CHAPITRE 9 DANS LE BROUILLARD


Incapable de trouver le sommeil, Aldo passa le reste de la nuit à tourner en rond en fumant cigarette sur cigarette. L’aurore le découvrit au jardin arpentant les allées bordées de buis, les nerfs en boule et l’esprit tendu vers ce château qu’il avait fallu quitter sans savoir ce qui s’y était passé au juste. Ce fut la belle lumière rose qui le convainquit de rentrer pour ne pas inquiéter son hôtesse, une aimable mais fragile créature que le moindre bruit faisait sursauter et qui semblait toujours sur le qui-vive. Un certain temps s’écoulerait sans doute avant qu’Adalbert n’effectue son entrée : le mieux était de le passer sous la douche d’abord et de commander un solide petit déjeuner ensuite.

L’une était un peu rouillée, mais l’autre délicieusement campagnard avec de grandes tartines de pain bis grillées à point, du beurre tout frais pressé, d’attendrissantes confitures de reines-claudes et du café à réveiller un mort. Aussi les idées de Morosini retrouvaient-elles les couleurs de l’optimisme quand les pétarades de l’Amilcar firent rugir les échos des alentours et plonger sous ses oreillers la pauvre Mme de Saint-Médard qui était encore au lit.

– J’espère que vous m’apportez de bonnes nouvelles ! s’écria Morosini en allant au-devant de son ami.

– Des nouvelles, j’en ai, mais on ne peut pas dire qu’elles soient bonnes... À vrai dire, elles sont incompréhensibles.

– Laissez un peu de côté votre goût du mystère et dites-moi d’abord où est Anielka !

– Dans sa chambre selon toute vraisemblance. Le château est plongé dans le silence afin qu’aucun bruit ne vienne troubler son repos : les domestiques sont montés sur semelles de feutre. Quand aux invités, ils doivent, à cette heure, être sur le départ. Ferrais leur a fait comprendre qu’il souhaitait les voir filer le plus vite possible !

– Elle est vraiment malade, alors ? Mais de quoi souffre-t-elle ? s’impatienta Morosini alarmé.

– Pas la moindre idée ! Sir Eric et sa nouvelle famille sont muets comme des carpes. Et comme Sigismond était encore à jeun quand je suis parti, je n’ai rien pu en tirer. Vous ne partageriez pas vos agapes matinales avec un malheureux qui est debout depuis l’aube ? J’ai quitté le château au lever du soleil...

– Servez-vous ! Je vais demander du café chaud... mais, dites-moi, vous en avez mis du temps pour parcourir une douzaine de kilomètres ?

– J’en ai fait plus que ça ! Autant vous apprendre tout de suite le plus inquiétant : Romuald a disparu.

Adalbert raconta alors comment, avant d’aller se coucher, il avait fait un tour dans le parc pour « fumer un dernier cigare » et surtout voir ce qui se passait au bord du fleuve. Or il ne s’y passait rien. La barque était bien amarrée à l’endroit convenu, mais il n’y avait personne dedans : les rames y voisinaient avec la couverture dont le guetteur avait dû se munir pour envelopper sa passagère. Habitué de par son métier à scruter les terrains et les choses, l’archéologue, aidé de la lampe électrique emportée par précaution, réussit à relever néanmoins des traces suspectes : celles de pas imprimés dans la terre auprès d’autres plus légères, comme si une personne lourdement chargée s’y était déplacé en allant vers l’aval. D’autres marques encore dans le petit bateau : éclats de bois et de peinture récents, et aussi de la boue. Très soucieux, Vidal-Pellicorne s’efforça de suivre les pas pesants mais ils ne le menèrent pas loin : ils s’arrêtaient à quelques mètres au bord de l’eau puis disparaissaient. Il y avait eu là, certainement, un autre bateau, mais amené par qui et dans quel but ?

Comme il était impossible, pour cette nuit, d’en savoir davantage, il remonta au château dont il fit le tour avant de regagner sa chambre, pour constater que les fenêtres de lady Ferrais étaient encore éclairées.

– J’étais partagé entre l’envie d’aller frapper à sa porte – mais sous quel prétexte ? – et celle de descendre au garage reprendre ma voiture pour aller de l’autre côté de la Loire visiter la petite maison louée par Romuald. Ce qui eût été imprudent alors que le saphir était toujours en ma possession. J’ai attendu le matin. Sans fermer l’œil une seule minute.

– Moi non plus, si ça peut vous consoler, fit Aldo en lui versant un grand bol de café tandis que son invité faisait disparaître une immense tartine avec la moitié du pot de confiture. Naturellement, vous êtes allé à la maisonnette en quittant la propriété ?

– Oui, et comme pour traverser il faut aller jusqu’à Blois, cela explique le temps que j’ai mis. Là-bas, j’ai trouvé les affaires de Romuald parfaitement en ordre mais rien d’autre : on dirait qu’il s’est volatilisé.

– Un accident peut-être ?

– De quelle sorte ? Sa motocyclette est toujours garée dans l’appentis du jardin. Je ne vois que deux solutions possibles : ou on l’a enlevé, mais qui, pourquoi et où l’a-t-on emmené, ou alors... je ne vous cache pas que j’ai peur, Morosini !

– Vous n’imaginez pas qu’on ait pu le tuer ? s’écria celui-ci horrifié.

– Qui peut savoir ? Peut-être n’y avait-il pas d’autre bateau au bord de l’eau ? Ça doit être assez facile, quand on est près d’un fleuve, de se débarrasser de quelqu’un...

Il eut un toussotement nerveux et, soudain, Aldo découvrit sous le masque angélique, insouciant et volontiers farfelu d’Adalbert un homme réfléchi jusqu’à l’angoisse et un cœur plus chaleureux encore qu’il ne le pensait. La crainte d’avoir perdu Romuald le bouleversait. Par-dessus la table, sa main vint se poser sur le bras de cet ami récent mais déjà cher.

– Que comptez-vous faire ? demanda-t-il avec douceur.

Vidal-Pellicorne haussa les épaules :

– Fouiller la région jusqu’à ce que je trouve quelque indice et d’abord retourner à Blois voir si l’on n’aurait pas découvert un corps dans la Loire...

– Je vais avec vous. Nous allons prendre ma voiture : la vôtre est trop voyante. Trop bruyante aussi.

– Merci, mais c’est non. Il ne faut pas qu’on puisse nous repérer ensemble. N’oubliez pas que nous n’avons fait connaissance qu’hier. Et puis il faut que vous mettiez ça à l’abri.

De sa poche il sortit un mouchoir blanc et, de ce mouchoir, le pendentif au saphir qu’il mit dans la main d’Aldo. Ce ne fut pas sans émotion que celui-ci prit le bijou, mais la joie qu’il eût éprouvée naguère en le retrouvant n’était plus possible à présent qu’il en savait l’histoire véridique. Trop de morts, trop de sang sur cette pierre admirable ! Au premier meurtre commis après le pillage du temple de Jérusalem, aux souffrances de l’homme enchaîné aux galères et mort sous le fouet des comites s’ajoutaient la mort d’Isabelle Morosini, d’Élie Amschel, le petit homme au chapeau rond, et peut-être celle de Romuald. Aussi Aldo éprouvait-il une hâte soudaine : celle de remettre à Simon Aronov la désastreuse merveille. Peut-être qu’une fois ressertie dans l’or bosselé du pectoral, l’Étoile bleue poserait enfin les armes ?

– Je ne vous remercierai jamais assez, murmura Morosini en refermant son poing sur le saphir. Il faut que je prévienne Aronov via la banque de Zurich mais, en attendant, je vais mettre ça en lieu sûr. Ma tante Amélie ne refusera pas de l’abriter dans son coffre.

– Vous ne repartez pas tout de suite pour Venise ?

– En vous laissant dans les ennuis jusqu’au cou ? Certainement pas ! Je rentre à Paris ce matin. Vous saurez où me trouver, alors appelez-moi si je peux vous être de quelque secours...

– Je ne pense pas que vous puissiez m’être utile. En revanche, vous le serez davantage à Paris où sir Eric compte ramener sa femme dans la journée : le château, dont la rénovation est encore inachevée, ne lui paraît pas assez confortable pour une malade.

– Je croyais qu’il avait appelé un grand patron au chevet d’Anielka ?

– L’un n’empêche pas l’autre. Tout ce que je sais, c’est qu’une ambulance a été commandée...

– Pour en revenir à Romuald, je me demande si la thèse de l’enlèvement ne serait pas la meilleure : si on avait voulu le noyer, c’était bien inutile de le porter quelques mètres plus loin, on pouvait aussi bien faire ça depuis la barque.

– Prions pour que vous ayez raison ! Bon ! Je retourne à mes recherches. Merci pour le petit déjeuner... et aussi pour votre amitié !

Les deux hommes se serrèrent la main et Adal repartit par où il était venu. Une heure plus tard, Morosini prenait la route en sens contraire après avoir remercié Mme de Saint-Médard de son hospitalité.

Le trajet lui parut interminable ; d’autant qu’il fut victime d’une crevaison et dut changer une roue. Un exercice qu’il détestait et auquel il n’avait guère l’occasion de se livrer à Venise, ville civilisée où l’on glissait sur l’eau au lieu d’être cahoté bêtement sur des routes impossibles... et pleines de clous ! Son beau motoscaffo de cuivre et d’acajou n’avait nul besoin de pneus pour l’emporter sur les ailes du vent !

Aussi était-il de fort mauvaise humeur quand il arriva rue Alfred-de-Vigny. Cela ne s’arrangea pas lorsque Marie-Angéline vint à sa rencontre, tandis qu’il remettait la « voiture à pétrole » entre les mains de son conducteur habituel, pour lui apprendre qu’il avait une visite : arrivée le matin même, sa secrétaire était en train de prendre le thé avec « notre marquise ».

La mine satisfaite de Mlle du Plan-Crépin et sa manie de se précipiter pour annoncer les nouvelles avant tout le monde achevèrent de l’exaspérer.

– Ma secrétaire ? aboya-t-il. Vous voulez dire une Hollandaise nommée Mina Van Zelden ? Qu’est-ce qu’elle viendrait faire ici ?

– Vous n’aurez qu’à le lui demander. Elle ne nous l’a pas confié...

– Eh bien, on va voir ça tout de suite !

Et Morosini fonça vers le jardin d’hiver après avoir laissé tomber avec désinvolture son cache-poussière et sa casquette sur les dalles du vestibule. Dès le premier salon, son dernier doute s’évanouit en percevant l’accent chantant de Mina quand elle parlait français ou italien. Mais ce fut en attaquant le deuxième salon qu’il la découvrit, égale à elle-même : costume de flanelle grise sur chemisier blanc et richelieu assortis, le chignon toujours aussi strict, elle était assise à l’ombre d’un aspidistra, le dos bien droit et une tasse de thé en équilibre dans une de ses mains. Il lui arriva dessus comme une bombe :

– Qu’est-ce que vous faites là, Mina ? Je croyais que l’abondance de vos tâches menaçait de vous écraser et je vous retrouve ici en train de papoter ?

– En voilà une entrée en matière ! protesta Mme de Sommières tandis que Mina s’empourprait à l’abri de ses lunettes. Qui t’a appris à faire irruption chez les gens sans même leur dire bonjour !

La mercuriale doucha Morosini. Un peu penaud, il baisa la main de la vieille dame, puis, se tournant vers sa secrétaire :

– Excusez-moi, Mina ! Je ne voulais pas me montrer désagréable mais j’ai... quelques soucis en ce moment...

– Ah, ah ! fit Mme de Sommières, l’œil soudain émerillonné, le superbe mariage aurait-il connu des incidents ?

– Le terme est faible. Nous sommes allés de catastrophe en catastrophe mais je vous raconterai ça tout à l’heure. Vous d’abord, Mina ! Comment se fait-il que vous ayez tout planté pour me rejoindre ? Est-ce que vous ne vous entendez pas avec M. Buteau ?

– Lui ? Le cher homme ! Il est merveilleux, adorable ! Et tellement efficace ! fit Mina en joignant les mains avec un regard vers le plafond comme si elle s’attendait à voir Guy en descendre nimbé d’une auréole. Depuis son arrivée, il abat un travail incroyable et c’est ce qui m’a permis de venir vous apporter ceci, dit-elle en tirant de sa poche un télégramme. Je ne voulais pas vous en lire le texte au téléphone. C’est d’ailleurs M. Buteau – elle prononçait Butôô ! – qui me l’a conseillé ; il disait que vous auriez moins de peine !...

– Encore une catastrophe, souffla Morosini en prenant le papier avec une visible méfiance.

– J’en ai peur.

C’en était une, en effet. Les quelques mots fauchèrent les jambes d’Aldo qui dut s’asseoir : « Ai le regret vous informer de la mort de lord Killrenan, assassiné hier à son bord. Condoléances. Lettre suit... Forbes, capitaine du Robert-Bruce. »

Sans un mot, Aldo tendit le message à la marquise dont les sourcils se relevèrent.

– Comment ? Lui aussi ? ... Comme ta mère ? Qui a pu faire une chose pareille ?

– On en saura peut-être plus avec la lettre du capitaine. Vous avez eu raison de venir, Mina ! Merci !... Je vous laisse finir votre thé... Je vais me changer...

Il disait un peu n’importe quoi, pressé de se retrouver seul pour donner à cet ami les larmes qu’il sentait venir et qu’il refusait de montrer. Ainsi, le vieil – et si fidèle ! – amoureux d’Isabelle venait de la rejoindre par ce chemin de la violence que le crime impose trop souvent à l’innocence ! Sans doute en était-il heureux ? La vie sans sa princesse lointaine, objet de son unique amour, devait lui être devenue pesante...

Longtemps Morosini rêva, assis sur son lit, sans même songer à faire couler un bain. Cette mort lui causait une peine profonde, mais il découvrit bientôt qu’elle lui posait aussi un grave problème ! Le bracelet de Mumtaz Mahal n’était pas encore vendu : sir Andrew disparu, il entrait tout naturellement dans la succession. Cela, c’était la loi. Mais il y avait la volonté du vieux lord et cette volonté résonnait encore à ses oreilles : « Vendez à qui vous voulez sauf à l’un de mes compatriotes ! » Il n’avait pas très bien compris tout d’abord mais à présent, et en revoyant le joli visage de Mary Saint Albans tel qu’il lui était apparu à la vente Apraxine : dévoré de cupidité puis convulsé d’une rage désespérée, il saisissait mieux la pensée de lord Killrenan. En formulant son interdiction, il devait penser à elle. Et, bien entendu, son époux était au nombre des héritiers. Alors ?

La solution, bien sûr, c’était de trouver très vite un amateur, de vendre le bracelet et d’envoyer l’argent au notaire. Un instant, il pensa à Ferrais : le ravissant ornement irait si bien au fragile poignet d’Anielka ! Malheureusement, il était anglais lui aussi, et, bien que naturalisé, il se trouvait exclu de fait. Ensuite, son esprit se tourna vers l’éternel absent : le richissime Moritz Kledermann. Pour un collectionneur de sa dimension, le bijou serait une pièce de choix... mais l’idée qu’il parerait Dianora, l’avide et insensible Dianora, lui fut insupportable. Elle ne méritait pas ce présent d’amour.

Et puis, enfin, la plus naturelle des idées lui vint : acheter lui-même, comme il en avait eu la tentation quand sir Andrew lui avait remis le bracelet. Ce qui eût été alors une folie devenait possible dès l’instant où, étant de nouveau en possession de l’Étoile bleue, il allait pouvoir la remettre à Simon Aronov, celui-ci n’ayant pas celé son intention de se montrer généreux... Sir Andrew apprécierait que sa dernière folie demeure au palais Morosini pour ajouter à la grâce de la dernière princesse. Qui serait peut-être polonaise ? ...

Satisfait d’une solution qui conjuguait son devoir, son amitié envers lord Killrenan et le respect dû aux légendes, Aldo descendit pour le dîner puis, toutes portes closes et Plan-Crépin partie pour Saint-Augustin où il y avait Adoration perpétuelle, tint avec Mme de Sommières et Mina une sorte de conseil de guerre. La marquise acceptait bien volontiers d’abriter le « trésor familial », mais Mina ne comprenait pas le pourquoi d’une halte à Paris :

– Vous allez rentrer, j’imagine ? dit-elle à son patron. Le plus simple n’est-il pas de le rapporter vous-même à Venise ?

– Sans doute, mais je ne repars pas tout de suite, Mina. Il m’est impossible de rentrer sans savoir ce qui s’est passé au château et d’abandonner mon ami Vidal-Pellicorne... Seulement je vais peut-être changer de domicile : je suppose, tante Amélie, ajouta-t-il en se tournant vers la vieille dame, que vous n’allez pas tarder à entreprendre votre périple estival ?

– Oh, rien ne presse ! Tant que tu restes ici, je reste aussi. C’est tellement plus amusant que de faire des parties de bézigue ou de dominos avec quelques-unes de mes contemporaines !

– Merci ! J’avoue que cela me fait plaisir, dit Aldo.

– Si je comprends bien, je vais rentrer seule, dit la jeune Hollandaise un peu pincée. Dans ce cas, rien de plus simple : je me charge de rapporter le saphir à la maison. Vous me direz où je dois le ranger...

– Elle n’a pas tort, Aldo, coupa la marquise. Moins ce dangereux bibelot restera dans tes alentours et mieux cela vaudra. Surtout si, d’aventure, le marchand de canons s’apercevait que son « talisman » lui a de nouveau faussé compagnie...

– Sans doute, mais vous venez de prononcer le mot qui me fait hésiter : dangereux ! Confier ce paquet de dynamite à une jeune fille seule et pour un long voyage...

– Voyons, monsieur, fit Mina avec l’ombre d’un sourire, regardez un peu les choses en face ! Il n’y a pas si longtemps, vous m’avez reproché ma façon de m’habiller ?

– Je ne vous l’ai pas reprochée, je me suis étonné qu’à votre âge...

– Ne revenons pas là-dessus, mais dites-moi plutôt qui pourrait soupçonner la présence d’un joyau royal dans les bagages d’une... espèce d’institutrice anglaise – c’est bien le terme que vous avez employé ? – incolore et invisible... Je pense que vous ne pouvez pas trouver meilleur émissaire...

Sur ces mots et sans attendre de réponse, Mina se leva et demanda qu’on lui permît d’aller se reposer. Tandis qu’elle sortait, Mme de Sommières la suivit du regard :

– Une fille remarquable ! soupira-t-elle. Depuis que j’ai fait sa connaissance, lors de mon dernier séjour chez toi, l’an passé, je pense que tu as eu la main heureuse en la choisissant.

– Ce n’est pas moi qui ai choisi, c’est le Destin. Vous savez bien que je l’ai repêchée dans le rio dei Mendicanti où je l’avais précipitée sans le vouloir...

– Je me souviens. Mais elle vient de dire quelque chose qui m’a frappée : incolore et invisible. L’as-tu seulement regardée au moins une fois ?

– Bien sûr, puisque je lui ai fait des remarques sur ses vêtements.

– Tu ne me comprends pas : je veux dire vraiment regardée ? Par exemple, l’as-tu déjà vue sans ses lunettes ? ...

Morosini réfléchit un instant, puis hocha la tête :

– Ma foi, non ! Même pendant son plongeon elle avait réussi à les garder sur le nez. Pourquoi me demandez-vous ça ?

– Pour savoir jusqu’à quel point tu t’intéresses à elle. Je reconnais qu’elle est plutôt fagotée et que ses « hublots » n’ont rien de gracieux, mais je l’ai bien observée, ce soir...

– Et alors ?

– Eh bien, vois-tu, mon garçon, si j’étais un homme, je crois que j’essaierais d’aller voir ce qu’il y a sous ces habits de quakeresse et ces besicles de vieux chartiste... Il pourrait y avoir matière à surprise...

L’entrée soudaine de Marie-Angéline mit un terme à la conversation. La pieuse demoiselle était excitée et brûlait de propager la nouvelle qu’elle apportait : une voiture d’ambulance couverte de poussière venait de franchir le portail de l’hôtel Ferrais !

Du coup, Aldo oublia sa secrétaire, le saphir et les inquiétudes d’Adalbert pour ne plus garder en tête qu’une seule idée : Anielka était de nouveau proche de lui et, grâce à cette merveilleuse Marie-Angéline qu’il habilla aussitôt aux couleurs d’Iris, la messagère des dieux, il aurait dès le lendemain de ses nouvelles.

Il en eut en effet, mais elles ne furent pas te qu’il attendait. D’après la cuisinière, on avait transporté la nouvelle maîtresse dans sa chambre en compagnie de Wanda et d’une infirmière qui, seules avec son époux, pouvaient accéder jusqu’à elle. Pour le reste du personnel, la chambre était condamnée. Personne n’avait le droit d’en approcher, la jeune femme ayant contracté une maladie contagieuse sur la nature de laquelle on gardait un silence absolu.

– Mais enfin, pourquoi tout ce mystère ? Elle n’a pas la peste ? explosa Morosini.

– Qui peut savoir ? fit Plan-Crépin évasive mais enchantée de la tournure des événements. En tout cas, Mme Quémeneur l’ignore. Tout ce qu’elle a pu m’apprendre, c’est qu’un plateau assez copieusement garni a été monté hier soir et qu’il est revenu vide. On peut en déduire, je pense, que lady Ferrais n’est pas si malade que ça ?

– Ouais !...

Aldo réfléchit quelques minutes, puis se décida :

– Accepteriez-vous de me rendre un service ?

– Bien sûr ! exulta Marie-Angéline.

– Voilà : j’aimerais que vous essayiez d’apprendre où se trouve la chambre de lady Ferrais et quelles sont les fenêtres qui lui correspondent. Ce sera peut-être un peu difficile mais...

– Pas du tout ! Je le sais déjà : quand, avant le mariage, la jeune Polonaise et sa famille sont allées s’installer au Ritz, sir Eric a fait refaire la chambre qui lui était destinée. C’est à ce moment-là que Mme Quémeneur m’en a parlé : il paraît que c’est d’un luxe...

– Je n’en doute pas. Et pas davantage que vous ne soyez un don du ciel, coupa Morosini qu’une longue description ne tentait guère. Alors, elle se trouve où ?

– À sa place naturelle pour une maîtresse de maison : les trois fenêtres en rotonde du premier étage. Donnant sur le parc, bien sûr...

– Bien sûr, fit en écho Morosini qui, sur le point d’oublier Marie-Angéline, se rappela juste à temps qu’il lui devait des remerciements.

Il ne les lui ménagea pas mais, s’il espérait s’en débarrasser si vite, il se trompait : son cerveau n’était pas le seul à fonctionner. Il commençait à arpenter le salon, une cigarette au bout des doigts, quand Marie-Angéline suggéra :

– Le plus simple, c’est de passer par les toits. Ils sont contigus aux nôtres et avec une bonne corde on peut atteindre les balcons du premier étage. Cela au cas où vous jugeriez utile d’aller voir ce qui se passe au juste dans cette chambre...

Sidéré, Aldo considéra la vieille fille dont le visage, dépourvu d’expression, offrait une curieuse image d’innocence. Il eut un petit sifflement :

– Eh bien, dites-moi ! C’est aux offices de Saint-Augustin que l’on apprend à cultiver des idées pareilles ? ... D’excellentes idées, d’ailleurs !...

Cette fois, il eut droit à un sourire triomphant :

– L’Esprit souffle quand il lui plaît, don Aldo ! Et j’ai toujours aimé secourir ceux qui sont dans la détresse...

Elle eut droit, pour sa peine, à deux baisers sonores appliqués à pleines joues par un Morosini enthousiaste et s’enfuit à petits pas précipités, rouge jusqu’à la racine de ses cheveux.

Aldo ne quitta pas la maison de la journée, passant une grande partie de son temps au jardin, à examiner les façades et les toits des deux demeures mitoyennes. Plan-Crépin avait raison : descendre par le toit était beaucoup plus facile que traverser la moitié du jardin et escalader la façade comme il pensait le faire. Il prit tout de même le temps d’écrire à Zurich afin que le correspondant bancaire de Simon Aronov pût le prévenir du proche retour de la première pierre. Cyprien se chargea en personne d’aller porter la lettre à la poste, Mina profitant de sa journée à Paris – elle repartait le lendemain soir – pour visiter le musée de Cluny et ses tapisseries médiévales. Mais les heures parurent longues à Aldo jusqu’à ce que la nuit soit assez sombre pour que son expédition passe inaperçue.

Quand, vers onze heures et demie, muni d’une corde enroulée autour de son épaule et vêtu comme lors de sa première rencontre avec Adalbert, il gagna la terrasse de l’hôtel, il eut la surprise d’y trouver Marie-Angéline – robe de laine noire et chaussons de lisière – qui l’attendait, assise par terre et adossée contre les balustres.

– Notre chère marquise a pensé qu’il était plus prudent d’être deux, chuchota-t-elle sans lui laisser le temps de protester. Je ferai le guet...

Parce qu’elle est au courant ?

– Bien entendu ! Il ne serait pas convenable qu’elle ne sache pas ce qui se passe sous son toit... ou dessus !

– C’est ridicule ! Et puis ce n’est pas la place d’une demoiselle ! Vous pourriez vous casser quelque chose, ou simplement vous tordre un pied...

– Aucun danger ! Le château de mes parents comporte un logis Renaissance et quatre tours à poivrières. Vous n’imaginez pas combien de fois je me suis promenée dessus ! J’ai toujours adoré les toits. On s’y sent plus près du Seigneur !

Renonçant pour le moment à explorer plus avant les motivations de cette étrange fidèle qui élevait l’art des monte-en-l’air au niveau des vertus théologales, Morosini entreprit de passer sur le toit d’à côté, suivi de cet acolyte inattendu. Son intention n’était pas de faire irruption dans la chambre d’Anielka mais d’essayer de voir ce qui s’y passait. Étant donné la douceur du temps, l’une des fenêtres resterait sans doute entrouverte et, même si les rideaux étaient tirés, il devrait être possible de jeter un coup d’œil. D’autant qu’une chambre de malade n’était jamais plongée dans une obscurité complète : il était habituel d’y laisser une veilleuse pour faciliter le travail de la garde de nuit.

Aidé de Marie-Angéline, aussi muette et silencieuse qu’une ombre, il descendit sans peine sur le long balcon de pierre qui régnait de façon continue à la hauteur du second étage, beaucoup moins haut que les deux autres où les plafonds atteignaient leurs cinq mètres. Là, il attacha sa corde à la balustrade en prenant bien soin de la placer dans l’encoignure où la rotonde centrale se rattachait au reste du bâtiment, puis il se laissa glisser jusqu’à l’un des trois balcons de fer forgé qui commandaient les fenêtres de la nouvelle mariée. Celle devant laquelle il atterrit était bien fermée et aveugle, les rideaux intérieurs ayant été tirés.

Sans se décourager, Aldo enjamba le balcon central, plus large et plus ornemental, regardant droit sur les arbres du parc, et là il retint une exclamation de satisfaction : la double porte vitrée n’était pas close et un peu de lumière filtrait. Le cœur du visiteur battit plus vite : avec un peu de chance, il allait peut-être réussir à s’avancer jusqu’à la malade et à lui parler ? Alors, en prenant bien soin de ne pas faire bouger le vantail, il approcha son œil de l’ouverture...

Ce qu’il aperçut le plongea dans la stupeur. À l’exception de Wanda qui dormait sur une chaise longue, la chambre tendue de brocart bleu était vide, et aussi le ravissant lit à la polonaise couronné de bouquets de plumes blanches... Où était Anielka ?

Aldo allait peut-être commettre la folie de s’introduire pour aller le demander à cette grosse femme endormie, quand la porte s’ouvrit doucement et Ferrais parut. Avec un regard indifférent pour Wanda, il alla s’asseoir dans un fauteuil, l’air accablé. Bien que la lumière dispensée par la veilleuse fût pauvre, Morosini put noter le ravage de son visage au-dessus de la soie foncée de la robe de chambre : de toute évidence, sir Eric avait de gros soucis. Il avait dû pleurer aussi... mais pourquoi ?

La tentation fut grande d’essayer d’arracher à cet homme la raison de son accablement, mais il préféra se retirer sans bruit, et rejoignit sa compagne qui l’attendait au bord du toit. Il apprécia qu’elle refrène sa curiosité jusqu’à ce que l’on fût revenu en pays ami, mais, une fois sur la terrasse, la question fusa, à voix basse cependant :

– Alors ? Vous l’avez vue ?

– Non. Le lit est vide.

– Il n’y a personne ?

– J’ai vu la femme de chambre endormie sur une récamier, puis sir Eric est entré et s’est assis. Sans doute pour faire croire à ses gens qu’il venait faire une visite à la malade...

– Autrement dit, cette histoire de contagion...

– Du vent ! Destiné à chasser les curieux...

– Ah !

Il y eut un court silence, puis Marie-Angéline soupira :

– Demain matin, il va falloir que Mme Quémeneur m’en dise un peu plus !

– Que pourrait-elle vous dire ? Comme tout le monde dans la maison, elle doit croire à la maladie...

– On verra bien ! Si je pouvais me faire inviter, m’introduire dans la place...

Morosini ne put s’empêcher de rire : décidément, Plan-Crépin développait une véritable vocation d’agent secret. Il pensa qu’il faudrait en parler à Adalbert. Cette fille n’était pas maladroite et débordait de bonne volonté...

– Faites à votre guise, dit-il, mais prenez garde ! C’est un terrain dangereux ! Et tante Amélie tient à vous.

– Moi aussi ! Il faut que nous sachions à quoi nous en tenir ! conclut la demoiselle du ton d’un général concluant une réunion d’état-major...

Elle n’eut pas à se donner beaucoup de peine : la bombe éclatait le lendemain dans les journaux du matin sous des titres énormes : « Les noces tragiques » – « La jeune épouse d’un grand ami de la France enlevée le soir de ses noces » – « Qu’est devenue lady Ferrais ? » et quelques autres tout aussi alléchants.

Ce fut, bien entendu, Marie-Angéline qui apporta la nouvelle : en arrivant place Saint-Augustin pour la messe de six heures, elle était tombée sur le marchand de journaux occupé à décorer son kiosque avec l’événement du jour. Elle en acheta plusieurs et revint ventre à terre rue Alfred-de-Vigny en oubliant l’office matinal. Rouge et échevelée, aussi haletante que le coureur de Marathon, elle enfonça la porte de Morosini qui dormait encore et claironna :

– Eh bien voilà ! Elle a été enlevée !... Réveillez-vous, bon sang ! Et lisez !

En quelques minutes, la maison était au courant et bruissait comme une volière. Autour de la table du petit déjeuner servi avec une heure d’avance, on discutait ferme, chacun donnant son opinion. L’idée générale, à deux exceptions près, était que les ravisseurs ne pouvaient être que des gangsters américains : les journaux parlaient, en effet, d’une rançon de deux cent mille dollars.

– Toi qui assistais à ce mariage, dit Mme de Sommières, tu dois bien te rappeler s’il y avait là-bas des Yankees ?

– Quelques-uns, je crois, mais les invités étaient très nombreux...

Il n’arrivait pas à croire à une intervention d’outre-Atlantique... À moins qu’un complot se soit noué simultanément avec celui qu’Adalbert et lui s’étaient efforcés de tramer ? Qui pouvait savoir combien d’ennemis s’était faits sir Eric au cours d’une carrière, sans doute mouvementée, de trafiquant d’armes ?

L’un après l’autre, il relisait les quotidiens qui racontaient tous à peu près la même chose, dans l’espoir d’extraire un détail, un signe de piste... Seule Mina ne se mêlait pas à la conversation. Assise très droite en face de lui, elle tournait sa cuillère dans sa tasse de café dont le mouvement semblait absorber son attention. Et soudain, relevant la tête, elle braqua sur son patron les reflets brillants de ses lunettes :

– Puis-je savoir pourquoi ces nouvelles semblent bouleverser cette noble assemblée ? demanda-t-elle de sa voix tranquille. Surtout vous, monsieur ? Ce Ferrais chez qui vous avez retrouvé votre saphir vous est donc si cher ?

– Ne dites pas de sottises, Mina ! coupa Aldo, et perdu le même soir une pierre à laquelle il tenait, et sa jeune femme. On peut s’y intéresser !

– À lui... ou à la dame ? Il est vrai qu’elle paraît... ravissante ! Et les photos de presse sont rarement flatteuses !

Aldo braqua sur sa secrétaire un regard sévère. C’était la première fois qu’elle se montrait indiscrète, et il lui était pénible de le constater. Mais il ne se déroba pas :

– C’est vrai, dit-il gravement. Je l’ai rencontrée voici peu, mais elle m’est devenue plus chère qu’il ne le faudrait peut-être. J’espère, Mina, que vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

– Elle est mariée, cependant, puisque vous revenez de ses noces ? ...

Il y avait, dans la voix de la jeune fille, une tension, une insolence inhabituelles. Mme de Sommières, dont le regard allait de l’un à l’autre jugea bon d’intervenir. Sa main se posa sur celle de Mina. Ce qui lui permit de constater qu’elle tremblait un peu :

– On dirait que vous ne connaissez guère votre patron, ma chère ? Les belles dames malheureuses et les demoiselles en détresse agissent sur lui comme un aimant sur la limaille de fer. Il n’a de cesse de voler à leur secours. C’est une vraie maladie mais, que voulez-vous, on ne se refait pas !

Tandis qu’elle parlait, son pied alla cogner avec quelque rudesse l’un des tibias de son petit-neveu, qui eut une sorte de hoquet mais comprit le message et détourna les yeux.

– Vous avez peut-être raison, soupira-t-il. Cependant, on ne peut que s’émouvoir devant pareille situation puisque, selon la presse, lady Ferrais risque de mourir si la rançon n’est pas payée...

– Il n’y a pas à s’inquiéter, reprit la vieille dame. Qu’est-ce que deux cent mille dollars pour un marchand de canons ? Il paiera et tout rentrera dans l’ordre... Mina, puisque vous partez ce soir pour Venise, puis-je vous charger d’un ou deux messages pour des amis que j’ai là-bas ?

– Bien sûr, madame la marquise ! Avec le plus grand plaisir. Si vous voulez bien m’excuser, je voudrais, préparer mes bagages.

Elle quitta la salle à manger, suivie des yeux par Mme de Sommières qu’Aldo attaqua dès que la porte se fut refermée sur elle :

– Qu’est-ce qui vous prend de me donner des coups de pied, tante Amélie ? Vous m’avez fait un mal de chien !

– Non seulement tu es douillet, mais tu es idiot ! Et d’une maladresse !

– Je ne vois pas pourquoi ?

– C’est bien ce que je disais : tu es stupide ! Voilà une malheureuse qui va convoyer pendant plusieurs centaines de kilomètres un bijou aussi dangereux que de la dynamite, et toi tu te lamentes sur le sort d’une illustre inconnue ! Il ne te vient pas à l’idée que ta secrétaire pourrait être amoureuse de toi ?

Aldo partit d’un grand éclat de rire :

– Mina, amoureuse ? Mais vous rêvez tante Amélie !

– Rêver ? Je le voudrais bien ! Crois-moi ou ne me crois pas, mais si tu tiens à ta secrétaire, ménage-la un peu ! Même si tu t’obstines à ne pas voir en elle une femme, c’en est une malgré tout ! À vingt-deux ans, elle aussi a le droit de rêver...

– Que voulez-vous que je fasse, grogna Morosini. Que je l’épouse ? ...

– Et dire que je te croyais intelligent ! soupira la vieille dame.

Durant toute la journée, il fut impossible de mettre un pied dehors. Une marée humaine battait les murs de l’hôtel Ferrais. L’habituel mélange de journalistes, de photographes et de curieux qui, sans le cordon de police disposé autour, se serait insinué dans la moindre ouverture. Les voisins d’en face ou d’à côté se voyaient eux aussi assiégés.

– Il faudra pourtant bien que j’aille prendre mon train ce soir ! fit Mina, alarmée.

– Vous pouvez avoir confiance en Lucien, mon « mécanicien », pour foncer dans le tas ! la rassura Mme de Sommières.

– Je vous accompagnerai ! promit Aldo. Je tiens à m’assurer que vous ferez un bon voyage. En attendant, il suffit que nous prenions notre mal en patience : ces gens-là ne vont pas camper jour et nuit devant nos portes.

Il n’en était pas certain, connaissant bien l’infinie patience d’une foule qui flaire une belle affaire criminelle, voire le sang... Vers la fin de l’après-midi, personne n’avait encore bougé, lorsque le téléphone sonna chez le concierge et que celui-ci vint annoncer que l’on demandait « Monsieur le prince » de la part de sir Eric Ferrais. Morosini bondit sans se poser la moindre question. Un instant plus tard, la voix inimitable résonnait à son oreille :

– Dieu soit loué, vous êtes encore à Paris ! Je n’osais pas l’espérer...

– Des affaires à régler, fit Aldo sans se compromettre. Qu’avez-vous à me dire ?

– J’ai besoin de vous. Pouvez-vous venir vers huit heures ?

– Non. À cette heure-là, je conduis une amie à la gare.

– Alors plus tard ! À l’heure que vous voudrez, mais, par pitié, venez ! C’est une question de vie ou de mort !...

– Vers dix heures et demie ! Prévenez votre service d’ordre...

– Vous serez attendu...

Il l’était en effet. Son nom lui permit de franchir le barrage de police et il trouva, sur le perron, le maître d’hôtel et le secrétaire qu’il avait déjà rencontrés. Peut-être y avait-il un peu moins de curieux, mais ceux qui étaient encore là prenaient leurs dispositions pour passer la nuit. Naturellement, l’arrivée de cet homme élégant suscita des curiosités. Des chuchotements s’élevèrent sur son passage et deux journalistes tentèrent de l’interviewer, mais il s’en tira avec un sourire plein de courtoisie :

– Je ne suis qu’un ami, messieurs ! Rien de bien intéressant pour vous...

Sir Eric était dans le cabinet qu’il connaissait déjà. Pâle et agité, le négociant en armes arpentait la vaste pièce, semant les mégots de cigarettes à demi fumées sans souci des dommages causés au superbe kilim turkmène étendu sous ses pas. L’entrée de Morosini arrêta ces allées et venues.

– Les journaux de ce matin m’ont appris le malheur qui vous frappe, sir Eric, commença le visiteur, aussitôt interrompu d’un geste brusque.

– N’employez pas ce mot-là ! s’écria Ferrais. Je veux croire qu’il ne s’agit pas de l’irréparable. Cela dit, merci d’être venu.

– Au téléphone, vous m’avez appris que vous aviez besoin de moi. J’avoue n’avoir pas très bien compris. Que puis-je pour vous ?

Sir Eric indiqua un siège mais resta debout, et Aldo eut l’impression que son regard posé sur lui pesait une tonne.

– Les exigences des ravisseurs de ma femme dont j’ai eu connaissance cette nuit font de vous une pièce maîtresse dans la partie... mortelle qu’ils ont engagée l’autre soir en enlevant lady Anielka dans ma demeure et presque sous mon nez.

– Moi ? ... Comment est-ce possible ?

– Je l’ignore, mais c’est un fait et il me faut en tenir compte.

– J’aimerais que vous m’expliquiez une ou deux choses avant de m’apprendre le rôle que vous me réservez.

r – Posez vos questions.

– Si ce que j’ai lu est l’expression de la vérité, même imparfaite, lady Ferrais avait déjà disparu lorsque vous nous avez annoncé qu’elle était très souffrante ?

– En effet. Quand je suis allé la chercher pour qu’elle assiste avec moi au feu d’artifice, je n’ai trouvé dans sa chambre que Wanda, assommée et ligotée, servant de support à une lettre écrite en anglais et en caractères d’imprimerie, m’annonçant le rapt et m’ordonnant le silence. Je ne devais, en aucun cas, prévenir la police si je voulais retrouver vivante ma jeune épouse. On ajoutait que je serais avisé ultérieurement des conditions posées pour me la rendre... intacte, je devais, en outre, rentrer à Paris dès le lendemain.

– D’où la fable de la maladie et l’ambulance ?

– Bien sûr. La voiture n’a emporté qu’un simulacre veillé par Wanda.

– Et celle-ci ne vous a rien appris sur ceux qui l’ont maltraitée ? Elle n’a rien vu, rien entendu ?

– Rien ! Elle a reçu un coup sur la tête sans comprendre d’où il venait.

– Je vois. Mais alors, pourquoi diable ce déchaînement des journaux depuis ce matin ?

– C’est ce que j’aimerais savoir. Vous pensez bien que je n’y suis pour rien.

– Quelqu’un de votre entourage, alors ?

– J’ai une entière confiance dans ceux qui m’ont aidé à jouer ma triste comédie. D’ailleurs, ajouta sir Eric avec un amer dédain, ils occupent chez moi des places qu’ils ne retrouveraient jamais parce que je ne le permettrais pas.

Il avait martelé les dernières syllabes pour en accentuer le caractère menaçant. Morosini hocha la tête, prit une cigarette dans son étui et l’alluma, les yeux ailleurs.

– Eh bien, soupira-t-il, la première bouffée rejetée, il vous reste à m’apprendre la raison de ma présence ici ce soir.

Brusquement, Ferrais quitta l’appui de son bureau, marcha vers la fenêtre ouverte sur le parc nocturne, n’offrant plus que son dos à Morosini.

– Oh, c’est fort simple ! La rançon doit être payée après-demain soir et c’est vous qui devez la porter.

Il y eut un silence. Aldo, abasourdi, se demanda s’il avait bien entendu et jugea utile de faire répéter son hôte.

– Veuillez m’excuser, mais je dois avoir rêvé ? Venez-vous vraiment de dire que je dois porter la rançon ?

– C’est bien ça ! dit sir Eric sans se retourner.

– Mais... pourquoi moi ?

– Oh, il pourrait y avoir là une excellente raison ! ricana le baron. La presse, en effet, n’a pas été bien informée : elle ne mentionne, au sujet de la rançon, que les deux cent mille dollars en billets usagés.

– Et... il y a autre chose ?

Ferrais se retourna et revint à pas lents vers son visiteur. Ses profonds yeux noirs étincelaient de colère.

– Vous êtes bien sûr de ne pas le savoir ? gronda-t-il.

Aussitôt, Aldo fut debout. Sous le sourcil relevé, son œil, devenu d’un vert inquiétant, fulgura.

– Cela demande une explication, articula-t-il sèchement. Qu’est-ce que je devrais savoir ? ... Je vous conseille de parler, sinon je m’en vais en vous laissant vous débrouiller avec vos gangsters !

Et il se dirigea vers la porte. Qu’il n’eut d’ailleurs pas le temps d’atteindre.

– Restez ! s’écria Ferrais. Après tout... peut-être n’y êtes-vous pour rien.

Morosini consulta sa montre.

– Vous avez trente secondes pour cesser de parler par énigmes. Que vous demande-t-on ?

– L’Etoile bleue, bien sûr ! En échange de la vie d’Anielka, ces misérables exigent que je la leur remette.

En dépit de la gravité de l’heure, Aldo éclata de rire.

– Rien que ça ? ... Et vous pensez que j’ai trouvé ce moyen commode de récupérer mon bien et de me faire un peu de menue monnaie par-dessus le marché ? ... Désolé, mon cher, mais c’est trop gros !

Vidé soudain de sa colère, sir Eric se laissa aller dans un fauteuil en passant sur son front une main lasse et qui tremblait.

– Essayez de vous mettre à ma place un instant ! Le choix que l’on m’impose m’est insupportable. Plus que vous ne le pensez !... J’aime ma femme et je veux la garder mais perdre à nouveau – et peut-être à jamais ! – la pierre que j’ai si longtemps cherchée...

– ... et obtenue au prix d’un crime ! Je conçois que ce soit difficile, fit Morosini sarcastique. Quand l’échange doit-il être fait ?

– Après-demain soir. À minuit.

– Très romantique ! Et où ?

– Je ne le sais pas encore. On doit me rappeler lorsque j’aurai obtenu votre réponse... Et, à ce propos, il me faut ajouter que la police ne sera pas avertie et que vous irez au rendez-vous seul... et sans armes !

– Cela va de soi ! fit Morosini avec un petit sourire insolent. Où serait le plaisir si je devais m’y rendre bardé de pistolets et avec un peloton de sergents de ville ? Mais, pendant que j’y pense, j’aimerais savoir quelle est l’attitude de votre beau-père et de son fils en face de ce drame ? Est-ce qu’ils ne devraient pas être auprès de vous pour vous soutenir ?

– Je me soucie peu de leur soutien et préfère les savoir à l’hôtel. On me dit que le comte fréquente les églises, récite des neuvaines, brûle des cierges... Quant à Sigismond, il boit et il joue, comme d’habitude.

– Charmante famille que vous avez là ! marmonna Morosini qui ne s’imaginait pas du tout Solmanski dans le rôle du pieux pèlerin errant de sanctuaire en sanctuaire pour implorer la pitié du ciel.

Ce fut aussi l’avis d’Adalbert que, une fois rentré, Aldo trouva en train de se restaurer en compagnie de Mme de Sommières. Visiblement fatigué et d’humeur morose, l’archéologue n’en faisait pas moins disparaître méthodiquement un pâté en croûte, un demi-poulet et un plein saladier de laitue.

– C’est sûrement une attitude à l’usage des journaux et des concierges. Quelque chose me dit que les deux Solmanski trempent dans cette affaire jusqu’au cou. Que les ravisseurs réclament le saphir ne fait que conforter mon impression. Et, naturellement, vous allez faire ce qu’on vous demande ?

– Vous ne le feriez pas, vous ?

– Si, bien sûr ! Il va même falloir qu’on en parle sérieusement. Mon Dieu ! gémit Vidal-Pellicorne en repoussant en arrière les mèches retombant sur son front, je n’arrive plus à mettre deux idées bout à bout. Cette histoire est en train de me rendre malade ! soupira-t-il, en faisant glisser dans son assiette une belle part de brie.

– Toujours pas de nouvelles de Romuald ?

– Pas la moindre ! Disparu ! Envolé, Romuald, fit Adalbert en s’efforçant d’éliminer le chat logé dans sa gorge. Et si je suis venu droit ici au risque d’importuner Mme de Sommières, c’est parce que je ne sais pas encore comment je vais annoncer la nouvelle à son frère !

– Vous avez bien fait, assura la vieille dame. Il vaudrait même mieux que vous passiez la nuit chez nous : les mauvaises nouvelles délivrées au grand jour sont moins pénibles que dans l’obscurité. Cyprien va vous préparer une chambre...

– Merci, madame. Je crois que je vais accepter. J’avoue qu’un peu de repos... À propos, Aldo, vous n’auriez pas l’intention, par hasard, de livrer « votre » saphir ? ...

– Rassurez-vous ! Même si je le voulais, je ne le pourrais pas : il roule en ce moment vers Venise, cousu dans la coiffe du chapeau de ma secrétaire. Et j’ai prévenu Zurich.

– Enfin une bonne nouvelle !... Cependant, n’allez-vous pas courir un gros risque en remettant... l’autre pierre ? Si jamais ces gens-là s’y connaissent...

– De toute façon, le danger existe, et moi je ne fais qu’apporter ce que Ferrais m’aura remis. Cependant, au cas où il m’arriverait quelque chose de désagréable, je vais écrire une lettre à l’intention de Mina afin qu’elle se mette à votre disposition pour terminer au mieux cette affaire.

– Donnez-la plutôt à notre hôtesse ! Tant que je ne saurai pas ce qu’il est advenu de Romuald, ceux qui l’ont attaqué n’en auront pas fini avec moi. Sans compter l’aventure que vous allez courir et qui ne me dit rien qui vaille...

Un peu plus tard, retirée chez elle, Mme de Sommières écoutait Marie-Angéline lui lire quelques pages de La Chartreuse de Parme. Préoccupée, elle écoutait d’une oreille distraite. L’aventure dans laquelle Aldo était engagé et qui l’avait d’abord amusée commençait à l’inquiéter !

« À ce mot, la duchesse fondit en larmes ; enfin elle pouvait pleurer. Après une heure accordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation que ses idées commençaient à s’éclaircir. Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle... »

– Arrêtez-vous, Plan-Crépin ! soupira la vieille dame. Ce soir, la magie de Stendhal ne peut pas grand-chose contre mes soucis, même si je prends bien part à ceux de la Sanseverina...

– Est-ce que nous nous tourmenterions pour notre neveu ?

– N’est-ce pas justifié ? Si seulement je savais que faire.

– Je sais bien que nous ne raffolons pas des exercices spirituels, mais ce serait peut-être le moment de dire une prière ?

– Vous croyez ? Il y a si longtemps que je ne me suis pas adressée au Seigneur ! Il va me claquer la porte au nez !

– Nous devrions essayer Notre-Dame ? Entre femmes, il est plus facile de se comprendre.

– Il se peut que vous ayez raison. Autrefois, je lui étais fort dévote – j’entends, lorsque j’étais au couvent des Dames du Sacré-Cœur. Et puis nos relations se sont espacées et j’ai bien peur, avec le temps, d’être devenue une vieille mécréante. Peut-être l’influence de cette maison ? ... Mais, ce soir, j’ai peur, Marie-Angéline, tellement peur !...

La cousine-lectrice pensa que la vieille dame devait être au bord de la panique pour s’être souvenue de son prénom. Elle s’agenouilla près du lit, fit un rapide signe de croix, ferma les yeux et commença :

Salve Regina, mater misericordiœ, vita, dulcedo et spes nostra...

Mme de Sommières découvrit avec surprise qu’elle pouvait suivre sans difficulté et que les paroles oubliées des anciennes prières remontaient du fond de sa mémoire...


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