Si vous le permettez, je pencherais plus volontiers vers la seconde proposition : l’exposition devrait vous plaire !

Les deux hommes suivirent le flot d’invités qui se dirigeait de ce côté, avec d’ailleurs des intentions différentes : certains voulaient voir si leur offrande se trouvait en bonne place et comparer, d’autres -et c’était la majorité – y allaient par curiosité pour ce que les journaux annonçaient déjà comme un véritable trésor.

Les présents se trouvaient réunis dans une vaste salle à peu près nue qui avait été jadis une bibliothèque. C’était une pièce sans fenêtres, éclairée par un plafond vitré et dont l’unique porte, gardée par deux policiers en civil, donnait sur le grand vestibule.

La seule présence de deux ministres en exercice, de plusieurs ambassadeurs, de deux princes régnant, l’un sur une principauté européenne, l’autre sur un coin du Rajputana, justifiait une surveillance officielle mais moins peut-être que l’accumulation de richesses dans l’ancienne bibliothèque. En y pénétrant, Morosini crut, un instant, se trouver dans la caverne d’Ali-Baba. De longues tables chargées de vaisselle d’argent ou de vermeil, de cristaux, de gravures rares, de vases anciens et d’une foule d’objets précieux, en encadraient une autre, ronde et couverte de velours noir, où étaient exposés de magnifiques bijoux sur lesquels convergeait l’éclairage de plusieurs fortes lampes. Il y en avait de toutes les couleurs, joyaux anciens ou parures modernes, mais en dépit de l’attrait qu’exerçaient sur lui les pierres précieuses, Morosini n’en vit qu’une seule, celle qui, placée au sommet d’une pyramide, semblait régner sur les autres : le grand saphir étoilé qu’il n’avait pas contemplé depuis tant d’années. Et qui n’avait rien à faire dans cet étalage puisqu’il était la dot d’Anielka et non un présent.

Elle était là comme un défi, comme une revanche, la gemme merveilleuse pour laquelle des crimes avaient été commis ! Et, soudain, le remords que Morosini traînait après lui depuis la poignée de main de sir Eric s’effaça. C’était pour le narguer que le saphir wisigoth était exposé et il ne fallait pas chercher plus loin l’explication d’une invitation somme toute insolite.

Une bouffée de colère envahit soudain Morosini, avec l’envie brutale de balayer ce prétentieux étalage pour en arracher ce qui avait été un trésor familial et que l’on osait étaler sous ses yeux.

Adalbert comprit ce qui se passait chez son ami et le prit par le bras en chuchotant :

– Ne restons pas là ! Vous lui feriez trop plaisir s’il vous surprenait ainsi en contemplation devant ce qu’il vous a volé !

– Et que je n’ai plus beaucoup d’espoir de lui reprendre. Ainsi exhibé au vu et au su de tous, sous la garde de policiers vraisemblablement armés, il est mieux protégé que dans un coffre-fort. Mon pauvre ami, vous n’avez vraiment aucune chance de l’approcher seulement...

– Homme de peu de foi ! J’ai ma petite idée là-dessus dont je vous entretiendrai en temps utile. Alors n’y pensez plus, gardez le sourire et venez prendre un verre ! Quelque chose me dit que vous en avez besoin ?

– Vous commencez à me connaître presque trop bien !... Seigneur ! Il ne manquait plus qu’elle !

Cette dernière exclamation était suscitée par le couple qui pénétrait dans la salle et sur le passage duquel s’élevait un murmure flatteur. Le comte Solmanski, avec à son bras une femme éblouissante que Morosini venait de reconnaître avec consternation : Dianora en personne ! Et le pire était qu’elle venait droit à lui et qu’il était impossible de lui échapper.

Ennuagée de mousseline azurée, auréolée d’une transparente capeline assortie, une cataracte de perles glissant de son cou et encerclant ses bras minces, elle répondait avec grâce aux saluts qu’on lui offrait, mais sans perdre de vue celui qu’elle avait décidé de rejoindre. Aldo entendit Adal siffler doucement puis jurer entre ses dents :

– Sacrebleu, la jolie femme !

– Soyez heureux ! Vous allez avoir l’honneur de lui être présenté...

Un instant plus tard, c’était fait et la jeune femme enveloppait les deux hommes de son éclatant sourire :

– Très heureuse de vous connaître, monsieur, dit-elle à Pellicorne, mais plus heureuse encore, vous le comprendrez, de retrouver un ami de jeunesse...

– Alors il n’a guère d’avance sur moi, fit l’archéologue. C’est un ami de ce matin...

– Vous êtes charmant. En vérité, Aldo, quand le comte Solmanski m’a appris que vous étiez ici, je n’en croyais mes oreilles. J’étais à cent lieues de vous imaginer en France...

– Je pourrais vous en dire autant : je vous croyais à Vienne ?

– J’y étais mais aucune femme ne peut se passer de Paris au printemps : ne fût-ce que pour les couturiers... Cependant, eussé-je été au bout du monde que j’en serais revenue pour assister à l’union de deux amis...

Le son grave et musical d’une cloche interrompit cette conversation. Le comte Solmanski se cassa en deux devant Dianora :

– Veuillez m’excusez, ma chère, mais l’heure est venue pour moi de conduire la mariée à l’autel...

Comme une mer qui se retire, le flot des invités reflua vers les portes-fenêtres pour gagner la terrasse et son étonnante chapelle de fleurs convergeant vers un chœur tapissé d’orchidées au milieu desquelles brasillaient une centaine de cierges. Le coup d’œil était féerique.

Avec autorité, Mme Kledermann s’empara du bras de Morosini :

– Vous allez être, mon cher, le compagnon idéal pour supporter l’ennui d’une cérémonie nuptiale. À mon avis, c’est encore plus assommant qu’un enterrement où, au moins, on peut se distraire en évaluant le degré d’hypocrisie des larmes de la famille.

D’un geste ferme, Aldo détacha la main gantée posée sur sa manche :

– Je m’en voudrais d’usurper la place de votre mari. Ou bien dois-je comprendre que vous êtes seule cette fois encore ?

– Tant que nous pourrons nous rejoindre, je ne serai jamais seule, murmura-t-elle de cette voix chaude et intime qui le bouleversait jadis mais qui, à présent, demeurait sans effet.

– Ce n’est pas une réponse. Si je ne savais ce qu’il représente dans le monde financier européen, je me demanderais s’il existe vraiment. C’est l’Artésienne, cet homme-là !

– Ne dites pas de bêtises ! fit Dianora d’un ton mécontent. Naturellement il existe ! Moritz est, croyez-moi, bien vivant et fort attaché à une existence dont il sait tirer le meilleur parti. Seulement, le meilleur parti pour lui ne réside pas dans ce genre de manifestations. Il me les laisse bien volontiers.

– Et vous, vous les aimez ?

– Pas toujours mais quelquefois. Ainsi aujourd’hui : le roman de Ferrais me fascine. Cette machine à faire de l’argent saisie par la passion a quelque chose de magique... Alors ? Nous y allons ou bien préférez-vous rester planté dans ce salon jusqu’au jugement dernier ?

Il fallut bien, cette fois, qu’Aldo offrît son bras sous peine de se conduire comme un rustre. Sa compagne et lui rejoignirent les invités qui étaient en train de se répartir de chaque côté d’un long tapis vert sur lequel, dans un instant, deux jeunes filles allaient jeter des pétales de roses. Un invisible orchestre fit entendre une marche solennelle : le cortège de la mariée approchait. Composé de fillettes en robes d’organdi qui tendaient entre elles de longs rubans de satin blanc, symboles de pureté, noués à des bouquets ronds, il était charmant, mais Aldo, soudain bouleversé, ne vit plus qu’Anielka.

Ravissante et pâle, fluide comme un jet d’eau dans sa longue tunique blanche scintillante de perles de cristal, une adorable petite couronne de diamants posée sur sa tête blonde, elle s’avançait au bras de son père, les yeux baissés fixés sur la pointe de ses escarpins de satin blanc. Son air triste et absent serra le cœur d’Aldo. Il eut beaucoup de mal à lutter contre l’envie de se jeter au milieu des enfants pour emporter celle qu’il aimait loin de ces indifférents venus se repaître du spectacle d’une vierge de dix-neuf ans livrée contre argent sonnant à un contemporain de son père.

Ce fut pis encore quand elle passa devant lui, qu’il vit se relever les douces paupières. Les yeux d’or « grands comme des meules de moulin » s’arrêtèrent un instant sur les siens, lourds d’une véritable angoisse, avant de glisser, avec un éclair de colère, sur sa trop belle voisine. Puis se refermèrent. La longue traîne brillante sur laquelle moussait l’épaisse vapeur du voile de tulle s’étira interminablement jusqu’au prie-Dieu de velours vert près duquel attendait l’époux...

Comme l’avait voulu Ferrais, le soleil couchant incendiait le fleuve royal tandis que commençait à se dérouler la solennelle liturgie du mariage dont chaque mot ajoutait au malaise de Morosini. « Nous aurions dû emmener Anielka hier soir, pensa-t-il avec rage. Le mariage civil n’était pas gênant mais la bénédiction qui va venir... »

Pourtant, il savait bien que ce qui se passerait tout à l’heure au cœur de la douce nuit de mai le rendrait fou. Il se sentait l’âme d’Othello en imaginant, avec un réalisme bien masculin, Ferrais dévêtant Anielka puis la possédant... L’image fut même si nette dans son esprit qu’il voulut la repousser :

– Non ! gronda-t-il entre ses dents. Non ! Pas ça !...

Le coude de Mme Kledermann s’enfonça soudain dans ses côtes tandis qu’elle considérait avec une stupeur inquiète le visage crispé de son compagnon.

– Eh bien ? chuchota-t-elle. Que vous arrive-t-il ? Est-ce que vous êtes souffrant ?

Il tressaillit, passa une main mal assurée sur un front soudain humide mais se contraignit au sourire :

– Excusez-moi ! Je pensais à autre chose...

– ... J’ai cru que vous alliez vous élancer pour protester contre ce mariage. Vous aviez l’air d’un chien auquel on vient de retirer son os.

– Quelle stupidité ! fit-il sans s’encombrer de courtoisie superflue. J’étais à cent lieues d’ici...

– Allons tant mieux ! En ce cas, il est inutile de vous fâcher. Nous arrivons au cœur du problème.

En effet, l’instant des consentements arrivait. Là-bas, au fond de la conque de pétales et de flammes, le prêtre s’avançait vers les mariés que ses mains étendues rapprochaient. Le silence s’établit : chacun prêtait l’oreille pour saisir les nuances du serment mutuel. Celui de sir Eric, fermement articulé, résonna comme une cloche de bronze. Quant à Anielka, on l’entendit balbutier quelques mots dans une langue incompréhensible – du polonais sans doute ! – puis elle s’évanouit avec grâce tandis que l’officiant prononçait de confiance les paroles sacramentelles.

La belle cérémonie volait en éclats. Au milieu d’un concert d’exclamations qui fit taire l’orgue et les violons, Ferrais s’était jeté sur sa jeune femme pour la soutenir tout en appelant à grands cris un médecin. Un membre de l’Institut dont la jaquette s’ornait du canapé de la Légion d’honneur vint apporter son aide, accompagné d’une dame en dentelles mauves qui piaillait en moulinant de grands gestes. Quelques minutes plus tard, un vigoureux laquais emportait la jeune femme vers le château, suivi de l’époux, du médecin, de la femme du médecin et du comte Solmanski.

– Ne bougez surtout pas ! enjoignit sir Eric à ses invités. Nous allons revenir. Ce n’est qu’un petit malaise !

Au milieu de la consternation générale, Dianora se permit un petit rire insolent :

– Comme c’est amusant ! fit-elle en esquissant le geste d’applaudir. Voilà quelque chose qui sort de l’ordinaire. Cela me rappelle une soirée à la Scala de Milan où la diva s’est trouvée victime en scène d’un premier vertige de grossesse. Heureusement, elle a pu reprendre son rôle. Elle était un peu verte en revenant, mais comme elle chantait La Traviata, cela lui allait si bien qu’elle a eu un triomphe. Je gage que notre mariée aura le même.

– Vous n’avez pas honte ? gronda Morosini furieux. Cette pauvre petite est malade et ça vous amuse ? J’ai bien envie d’aller voir...

La main de la jeune femme saisit son bras et le serra avec une force surprenante :

– Restez tranquille ! siffla-t-elle entre ses dents. Personne ne comprendrait votre sollicitude et le mari moins que quiconque. Je ne vous savais pas si sensible au charme juvénile, mon cher ?

– Je suis sensible à toute souffrance.

– Il y a ici assez de monde pour s’occuper de celle-ci. D’ailleurs, moi je vais aller aux nouvelles...

– À quel titre ?

– Un : je suis une femme. Deux : une amie de la famille. Et trois : j’ai une chambre au château et il se trouve que je manque de mouchoirs pour pleurer avec vous. Attendez-moi !

Rassemblant d’une main ses mousselines bleues et ôtant, de l’autre, sa capeline, la jeune femme quitta sa place et se dirigea vers le château. Vidal-Pellicorne en profita pour rejoindre son ami. Lui toujours si sûr de lui semblait inquiet.

– Je n’y comprends rien, dit-il, sans songer à baisser le ton parce qu’autour d’eux tout le monde parlait avec animation. Cet évanouissement n’était pas prévu au programme. Tout au moins, pas à ce moment-là !

– Vous aviez décidé qu’elle aurait un malaise ?

– Oui. Pendant le souper. Elle devait se trouver mal et demander à se reposer jusqu’à l’heure du départ. Ferrais ne pourrait pas rester avec elle : il a des invités trop importants et doit s’y consacrer. Pendant le feu d’artifice, Anielka aidée par Wanda qui nous est acquise devait s’habiller comme une femme de chambre et, en évitant la terrasse, descendre jusqu’au fleuve où l’attendrait Romuald. Je me demande ce qui a pu se passer. M’aurait-elle mal compris ?

– Et si elle était vraiment souffrante ? Quand elle est arrivée à la cérémonie, elle était pâle et triste.

– Vous pourriez avoir raison. Il y a quelque chose qui ne va pas ! Jusqu’ici, elle éprouvait une joie enfantine à l’idée de l’aventure de ce soir. En outre, je commence à croire qu’elle vous aime...

– C’est la seule bonne nouvelle de la journée ! Que comptez-vous faire à présent ?

– Rien ! On nous a priés d’attendre. Attendons ! Pendant ce temps-là, je vais réfléchir à la suite des opérations. Voyez-vous, je comptais sur l’intermède du souper pour m’occuper de la table aux bijoux et il faut que je trouve autre chose...

Tandis qu’il s’abîmait dans ses pensées, Aldo s’efforça de rester calme. Ce n’était pas facile, la patience n’étant pas sa vertu dominante. Il flairait une catastrophe et l’atmosphère de la chapelle artificielle n’avait rien d’apaisant. Une gêne s’installait, comme si ces gens étaient des naufragés abandonnés sur une île déserte. La musique ne jouait plus ; le prêtre avait disparu et les demoiselles d’honneur assises sur les marches de l’autel ou à même le tapis jouaient avec les fleurs et les rubans. Certaines commençaient à pleurer, tandis que les assistants qui se connaissaient s’interrogeaient du regard : devait-on rester, devait-on partir ? L’attente s’éternisait et, peu à peu, la patience fit place à une certaine agitation. Surtout du côté des personnalités officielles, ministres et ambassadeurs. Des bribes de phrases voltigeaient : « C’est inconcevable !... Un évanouissement ne dure pas si longtemps... On pourrait au moins s’inquiéter de nous !... Je n’ai jamais rien vu de pareil, et vous... ? »

Aldo tira sa montre :

– Si dans cinq minutes personne n’est venu nous donner des explications, je vais aux renseignements !

Il n’avait pas fini de parler que le comte Sol-manski, toujours aussi froid, toujours aussi solennel mais visiblement ennuyé, reparut. Il traversa l’assemblée, prit la place de l’officiant et après avoir présenté des excuses au nom de sir Eric et en son nom, il rassura les invités sur l’état de santé de sa fille :

– Elle va mieux mais se sent trop lasse pour revenir assister à la messe qui devait être chantée. Le mariage ayant été célébré, c’est d’une importance mineure. L’échange des anneaux se fera plus tard et en petit comité mais la fête ne s’en déroulera pas moins comme notre hôte l’a prévu. Si vous voulez bien me suivre jusqu’au château, nous avons tous besoin de retrouver l’atmosphère joyeuse de tout à l’heure...

Il alla offrir son bras à une dame assise au premier rang. C’était une Anglaise âgée mais de grande allure, la duchesse de Danvers, vieille et très proche amie de Ferrais. À leur suite, et avec un enthousiasme où entrait beaucoup de soulagement, les invités sortirent en commentant l’événement. Certains se demandaient si un mariage à ce point bâclé était valable puisque personne n’avait saisi ce que disait Anielka avant de perdre connaissance. Aldo était de ceux-là :

– Où Solmanski a-t-il pris que sa fille était mariée ? Même si le prêtre a saisi ce qu’Anielka a dit avant de s’évanouir, le rituel n’a pas été jusqu’au bout. Chez nous, à Venise, ce ne serait pas valable !

– Je ne suis pas orfèvre en la matière, mais Ferrais s’en fiche, dit Adalbert. Il est protestant.

– Et alors ?

– Mon bon, apprenez ceci : sir Eric n’a planté ce décor théâtral et consenti à cette cérémonie que pour faire plaisir à sa fiancée qui exigeait d’être mariée selon sa religion mais, pour lui, seule compte la bénédiction discrète qu’un pasteur leur a donnée hier soir après le mariage civil et avant le souper.

Suffoqué, Aldo n’en croyait pas ses oreilles :

– D’où sortez-vous ça ? Vous y étiez ?

– Non. C’est Sigismond qui me l’a raconté avant de se noyer dans les vieilles bouteilles de son beau-frère...

– Et c’est maintenant que vous me le dites ?

– Vous étiez déjà bien assez nerveux comme ça. Et puis, dès l’instant où une bénédiction catholique devait suivre, cet épisode ne présentait pas tellement d’intérêt mais après ce que nous venons de voir, les choses se présentent de façon différente... et expliquent peut-être une pâmoison tellement inattendue.

Morosini s’arrêta au milieu de l’allée et obligea son ami à en faire autant en le saisissant par le bras. Il revoyait soudain le visage douloureux d’Anielka au moment où elle marchait à l’autel :

– Dites-moi la vérité, Adal ! C’est tout ce que le jeune Solmanski vous a confié ?

– Naturellement, c’est tout ! D’ailleurs, après le dîner il était bien incapable d’articuler deux paroles sensées. Qu’est-ce que vous allez imaginer ?

– Pourquoi pas le pire ? En dépit de son faste et du titre de baron dont l’a décoré le roi George V, votre Ferrais n’est qu’un parvenu, un rustre capable de tout... même d’avoir exercé cette nuit ses droits d’époux. Oh, s’il a osé faire ça !

Possédé d’une colère aussi soudaine qu’un grain en mer sous les tropiques, il se tourna vers le château à présent illuminé comme s’il allait s’élancer pour le prendre d’assaut. Vidal-Pellicorne eut peur de la violence qu’il sentait sous l’apparence nonchalante et raffinée de ce grand seigneur italien : il l’empoigna aux épaules :

– Qu’allez-vous chercher là ? C’est impensable, voyons ! Vous oubliez le père ! Il n’aurait jamais admis que sa fille soit traitée de cette façon... Je vous en prie, Aldo, calmez-vous ! Ce n’est pas le moment de causer un esclandre ! Nous avons mieux à faire...

Aldo essaya de sourire :

– Vous avez raison. Oubliez ça, mon vieux ! Il serait temps que cette journée se termine parce que je suis en train de devenir fou...

– Vous tiendrez jusqu’au bout ! Je vous fais confiance... En outre, il m’est venu une idée...

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage.

– Eh bien, que faites-vous là ? lança soudain une voix joyeuse. Tout le monde est rentré ; on s’apprête à passer à table et vous restez à bavarder ?

Fidèle à son habitude, Dianora Kledermann effectuait l’une de ces apparitions dont elle semblait détenir le secret. Elle avait changé de vêtements – ou plutôt elle en avait retiré une bonne partie ! Elle portait à présent une robe de lamé d’argent qui la dévêtait somptueusement, laissant nus son dos, ses épaules, et couvrant à peine ses seins magnifiques. De longues girandoles de diamants et de saphirs tremblaient de chaque côté de son cou – dont aucun bijou ne venait rompre la ligne harmonieuse. En revanche, ses avant-bras disparaissaient sous des bracelets composés des mêmes pierres. Une seule bague : un solitaire énorme à la main qui tenait un grand éventail en plumes d’autruche blanches. Elle était assez étourdissante et le regard des deux hommes le lui avoua clairement. Mais ce fut à Adalbert qu’elle offrit un sourire ensorcelant :

– Voulez-vous bien nous précéder, monsieur Vidal-Pellicorne ? Je désirerais dire un mot en privé à notre ami.

– Que puis-je refuser, madame, à une sirène qui s’est donné la peine d’apprendre mon nom par cœur ?

– Eh bien ? demanda Morosini que cet aparté ne tentait pas. De quoi voulez-vous me parler ?

– De ceci !

En une seconde, elle fut contre lui ; ses bras scintillants glissèrent autour du cou d’Aldo tandis qu’une bouche à la fois fraîche et parfumée aspirait la sienne. C’était tellement inattendu, tellement rafraîchissant aussi – un vrai baume pour des nerfs douloureux ! – que celui-ci ne réagit pas. Il dégusta le baiser comme il eût savouré une coupe de Champagne. Après quoi, il repoussa la jeune femme.

– C’est tout ? fit-il un rien moqueur.

– Pour le moment, oui, mais plus tard tu auras beaucoup plus. Regarde autour de nous ! C’est un endroit de rêve et la nuit est divine. Elle sera à nous quand Ferrais aura emporté sa jolie bécasse pour lui apprendre l’amour...

C’était la dernière chose à dire. Morosini prit feu :

– Ne peux-tu t’intéresser qu’à ce qui se passe dans un lit ? Je vois mal ce vieux bouc jouer les initiateurs !

– Oh ! il s’en tirera honorablement. Ce n’est pas un maître comme toi, mais il n’est pas sans talent.

– Ce n’est pas vrai ? Tu as couché avec lui ? fit Aldo abasourdi.

– Hmm... oui. Juste avant de rencontrer Moritz. Je me suis même demandé un instant si je n’allais pas me faire épouser, mais décidément je n’aime pas les canons. C’est trop bruyant. Et puis Eric n’est pas un vrai seigneur alors que mon époux, lui, en est un...

– Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi tu tiens tant à le tromper. À présent, rentrons ! J’ai faim !

Et, saisissant Dianora par le poignet, il l’entraîna au pas de charge vers le château...

– Mais enfin, protesta-t-elle, je croyais que tu m’aimais ?

– Moi aussi... au temps où j’étais jeune et naïf ! Sir Eric n’était peut-être pas un vrai seigneur, mais il possédait une grande fortune et savait s’en servir. Durant la cérémonie, et en dépit du fait qu’elle s’était trouvée raccourcie, son armée de serviteurs avait opéré un nouveau miracle végétal : de l’enfilade des salons – à l’exception d’un seul ! – elle avait tiré une salle de festin en forme de jardin exotique où des orangers plantés dans de grands pots en porcelaine de Chine s’alignaient le long des murs couverts de treillages verts où s’accrochait une infinité de lianes fleuries rejoignant les grands lustres de cristal. Des obélisques taillés dans de la glace vive veillaient à la fraîcheur de cette végétation au milieu de laquelle des tables rondes nappées de dentelle et brillantes de vaisselle plate, de verrerie précieuse et de grands chandeliers de vermeil où brûlaient de longues bougies attendaient les convives que des maîtres d’hôtel en livrée verte guidaient vers leurs places. Tout cela voulu pour le plaisir d’une jeune épouse qui adorait les jardins...

Au soulagement de Morosini, il se trouva séparé de Mme Kledermann qui devait s’asseoir à la table d’honneur avec la duchesse de Danvers. Aldo fut mené à une autre, où on l’installa entre une ténébreuse comtesse espagnole à la forte lèvre ombrée et une jeune Américaine qui eût été charmante sans le rire hennissant dont elle faisait usage à tout propos. En revanche, Vidal-Pellicorne était à la même table, ce qui était une vraie satisfaction : avec lui, pas besoin de chercher des sujets de conversation. Il allait régaler son auditoire d’une docte conférence sur l’Egypte des Aménophis et des Ramsès.

Aldo espérait donc pouvoir rêver en paix quand il sentit qu’à la faveur d’un plat d’œufs brouillés aux queues d’écrevisses, on lui glissait quelque chose dans la main : un papier étroitement plié.

Ne sachant trop comment s’y prendre pour le lire, il s’arrangea pour capter le regard d’Adal, lui montrer discrètement ce qu’il tenait. Aussitôt, l’archéologue se lança dans une sorte de roman policier passionnant qui avait pour centre la reine Nitokris et qui captiva l’attention des autres convives. Aldo put lire son billet déplié dans sa serviette.

« Je veux vous parler. Wanda vous attendra en haut de l’escalier à dix heures et demie. A. »

Parcouru d’une onde de joie, il examina la situation. Quitter sa place sans être remarqué des hôtes de la grande table ne présenterait pas de difficulté : il lui suffirait de reculer juste un peu pour être caché par un oranger et par les retombées d’un gigantesque volubilis. En outre, il n’était pas éloigné d’une porte, ce qui constituait une chance.

L’heure venue, il s’assura d’un regard que Ferrais, lancé dans une discussion, ne s’occupait pas du reste de ses invités, puis il s’excusa auprès de ses voisines, recula sa chaise et quitta la salle...

Le hall n’était pas désert, loin de là ; le ballet des serveurs venant des cuisines s’y poursuivait sans précipitation et sans bruit. Dans la salle des cadeaux dont la porte demeurait ouverte – il eût été inconvenant et même offensant pour les invités de la fermer avant leur départ -, on entendait les gardes discuter entre eux. L’un de ceux qui se tenaient devant le seuil, se méprenant sur les intentions de Morosini, lui indiqua le grand escalier en précisant charitablement :

– C’est de l’autre côté, dans le renfoncement...

Aldo remercia d’un geste de la main tout en se dirigeant vers l’endroit indiqué, y entra, en ressortit aussitôt, jeta un coup d’œil autour de lui puis, estimant l’instant favorable, s’élança sur la volée de marches recouvertes d’un tapis et, en quelques enjambées, atteignit le palier ouvrant sur deux larges couloirs éclairés par des torchères. Il n’eut pas à chercher longtemps : la silhouette épaisse de Wanda sortit de derrière une antique chaise à porteurs placée à l’entrée d’une des galeries. Elle lui fit signe de la suivre, l’amena devant l’une des portes puis, mettant un doigt sur ses lèvres pour l’inviter au silence, s’éloigna sur la pointe des pieds.

Morosini frappa doucement. Sans attendre de réponse, il posa la main sur la poignée pour entrer. Le coup l’atteignit à cet instant précis et il s’effondra sans avoir eu le temps de pousser un soupir mais avec l’impression bizarre que quelqu’un riait : un petit rire grinçant et cruel...

Quand il se réveilla, le choc retentissait encore douloureusement dans son crâne mais sans que ses facultés intellectuelles s’en trouvassent amoindries. Il fut surpris de se retrouver couché sur un lit confortable au milieu d’une chambre élégante et éclairée : quand le héros se faisait assommer, dans les romans policiers qu’il aimait lire, son réveil avait toujours pour cadre une cave tapissée de toiles d’araignée, un réduit sans fenêtres ou même un placard. Son agresseur semblait avoir pris de lui un soin tout particulier : deux oreillers soutenaient sa tête et sa jaquette habillait le dos d’un fauteuil sur lequel s’étalait déjà une robe de mousseline bleu pâle qu’il reconnut aussitôt.

De même que le parfum coûteux, complexe, enivrant et très original qui signait toujours le sillage de Dianora. Pour une raison encore obscure, l’homme qui riait d’une façon si caractéristique et si désagréable semblait s’être donné pour tâche, cette fois, le rapprochement des amants désunis...

– C’est gentil de sa part mais ce n’est certainement pas pour mon bien, marmotta-t-il.

Non sans que le décor basculât un peu, il s’assit puis réussit à se lever et à remettre de l’ordre dans sa tenue. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’il était là depuis plus d’un quart d’heure et qu’il y était encore pour un moment, car la porte sur laquelle il se précipita était fermée à clef. « L’étude de la serrurerie va devenir urgente ! » pensa-t-il en évoquant avec un rien d’envie les talents si particuliers d’Adalbert. En tout cas, une chose était sûre : quelqu’un tenait à ce qu’il reste chez Dianora au moment où Anielka l’appelait. Mais le billet qu’il retrouva au fond de sa poche était-il bien l’œuvre de la jeune femme ? Cette écriture-là était plutôt banale...

La serrure – pur XVIIe ! – était superbe mais solide. Elle ne céderait que s’il enfonçait la porte. Ne sachant trop ce qu’il y avait derrière, il hésitait devant le bruit que cela causerait. Alors il alla vers la fenêtre qu’il ouvrit en grand sur l’enchantement lumineux des jardins. Beaucoup trop lumineux : au milieu de cette façade éclairée a giorno, il devait être aussi visible que s’il était en vitrine et, malheureusement, il y avait du monde dehors. En outre, la hauteur de deux bons étages de mur lisse le séparait du sol : de quoi se rompre le cou...

Il en était à envisager de nouer les draps du lit selon la méthode classique et au risque de passer pour un fou quand un affreux vacarme éclata au rez-de-chaussée, résonnant dans tout le château : un fracas suivi de cris, de galopades et de coups de sifflets. Ceux des policiers sans doute ? Alors il n’hésita plus : sans remords ni pitié pour les délicates peintures d’époque, il revint vers la porte comme un boulet de canon et l’enfonça d’un maître coup de pied. La belle serrure céda et il se retrouva dans la galerie déserte. En revanche, en bas, le tumulte continuait.

Le hall était plein de gens qui s’agitaient, parlant tous à la fois, ce qui lui permit de redescendre sans que l’on fît attention à lui. Tout ce monde s’entassait devant la salle des cadeaux dont la porte était close. Les deux gardiens qui s’y adossaient parlementaient avec les invités.

– Que s’est-il passé ? demanda Morosini qui réussit à se glisser au premier rang en jouant des coudes.

– Rien de grave, monsieur, répondit l’un des policiers. Nous avons reçu l’ordre de ne laisser entrer ni sortir personne.

– Mais pourquoi ? Qui est là-dedans ?

– M. Ferrais et quelques-uns de ses invités. Des dames qui, arrivées en retard, n’avaient pu voir l’exposition.

– Et il a besoin de s’enfermer pour ça ?

– Eh bien... justement... le pied d’une des dames lui a tourné et, en voulant se retenir, elle a arraché le tapis de velours de la table aux bijoux. Tout est tombé par terre. Alors M. Ferrais, tout en s’efforçant d’aider son amie à se relever, a ordonné que l’on ferme afin que personne ne sorte tant que les bijoux n’auraient pas été remis en place...

– Comme c’est aimable ! protesta quelqu’un. Cet Anglais n’a vraiment aucune éducation ! Est-ce qu’il suppose que cette pauvre femme a fait exprès de tomber afin de cambrioler sa quincaillerie ?

– C’est peu probable, fit le gardien en riant. D’après ce que je sais, il s’agit d’une vieille duchesse anglaise apparentée à la famille royale ! Pour l’instant, elle boit un verre de cognac installée dans un fauteuil tandis que les autres personnes ramassent les bijoux avec l’aide de mes collègues... Je vous en prie, mesdames et messieurs, ajouta-t-il en enflant la voix, veuillez regagner les salons en attendant que tout soit rentré dans l’ordre ! Il n’y en a pas pour longtemps...

– Espérons qu’il ne manquera aucun de ses sacrés bijoux, ronchonna le médecin qui avait porté secours à Anielka. Sinon, il est très capable de nous faire passer à la fouille avant de nous laisser repartir. J’ai bien envie de m’en aller tout de suite !

– Oh, restons encore un peu, Edouard ! pria sa femme. C’est tellement amusant !

– Vous trouvez ? On peut dire que vous n’êtes pas difficile, Marguerite ! Regardez un peu les ministres !

Ils tenaient conciliabule avec deux ambassadeurs à l’entrée des salons, tentés de demander leur voiture bien qu’ils parussent prendre l’événement avec une certaine philosophie. Aldo entendit l’un d’eux, qui était M. Dior, ministre du Commerce et de l’Industrie, déclarer en riant :

– Voilà un mariage dont je me souviendrai ! Dire que pour y assister j’ai abandonné à Marseille le président Millerand, retour d’Afrique du Nord et venu visiter l’Exposition coloniale !

– Mais ne l’aviez-vous pas inaugurée en avril avec Albert Sarraut, votre collègue des Colonies ? fit l’un de ses interlocuteurs.

– Ce n’était qu’une pré-inauguration parce qu’elle n’était pas encore terminée. Mais l’Exposition est une réussite qui vaut d’être vue en détail. Il y a certains pavillons qui sont de vraies merveilles et...

Morosini se désintéressa des propos officiels pour chercher du regard Vidal-Pellicorne mais sa silhouette dégingandée surmontée de sa crinière bouclée n’apparaissait nulle part. Enfin, au bout d’un moment qui parut interminable à ceux qui attendaient, la double porte se rouvrit, livrant passage à sir Eric, très souriant et donnant le bras à la vieille lady, cause bien involontaire de tout ce remue-ménage. Derrière eux venaient les invités qui s’étaient trouvés enfermés : parmi eux, la comtesse espagnole dont Morosini avait été le voisin, Dianora et Aldebert qui riaient.

– Ma parole ! On dirait que vous vous êtes bien amusés ? fit Aldo en les rejoignant.

– Vous n’imaginez pas à quel point ! dit la jeune femme. Cette pauvre duchesse à plat ventre sur le parquet avec son drap de velours où s’accrochaient encore quelques babioles très chères pendant que d’autres roulaient de tous côtés, c’était irrésistible ! Mais, ajouta-t-elle en baissant le ton, si vous aviez vu la tête de sir Eric, c’était encore plus drôle. Songez un peu ! Il n’apercevait plus son fétiche, la fameuse Étoile bleue dont il nous rebat les oreilles. J’ai cru, un instant, qu’il allait nous faire déshabiller et fouiller !

– J’aurais beaucoup aimé pour ma part ! dit Adalbert avec un clin d’œil qui lui valut un coup d’éventail.

– Ne soyez pas vulgaire, mon ami. En tout cas, c’est à vous que nous devons le salut : si vous n’aviez pas retrouvé l’objet où en serions-nous, mon Dieu !

Morosini eut un sourire de dédain :

– Le vernis mondain aurait-il craqué ?

– Vous voulez dire qu’il a explosé. Pffuit ! Nous avons vu un instant Harpagon privé de sa cassette. Mais nous avons eu chaud ! À ce propos, je monte me refaire une beauté avant le feu d’artifice. Je vous rejoindrai sur la terrasse...

Morosini hésita un instant à la prévenir qu’elle allait sans doute éprouver quelque peine à fermer la porte, mais il préféra lui laisser le plaisir de la découverte et entraîna Adalbert sur le perron pour fumer une cigarette. Il y avait, dans l’œil de son ami, un pétillement malicieux qui le faisait griller de curiosité mais il n’eut même pas le temps de poser la moindre question. Tout en allumant un énorme cigare fumant comme une locomotive, Vidal-Pellicorne murmura :

– Dépêchez-vous de me donner des nouvelles ! Je suppose que vous avez vu notre jolie mariée et qu’elle est en route pour rejoindre Romuald ?

– Je n’en ai pas la moindre idée ! Le billet n’était qu’un piège. On m’a assommé et je me suis réveillé dans le lit de Mme Kledermann.

– On aurait pu choisir plus mal, mâchonna l’archéologue qui ne semblait cependant guère disposé à sourire. Savez-vous qui a fait ça ?

– La même personne qui m’a rossé ou fait rosser dans le parc Monceau. J’ai entendu un rire bien caractéristique. Ça commence à devenir une habitude de me taper dessus et je trouve ça agaçant au possible !

– Et vous en êtes sorti comment ?

– En enfonçant la porte quand j’ai entendu le vacarme, en bas. Au fait, si vous me racontiez ce qui s’est passé : ce n’est tout de même pas vous qui avez fait tomber lady Clementine ?

Vidal-Pellicorne prit un air contrit :

– Hélas ! C’est bien moi le coupable... Un croche-pied involontaire mais vous savez à quel point je suis maladroit avec mes extrémités inférieures ! Cependant, ajouta-t-il plus bas et d’un ton beaucoup plus allègre, vous serez satisfait, le vrai saphir est dans ma poche. C’est la copie de Simon que l’on vient de renfermer dans son écrin.

La nouvelle était si formidable qu’Aldo aurait pu crier de joie.

– C’est vrai ? s’exclama-t-il.

– Pas si fort ! Bien sûr que c’est vrai. Je pourrais vous le montrer mais ici, ce n’est pas l’endroit !

Les invités commençaient à sortir du château pour gagner les sièges disposés sur la terrasse. Mme Kledermann, une cape légère sur les épaules, était du nombre.

– Je vous cherchais, dit-elle. Il m’arrive une curieuse aventure : je ne sais quel imbécile a jugé bon de démolir la porte de ma chambre !

– Un admirateur un peu trop impétueux peut-être ? suggéra Morosini mi-figue mi-raisin. J’espère qu’on vous a donné une autre chambre ?

– C’est impossible : elles sont toutes occupées. Mais on répare. Ferrais était furieux quand il a vu les dégâts au moment où il allait chercher sa précieuse épouse afin qu’elle préside au moins le feu d’artifice avant de s’embarquer pour Cythère... À propos, si nous voulons être bien placés, il faut y aller ! ajouta-t-elle en les prenant chacun par un bras. Geste que Morosini esquiva adroitement.

– Allez devant, s’il vous plaît ! Je voudrais me laver les mains.

– Moi aussi, fit Adalbert en écho. Je me suis traîné par terre à la recherche de ce fichu joyau...

En fait, tous deux voulaient surtout assister à l’apparition de sir Eric, avec ou sans sa jeune femme. Sans, très certainement, puisque Anielka devait profiter du feu d’artifice pour s’esquiver. Pour cela, il lui fallait convaincre Ferrais de la laisser se reposer encore un peu...

Il y avait encore foule dans le hall. La vieille duchesse, un peu fatiguée, se tenait assise dans un grand fauteuil à l’abri de l’escalier devant lequel le comte Solmanski, visiblement nerveux, faisait les cent pas en jetant de vifs coups d’œil vers l’étage. Voyant arriver les deux hommes, il ébaucha pour eux un sourire incertain.

– Quelle stupidité d’être venus ici, lâcha-t-il. Ce mariage si loin de Paris ne me disait rien qui vaille, mais mon gendre n’a rien voulu entendre. Sous prétexte que sa fiancée adore les jardins, il entendait lui offrir un mariage champêtre ! Ridicule !

Visiblement de très mauvaise humeur, le beau-père ! Vidal-Pellicorne lui offrit son visage le plus séraphique :

– C’est poétique ! soupira-t-il. Est-ce que vous n’aimez pas la campagne ?

– Je la déteste. Elle sue l’ennui !

– Alors, vous ne devez pas être un Polonais comme les autres. Ceux que je connais l’adorent...

Il s’interrompit. En haut de l’escalier, sir Eric venait de faire son apparition et Morosini nota avec une joie secrète qu’il était seul et semblait soucieux.

– Eh bien ? demanda Solmanski. Où est ma fille ?

Avec un soupir, sir Eric descendit vers lui :

– On est en train de la mettre au lit. Je crois qu’il va nous falloir passer la nuit ici... Elle a déjà perdu connaissance deux fois, m’a dit sa femme de chambre...

– Je vais voir ce qu’il en est ! décida le père en commençant à monter, mais Ferrais le retint.

– Laissez-la tranquille ! Elle a surtout besoin de repos et mon secrétaire est en train de téléphoner à Paris pour qu’un spécialiste soit là demain matin. Aidez-moi plutôt à en finir avec cette sacrée soirée en allant contempler les fusées, après quoi chacun rentrera chez soi. J’adresserai quelques mots à nos amis, ajouta-t-il en se dirigeant vers la duchesse à laquelle il offrit son bras avant de se tourner vers Aldo et Adalbert qui ne savaient trop que penser. Allons, messieurs, accompagnez-nous ! Le spectacle qui nous attend sera, je crois, magnifique !

Tandis qu’étoiles, chandelles romaines, soleils et feux de Bengale illuminaient le ciel nocturne sous les cris admiratifs des invités oubliant leur quant-à-soi pour laisser revenir les enfants qu’ils avaient été, les deux amis trépignaient d’envie de descendre au bord du fleuve pour voir ce qui s’y passait, mais leur hôte semblait tenir à leur compagnie. Il fallut attendre que la fête s’achève puis que Ferrais ait débité un petit discours excusant sa femme et remerciant ses invités d’avoir fait preuve de tant de patience. Ce fut ensuite le rituel du départ pour ceux qui ne logeaient pas au château.

Chose bizarre, sir Eric tint à raccompagner lui-même Morosmi jusqu’à sa voiture qu’un domestique était allé chercher. Et cela au grand désappointement de Mme Kledermann qui ne semblait guère disposée à se séparer de son ami mais dut s’incliner par souci de sa réputation. Elle trouva quand même le moyen de lui glisser qu’elle comptait se rendre à Venise dans un avenir prochain. Perspective qui ne le fit pas vibrer d’enthousiasme mais, ayant trop de soucis pour s’y attarder, il choisit de l’oublier aussitôt. A chaque jour suffit sa peine !

Il roulait déjà en direction des grilles où, en dépit de l’heure tardive, s’agrippaient journalistes et curieux quand Vidal-Pellicorne le rejoignit.

– J’ai oublié de vous demander votre adresse dans le coin.

– La Renaudière, chez Mme de Saint-Médard. C’est entre Mer et La Chapelle-Saint-Martin.

– Rentrez directement et ne bougez pas ! J’irai vous voir demain matin.

Puis, lâchant la portière, il revint vers le château en criant comme s’il terminait une phrase :

– ... De toute façon, je vous en montrerai une presque semblable au musée du Louvre ! A bientôt !

Ce ne fut pas sans regrets que Morosini prit la route du retour. Les événements avaient tourné de façon si étrange qu’il ne pouvait se défendre d’une angoisse due à l’expression bizarre du visage de Ferrais quand il était redescendu. Quelque chose lui disait que la comédie qui s’était changée en farce au moment des exploits d’Adal n’était peut-être pas loin, à présent, de prendre des allures de drame...

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