CHAPITRE 6 CARTES SUR TABLE


– Ce que je n’arrive pas à comprendre, soupira Vidal-Pellicorne, c’est pourquoi Ferrais tient à votre saphir au point d’accepter de se marier, lui un célibataire enragé, pour s’en assurer la possession. Jamais les bijoux ne l’ont intéressé. À moins, bien sûr, qu’ils n’aient appartenu à Cléopâtre ou à Aspasie.

Le déjeuner venait de s’achever. Réfugiés dans le fumoir, les deux hommes, installés dans de profonds fauteuils de cuir style club anglais, en étaient au café, aux liqueurs et aux cigares.

– Il y a là un problème, fit Morosini en allumant le sien à la flamme d’une bougie, mais je vous avoue que je préférerais apprendre comment une pierre qui est dans ma famille depuis Louis XIV s’est retrouvée changée en précieux trésor ancestral d’une comtesse polonaise.

– L’un n’empêche pas l’autre : il y a peut-être un lien. La belle Anielka vous a bien dit que son père voulait qu’elle épouse Ferrais afin de lui assurer – et à lui-même plus qu’à elle ! – une part non négligeable d’une fabuleuse fortune ? Il a dû apprendre que sir Eric cherchait le saphir et il s’est arrangé pour se le procurer à vos dépens.

– Et il aurait attendu cinq ans pour mettre son projet à exécution ?

– Le moyen de faire autrement ? D’abord il fallait profiter de votre absence forcée de Venise, et puis attendre que sa fille soit en âge d’être mariée. Difficile d’offrir une gamine de treize ans qui n’était sans doute pas aussi belle que maintenant. Moi je trouve que mon histoire se tient assez bien. Quelque chose me dit que ce Solmanski est capable de tout.

– À ce sujet, j’aimerais, puisque vous possédez vos grandes et petites entrées chez Ferrais, que vous essayiez d’en apprendre un peu plus sur ce Polonais à qui je trouve une tête d’officier prussien. De mon côté, je compte attaquer Ferrais.

– De quelle façon ?

– Oh, je vais jouer cartes sur table et lui demander pourquoi il veut ce bijou et pas un autre. Peut-être aussi pourquoi il ne s’est pas adressé directement à moi.

L’archéologue réfléchit un instant tout en caressant du bout d’un doigt une statuette du dieu-faucon Horus posée sur une sellette.

– La méthode directe peut avoir du bon avec lui, pourtant je me demande si c’est la bonne ? L’homme est habile, plutôt séduisant, et il est très capable de vous rouler dans la farine.

– Ne me prenez pas pour un enfant de chœur, mon cher Adal ! C’est moins facile que vous le supposez.

– J’en suis persuadé, mais comment espérez-vous obtenir un rendez-vous ? C’est un méfiant qui se garde bien.

– Sans doute, mais j’aurai mon entrevue. Je pourrais même le faire venir chez Mme de Sommières si je le voulais. Vous ai-je dit qu’il la harcèle de propositions d’achat de son hôtel pour s’agrandir ? Néanmoins je préfère me déplacer... à cause de cette envie que j’ai toujours de visiter sa maison.

– Il est certain que, pour arriver à caser tout ce qu’il rafle en fait de statues, stèles, sarcophages et autres bricoles, il a besoin de plus en plus de place. Son hôtel menace de déborder et celui qu’il possède à Londres est tout aussi bourré. Mais, dans ce grand désir de visiter l’antre du sorcier, se cache peut-être l’espoir d’apercevoir son adorable fiancée ? Quelque chose me dit que vous n’êtes pas insensible à son charme.

– On dirait que vos mèches folles ne vous empêchent pas de voir clair ? C’est vrai, elle me plaît, mais je vous en prie, n’en parlons pas : je me trouve assez ridicule comme ça !

– Il n’y a aucune raison. Étant donné la proposition qu’elle vous a faite dans le train, je gagerais que vous lui convenez assez... Seulement, là où nous en sommes, je crois que vous devriez l’oublier. Ferrais ne lâche pas facilement ce qu’il tient. Ou alors ça fait très mal !... Si vous le voyez, essayez de lui parler du saphir mais pas de la future lady. Ce serait un peu trop à la fois...

– Soyez tranquille ! Je ne suis pas idiot et j’ai une priorité à respecter...

– Bien. Nous en resterons là... Ah ! Vous m’aviez bien dit qu’Aronov vous avait remis la copie du pendentif ?

– Que voulez-vous en faire ?

– Le mettre en lieu sûr. Dès l’instant où vous aurez ouvert la bouche à son sujet, vous ne serez peut-être plus en sécurité, dit froidement Vidal-Pellicorne. Il serait fâcheux que vous y laissiez la vie, mais il est important que ce moyen de récupérer le joyau ne disparaisse pas avec vous.

Aldo considéra son vis-à-vis avec une entière stupeur :

– Vous êtes sérieux ?

– Très ! Si vous allez réclamer votre saphir, je suis persuadé que vous serez en danger : ces gens-là se sont donné trop de mal pour se l’approprier. Ils n’auront plus qu’une idée : vous éliminer !

– Ces gens-là ? Vous voulez dire Ferrais ?

– Pas forcément. On peut vendre de quoi détruire l’humanité sans s’abaisser à jouer du couteau et du revolver. À ce degré-là, la mort des autres devient une notion abstraite. D’ailleurs, la réputation de sir Eric est plutôt bonne : il est dur en affaires mais droit et honnête. Votre Solmanski m’inquiéterait davantage. Le marché qu’il passe avec Ferrais ne plaide guère en sa faveur.

– D’accord, mais de là à assassiner...

– Si la jeune fille était libre, je pencherais à croire que vous voulez ménager un futur beau-père. Réfléchissez ! Il vient de Varsovie où Simon réside... momentanément, et c’est à Varsovie qu’Élie Amschel vient d’être mis à mort et que l’on vous a conseillé de fuir au plus vite.

– Si c’est lui le coupable, il devait lui être facile de se débarrasser de moi dans le train : j’étais seul contre trois hommes.

– Ne simplifiez pas trop : c’eût été peut-être inopportun. Vous ne voulez pas me laisser d’abord agir à ma guise ?

– C’est-à-dire ?

– Tenter d’opérer la substitution des bijoux : le faux contre le vrai. Je suis assez maladroit avec mes pieds mais avec mes mains, je suis très habile, conclut Adalbert en contemplant ses longs doigts avec une vive satisfaction.

– Et vous êtes sûr de réussir ? Un silence, puis un soupir :

– Non. Tout dépendra des circonstances...

– Alors, fit Aldo en se levant, je vais suivre mon propre plan. Il aura au moins le mérite de faire bouger les choses.

– La politique du pavé dans la mare ? Oh, après tout, pourquoi pas ? Mais croyez-moi : il faut auparavant me confier votre copie.

– Vous l’aurez ce soir.

Dans l’antichambre, après avoir reçu du domestique son chapeau, sa canne et ses gants, Morosini ne put s’empêcher d’offrir à son hôte son sourire le plus impertinent :

– À présent que nous sommes d’accord, me permettez-vous une question... un peu indiscrète ?

– Pourquoi pas ? C’est très instructif l’indiscrétion.

– Vous êtes archéologue ?

Les yeux d’un bleu si candide plongèrent dans ceux d’Aldo avec détermination :

– Dans l’âme ! Si la mort d’Amschel ne me faisait un devoir d’aider Simon en priorité, je serais en Egypte, mon cher, en compagnie de ce bon M. Loret qui est en charge du musée du Caire et probablement en train de suivre avec envie les fouilles que lord Carnavon et Howard Carter mènent dans la vallée des Rois... avec des moyens que nous n’aurons jamais C’est mon allusion à mes mains et l’expédition d’hier soir qui vous inquiètent ?

– Je ne suis pas inquiet. Seulement curieux...

– C’est une qualité que je partage. Cela dit, je n’ai rien d’un cambrioleur... même si mes talents de serrurier dépassent ceux de notre bon roi Louis XVI. Il y a longtemps que j’ai compris à quel point cela pouvait se révéler utile...

– Il faudra que je m’en souvienne. À présent, souhaitez-moi bonne chance... et merci pour le déjeuner : c’était une parfaite réussite !

Dans le courant de l’après-midi, Cyprien, en chapeau melon et long manteau noir boutonné comme pour un duel, portait à l’hôtel Ferrais une carte d’Aldo demandant un entretien. La réponse arriva une demi-heure plus tard : sir Eric s’y déclarait très honoré de rencontrer le prince Morosini et proposait de le recevoir le lendemain à cinq heures.

– Tu vas y aller ? demanda Mme de Sommières que le rendez-vous n’enchantait pas. Il aurait mieux valu que tu le fasses venir.

– Pour qu’il s’imagine que vous êtes prête à signer votre reddition ? Je ne vais pas à Canossa, tante Amélie, mais causer affaires, et je ne tiens pas à ce que vous y soyez mêlée...

– Sois prudent ! Ce sacré saphir est un sujet brûlant et mon voisin ne m’inspire aucune confiance.

– C’est naturel étant donné l’état de vos relations mais, rassurez-vous, il ne me mangera pas.

Sa tranquillité d’esprit était totale. En se rendant chez Ferrais, il éprouvait beaucoup plus l’impression de partir en croisade que de donner tête baissée dans un piège et, bien qu’il eût, le matin même, rendu visite à un célèbre armurier pour ne pas dédaigner les conseils d’Adalbert, la forme cependant réduite du 6,35 Browning dont il s’était rendu acquéreur ne risquait pas de briser la ligne suprêmement élégante de son complet gris taillé à Londres : il l’avait laissé à la maison.

Ledit costume se retrouva d’ailleurs en pays de connaissance quand un valet de pied en tenue anglaise, puis un maître d’hôtel et enfin un secrétaire eurent pris livraison du visiteur : tous sentaient Londres à une lieue. Quant à la maison, elle était un mélange du British Museum et du palais de Buckingham. C’était sans doute la demeure d’un homme riche mais pas celle d’un homme de goût et Morosini contempla avec accablement cette accumulation de chefs-d’œuvre antiques parfois d’une incroyable beauté, comme ce Dionysos de Praxitèle voisinant avec un taureau crétois et deux vitrines pleines à ras bord d’admirables vases grecs. Il y avait, dans ces salons, de quoi remplir un ou deux musées et trois ou quatre magasins d’antiquités.

– Je commence à croire qu’il manque de place, pensa Morosini en suivant la silhouette compassée du secrétaire, mais ce n’est pas le modeste hôtel de tante Amélie qui peut lui suffire. Il devrait essayer d’acheter le Grand Palais ou une gare désaffectée...

On escalada un escalier peuplé de matrones et de patriciens romains pour déboucher dans un vaste cabinet de travail – celui-là même sans doute où s’était introduit Vidal-Pellicorne – et là, le délire cessa tandis que l’on remontait quelques siècles : des murs tapissés de livres et quatre meubles seulement sur un immense et somptueux tapis persan d’un rouge à la fois profond et lumineux. Une grande table de marbre noir à pieds de bronze et trois sièges espagnols du XVIe siècle dignes de l’Escurial complétaient l’ameublement.

r Le fauteuil du maître de céans étant adossé à la grande baie vitrée tournait le dos à la lumière, mais Aldo n’eut besoin que d’un regard pour reconnaître dans celui qui se levait courtoisement pour venir à sa. rencontre le personnage qui suivait Anielka au parc Monceau, l’homme aux yeux noirs et aux cheveux blancs.

– Il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés ? dit-il avec un sourire amusé,... et aussi que nous sommes admirateurs de jolies femmes ?

La voix de cet homme était superbe et rappelait celle de Simon Aronov. C’était la même chaleur veloutée, la même magie. Et sans doute le plus grand charme de ce curieux personnage. De même, la main qu’il tendait – et que Morosini prit sans hésiter – était ferme et le regard direct. À son tour, le visiteur sourit, bien qu’une vague jalousie lui pinçât le cœur : il était peut-être plus facile d’aimer Ferrais qu’il ne le supposait... — Les circonstances de cette rencontre me font un devoir d’offrir des excuses au fiancé de Mlle Solmanska, dit-il. Encore que je n’aie pas conscience d’avoir été en faute. Il se trouve que nous avons voyagé ensemble dans le Nord-Express et même partagé un repas. Je souhaitais seulement la saluer, bavarder un instant, mais il semble que ma vue l’ait effrayée dans le parc : elle n’a pas voulu me reconnaître. Au point que je me suis demandé si je n’étais pas victime d’une incroyable ressemblance.

– Une impossible ressemblance ! Ma fiancée est unique, je crois, et aucune femme ne saurait lui être comparée, fit sir Eric avec orgueil. Mais je vous en prie, prenez un siège et dites-moi ce qui me vaut le plaisir de vous recevoir.

Aldo s’installa sur l’une des deux chaises anciennes en accordant un soin particulier au pli de son pantalon. Ce qui lui donnait encore quelques secondes de réflexion.

– Vous voudrez bien m’excuser de m’attarder sur la jeune comtesse, dit-il avec une lenteur calculée. Lorsque nous sommes arrivés à Paris l’autre soir, j’ai été ébloui par sa splendeur... mais surtout par celle du pendentif qu’elle portait au cou, un joyau précieux que je cherche depuis bientôt cinq ans.

Un éclair s’alluma sous les sourcils touffus de Ferrais, maïs il continua de sourire :

– Avouez qu’elle le porte à merveille ! dit-il d’un ton suave qui irrita Morosini, saisi soudain par l’impression que l’autre était en train de se moquer de lui.

– Ma mère aussi le portait à merveille... avant, bien sûr, qu’on ne l’assassine pour le lui voler ! dit-il avec une rudesse qui effaça le sourire du négociant.

– Assassinée ? Etes-vous bien certain de ne pas vous tromper ?

– A moins qu’une forte dose de d’hyoscine administrée dans une confiserie ne vous paraisse un traitement médical salutaire ? On a tué la princesse Isabelle, sir Eric, pour lui voler le saphir ancestral qu’un dispositif connu d’elle et de moi seuls cachait dans l’une des colonnes de son lit.

– Et vous n’avez pas porté plainte ?

– Pour quoi faire ? Pour que les gens de la police mélangent tout, profanent le corps de ma mère et créent un affreux gâchis ? Depuis des siècles, nous autres Morosini sommes assez enclins à rendre nous-mêmes notre justice...

– C’est une réaction que je peux comprendre mais... me ferez-vous l’honneur de me croire si je vous affirme que j’ignorais tout... je dis bien tout de ce drame ?

– Sauriez-vous au moins comment le comte Solmanski est entré en sa possession ? Votre fiancée semble croire que le saphir lui vient de sa mère et je n’ai aucune raison de mettre sa parole en doute...

– Elle vous en a parlé ? Où ? Quand ?

– Dans le train... après que je l’ai empêchée de se jeter par la portière !

Une subite pâleur s’étendit sur le visage mat de Ferrais, lui conférant une curieuse teinte grisâtre.

– Elle voulait se suicider ?

– Quand on veut descendre d’un train lancé à grande vitesse, les intentions me semblent claires.

– Mais pourquoi ?

– Peut-être parce qu’elle n’est pas en plein accord avec son père au sujet de ce mariage ? Vous êtes un parti... exceptionnel, sir Eric, capable d’éblouir un homme dont la fortune n’est sans doute plus ce qu’elle était... mais une jeune fille voit les choses autrement.

– Vous m’étonnez ! Elle m’est apparue jusqu’ici plutôt satisfaite.

– Au point de ne pas oser reconnaître un compagnon de voyage parce que vous étiez derrière elle ? Peut-être a-t-elle peur ?

– Pas de moi, j’espère ? Je suis prêt à lui offrir une vie de reine et à me montrer avec elle aussi doux, aussi patient qu’il le faudra.

– Je n’en doute pas. J’irais même jusqu’à dire qu’en vous rencontrant, elle a dû éprouver une agréable surprise. Son père, en revanche, me paraît d’un caractère plutôt abrupt... et il tient à ce mariage. Au moins autant que vous tenez à mon saphir. À ce propos, j’aimerais que vous m’éclairiez. Vous n’êtes pas collectionneur de pierres historiques. Alors pourquoi vouloir à tout prix ce bijou ?

Sir Eric se leva de son fauteuil, vint s’adosser au marbre de son bureau, joignit ses mains par le bout des doigts et en caressa l’arête de son nez.

– C’est une vieille histoire, soupira-t-il. Vous me dites que vous cherchez l’Étoile bleue – c’est ainsi qu’on l’a toujours appelée dans ma famille ! -depuis cinq ans ? Moi, je la cherche depuis trois siècles.

Morosini s’attendait à tout sauf à cela et se demanda un instant si cet homme n’était pas en train de devenir fou. Mais non, il semblait sérieux.

– Trois siècles ? fit-il. J’avoue ne pas comprendre : il doit y avoir quelque part une méprise. D’abord je n’ai jamais entendu dire que le saphir wisigoth ou saphir Montlaure fût appelé autrement ?

– Parce que les Montlaure lorsqu’ils s’en sont emparés se sont hâtés de le débaptiser. Ou encore parce qu’ils l’ignoraient.

– Voulez-vous considérer que vous êtes en train de traiter mes ancêtres maternels de voleurs ?

– Vous traitez bien mon futur beau-père d’assassin ou peu s’en faut ? Nous sommes à égalité.

Le ton changeait de part et d’autre. Aldo sentait qu’à présent il s’agissait d’un duel : les fers étaient engagés. Ce n’était pas le moment de commettre une faute et il obligea sa voix à retrouver un registre plus calme :

– C’est une façon de voir les choses ! soupira-t-il. Racontez-moi votre histoire d’Étoile bleue et nous serrons ce qu’il convient d’en penser. Qu’est-ce que votre famille peut avoir de commun avec les Montlaure ?

– Vous auriez dû spécifier : les « ducs » de Montlaure, ricana Ferrais en insistant sur le titre, Toute la morgue de vos ancêtres s’est réfugiée un instant dans votre voix... Alors, sachez ceci : les miens sont originaires du Haut-Languedoc tout comme les vôtres, mais les uns étaient protestants, les autres catholiques. Lorsque, le 18 octobre 1685, votre glorieux Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, mettant hors la loi tous ceux qui se refuseraient à prier comme lui, mon ancêtre Guilhem Ferrais était à la fois médecin et viguier d’une petite cité du Carcassés proche de certain puissant château ducal. L’Étoile bleue lui appartenait par droit d’héritage depuis la fin des rois wisigoths. Elle avait son histoire, sa légende aussi, passant pour une pierre sacrée porteuse de bonheur et, jusqu’à ces temps terribles, rien n’était venu s’inscrire en faux sur sa réputation...

– Si ce n’est tout le sang versé pour elle depuis qu’elle avait été arrachée du temple de Jérusalem. Mais, je vous en prie, continuez !

– Par dizaines de milliers – il en partit, je crois, deux cent mille – les huguenots émigraient pour avoir le droit de vivre et de prier en paix. La famille de Guilhem le suppliait de faire de même : l’avenir pouvait encore leur sourire puisqu’ils emporteraient l’Étoile. Elle les guiderait comme cette autre lumière céleste avait mené les Rois Mages dans la nuit de Bethléem... Mais Guilhem était entêté comme un âne rouge : il ne voulait pas abandonner la terre qu’il aimait, comptant pour sa sauvegarde et celle des siens sur l’héritier des Montlaure auquel le liait ce qu’il croyait être une ancienne amitié. Comme si l’amitié était possible entre un si grand seigneur et un simple bourgeois ! ricana Ferrais en haussant les épaules. En fait, le futur duc, fort désireux de briller à la cour de Versailles – chose que l’avarice de son père rendait impossible – réussit à convaincre Guilhem de lui confier la pierre en lui jurant que, remise à certain ministre royal, elle assurerait une parfaite tranquillité à tous les Ferrais présents et à venir. Et Guilhem, trop naïf sans doute, crut ce misérable. Le lendemain, il était arrêté, sommairement jugé pour opiniâtreté dans ses convictions et traîné jusqu’à Marseille pour y être enchaîné aux rames de la galère réale. Il y mourut sous le fouet des comites. Sa femme et ses enfants réussirent à fuir et à gagner la Hollande où ils reçurent l’accueil que leur malheur méritait. Quant à l’Étoile bleue, confiée à un usurier, elle fut dégagée à la mort du lieux duc et prit place dès lors dans le trésor de vos ancêtres, prince Morosini !... Que pensez-vous de mon histoire ?

Relevant les paupières qu’il avait tenues baissées, Aldo planta son regard grave dans celui de son adversaire :

– Qu’elle est terrible... mais que, depuis la nuit des temps, les hommes n’ont cessé d’en accumuler de semblables. En ce qui me concerne, je ne sais qu’une chose : ma mère est morte pour qu’on puisse la dépouiller plus commodément. Le reste ne m’intéresse pas !

– Vous avez tort : je pense qu’il y a là un juste retour des choses d’ici-bas. Il fallait que le sang d’une innocente paie pour celui d’un homme de bien et même si c’est dur à entendre pour vous, je

pense que les mânes de Guilhem doivent être apaisés maintenant.

Aldo se leva si brusquement que la lourde chaise espagnole vacilla avant de reprendre son aplomb.

– Pas ceux de ma mère ! Apprenez ceci, sir Eric : je veux son assassin quel qu’il soit. Priez Dieu qu’il ne vous touche pas de trop près !

– Celle que je vais épouser est le seul être qui m’importe, car je l’aime d’un amour... ardent, passionné ! Les autres me sont indifférents et, dussiez-vous trucider sa parenté tout entière que je ne m’en soucierais pas. C’est elle mon bien le plus précieux désormais.

– Alors rendez-moi le saphir ! Je suis prêt à vous l’acheter.

Le marchand de canons eut un lent sourire où malice et dédain se mêlaient :

– Vous n’êtes pas assez riche.

– Je le suis moins que vous, c’est certain, mais plus que vous ne l’imaginez. Les pierres, historiques ou non, c’est mon métier et j’en connais la valeur au taux actuel, fût-ce celle du Régent ou du Koh-i-Noor. Dites un prix et je l’accepte !... Allons, sir Eric, soyez généreux : vous avez le bonheur, rendez-moi le joyau !

– L’un ne va pas sans l’autre. Mais je vais, en effet, me montrer généreux : c’est moi qui vais vous verser la somme d’argent que représente l’Étoile bleue. À titre de dédommagement...

Morosini faillit se fâcher. Ce parvenu pensait sans doute que sa fortune lui permettait tout. Pour se calmer, il se donna le temps de tirer de sa poche son étui à cigarettes en or gravé à ses armes, en prit une, la tapota sur la brillante surface avant de la mettre entre ses lèvres, de l’allumer et d’en tirer une lente bouffée. Le tout sans que son regard Racé eût quitté son adversaire qu’il considérait Bec un demi-sourire insolent comme s’il examinait une bête curieuse.

– Vos prétendues traditions familiales n’empêchent pas que vous ne soyez qu’un commerçant ! Tout ce que vous savez faire, c’est payer : pour une femme... pour un objet. Même pour conjurer la mort ! Croyez-vous que l’on puisse chiffrer la vie d’une mère ? ... On dirait que la chance est avec sous en ce moment, mais il se pourrait qu’elle tourne !

– Si vous espérez me mettre en colère, vous perdez votre temps. Quant à ma chance, ne vous tourmentez pas pour elle : j’ai les moyens de la faire tenir bon !

– Encore l’argent ? Vous êtes incorrigible mais retenez ceci : la pierre que vous venez d’acquérir par des moyens si discutables et en laquelle vous voyez un talisman a été la cause de trop de drames pour qu’elle puisse porter bonheur. Souvenez-vous de mes paroles quand le vôtre s’écroulera ! Serviteur, sir Eric !

Et, sans vouloir en entendre davantage, Morosini se dirigea vers la porte du cabinet de travail, en sortit et redescendit dans le vestibule où il reprit des mains de deux valets son chapeau, sa canne et ses gants. Mais, quand il voulut enfiler ceux-ci, il sentit qu’il y avait quelque chose dans le gant de la main gauche et, sans sourciller, renonça à le mettre et le fourra dans sa poche. Ce fut une fois rentré chez Mme de Sommières qu’il en entreprit l’exploration et ramena au jour un petit rouleau de papier où quelques mots étaient écrits d’une main un peu tremblante :

« Je compte aller prendre le thé demain, vers cinq heures, au Jardin d’Acclimation. Nous pourrions nous y retrouver mais ne m’abordez que lorsque je serai seule. Il faut que je vous parle. »

Aucune signature mais ce n’était pas nécessaire.

Une soudaine bouffée d’allégresse envahit Aldo et lui restitua sa bonne humeur. Décidément, Anielka affectionnait les jardins ! Après Wilanow, ceux du bois de Boulogne, mais lui eût-elle donné rendez-vous dans les égouts ou les catacombes que l’heureux destinataire du billet les eût parés de toutes les grâces du Paradis. Il allait la voir, il allait lui parler et, du coup, se sentait l’âme de Fortunio !

Pour meubler le temps qui menaçait d’être long, il alla chez le concierge passer un coup de téléphone à son ami Gilles Vauxbrun. Rentré de son expédition tourangelle, celui-ci riposta en l’invitant à dîner le soir même : on irait chez Cubat, un ancien chef de cuisine du tsar nouvellement installé aux Champs-Elysées dans ce qui avait été l’hôtel de la Païva[viii].

On y mange bien, précisa Vauxbrun, et surtout on y mange tranquille, ce qui n’est pas le cas partout. On se retrouve là-bas à huit heures.

Les deux amis cultivant le même respect de l’exactitude, ils s’apprêtaient à franchir ensemble les portes du restaurant quand la pétarade d’une voiture coupa court à leurs retrouvailles : le long du trottoir venait de s’arrêter un petit roadster Amilcar rouge vif dont Morosini reconnut les occupants avec une certaine surprise : la tignasse blonde de Vidal-Pellicorne qui conduisait y voisinait avec celle, beaucoup plus ordonnée, du jeune Sigismond Solmanski.

– Tu connais cet archéologue cinglé ? fit l’antiquaire à qui l’étonnement de son ami n’avait pas échappé.

– Je l’ai rencontré une fois ou deux. Tu dis qu’il est fou ?

– Dès qu’il s’agit d’égyptologie, il délire. La seule fois où je me suis laissé aller à exposer une paire de vases canopes, il a envahi mon magasin pour me régaler d’une conférence magistrale sur la XVIIIe dynastie. Jamais plus je ne toucherai au mobilier funéraire égyptien par peur de le voir revenir ! Allons dîner, avec un peu de chance, il ne vous verra pas !...

S’il espérait échapper à l’œil investigateur d’Adalbert, Gilles Vauxbrun se trompait : le cheveu rare, le nez important, l’œil impérieux et la paupière lourde, il ressemblait à Jules César ou à Louis XI selon l’éclairage. Cette tête caractéristique portée sur un grand corps douillettement capitonné mais toujours vêtu avec une parfaite élégance et la boutonnière fleurie faisait qu’il ne passait pas inaperçu. Son compagnon étant tout aussi remarquable dans un autre genre, les têtes se tournèrent vers eux quand ils pénétrèrent dans le restaurant dont le maître d’hôtel s’empressait, et plusieurs mains se levèrent pour saluer Vauxbrun. On dut même s’arrêter à une table où une très jolie femme tendait une petite main chargée de perles en exigeant de l’antiquaire la présentation de Morosini. Le résultat fut qu’en prenant enfin place à leur table, les deux hommes s’aperçurent qu’Adalbert et Sigimond étaient leurs voisins immédiats : il fallut bien se saluer mais, grâce à Dieu, on s’en tint là et le dîner se déroula agréablement pour les deux amis, jusqu’au dessert.

Pourtant, Aldo ne put s’empêcher de remarquer l’intérêt que le jeune Solmanski lui portait. Il ne cessait de regarder vers lui, souriait aussi de temps en temps d’un air entendu qui avait le don de l’agacer et même de l’inquiéter un peu, car il était évident que le garçon buvait trop. Tout aussi évident d’ailleurs qu’Adalbert ne se sentait pas au mieux. Il pressa le repas dans l’intention d’en avoir fini avant les autres et parvint sans trop de peine au résultat cherché. Aldo le vit se lever, prendre son compagnon par le bras pour l’entraîner vers la sortie mais, d’un geste brusque, Sigismond se dégagea, effectua une légère embardée et vint se planter devant l’objectif qu’il semblait s’être fixé malgré les efforts de son compagnon pour l’entraîner. En dépit du côté idiot propre aux pochards, le sourire qu’il arborait n’en était pas moins menaçant :

– Décidément... hic !... on ne peut pas faire... un pas sans tomber sur vous, prince... machin ? On vous trouve... dans le train... près d’la portière quand ma... sœur décide d’en finir. On vous r’trouve à la gare et maintenant ici... J’ commence à trouver qu’vous... t’nez un peu trop d’place !

– C’est vous qui semblez avoir le plus grand mal à tenir la vôtre, fit Morosini avec dédain. Quand on ne veut pas rencontrer les gens, on reste chez soi.

– J’vais où j’veux... et...

– Moi aussi.

– Et j’fais c’que j’veux... et c’ que j’veux... c’est vous tuer parce que j’trouve qu’ vous vous occupez un peu trop... hic... d’ma sœur !

– Monsieur Vidal-Pellicorne, intervint Vauxbrun, voulez-vous que je vous aide à sortir cet olibrius... au cas où vous n’y arriveriez pas ?

– Je devrais pouvoir m’en tirer ! Allons, Solmanski, venez ! Vous êtes en train de vous donner en spectacle et vous avez trop bu. Je vous ramène chez vous...

– Pas... pas question ! Nous d’vons... aller jouer... au Cercle.

– Ça m’étonnerait qu’on vous accepte dans cet état-là, fit Aldo en riant.

– Je le pense aussi. Venez, Sigismond, nous rentrons ! Bonsoir, messieurs !

– J’ai dit que j’voulais... tuer cet homme ! En duel ! s’entêta le Polonais...

– Plus tard ! D’abord il faut vous remettre d’aplomb et ensuite nous ressortirons...

Avec l’assistance du maître d’hôtel accouru à la rescousse, Adalbert réussit à faire sortir Solmanski de chez Cubat, suivi par le regard songeur de Morosini qui cherchait à comprendre pour quelle raison Vidal-Pellicorne s’était mis à entretenir de si étroites relations avec le frère d’Anielka. Quant à son attitude envers lui-même, elle avait été parfaite : celle d’un homme qui rencontre une vague relation. Il valait beaucoup mieux que leur amitié naissante demeurât ignorée le plus longtemps possible.

Un instant plus tard, la pétarade de l’Amilcar se faisait entendre à nouveau et Gilles Vauxbrun haussait les épaules :

– Je n’aimerais pas avoir ce genre de passager. Mais, dis-moi un peu, pourquoi ce Polonais... Je ne me trompe pas ? C’en est bien un ?

– Tu ne te trompes pas.

– Pourquoi ce Polonais tient-il à te trucider ? Qu’est-ce que tu as fait à sa sœur ?

– Rien ! Nous nous sommes rencontrés à une ou deux reprises et... elle a été aimable avec moi. Sans plus, mais il est possible qu’aux yeux d’un ivrogne...

– Sans doute, fit l’antiquaire d’un air méditatif, mais le fameux In vino veritas s’est souvent vérifié. Ce jeune homme te hait, mon vieux, et tu ferais bien de prendre garde.

– Que veux-tu qu’il fasse ? On ne se bat plus en duel...

– Il y a d’autres moyens, mais au moins te voilà prévenu...

En termes à peine différents, ce fut à peu près ce qu’Adalbert répéta quand il appela Aldo au téléphone le lendemain matin.

– Je ne pensais pas que le jeune Sigismond soit à ce point monté contre vous ! Dès qu’il vous a reconnu, votre personne et vos agissements ont été son unique sujet de conversation et il s’est mis à boire comme une éponge.

– J’avais remarqué, mais comment se fait-il que vous soyez en si bons termes avec lui ?

– Pure stratégie, mon cher. Il est bon, pour la suite de nos projets, d’être implanté dans la place. Cela a été facile, il m’a suffi de l’emmener au cercle de la rue Royale. Comme il y a eu un peu de chance, il m’adore. Et vous ? Où en êtes-vous ?

– J’ai vu Ferrais hier, mais comme j’ai un autre rendez-vous important cet après-midi, je vous raconterai ça plus tard. Où pourrions-nous nous rencontrer puisque, si j’ai bien compris votre attitude d’hier soir, nous ne sommes pas censés nous connaître ?

– C’est préférable pour le moment. Le mieux est que vous veniez chez moi assez tard dans la soirée quand la nuit est bien installée...

– Dois-je me munir d’un sombrero et d’un manteau couleur de muraille ? dit Morosini amusé. Ou alors d’un masque à la mode de chez nous ?

– Vous autres Vénitiens êtes les derniers romantiques. Venez vers neuf heures ! On grignotera quelque chose et on fera le point.

Situé dans l’enceinte du bois de Boulogne entre la porte des Sablons et celle de Madrid, le Jardin d’Acclimation avait été créé en 1860 pour « réunir les espèces animales qui peuvent donner avec avantage leur force, leur chair, leur laine, leurs produits de tous genres à l’industrie et au commerce ou servir à nos délassements ». On y trouvait divers départements séduisants : une magnanerie, une grande volière, une poulerie, une singerie, un aquarium, un bassin pour les phoques, une immense serre et cent autres « merveilles » qui attiraient journellement le peuple enfantin des alentours et même de beaucoup plus loin. Pour petits et grands, un charmant salon de thé-restaurant de plein air offrait à la gourmandise de tous des éclairs, des babas, des glaces et aussi des « sultanes », délicieuses pâtisseries fourrées à la crème de vanille. On s’y régalait en écoutant la musique du kiosque voisin où, durant la belle saison, un orchestre de soixante musiciens donnait des concerts très suivis entre trois et cinq heures. Enfin – divine distraction pour les enfants ! – il était possible de faire le tour de la grande pelouse monté sur un âne, un poney, un zèbre, un chameau, un éléphant ou même une autruche... Cet éden était desservi par un petit train qui faisait la navette avec la porte Maillot, mais ce fut en taxi que Morosini s’y fit conduire.

Tout de suite, en arrivant devant la terrasse du salon de thé, il vit Anielka assise à une table en compagnie de sa femme de chambre. Un rayon de soleil passant à travers les feuilles de marronnier jouait sur sa tête coiffée d’une petite toque en plumes de martin-pêcheur. D’une cuillère distraite, elle égratignait une glace à la fraise...

N’ayant rien d’autre à faire pour le moment, Aldo s’installa de façon à être vu, commanda du thé et un baba au rhum, mais savoura bien davantage le plaisir de contempler le teint de fleur et le délicat profil. Dans cet environnement de verdure et de gaieté, plein de cris et de rires d’enfants sur lesquels voltigeait la valse de La Veuve joyeuse jouée par l’orchestre, elle formait un tableau adorable. Elle était trop jolie pour ne pas susciter la passion, même chez un quasi-mysogyne comme Ferrais, et lui-même sentait une profonde amertume l’envahir à l’idée de l’incroyable bonheur qui attendait le marchand de canons au soir de son mariage.

Soudain, après avoir consulté la petite montre enrichie de diamants qu’elle portait au poignet, il la vit s’adosser à son siège et laisser son regard se poser sur ce qui l’entourait. Elle aperçut très vite Morosini, battit des paupières et esquissa un sourire puis se mit à contempler l’orchestre. Morosini comprit qu’il devait attendre. Au bout d’un moment, quand la musique se tut, la camériste appela le garçon, régla la dépense, après quoi les deux femmes se levèrent au milieu du léger brouhaha qui se produisait toujours à la fin du concert. Aldo jeta un billet sur la table et se prépara à les suivre.

Anielka se dirigea au pas de promenade vers le village des lamas puis franchit une petite oasis de verdure formée par une pépinière d’arbres nains et arriva près du bassin aux phoques surmonté d’un rocher artificiel. On s’y attardait volontiers pour regarder les tritons à moustaches plonger de ce perchoir pour reparaître, brillants comme du satin et crachant l’eau joyeusement ou encore happant un poisson. Comme il y avait du monde, Aldo put s’approcher d’Anielka, momentanément séparée de Wanda par une nurse anglaise nantie d’un encombrant landau où gazouillaient des jumeaux contre son dos.

– Allez à la grande serre ! Je vous y rejoins.

Il se détourna et prit le chemin de la vaste verrière qui était l’endroit le plus paisible du jardin. Il y régnait une atmosphère de chaleur humide tombant des fougères et des lianes qui semblaient s’étendre à perte de vue. Dans le haut de la serre, des oiseaux voletaient au-dessus des grands bananiers ou se posaient sur les grottes moussues toutes frissonnantes de capillaires. Le plus joli était la pièce d’eau couverte de lotus et de nymphéas étendue entre des gazons d’un vert éclatant. Aldo choisit de s’y arrêter et d’attendre.

Quand un pas léger fit crisser le gravier, il se retourna et la vit devant lui. Seule.

– Où est passée votre cerbère ? sourit-il.

– Ce n’est pas un cerbère. Elle m’est dévouée et se jetterait dans ce bassin sans hésiter si je le lui demandais.

– Elle risquerait tout juste de prendre un bain de pieds mais vous avez raison : c’est un signe. Vous l’avez laissée dehors ?

– Oui. Je lui ai dit que je voulais me promener seule dans cet endroit. Elle attend en face de l’entrée près du chariot du marchand de gaufres. Elle adore les gaufres...

– Bénissons la gourmandise de Wanda ! Voulez-vous que nous nous promenions un peu ?

– Non. Il y a un banc là-bas près des rochers. Mous y serons bien pour parler...

Par respect pour le costume blanc que portait Anielka, Morosini tira un mouchoir et l’étendit sur la pierre avant de permettre à sa compagne de s’installer. Elle le remercia d’un sourire, croisant sagement sur son sac assorti au bleu-vert de sa toque ses mains gantées du même cuir. Elle semblait hésiter à présent comme si elle ne savait par où commencer. Aldo vint à son secours :

– Eh bien, fit-il avec beaucoup de douceur, qu’aviez-vous donc à me dire de si important pour m’avoir demandé de vous rejoindre... en cachette ?

– Mon père et mon frère me tueraient s’ils me savaient avec vous. Ils vous détestent...

– Je n’en vois pas la raison.

– Cela tient à la conversation que vous avez eue hier avec sir Eric. Après votre départ, père et Sigismond ont eu, je crois, une scène assez désagréable avec mon... fiancé à propos de notre saphir familial. Vous auriez osé dire...

– Un moment ! Je n’ai pas la moindre intention de discuter ce sujet avec vous. En revanche, je m’étonne que sir Eric ait suscité cette explication devant vous.

– Ce n’était pas devant moi... mais j’ai appris à écouter aux portes quand il me faut savoir quelque chose.

Morosini se mit à rire :

– Est-ce ainsi que l’on élève les jeunes filles dans l’aristocratie polonaise ?

– Bien sûr que non, mais j’ai découvert depuis longtemps qu’il faut, parfois, prendre ses distances avec les grands principes et les bonnes manières.

– Je ne peux pas vous donner tout à fait tort. À présent, apprenez-moi vite la raison d’un rendez-vous qui m’enchante.

– Je suis venue vous dire que je vous aime. Ce fut déclaré simplement, presque timidement, d’une voix douce mais ferme, sans pourtant qu’Anielka ose regarder Aldo. Celui-ci n’en fut pas moins stupéfait :

– Vous rendez-vous compte de ce que vous venez de dire ? demanda-t-il en essayant d’éliminer le chat qui était en train de s’installer dans sa gorge.

Le beau regard doré qui s’était posé un instant sur le visage de Morosini se détourna.

– Il se peut, murmura Anielka, devenue toute rose, que je sois en train de commettre une nouvelle atteinte aux convenances, pourtant il y a des moments où il faut exprimer ce que l’on a sur le cœur. Moi je viens de le faire. Et c’est vrai que je vous aime...

– Anielka ! souffla-t-il, remué jusqu’au fond de l’être. Je voudrais tellement vous croire !

– Et pourquoi ne me croiriez-vous pas ?

– Mais... à cause du début de nos relations. À cause de ce que j’ai vu à Wilanow. À cause de Ladislas.

Elle eut un joli geste de la main qui balayait ce souvenir comme une mouche importune.

– Oh ! lui ? ... Je crois que je l’ai oublié dès l’instant où je vous ai rencontré. Vous savez, quand on est très jeune, continua cette vieille personne de dix-neuf ans, on cherche l’évasion à tout prix et il arrive le plus souvent que l’on se trompe. C’est ce que j’ai fait et voilà où j’en suis : je vous aime, vous, et je voudrais que vous m’aimiez.

Refrénant encore l’envie de la prendre dans ses bras, Aldo se rapprocha d’elle et prit l’une de ses mains dans les siennes :

– Souvenez-vous de ce que je vous ai dit dans le Nord-Express ! C’est la chose la plus facile, la plus naturelle de vous aimer. Quel homme digne de ce nom pourrait vous résister ?

– C’est pourtant ce que vous avez fait quand vous avez refusé de descendre avec moi à Berlin ?

– Peut-être que je n’étais pas encore assez fou ? dit-il avec un sourire moqueur en rabattant le gant pour poser ses lèvres sur la peau soyeuse du poignet.

– Et vous l’êtes maintenant ?

– En tout cas, j’ai bien peur d’être en train de le devenir, mais ne me faites pas trop rêver, Anielka ! Vous êtes désormais fiancée, et ces fiançailles vous les avez acceptées.

D’un geste brusque, elle lui arracha sa main, ôta son gant pour faire étinceler dans une flaque de soleil le superbe saphir d’un bleu de bleuet satiné et entouré de diamants qui ornait son annulaire.

– Regardez comme il est beau, le lien qui m’enchaîne à cet homme ! Il me fait horreur... On dit que cette pierre assure la paix de l’âme, chasse la haine du cœur de celui qui la porte...

– ... et invite à la fidélité, acheva Morosini. Je sais ce que prétend la tradition...

– Mais moi je refuse les traditions, moi je veux être heureuse avec celui que j’ai choisi, je veux me donner à lui, avoir des enfants de lui... Pourquoi ne voulez-vous pas de moi, Aldo ?

Il y avait des larmes dans les beaux yeux, et les lèvres fraîches comme un corail tout juste sorti de l’eau tremblaient en se levant vers lui.

– Ai-je jamais proféré pareille sottise ? fit-il en l’attirant contre lui. Bien sûr que je vous aime, bien sûr que je vous veux... je vous...

Le baiser étouffa le dernier mot et Morosini oublia tout, conscient de se noyer dans un bouquet de fleurs, de sentir contre lui un jeune corps frissonnant qui semblait l’appeler. C’était à la fois délicieux et angoissant comme un rêve dont on sait qu’il n’est qu’un rêve et que le réveil va l’interrompre... L’enchantement continua encore un instant puis Anielka soupira :

– Alors prenez-moi ! Faites-moi vôtre à tout jamais.

La proposition était tellement inattendue que le sens de la réalité reprit le dessus.

– Quoi ? Ici et tout de suite ? ..., dit-il avec un petit rire auquel la jeune fille fit écho en laissant sa bouche effleurer celle de son compagnon.

– Bien sûr que non, dit-elle gaiement, mais... un peu plus tard.

– Vous voulez encore que je vous enlève ? Je crois qu’il y a ce soir un train pour Venise...

– Non. Pas ce soir. Ce serait trop tôt ! !

– Pourquoi ? Il me semble que vous n’êtes pas logique, mon amour. Entre Varsovie et Berlin, vous vouliez que je vous emmène sur-le-champ, fût-ce en robe de chambre, et quand je vous propose de partir vous me dites que c’est trop tôt ? Songez à ce que vous refusez ! L’Orient-Express est un train divin, fait pour l’amour... comme vous-même. Nous aurons une cabine de velours et d’acajou... deux plutôt afin de respecter les convenances, mais communicantes, et cette nuit même vous deviendrez ma femme en attendant qu’à Venise un prêtre nous marie. Anielka, Anielka, si vous avez décidé de me rendre fou, il faut le devenir vous aussi et tant pis pour les conséquences !

– Si nous voulons être heureux, il faut tenir compte de ce que vous appelez les conséquences. Autrement dit, mon père et mon frère...

– Vous ne souhaitez tout de même pas que nous les emmenions ?

– Sûrement pas, mais que nous repoussions le merveilleux Orient-Express de quelques jours. Au soir de mon mariage, par exemple ?

– Qu’est-ce que vous dites ?

Aldo s’écarta de toute la longueur du banc pour mieux la considérer tandis qu’il se demandait s’il n’y avait pas, dans cette adorable fille, plus de folie qu’il n’en souhaitait. Mais elle le regardait avec un sourire amusé qui plissait son petit nez.

– Vous voilà tout effarouché, fit-elle avec l’indulgence d’une grande personne sage pour un gamin borné. C’est pourtant la seule chose intelligente à faire...

– Vraiment ? Expliquez-moi un peu ça !

– Je dirais même plus ! C’est non seulement intelligent, mais en cela votre intérêt rejoint celui de ma famille. Que veut mon père ? Que j’épouse sir Eric Ferrais qui, à la veille de nos noces, signera un contrat m’assurant une belle fortune, et je n’ai aucune raison de lui refuser cette joie. Le pauvre a besoin d’argent !... D’autre part, moi, je ne veux à aucun prix appartenir à ce vieil homme. Je ne veux pas qu’il me déshabille, qu’il mette sa peau contre la mienne... Quelle horreur !

Réduit au silence par les plans d’avenir de la jeune Polonaise et le réalisme décrivant sa nuit de noces, Aldo réussit tout juste à émettre un « Et alors ? » un peu enroué.

– Alors ? Le mariage doit avoir lieu dans un château à la campagne mais en grande pompe. Il y aura beaucoup d’invités au dîner qui suivra la cérémonie et au feu d’artifice. Vous, vous n’aurez qu’à m’attendre au fond du parc avec une voiture rapide. Je viendrai vous rejoindre et nous partirons tous les trois.

– Tous les trois ?

– Bien sûr ! Vous, moi... et le saphir. Votre saphir, notre saphir ! Enfin celui que vous réclamez. Comme je ne saurai jamais à qui il appartient au juste, c’est, je crois, la meilleure manière de tout régler : il sera à nous, un point c’est tout.

– Parce que vous supposez que Ferrais va l’emporter à la campagne

– Je ne suppose pas : je sais. Il ne veut plus s’en séparer et comme il y aura réception après le mariage civil, la veille, j’y porterai une robe couleur de lune comme dans Peau d’Âne avec l’Étoile bleue comme seul ornement. On prépare la robe et rien ne sera plus facile !

– Ah ! vous croyez ? Mais, pauvre innocente, à peine aurez-vous disparu que votre Ferrais n’aura qu’une hâte – surtout si le saphir est parti avec vous ! – demander l’annulation, et votre cher papa n’aura même pas un centime.

– Oh ! mais si ! Et plus que vous ne croyez ! Nous nous arrangerons pour que j’aie l’air d’avoir été enlevée par des bandits qui réclameront une rançon. Nous laisserons un billet dans ce sens derrière nous. On me cherchera partout et, comme on ne me retrouvera pas, on croira que mes ravisseurs m’ont tuée. Tout le monde sera très triste et sir Eric ne pourra pas faire autrement que pleurer et essayer de consoler les miens... Pendant ce temps-là, nous serons heureux tous les deux, conclut Anielka avec simplicité. Que pensez-vous de mes idées ?

Revenu de sa stupeur mais incapable de se contenir plus longtemps, Morosini éclata de rire :

– Je pense que vous lisez trop de romans ou que vous avez une imagination débordante... ou les deux. Mais surtout que vous faites trop bon marché de l’intelligence des autres. Ferrais est un homme puissant : à peine vous aurai-je emportée sur mon fougueux destrier que nous aurons à nos trousses la maréchaussée du royaume. Les frontières et les ports seront gardés...

– Sûrement pas ! Dans la lettre que nous laisserons, nous expliquerons que l’on pourrait me tuer si la police était prévenue.

– Vous avez réponse à tout... ou presque tout ! Vous n’oubliez qu’une chose : vous-même !

Anielka ouvrit de grands yeux incompréhensifs :

– Que voulez-vous dire ?

– Que vous êtes sans doute l’une des femmes les plus ravissantes d’Europe et que, devenue princesse Morosini, vous serez sur un piédestal autour duquel Venise s’agenouillera. Votre renommée dépassera les frontières et pourrait bien atteindre les oreilles de vos prétendus désespérés. Ils auront tôt fait de nous retrouver et alors adieu le bonheur !

– Serait-ce moins grave si je partais ce soir avec vous comme vous le demandiez ? Croyez-moi, vous n’avez rien à craindre ! Et même, si vous voulez une preuve, faites de moi votre maîtresse avant le mariage. Demain... le jour que vous voudrez je vous appartiendrai.

Il eut un éblouissement, follement tenté soudain de lui obéir, de la prendre dans un coin de grotte ou dans la forêt vierge miniature. Heureusement, la raison lui revint. C’était déjà enivrant de savoir qu’un jour prochain elle serait sienne...

– Non, Anielka. Pas tant que Ferrais sera entre nous. Quand nous serons l’un à l’autre, ce sera en toute liberté et pas en cachette. Et, à propos de votre départ, j’aimerais mieux que vous renonciez à cette histoire de rançon malhonnête. Je ne peux l’accepter.

– N’est-ce pas cependant la seule façon de détourner de vous les soupçons ?

– Il doit y en avoir une autre. Laissez-moi y penser et revoyons-nous bientôt ! Maintenant, il est temps de nous séparer. Votre Wanda doit avoir englouti le fonds de commerce du marchand de gaufres...

– Comment faire pour vous donner un autre rendez-vous ?

– J’habite chez votre voisine, la marquise de Sommières, qui est ma grand-tante. Faites glisser un mot dans sa boîte aux lettres. J’irai où vous voudrez...

Il ponctua cette affirmation d’un baiser léger sur le bout du nez de la jeune fille, puis l’écarta de lui avec douceur :

– À mon grand regret, il me faut vous rendre votre liberté, mon bel oiseau de paradis !

– Déjà ?

– Eh oui ! Je suis de votre avis : il sera toujours trop tôt pour vous quitter...

Avec la curieuse – et désagréable ! – impression d’être échec et mat, Aldo garda le silence. Elle avait raison. L’énormité de son projet l’avait contraint à se faire l’avocat du diable, mais ce qu’il venait de proposer sous l’aiguillon d’une soudaine poussée de passion était tout aussi insensé. D’autre part, ne valait-elle pas la peine de courir les plus grands risques, cette exquise créature venue à lui avec des mots d’amour ? Il se faisait l’effet d’être une espèce de Joseph précautionneux en face d’une jeune et adorable Mme Putiphar. En un mot, il se jugea ridicule. Sans compter que, dans ce plan délirant – en apparence tout au moins ! – résidait peut-être la solution de son problème : retrouver le saphir pour Simon Aronov en attendant de partir à la reconquête des autres pierres...

Il se leva, vint prendre la jeune fille par les mains pour la remettre debout et l’enlaça.

– Vous avez raison, Anielka, et je suis un imbécile ! Si vous acceptez de vivre cachée pendant un certain temps, nous avons peut-être une chance de réussir...

– J’accepterai n’importe quoi pour être auprès de vous, soupira-t-elle en posant la petite toque de martin-pêcheur contre le cou d’Aldo.

– Laissez-moi deux ou trois jours pour réfléchir et voir comment nous pourrons nous en tirer au mieux. Soyez sûre que, pour vous, j’aurai toutes les audaces, tous les courages... mais êtes-vous certaine de ne jamais le regretter ? Vous allez renoncer à une vie de reine...

– Pour devenir princesse ? C’est presque aussi bien...

– Si vous deviez reculer au dernier moment, vous me feriez beaucoup de mal, dit-il, soudain très grave, mais elle se haussa sur la pointe des pieds pour poser ses lèvres contre celles de Morosini.

Sur un sourire et un salut à l’orientale, la main sur le cœur, il s’éloignait déjà quand elle le rappela :

– Aldo !

– Oui, Anielka ?

– Encore une dernière chose ! Si vous n’êtes pas là au soir du mariage, si je dois subir l’assaut de sir Eric, je ne vous reverrai de ma vie ! dit-elle avec une gravité qui le frappa. Parce que, si vous me faites défaut, cela voudra dire que vous ne m’aimez pas comme je vous aime. Alors je vous haïrai...

Un instant, il se figea comme s’il voulait graver dans sa mémoire la belle image qu’elle offrait puis, sans rien ajouter, il s’inclina et quitta la grande serre.

En regagnant la rue Alfred-de-Vigny, il s’efforça de remettre de l’ordre dans ses pensées, mais son trouble persistait. Il respirait encore le frais et délicieux parfum d’Anielka, il sentait encore contre ses lèvres la douceur des siennes. Non qu’il gardât le moindre doute sur ses propres sentiments : il était prêt à tout risquer pour cette enfant, à commettre les pires folies pour pouvoir l’adorer à son aise. Cependant, il ne serait vraiment libre que lorsqu’il aurait rempli la mission confiée par Simon Aronov.

« Si je ne devais voir Vidal-Pellicorne tout à l’heure, je me précipiterais chez lui à l’instant ! J’ai grand besoin de mettre les choses au point avec lui. Pour jouer ce coup-là sans déchaîner un cataclysme, nous ne serons pas trop de deux ! »

Il trouva Mme de Sommières en compagnie de Marie-Angéline. Comme d’habitude, la marquise buvait du Champagne dans son jardin d’hiver en écoutant distraitement sa demoiselle de compagnie lui lire une de ces sublimes phrases de Marcel Proust qui époumonent le lecteur parce qu’elles s’étalent sur plus d’une page.

– Ah ! te voilà ! fit-elle avec satisfaction. Il me semble qu’il y a des siècles que je ne t’ai vu. Tu dînes avec nous, j’espère ?

– Hélas non, tante Amélie, fit-il en baisant sa belle main ridée. Je suis attendu par un ami.

– Encore ? J’aurais pourtant bien voulu que tu me racontes ton entrevue avec ce sacripant de Ferrais !... Tu veux une coupe ?

– Non, merci. Je suis seulement venu vous embrasser. À présent, je dois me changer.

– Tant pis ! Dis à Cyprien de te faire préparer cette sacrée voiture à essence qui empeste et ne vaudra jamais un bel attelage d’irlandais !

– Cela m’ennuie de refuser vos présents, mais c’est inutile. L’ami en question habite dans le quartier. Rue Jouffroy. Je vais y aller à pied en traversant le parc...

– Comme tu voudras mais si tu ne rentres pas trop tard, viens bavarder un instant ! Me faire embrasser par toi devient une habitude que j’apprécie infiniment. Plan-Crépin, laissez tomber le divin Marcel et allez dire que l’on serve sans trop tarder ! J’ai une petite faim mais je n’ai pas envie de traîner à table.

Le repas de la marquise était terminé quand Morosini quitta la maison pour rejoindre l’entrée de l’avenue Van-Dyck en contournant l’hôtel Ferrais dont les fenêtres, comme d’habitude, brillaient de mille feux. Aldo envoya mentalement un baiser à la dame de ses pensées puis s’engagea sous les arbres de Monceau avec l’intention de profiter d’une de ces promenades nocturnes chères aux cœurs amoureux.

Il allait de son grand pas nonchalant, respirant les odeurs printanières de cette nuit de mai, quand il reçut un coup sur la nuque, un autre sur la tempe... et s’affaissa sans bruit sur le sable de l’allée...

Un petit rire se fit alors entendre, bizarre, grinçant, cruel.

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