CHAPITRE 7 LES SURPRISES D’UNE VENTE À L’HÔTEL DROUOT


L’impression d’être passé sous un rouleau compresseur ! À l’exception des jambes, il n’y avait pas un pouce du corps d’Aldo qui ne fût douloureux et, comme si ce n’était pas suffisant, un bourreau sournois s’ingéniait à augmenter ses souffrances :

– Des côtes fêlées, rien de plus ! C’est une manie dans cette maison, ronchonna une voix asthmatique. Une chance, en tout cas, que vous ayez été là, mademoiselle !

– C’est Dieu qui l’a voulu puisque je revenais du salut, répondit Marie-Angéline. Je me suis mise à crier et ces malandrins se sont enfuis...

– Je ne suis pas loin de penser qu’il vous doit la vie. On dirait qu’on avait entrepris de le battre à mort. Ah ! il me semble qu’il revient à lui !

Aldo, en effet, s’efforçait de soulever des paupières qui pesaient une tonne. Il vit alors, auréolé par les lumières d’un lustre, un visage barbu orné d’un lorgnon qui le scrutait tandis que des mains appartenant sans doute au même personnage s’obstinaient à le tripoter.

– Vous me faites mal ! se plaignit-il.

– Et douillet avec ça !

– Il y a peut-être de quoi ? gronda le contralto de Mme de Sommières. Vous devriez essayer de le calmer, au lieu d’en rajouter ?

– Un peu de patience, ma chère amie. Pour les côtes, on ne peut rien faire d’autre qu’un bandage, mais pour les autres contusions, je vais lui composer un baume miraculeux. Il ne restera pas bleu trop longtemps.

Aldo réussit à soulever sa tête qui sonnait comme un bourdon de cathédrale. Il reconnut sa chambre, son lit autour duquel s’égrenait une belle et noble assistance : la marquise était installée dans un fauteuil, Marie-Angéline sur une chaise, le médecin voltigeait en bourdonnant et Cyprien, debout près de la porte, était en train d’ordonner à un valet d’aller chercher des bandes Velpeau – les plus larges ! – dans l’armoire à pharmacie.

Secouées les dernières brumes, le malade se rappela soudain ce qui s’était passé et où il se rendait quand on l’avait agressé.

– Tante Amélie, soupira-t-il, je voudrais téléphoner.

– Voyons, mon petit, ce n’est pas sérieux ! Tu sors tout juste du coma et ta première pensée est pour le téléphone ? Tu ferais mieux de songer à ceux qui t’ont mis dans cet état. Aurais-tu une idée...

– Aucune ! mentit-il, car il en avait bien une ou deux. Mais si je veux téléphoner c’est parce que je devais dîner chez un ami qui doit être inquiet. Quelle heure est-il ?

– Dix heures et demie, et il n’est pas question que l’on te descende chez le concierge. Cyprien va se charger de ton message. Tu n’as qu’à lui donner le numéro.

– Qu’il cherche dans mon veston un calepin en maroquin noir et, dedans, M. Adalbert Vidal-Pellicorne. Il faut lui faire savoir ce qui m’est arrivé, mais sans plus.

– Que veux-tu qu’on lui dise de plus ? On ne sait rien. Tu as entendu, Cyprien ?

La commission fut exécutée vite et bien. Le vieux maître d’hôtel revint annoncer que « l’ami de monsieur le prince » était désolé, qu’il lui souhaitait un prompt rétablissement, et demandait qu’on veuille bien lui dire quand il pourrait se présenter pour prendre des nouvelles...

– Demain ! fit Aldo en dépit des protestations des dames. J’ai besoin de le voir de toute urgence...

Un moment plus tard, dûment enduit d’arnica en attendant le baume miraculeux et le torse enveloppé de plus de bandes qu’une momie de pharaon, Aldo remerciait le médecin de ses soins et Mlle du Plan-Crépin de sa bienheureuse intervention puis songeait à dormir quand il constata que, si Mme de Sommières mettait tout le monde à la porte, elle ne semblait pas disposée à quitter son fauteuil.

– Est-ce que vous n’allez pas vous coucher, tante Amélie ? fit-il sur le mode engageant. Il me semble que je vous ai déjà causé assez de tourments pour ce soir ? Vous devez être lasse...

– Taratata ! Je me sens très bien. Quant à toi, si tu avais assez de forces pour courir au téléphone, c’est qu’il t’en reste bien un petit peu à dépenser avec ta vieille tante ! Inutile de tourner autour du pot : c’est ce démon de Ferrais qui t’a fait ça ?

– Gomment voulez-vous que je le sache ? Je n’ai pas vu âme qui vive. On m’a assommé et j’ai perdu connaissance. Mais dites-moi plutôt ce que faisait votre demoiselle de compagnie dans le parc à neuf heures du soir ? Je l’ai entendue dire qu’elle revenait du salut mais ça ne me paraît pas être le chemin direct depuis Saint-Augustin ?

– Ni d’ailleurs l’heure du salut ! Plan-Crépin, mon garçon, te suivait... sur mon ordre !

– Vous l’avez expédiée sur mes traces ? ... une demoiselle dans le parc en pleine nuit ? Pourquoi pas Cyprien ?

– Trop vieux ! Et puis incapable de se déplacer moins majestueusement que s’il escortait une personne royale. Plan-Crépin ce n’est pas la même chose : comme toutes les grenouilles de bénitier, elle passe inaperçue, sait marcher sur la pointe des pieds et, en outre, elle est agile comme un chat sous son aspect empesé. Enfin sa curiosité ne dort jamais. Depuis qu’elle sait que tu es allé chez Ferrais, elle piaffe. J’ai préféré me donner les gants de l’expédier mais de toute façon, elle t’aurait pisté !

– Seigneur ! gémit Aldo, je n’aurais jamais imaginé que j’étais tombé dans une succursale du Deuxième Bureau ! Vous n’avez pas prévenu la police au moins ?

– Non. Cependant, j’ai un vieil ami qui fut une des gloires du Quai des Orfèvres au début du siècle et qui pourrait peut-être...

– Pour l’amour du ciel, tante Amélie, n’en faites rien ! Je veux régler ce compte-là comme les autres : moi-même !

– Alors dis-moi ce qui s’est passé chez le marchand de canons. Quand on tue les gens par centaines, on ne regarde pas à faire assommer un gêneur au coin d’un bois.

– C’est possible, mais je n’y crois pas, dit Aldo dans la mémoire de qui revenait le souvenir du rire aigre et discordant qui avait salué sa chute. La voix chaude et musicale de sir Eric ne pouvait émettre un tel son. Un homme de main peut-être, mais ce rire traduisait la haine, la cruauté, et un assassin à gages n’avait aucune raison de lui en vouloir personnellement.

Repoussant l’examen de la question à plus tard, quand sa tête serait moins douloureuse, il raconta son entrevue avec Ferrais dont la vieille dame retint surtout l’histoire tragique de l’Étoile bleue. Elle ne fit d’ailleurs pas mystère d’en être impressionnée.

– J’ai toujours pensé, murmura-t-elle, que cette pierre ne portait pas bonheur. Depuis le XVIIe siècle, les drames se sont succédé chez les Montlaure jusqu’à l’extinction en lignée masculine. C’est la raison pour laquelle ta mère en est devenue l’héritière. J’aurais souhaité qu’elle s’en défasse mais elle l’aimait, bien qu’elle ne l’ait pour ainsi dire jamais portée. Elle ne croyait pas à la malédiction. Sans doute parce qu’elle ignorait, comme nous tous, ce que tu viens de m’apprendre...

– Cette histoire est-elle vraie, au moins ? En dépit de la passion et du ton de sincérité de Ferrais quand il me l’a racontée, j’ai peine à croire qu’un de mes ancêtres ait pu...

Du coup, la marquise se mit à rire :

– Tu n’as pas honte d’être aussi naïf à ton âge ? Tes ancêtres, les miens, comme d’ailleurs ceux d’à peu près tout le monde, n’étaient rien d’autre que des hommes soumis aux convoitises, aux vilenies de l’humaine nature. Et ne me dis pas qu’à Venise où se sont perpétrées d’effroyables vengeances et où Vaqua Tofana[ix] circulait comme le vin nouveau à l’époque des vendanges c’était mieux ? Il faut prendre ce que l’on trouve dans son berceau quand on vient au monde, mon cher Aldo, les ancêtres avec le reste ! Je ne pense pas que notre voisin ait voulu te faire abattre : il n’a aucune raison de t’en vouloir puisqu’il gagne sur toute la ligne...

– C’est un peu ce que je pense...

En revanche, ses soupçons tournaient davantage vers Sigismond, encore qu’il eût peine à croire ce jeune blanc-bec susceptible de monter une embuscade dont la préparation avait dû nécessiter une attentive surveillance. Et alors se posait la question : son rendez-vous avec Anielka – dont il n’avait pas soufflé mot à Mme de Sommières – avait-il été surpris, épié ? Auquel cas Ferrais revenait au premier plan : s’il aimait autant qu’il le prétendait, sa jalousie devait être redoutable...

En dépit des pensées contradictoires qui s’agitaient dans sa tête douloureuse, Morosini finit par s’endormir, vaincu par le calmant que le docteur de Bellac avait fait porter par son valet dès son retour à son cabinet. Il devait y avoir dedans de quoi anesthésier un cheval car lorsque, vers la fin de la matinée, il émergea enfin d’un sommeil dépourvu de rêves, il était à peu près aussi vif qu’un plat de Risi e bisi[x] froid avec, en plus, de grandes difficultés à mettre deux idées en place. Cependant, la pensée de rester croupir au fond de son lit ne l’effleura même pas : il importait de dédramatiser au plus vite la situation et, si Vidal-Pellicorne venait le voir ainsi qu’il l’espérait, il fallait qu’il le trouve debout. Ou au moins assis et habillé.

Après avoir réclamé du café fort et si possible odorant, il réussit, avec l’aide d’un Cyprien réprobateur, à mener à bien la double opération toilette et habillement. Non sans que la vue de son visage dans la glace de la salle de bains ne lui eût arraché un soupir ou deux. Si Anielka le voyait, elle se souviendrait peut-être du jeune Ladislas avec un rien de nostalgie.

Néanmoins, une fois prêt, il se sentit mieux et choisit de s’installer dans un petit salon du rez-de-chaussée.

Ce fut là qu’à trois heures très précises, l’archéologue le découvrit fumant avec ardeur entre un verre de cognac et un cendrier plein. Des volutes gris bleuté roulaient à travers la pièce, rendant l’atmosphère presque irrespirable. Cyprien, qui avait introduit Adalbert, se hâta d’aller ouvrir une fenêtre tandis que le visiteur s’installait dans un fauteuil.

– Seigneur ! s’écria celui-ci, quelle tabagie ! Seriez-vous en train d’essayer de vous suicider par asphyxie ?

– Pas le moins du monde, mais quand je réfléchis, je fume toujours beaucoup.

– Et est-ce qu’au moins vous avez trouvé une réponse aux questions que vous vous posez ?

– Même pas ! Je tourne en rond... Vidal-Pellicorne repoussa sa mèche en arrière, se carra dans son siège et croisa les jambes après avoir tiré le pli de son pantalon :

– Racontez-moi tout ! Peut-être qu’à nous deux on y verra plus clair, mais d’abord comment allez-vous ?

– Aussi bien que possible après une raclée peu ordinaire. Je ressemble assez à une galantine truffée, j’ai une énorme bosse et la tempe multicolore que vous me voyez, mais à part cela je vais bien. Mes côtes se remettront toutes seules. Quant à mon problème, ce que je n’arrive pas à démêler, c’est à qui je dois ce désagrément.

– Pour autant que je connaisse Ferrais, je le vois mal dans le rôle du seigneur réunissant ses valets pour une bastonnade en règle. D’abord, il n’a aucune raison de vous en vouloir, et ensuite je le verrais plutôt vous tirer lui-même un coup de revolver, et de face. Il a une haute idée de sa grandeur...

– Sans doute, mais peut-être possède-t-il une bonne raison : la jalousie...

Et Morosini fit un récit complet de son entrevue avec sir Eric et de celle du Jardin d’Acclimatation. Quand il eut fini, Adalbert était plongé dans une songerie si profonde qu’il le crut endormi. Au bout d’un instant, les paupières se relevèrent, libérant un regard vif :

– J’ai peur de m’être un peu trop avancé en assurant que je pouvais vous aider à résoudre votre problème, dit-il de sa voix traînante. Il est certain qu’à la lumière de tout ce que vous venez de m’apprendre, les choses changent d’aspect. Mais dites-moi, elle ne manque pas d’imagination cette belle enfant ?

– Un peu trop peut-être. Vous devez trouver son plan insensé ?

– Oui et non. Une femme amoureuse est capable de tout et de n’importe quoi et puisqu’il paraît que celle-ci vous aime...

– Vous en doutez ? fit Aldo vexé. L’archéologue lui dédia un sourire angélique :

– Pas vraiment, si l’on considère le seul fait que vous êtes un homme très séduisant. Cependant, je juge ce changement de sentiments bien soudain chez une jeune fille qui, par deux fois, a voulu se suicider pour un autre. Néanmoins, il se peut qu’elle ait trouvé son chemin de Damas en vous rencontrant. C’est assez versatile, un cœur de cet âge-là...

– Autrement dit, elle peut changer encore ? Croyez bien, mon cher Adal, que je ne suis pas assez fat pour imaginer qu’elle m’aimera jusqu’à la fin de mes jours... mais j’avoue... que la journée d’hier a changé bien des choses, fit-il avec une émotion qui toucha son visiteur, et que j’exècre l’idée de laisser Anielka à un autre.

– Vous êtes en effet très atteint ! constata Adalbert. Et bien décidé, si je lis entre les lignes, à enlever la mariée au soir de ses noces comme elle vous en prie.

– Oui. Cela ne simplifie pas notre affaire, n’est-ce pas, et vous devez me prendre pour un fou ?

– Nous le sommes tous plus ou moins... et votre « folie » est tellement ravissante ! Mais il y a dans cette aventure quelque chose de positif : nous savons maintenant que le saphir sera au château pour les noces. Comme j’ai l’honneur d’y être invité, je vais trouver là une occasion inespérée de faire preuve de mes talents en procédant à l’échange de la copie contre l’original. Ferrais cherchera bien entendu sa belle épouse mais ne se fera pas de souci pour son saphir, au moins pendant quelque temps, puisqu’il s’en croira toujours possesseur.

– Vous allez avoir une lourde responsabilité, dit en souriant Aldo chez qui un petit rayon d’espoir commençait à pointer.

– Il faudra bien que je m’en arrange, fit l’archéologue avec sa bonne humeur communicative. Seulement, il ne me paraît pas sage que vous filiez le soir même avec votre belle. Si, comme tout le laisse supposer, votre entrevue d’hier a été observée, c’est sur vous qu’on lâchera les chiens. En arrivant à Venise, vous les trouverez assis sur votre paillasson.

– Vous ne voulez pas qu’Anielka parte seule ? L’entrée de Cyprien portant sur un plateau d’argent une grande enveloppe carrée qu’il offrit à Morosini interrompit la discussion.

– On vient d’apporter ceci de la part de sir Eric Ferrais, dit le vieux serviteur.

Deux paires de sourcils interrogateurs remontèrent avec ensemble.

– Voilà qui est intéressant ! susurra Adalbert en fronçant un nez gourmand. Ne me demandez pas la permission de lire, je vous l’accorde des deux mains.

Le message se composait d’une lettre et d’un épais bristol gravé qu’Aldo, après l’avoir parcouru d’un œil surpris, tendit à son compagnon pendant qu’il lisait les quelques lignes tracées d’une écriture volontaire :

« Mon cher Prince. Je viens d’apprendre la mésaventure dont vous avez été victime avec plus de regrets que vous ne le supposez sans doute. Le différend qui nous a opposés ne saurait détruire l’estime entre nous et j’espère sincèrement que vous n’avez pas été trop gravement atteint, que vous serez vite remis et que nous pourrons peut-être replacer sur un pied plus cordial des relations mal débutées. Ainsi, ma fiancée et moi-même serions heureux et si vous vouliez bien honorer notre mariage de votre présence. Ce serait, je crois, une bonne façon d’enterrer la hache de guerre. Veuillez croire... »

– Ou cet homme-là est innocent comme un agneau ou c’est le pire des hypocrites ! fit Aldo en passant la lettre à Adalbert. Mais je ne sais pas pourquoi, je pencherais plutôt pour la première proposition.

– Moi aussi... dès que j’aurai démêlé comment il a pu apprendre ce qui vous est arrivé sans y avoir mis le doigt.

– Alors là rien de plus simple : la messe de six heures à Saint-Augustin ! La lectrice de ma tante y entretient des relations suivies avec la cuisinière en chef de notre voisin, ce qui lui permet de savoir ce qui se passe chez lui.

– Vous m’en direz tant ! En tout cas, voilà qui renforce ce que je vous disais il y a un instant : si la jeune comtesse veut éviter la nuit de noces, il faut qu’elle disparaisse seule et que vous restiez bien visible au milieu des salons après que le prétendu enlèvement aura été découvert. C’est la seule façon d’accréditer son histoire de bandits rançonneurs... qui après tout n’est pas si mal imaginée.

– Si vous le dites, ce doit être vrai mais elle n’acceptera pas de partir sans moi... et pour aller où ?

– On va y songer ! fit Adalbert d’un ton apaisant. Ainsi qu’à la personne qui sera chargée de l’y conduire. Mon cher, vous me pardonnerez de vous quitter si vite, ajouta-t-il, mais je me découvre mille choses à mettre au point. Portez-vous bien et surtout essayez de retrouver une couleur normale pour le grand jour. Moi je vais vivre intensément. Rien de plus stimulant pour l’esprit qu’une bonne petite conspiration à monter !

– Et moi que vais-je faire pendant ce temps-là ? bougonna Morosini en le regardant voltiger vers la porte. De la tapisserie ?

– Je suis certain que vous ne manquez pas d’occupations ! Mettez un bon sparadrap sur votre tempe, sortez, visitez des musées, voyez des amis mais, je vous en supplie, n’approchez la belle Anielka ni de près ni de loin ! Je me charge de la mettre au courant de nos intentions...

– Dès l’instant où vous n’oublierez pas d’en faire autant pour moi ! soupira Morosini dont la tête redevenait douloureuse sous l’effet conjugué du tabac et de la discussion.

D’assez mauvaise humeur, il remonta chez lui dans l’intention de prendre un bain, d’avaler une collection de cachets d’aspirine et de ne plus bouger de sa chambre avant le lendemain. Quitte à rester oisif, autant en profiter pour se soigner ! Il demanderait qu’on lui serve son dîner et ensuite il se coucherait.

Hélas, au moment où, bien calé dans son lit, il allait enfin s’endormir, Cyprien vint lui annoncer que sa secrétaire le demandait au téléphone et que c’était urgent.

– Elle ne pouvait pas attendre demain matin ? ronchonna-t-il en enfilant pantoufles et robe de chambre pour descendre chez le concierge.

– Ce n’est pas la faute de cette demoiselle, plaida le vieux serviteur : il y a quatre heures d’attente entre Venise et ici...

La loge de Jules Chrétien, le concierge, embaumait la soupe aux choux et le tabac froid quand Aldo y fit son entrée. Le portier lui céda la place et alla fumer dans la cour, en emportant son chat. Aldo prit l’écouteur avec l’espoir que la communication aurait été coupée, mais Mina était bien au bout du fil et il crut même déceler dans sa voix une certaine acrimonie :

– On me dit que vous êtes souffrant ? Rien de plus grave, j’espère, qu’une petite indigestion ?

Vous avez grand tort, quand vous êtes à Paris, de trop fréquenter les grands restaurants...

– C’est pour me dire ça que vous me tirez de mon lit ? aboya Morosini outré. Je n’ai pas d’indigestion : je suis tombé !... Alors, qu’avez-vous de si urgent à m’apprendre ?

– Ceci : je croule sous le travail et il serait temps que vous rentriez, lança la Hollandaise. Il va durer encore longtemps ce séjour ?

« Ma parole, elle m’engueule ? » pensa Morosini, tenté sur l’instant de renvoyer Mina à ses tulipes natales. Malheureusement, elle était la seule capable d’assumer la charge de la maison en son absence. Et puis, il y tenait assez pour ne pas imaginer de travailler sans elle. Aussi se contenta-t-il de répondre sèchement :

– Le temps qu’il faudra ! Mettez une fois pour toutes dans votre tête batave que je ne suis pas ici pour m’amuser. J’ai à faire... et il y a en plus un mariage... de famille auquel je dois assister le 16. Si vous avez trop de travail, appelez la comtesse Orseolo. Elle adore s’occuper d’antiquités et vous donnera un coup de main.

– Merci, j’aime encore mieux m’arranger seule ! Autre chose : j’espère que, dans vos nombreuses occupations, vous avez inclus la vente des bijoux de la princesse Apraxine qui a lieu demain à l’hôtel Drouot ? Le catalogue annonce une parure de topazes et de turquoises qui est exactement ce que cherche le signor Rapalli pour l’anniversaire de sa femme. Alors au cas où ça ne vous dérangerait pas trop ? ...

– Pour l’amour de Dieu, Mina, je connais mon métier ! Et quittez donc ce ton acerbe qui ne me convient pas. Quant à la vente, rassurez-vous, j’y serai et...

– Dans ce cas, monsieur, je n’ai plus rien à vous dire sinon « bonne nuit ». Veuillez m’excuser de vous avoir dérangé !

Et Mina raccrocha avec une vigueur réprobatrice. Aldo en fit autant, mais plus doucement, jugeant inutile de passer ses nerfs sur le matériel du concierge. Cependant, il n’était pas content mais c’était à lui-même qu’il en voulait. Que lui arrivait-il ? Il serait venu de Venise pour cette vente de prestige et voilà que sans Mina, il l’aurait oubliée ! Tout ça parce qu’il était en train de perdre la tête pour une trop jolie fille !

Tandis qu’il remontait vers sa chambre, il s’adressait de sévères reproches. Était-il prêt à sacrifier, pour Anielka, un métier qu’il adorait et jusqu’à la noble tâche qu’il venait d’accepter ? Aimer Anielka, c’était délicieux, mais il fallait qu’il réussisse à tout faire marcher ensemble. La vente de demain, en le replongeant dans son élément, allait lui faire le plus grand bien. D’autant qu’elle s’annonçait passionnante : l’écrin de cette grande dame russe qui venait de mourir ne recelait-il pas, entre autres merveilles, deux « larmes » de diamant ayant appartenu à l’impératrice Elisabeth de Russie ? Les collectionneurs allaient s’entre-tuer et la vacation serait excitante au possible !

Avant de se recoucher, Morosini annonça à Cyprien :

– Soyez assez bon pour envoyer demain matin, de bonne heure, le chauffeur chez M. Vauxbrun pour lui demander de me prêter le catalogue de la vente Apraxine. Qu’il lui dise aussi que je serai à l’hôtel Drouot pour l’ouverture des salles.

La foule des grands jours emplissait la plus grande salle de l’Hôtel des Ventes quand Morosini rejoignit Gilles Vauxbrun qui s’était dévoué pour lui garder une chaise de premier rang.

– Si tu as l’intention d’acheter, lui souffla-t-il en lui cédant la place conquise de haute lutte, je te souhaite bien du courage. Outre Chaumet qui guigne les diadèmes pour sa collection et quelques-uns de ses confrères de la rue de la Paix et de la Cinquième Avenue, il y a l’Aga Khan, Carlos de Beistegui et le baron Edmond de Rothschild : je te prie de croire que les larmes de la tsarine font recette !

– Tu ne restes pas ?

– Non. Moi, je vais m’occuper de deux canapés-corbeilles Régence que l’on va vendre à côté. On se retrouvera à la sortie si tu veux.

– D’accord ! Le premier qui aura fini attendra l’autre. Tu dînes avec moi ?

– À condition que tu refasses ton maquillage : celui-là n’est pas très réussi..., dit l’antiquaire avec une grimace sardonique.

Tandis que Vauxbrun se frayait un passage vers la sortie au milieu d’un parterre de chapeaux féminins abondamment fleuris, Aldo inspecta l’assistance, repérant les personnalités signalées par son ami, mais les autres amateurs n’étaient pas négligeables. Quelques femmes célèbres aussi, venues par curiosité et pour être vues : des comédiennes comme Eve Francis, la grande Julia Bartet, Marthe Chenal et Françoise Rosay pour les plus connues, luttaient d’élégance avec la cantatrice Mary Garden. Beaucoup d’étrangers aussi et, bien entendu, des Russes dont certains n’étaient là que mus par une sorte de piété. Parmi eux, la haute silhouette du prince Félix Youssopoff, l’exécuteur de Raspoutine, qui avait été et demeurait l’un des plus beaux hommes de son temps. Devenu courtier en meubles anciens, il n’était pas là pour acheter mais pour accompagner une très belle femme, la princesse Paley, fille d’un grand-duc, venue verser une larme sur celles d’Elisabeth.

La vente allait commencer sous le marteau du commissaire-priseur, maître Lair-Dubreuil, assisté de MM. Falkenberg et Linzeler, quand un remous se produisit dans la foule. Morosini vit voguer vers des places de premier rang que deux jeunes gens se hâtaient de libérer un extravagant chapeau doré emballé dans un flot de voilette noire à pois d’or sous laquelle apparaissaient le visage livide – dû à un curieux maquillage blanc veiné de vert ! – et les yeux de braise de la marquise Casati. Fidèle à sa façon bien particulière de se vêtir et à sa passion de l’orientalisme, elle portait d’amples pantalons dorés de sultane sous une mante de velours noir.

« Luisa Casati ici ? pensa Morosini catastrophé. Je vais avoir toutes les peines du monde à m’en débarrasser. »

Il fut à peine surpris de remarquer, dans le sillage de la reine de Venise, l’élégante et fine silhouette de lady Saint Albans, habillée par Redfern d’un ensemble en crêpe de Chine bleu ciel et blanc beaucoup plus discret et d’un petit chapeau assorti. Son ennui s’en trouva augmenté : il ne gardait pas un bon souvenir de la visite que lui avait rendue la jolie Mary. « On dirait que ces deux-là sont devenues inséparables ? grogna-t-il. Fasse le Ciel que je puisse leur échapper !... »

Mais c’était là un vœu aussi pieux que dérisoire : déjà le petit monocle serti de diamants de la Casati se braquait sur l’assemblée à la façon d’un périscope de sous-marin. Il eut tôt fait de repérer Aldo, et une main noir et or se leva pour lui faire signe. La chance voulut qu’à cet instant précis maître Lair-Dubreuil réclame l’attention de la salle : la vente commençait.

Les débuts furent sans histoire. Un bracelet-rivière de vingt-sept brillants, une paire de boucles d’oreilles formées chacune d’une émeraude rectangulaire entourée de brillants, une bague composée de deux beaux diamants, un sautoir de cent cinquante-cinq perles et une broche ornée de trois émeraudes purent s’enlever sans peine, trouvant preneur à des prix élevés, pourtant la fièvre des enchères ne faisait pas encore son apparition. Ces pièces étaient magnifiques, mais récentes : on attendait les joyaux historiques.

Le premier frisson traversa le public avec la parure d’or, de topazes et de turquoises recommandée par Mina. Constituée d’un collier, de deux bracelets, d’une paire de boucles d’oreilles et d’un délicieux petit diadème, c’était un ensemble très séduisant qui avait été offert, jadis, à une arrière-grand-mère de la princesse Apraxine par le tsar Alexandre Ier en échange de quelques bontés.

« Mina doit être folle ! pensa Morosini. C’est beaucoup trop joli pour la signora Rapalli : elle va avoir soixante-dix ans et elle est affreuse ! »

Cependant, il se reprocha vite ce jugement peu charitable. Que Rapalli fût un nouveau riche ne l’empêchait pas d’adorer sa femme qui était en fait une charmante vieille dame. Telle qu’il la connaissait, elle ne porterait sans doute jamais la totalité de cette parure princière mais, y voyant une preuve de l’amour de son époux, elle en ferait son précieux trésor qu’elle contemplerait avec autant de dévotion qu’une image de la Madone. Un destin plus enviable, selon Morosini, pour des bijoux de cette classe que de trôner sur la tête d’une courtisane en vogue à l’occasion d’orgies en cabinets particuliers au Café de Paris ou chez La Pérouse. Or, le protecteur de l’une de ces dames enchérissait avec ardeur et, du coup, Aldo se lança dans la bataille. Qu’il gagna haut la main aux applaudissements frénétiques de Luisa Casati et de la colonie russe, vite renseignée sur le grand nom de l’acheteur.

La salle, à présent, se réveillait. Seul, un petit carré d’habitués ne se mêlait pas au tumulte. C’étaient des personnes âgées qui venaient là presque chaque jour comme au spectacle. Elles se tenaient dans un coin de la salle sans s’occuper des riches amateurs. Les unes consultaient le catalogue ; d’autres se contentaient de contempler les pièces encore à vendre. Parmi ces gens, il y avait un homme âgé – du moins si l’on s’en tenait à ses cheveux blancs ! – qui ne bougeait pas et semblait perdu dans un rêve. Aldo ne voyait de lui qu’un profil vague entre le bord d’un vieux feutre cabossé et un veston gris usagé mais dont la coupe révélait qu’il avait connu des jours meilleurs.

Le personnage était tellement immobile qu’on aurait pu le croire mort. Pourtant, quelque chose en lui intriguait Morosini, une vague réminiscence, si lointaine qu’il n’arrivait pas à la préciser. Il aurait bien voulu le voir de face mais de sa place c’était à peu près impossible.

La vente continuait. N’ayant plus l’intention d’acheter, Aldo suivait les enchères distraitement, préférant s’intéresser à la salle en pleine ébullition.

Parmi les plus acharnés, il remarqua vite lady Saint Albans. Transformée par sa passion mise à nu, la jeune Anglaise semblait en proie à une sorte de fureur sacrée. Elle se mesurait alors à l’Aga Khan pour la possession d’un pendentif du XVIe siècle italien, composé d’une énorme perle baroque et de pierres multicolores, et elle lançait des enchères nerveuses tout en tordant ses gants entre ses mains.

« Seigneur ! pensa Morosini, j’ai déjà vu bien des mordus dans ma vie, mais à ce point-là ! Une chance que lord Killrenan ait mis deux ou trois mers entre elle et lui... »

Ce fut pis quand le prince oriental emporta la partie : des larmes de rage jaillirent des jolis yeux gris que Luisa Casati, pleine de sollicitude, s’efforçait d’essuyer en chuchotant quelque chose et en désignant le banc du commissaire-priseur : les larmes de diamant venaient de faire leur apparition sur un coussin de velours noir, saluées par une sorte de soupir général.

Morosini subit lui aussi leur fascination : c’étaient deux pierres splendides montées en girandoles qui scintillaient d’un éclat tendre et rosé. Un frémissement admiratif parcourut la salle comme une risée sur la mer et, là-bas, le vieux monsieur s’était dressé pour mieux voir, mais se rassit aussitôt, en donnant tous les signes d’une grande agitation.

À présent, les enchères fusaient de toutes parts.

Aldo lui-même s’y laissa entraîner, sans espoir de victoire pour autant. Dès l’instant où un Rothschild s’en mêlait, la lutte devenait trop inégale. Quant au vieil homme, il ne cessait de se lever et de s’asseoir, tant et si bien qu’il fut évident pour Morosini que maître Lair-Dubreuil lui attribuait des enchères. Non sans réticences d’ailleurs : l’aspect quasi misérable du personnage devait lui inspirer des doutes. Au point qu’à un moment donné il s’arrêta et s’adressa directement à lui :

– Vous désirez enchérir encore, monsieur ? On entendit alors une voix timide et un peu affolée qui balbutiait :

– Moi ? Mais je n’ai pas enchéri...

– Comment cela ? Vous ne cessez de vous agiter, de lever les mains, et vous devez savoir qu’un simple signe suffit !

– Oh ! pardonnez-moi !... Je... je ne me suis pas rendu compte. C’est que je suis si heureux en ce moment ! Voyez-vous, il y a longtemps que je n’ai contemplé d’aussi merveilleuses pierres et...

Des rires fusèrent et le vieux monsieur se retourna, très triste mais plein de dignité :

– Je vous en prie ! Il ne faut pas rire !... C’est vrai ce que je dis...

Morosini, lui, ne riait pas. Bouleversé, il regardait ce visage surgi soudain de son passé le plus cher : celui de Guy Buteau, son ancien précepteur disparu pendant la guerre, mais la joie qui l’envahit en le reconnaissant fut aussitôt ternie par l’état où il le voyait : ce visage pâle aux rides profondes, ces cheveux trop longs et décolorés, ces yeux lointains et douloureux Un rapide calcul lui apprit que ce vieillard n’avait guère que cinquante-quatre ou cinquante-cinq ans. Dès lors, la vente perdit tout intérêt : il n’avait qu’une hâte, c’est qu’elle s’achève pour qu’il puisse rejoindre son ami.

Ce fut vite fait : le baron Edmond enleva les « larmes » et la salle, commentant l’événement, commençait à se disperser. Un rapide coup d’œil rassura Morosini sur un appel éventuel de la marquise Casati : elle était fort occupée à consoler son amie, venue là pour subir le supplice de Tantale puisqu’elle n’avait rien pu acheter et qui sanglotait, écroulée sur sa chaise. En quelques enjambées, il eut rejoint son ancien précepteur. Toujours assis sur sa chaise, celui-ci devait attendre que la foule soit partie. Lui aussi pleurait, mais en silence. Aldo se glissa sur le siège voisin :

– Monsieur Buteau, dit-il avec beaucoup de douceur, comme je suis heureux de vous retrouver !

Il s’emparait des mains transparentes abandonnées sur les genoux et les serrait dans les siennes. Mais déjà les yeux bruns qu’il avait connus si vifs se tournaient vers lui pour le contempler avec une sorte d’émerveillement.

– Vous me reconnaissez, j’espère ? Je suis Aldo, votre élève...

Un éclair de joie brilla enfin dans le regard noyé de larmes :

– C’est encore mes rêves ou bien est-ce vraiment vous ?

– N’ayez crainte, c’est moi. Pourquoi nous avez-vous laissé croire que vous étiez mort ?

– Je l’ai cru longtemps aussi... À la suite d’une blessure à la tête, j’ai perdu la mémoire... un grand trou dans ma vie mais, depuis quelques mois, je suis guéri... Enfin, je crois ! J’ai pu quitter l’hôpital. Avec ma pension, je me suis installé dans une chambre, rue Meslay... pas très loin d’ici.

– Mais pourquoi n’avoir pas pris le train pour Venise ? Pourquoi n’êtes-vous pas revenu chez nous ?

– C’est que, voyez-vous, je n’étais pas bien certain que cette partie de mon existence soit réelle. Je pouvais l’avoir imaginée. Il s’est passé tant de choses dans ma tête quand je ne savais plus qui j’étais ni d’où je venais ! Alors Venise !... C’est loin... et le voyage coûte cher. Si je m’étais trompé, si vous n’existiez pas, je n’aurais pas pu revenir chez moi et...

– Chez vous, c’est au palais Morosini, dans votre chambre, dans votre bibliothèque...

Un employé de Drouot vint inviter le prince à prendre possession de son acquisition et à la régler.

– Je viens ! Attendez-moi un instant, monsieur Buteau, et surtout ne bougez pas !

Quelques minutes plus tard, il revenait portant sous le bras un grand écrin de cuir un peu fatigué mais timbré d’une couronne princière qu’il ouvrit devant le revenant :

– Regardez ! N’est-ce pas magnifique ?

Le visage fatigué redevint rose et l’une des mains pâles s’avança pour caresser la rivière dorée du collier :

– Oh si ! J’avais remarqué cette parure quand je suis allé ce matin à l’exposition. Venir ici, c’est ma seule joie et c’est même pour ça que je me suis installé dans le voisinage... Vous avez acheté pour votre épouse, peut-être ?

– Je ne suis pas marié, mon ami. J’ai acheté pour un client. Eh oui, je suis à présent antiquaire spécialisé dans les bijoux anciens et c’est à vous que je le dois. Quand j’étais enfant, vous m’avez transmis votre passion. Mais venez, ne restons pas ici ! Nous avons beaucoup de choses à nous dire... Je vous emmène.

– Vous me ramenez chez moi ?

– Oui, mais pas pour vous y laisser ! J’ai trop peur que vous m’échappiez encore. Nous allons prendre un taxi, aller rue Meslay prendre vos affaires, régler ce que vous avez à régler et ensuite nous rentrons chez Mme de Sommières. Vous vous souvenez d’elle, j’espère ?

Un vrai sourire teinté même d’un peu d’humour s’épanouit et fit briller les yeux bruns :

– Madame la marquise ? Qui pourrait oublier une personnalité comme la sienne ?

– Vous verrez : elle n’a pas changé. Je suis chez elle pour quelques jours, ensuite nous rentrerons tous les deux à Venise. Cecina sera folle de joie de vous revoir... et elle aura vite fait de vous remettre d’aplomb...

– Moi aussi, je serai bien content de la revoir... et surtout madame la princesse. Vous ne m’avez pas donné de ses nouvelles ?

– C’est qu’elle nous a quittés. Je vous raconterai sa mort avec le reste. Mais, dites-moi ! Quand j’ai acheté ceci, tout à l’heure, le commissaire-priseur a donné mon nom : il ne vous a pas frappé ?

– Non. Pardonnez-moi, mais j’étais surtout venu voir les diamants de l’impératrice Elisabeth. Ils me fascinaient. Et je ne pensais pas qu’un miracle allait avoir lieu !

Bras dessus, bras dessous, les deux hommes gagnèrent la sortie, mais si Morosini espérait en avoir fini avec Mme Casati, il se trompait : elle et sa compagne l’attendaient dans la galerie d’accès. La marquise lui tomba dessus, l’enveloppant du remous de sa cape de velours comme le torero fait du taureau avec sa muleta :

– Il vous en a fallu du temps pour payer cette babiole ! Un peu plus j’allais vous chercher mais je vous tiens, je vous garde : ma voiture est dans la rue Drouot et je vous ramène chez moi au Vésinet...

– Vous ne me ramenez nulle part, ma chère Luisa ! Permettez d’abord que je salue lady Saint Albans.

Celle-ci lui tendit une main molle avec un regard lourd de rancune :

– Je ne pensais pas que vous me reconnaîtriez, prince ! Avez-vous changé d’avis à propos du bracelet de Mumtaz Mahal ?

– Quel entêtement ! fit-il en riant. Je vous ai répété que je ne le possédais pas. N’avez-vous donc pas essayé, comme vous en aviez l’intention, d’entrer en rapport avec lord Killrenan ?

– Il ne l’a pas et je jurerais qu’il est chez vous... Devinant que le dialogue allait s’éterniser, Aldo se tourna vers Luisa Casati, s’excusa auprès d’elle de ne pouvoir la suivre ainsi qu’elle l’y invitait si aimablement : la chance venait de remettre sur son chemin un très vieil et très cher ami auquel il entendait se consacrer.

– Nous nous reverrons quand vous rentrerez à Venise. Je ne suis ici que de passage...

– Pas moi ! Je reste jusqu’au Grand Prix et vous savez très bien que je ne suis jamais sur la lagune en été : il y fait beaucoup trop chaud...

– Alors, ce sera pour plus tard. À mon grand regret, bien sûr ! Mes plus fervents hommages, ma chère Luisa !... Lady Mary !

Baisant rapidement les mains des deux femmes, il enleva Buteau plus qu’il ne l’entraîna et s’engouffra avec lui dans la grande porte vitrée de l’Hôtel des Ventes.

– On dirait que Mme Casati a quelque chose d’éternel ! remarqua l’ancien précepteur. Elle ne vieillit pas et si j’ai bien compris, elle possède toujours au Vésinet le joli palais Rose qu’elle avait acheté à M. de Montesquiou ?

— J’ai l’impression que votre mémoire est en train de rattraper le temps perdu ! s’écria joyeusement Aldo. Elle vous sera fort utile pour reprendre votre grand ouvrage sur la société vénitienne au XVe siècle. Il vous attend...

Hélant un taxi qui passait par là, il s’y engouffra avec ses deux acquisitions de la journée dont la plus précieuse – et de loin ! – n’était pas la parure de topazes destinée à la signora Rapalli...

Ce soir-là, on fêta rue Alfred-de-Vigny la résurrection inespéré de Guy Buteau. Mme de Sommières, qui le connaissait bien et avait toujours apprécié sa culture, fit même en son honneur une entorse à ses habitudes champenoises pour trinquer à la santé du Bourguignon miraculé avec un somptueux chambolle-musigny datant des dernières années du siècle précédent. M. Buteau le dégusta les yeux fermés avec des larmes de béatitude. Ni lui ni son sauveur ne dormirent beaucoup cette nuit-là tant ils avaient à se dire. Aldo était si heureux qu’il en oubliait ses côtes endommagées et jusqu’au souvenir d’Anielka dont il se garda bien de parler. Il était inutile d’encombrer davantage l’esprit, peut-être encore un peu fragile, de son vieil ami...

Durant la journée du lendemain, Aldo prit un plaisir infini à jouer les marraines de Cendrillon en rhabillant M. Buteau de pied en cap grâce à une longue station chez Old England où l’on choisit un trousseau complet et à une visite, plus courte, chez un bon coiffeur. Quand ce fut fini, le petit vieillard de l’hôtel Drouot avait rajeuni de dix ans et avait presque retrouvé son aspect d’autrefois.

Ce ne fut pas sans combat que Morosini réussit à lui faire accepter sa métamorphose. M. Buteau ne cessait de protester, de dire que c’était trop, que c’était de la folie, mais son ancien élève avait réponse à tout.

– Quand nous serons rentrés, vous aurez plus à faire que vous ne l’imaginez et vous ne vous contenterez pas d’écrire votre grand ouvrage. J’ai bien l’intention de vous intégrer à la firme Morosini où vous pourrez me rendre de grands services. Vous serez appointé et, si vous y tenez, vous me rembourserez alors des quelques frais d’aujourd’hui. Cela vous va ?

– Je ne vois pas quelles objections je pourrais avancer. Vous me comblez de joie, mon cher Aldo ! Et voyez comme je suis exigeant, je vais vous demander encore une faveur.

– Accordée d’avance.

– Je voudrais que vous cessiez de m’appeler « Monsieur Buteau » long comme le bras. Vous n’êtes plus mon élève et puisque nous allons travailler ensemble, faites-moi l’honneur de me traiter en ami !

– Avec joie ! Bienvenue à la maison, mon cher Guy ! Elle est un peu différente de ce que vous avez connu, mais je suis certain que vous vous y plairez ! À ce propos, vous pourriez peut-être me rendre un premier service en entrant dès à présent en fonctions. Je vous l’ai dit, je crois, je reste encore ici quelques jours pour assister au mariage... d’une importante relation et cela m’arrangerait que vous rentriez à Venise demain. Je préférerais, bien sûr, vous ramener, mais je voudrais que la parure achetée hier soit là-bas aussi rapidement que possible... Elle est attendue avec impatience.

– Vous voulez que je l’emporte ? Avec plaisir, voyons !

– Je suis sûr que vous ferez bon ménage avec Mina Van Zelden, ma secrétaire, qui ne cesse de clamer qu’elle est trop occupée. Quant à Cecina et son époux, ils vont tuer le veau gras pour votre retour. Je vais téléphoner à Zaccaria et ensuite j’appellerai chez Cook pour retenir votre sleeping.

Le soudain désir de Morosini d’expédier à Venise un homme qu’il était si heureux d’avoir retrouvé ne s’expliquait pas par l’urgence de remettre à Mina les futures topazes de la signora Rapalli, mais par l’approche du mariage d’Anielka. Ignorant encore comment se passerait une journée qu’il imaginait tumultueuse, Aldo ne tenait pas à ce que M. Buteau y soit mêlé. Cet homme doux, paisible, ennemi des grandes aventures, aurait très certainement quelque peine à approuver celle-ci. Peut-être même à y comprendre quelque chose. Et, de toute façon, Aldo ne voulait à aucun prix jeter le moindre voile sur le bonheur dont rayonnait à présent un être qu’il aimait et qui avait beaucoup souffert...

Une fois qu’il eut installé Guy au milieu des acajous, miroirs gravés, tapis et velours du grand train de luxe, il retrouva ses soucis intacts. Il allait beaucoup mieux mais il était sans aucune nouvelle de Vidal-Pellicorne, ce qui avait le don de l’agacer.

Mme de Sommières mit un comble à cet énervement en remarquant soudain sans avoir l’air d’y toucher :

– Est-ce que tu as songé au cadeau ?

– Cadeau ? Quel cadeau ? grogna Aldo.

– Est-ce que tu n’es pas invité, la semaine prochaine, à un mariage ? Dans ce cas, l’usage veut que l’on offre un présent au jeune couple pour l’aider à monter son ménage. Selon les moyens que l’on a et le degré d’intimité, cela va de la pelle à tarte et de la pince à sucre jusqu’au cartel Régence ou au tableau de maître, proposa-t-elle, l’œil pétillant de malice. À moins, bien sûr, que tu renonces à te commettre avec ces gens-là ?

– Il faut que j’y aille !

– Quelle obstination ! Je vois mal quel plaisir tu pourras trouver à ces noces... à moins que tu n’aies l’intention d’enlever la mariée à l’issue de la cérémonie, ajouta la marquise en riant, sans se douter qu’elle était en train d’énoncer une vérité. Par chance, elle était alors occupée à se servir une coupe de Champagne, ce qui lui évita de constater qu’Aldo venait de s’empourprer comme une belle cerise. Aussi, afin de laisser à son visage le temps de recouvrer sa teinte naturelle, choisit-il de se lever et de filer vers la porte.

– Pardonnez-moi, s’écria-t-il. Je dois téléphoner à Gilles Vauxbrun.

La voix de tante Amélie le rattrapa au moment où il allait franchir le seuil :

– Tu n’es pas un peu fou ? Tu ne vas pas aller te ruiner chez un grand antiquaire pour ce bandit de Ferrais ? Et puis, encore une question : à qui comptes-tu adresser ton présent ? A lui ou à elle ?

– Aux deux puisqu’ils habitent sous le même toit. Ce qui d’ailleurs n’est guère convenable à mon sens !

– Je ne peux pas te donner tort : je trouvais cela scandaleux. Heureusement, il y a du nouveau : depuis avant-hier, les Solmanski ont émigré au Ritz où ils occupent le plus bel appartement. Il paraît qu’on n’y a jamais vu arriver autant de fleurs ! Notre marchand de canons met les fleuristes au pillage pour sa bien-aimée.

Morosini émit un sifflement admiratif :

– Peste ! Vous en savez des choses ! Votre Marie-Angéline aurait-elle autant de relations, place Vendôme qu’à Saint-Augustin ?

– Tout de même pas. C’est cette vieille pie de Clémentine d’Havre qui est venue prendre le thé avec moi hier après avoir déjeuné au Ritz. Olivier Dabescat est venu pleurer dans son giron : il a dû décommander je ne sais quel maharajah qui avait retenu l’appartement royal pour le donner à la fiancée... Alors, pour qui le cadeau ?

– Pour lui, bien sûr, mais soyez tranquille : je choisirai la pelle à tarte !

En réalité, dès le lendemain, il faisait l’acquisition d’un petit bronze romain du Ier siècle après Jésus-Christ représentant le dieu Vulcain en train de forger la foudre de Jupiter. Un symbole rêvé pour un marchand de canons ! En outre, il eût été mesquin de lésiner avec un homme qu’il allait délester de sa jeune épouse et d’une pierre qu’à tort ou à raison il considérait comme ancestrale.

– Le malheur, commenta Adalbert quand il apprit l’envoi de la statuette, c’est que, marié à Vénus, ce pauvre Vulcain ne fut guère heureux en ménage. L’auriez-vous oublié ou bien l’avez-vous fait exprès ?

– Ni l’un ni l’autre ! fit Morosini désinvolte. On ne saurait penser à tout !...

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