Première partie L’HOMME DU GHETTO

Printemps 1922

CHAPITRE 1 UN TÉLÉGRAMME DE VARSOVIE

– Vous avez raison : c’est une pure merveille ! Morosini prit entre ses doigts le lourd bracelet moghol où, enchâssée dans de l’or ciselé, une profusion d’émeraudes et de perles enveloppait d’une folle végétation un bouquet de saphirs, d’émeraudes et de diamants. Il le caressa un moment puis, le posant devant lui, il attira d’une main une forte lampe placée sur un coin de son bureau et l’alluma pendant que, de l’autre, il encastrait dans son orbite une loupe de joaillier.

Violemment éclairé, le bracelet se mit à étinceler de feux qui allumèrent des éclats bleus et verts aux quatre coins de la pièce. On aurait dit qu’un volcan miniature venait de s’ouvrir au cœur d’une toute petite prairie. Durant de longues minutes, le prince contempla le joyau, et ses yeux étaient ceux d’un amoureux. Il le fit jouer dans la lumière puis, s’arrachant à sa contemplation, il le reposa sur son lit de velours, éteignit la lampe et soupira :

– Une véritable splendeur, sir Andrew, mais vous auriez dû savoir que ma mère ne l’accepterait pas.

Lord Killrenan haussa les épaules et fit toute une affaire de reloger son monocle sous la broussaille de son arcade sourcilière.

– Naturellement, je le savais, et elle n’y a pas manqué. Mais cette fois, j’ai insisté : ce bijou est peut-être le seul parmi ceux qu’offrit Shah Jahan à son épouse bien-aimée Mumtaz Mahal qui ne dorme pas avec elle sous les marbres du Taj. C’est un symbole d’amour, bien sûr. En le lui donnant j’avais bien précisé qu’il ne l’obligeait pas à devenir comtesse de Killrenan. J’avais entendu dire qu’elle se séparait de ses propres pierres et je voulais la voir sourire. J’ai eu mieux : elle a ri, mais il y avait des larmes dans ses yeux. J’ai senti que je l’avais émue et j’en ai été presque aussi heureux que si elle avait accepté mon présent. Et quand je suis reparti, j’emportais un tout petit peu d’espoir et puis... J’étais à Malte quand j’ai appris sa mort. Elle m’a assommé. Je me reprochais de n’être pas resté plus longtemps auprès d’elle. Là-dessus, je me suis enfui au bout du monde. Je... je crois que je l’aimais beaucoup...

Le monocle ne résista pas à cette émotion et retomba sur le gilet. D’une main un peu tremblante, le vieux lord sortit de sa poche un mouchoir pour essuyer le bout de son nez, tira sur sa longue moustache avant de remettre le rond de verre en place puis, ayant ainsi donné tous les signes d’une émotion extrême, il se mit à examiner les caissons du plafond. Morosini sourit :

– Je n’en ai jamais douté. Elle non plus, mais puisque vous avez vu ma mère peu de temps avant son départ, dites-moi comment vous l’avez trouvée. Vous est-elle apparue souffrante ?

– Pas le moins du monde. Un peu nerveuse peut-être.

– Puis-je demander, sir Andrew, pourquoi vous m’apportez ce bracelet à présent ?

– Pour que vous le vendiez. Donna Isabelle n’en a pas voulu et il a de ce fait perdu la plus grande partie de sa valeur sentimentale. Reste la valeur intrinsèque. Cette fichue guerre a fait des trous dans les fortunes les mieux assises, en même temps qu’elle en suscitait d’autres un peu trop clinquantes. Si je veux continuer à naviguer à ma fantaisie sans trop écorner le patrimoine de mes héritiers, je dois faire quelques sacrifices. Celui-là n’en est même pas un puisque je n’ai jamais considéré ce bijou comme m’appartenant. Vendez-le au mieux et envoyez l’argent à ma banque. Je vous en donnerai l’adresse.

– Mais enfin pourquoi moi et maintenant ? Voilà quatre ans que ma mère est morte et vous n’aviez guère intérêt à revenir ici ? Pourquoi ne pas avoir confié le bracelet à Sotheby ou encore à quelque grand joaillier parisien : Cartier, Boucheron, que sais-je ?

Derrière sa rondelle de verre, l’œil bleu du vieil homme pétilla :

– J’aime l’idée qu’il séjourne ici quelque temps. Et puis vous avez acquis, mon cher, une assez belle réputation d’expert depuis que vous avez choisi de vous faire boutiquier.

La nuance sarcastique n’échappa pas à Morosini qui releva aussitôt :

– Est-ce que ceci ressemble à une boutique ? Vous m’en voyez surpris.

Son geste embrassa le décor luxueux de son bureau où d’anciennes boiseries montées en bibliothèques vitrées encadraient une fresque inachevée de Tiepolo. Peintes en deux tons de gris, elles s’harmonisaient à merveille au jaune doux des tentures de velours et du précieux tapis chinois sur lequel reposaient peu de meubles, mais très beaux : un bureau Mazarin signé Henri-Charles Boulle et trois fauteuils de même époque habillés de velours, et surtout, supportant un antiphonaire enluminé largement ouvert, un grand lutrin de bois doré dont un aigle aux ailes déployées supportait le pupitre.

Lord Killrenan haussa des épaules désinvoltes :

– Vous savez bien que non, mais vous n’en êtes pas moins devenu commerçant, vous qui appartenez à l’une des douze familles appelées Apostoliques qui, sur une île presque déserte, élirent en 697 le premier Doge Paolo Anafesto... et c’est dommage !

Morosini eut un petit salut ironique :

– Je rends hommage à votre érudition, sir Andrew, mais puisque vous connaissez si bien notre histoire, vous devriez savoir que la pratique du commerce n’a jamais fait rougir un Vénitien même de vieille souche puisque c’est du négoce soutenu par les armes qu’est venue à la Sérénissime République son ancienne richesse. Et si certains de mes ancêtres ont commandé des navires, des escadres et même régné temporairement sur leur cité, le rez-de-chaussée de ce palais dont j’ai fait mon magasin et mes bureaux était jadis un entrepôt. Et puis je n’avais pas le choix si je voulais conserver au moins mes murs. À présent, si vous me considérez comme déchu...

Il avait repris l’écrin sur son bureau et le tendait d’une main péremptoire. Que l’Écossais repoussa :

– Pardonnez-moi ! murmura-t-il. J’ai été maladroit... peut-être parce que je voulais vous éprouver. Gardez ceci et vendez-le !

– J’essaierai de vous donner satisfaction le plus vite possible...

– Rien ne presse ! Faites pour le mieux, voilà tout !...

– Quand vous reverrai-je ?

– Peut-être plus jamais ! J’ai l’intention de retourner aux Indes puis de visiter le Pacifique en descendant vers la Patagonie... et à mon âge...

Après lui avoir remis un reçu et noté l’adresse de sa banque, Morosini raccompagna son visiteur au canot qui allait le ramener à son yacht. Mais au moment où ils se serraient la main, le vieux lord retint un instant celle d’Aldo :

– J’allais oublier ! Vendez à qui vous voulez... sauf à l’un de mes compatriotes ! Vous avez compris ?

– Non, mais si c’est votre désir ?

– C’est plus qu’un désir, c’est une volonté. À aucun prix le bracelet moghol ne doit entrer dans une maison britannique !...

Depuis son installation, le prince-antiquaire avait rencontré suffisamment de caprices chez ses clients pour s’étonner de celui-là.

– Soyez tranquille ! L’âme de Mumtaz Mahal n’aura pas lieu de se courroucer, assura-t-il avec un dernier geste d’adieu.

Revenu dans son cabinet de travail, il ne résista pas à l’envie de contempler une fois encore le précieux dépôt. Il ralluma sa lampe et resta de longues minutes à s’emplir les yeux et l’âme du scintillement des gemmes. La fascination qu’exerçaient sur lui des pierres parfaites – plus encore si elles étaient liées à l’Histoire – grandissait au même rythme que sa maison d’antiquités.

Le succès de son entreprise avait été immédiat. À peine savait-on que le palazzo Morosini se changeait en magasin d’exposition qu’une volée de touristes et de curieux s’y abattait. Principalement des Américains. Par bateaux entiers, ceux-ci déferlaient sur l’Europe qui ne les connaissait pas. Ils achetaient à pleines malles, à pleins paquebots et sans presque marchander. Ils disaient : « How much ? » d’une voix nasillarde de vieux phonographe et le tour était joué...

Pour sa part, Morosini vendit à une incroyable vitesse et à des prix inespérés les quelques meubles, tapisseries et objets divers qu’il sacrifia pour lancer son affaire. Il aurait pu vendre en trois mois le contenu de la Cà Morosini et se retirer après fortune faite car, éblouis par cet étonnant magasin vieux de plusieurs siècles, dallé de marbre, peint à fresque et abondamment armorié, ses clients se sentaient prêts à toutes les folies. Il refusa au moins vingt fois de vendre les murs eux-mêmes à des prix qui auraient suffi pour le palais des Doges !

Bien nanti désormais, il put se lancer à son tour à la chasse aux objets rares. Particulièrement, les bijoux. Par goût personnel d’abord, mais aussi dans l’espoir de retrouver la trace du saphir envolé.

Sans succès jusqu’à présent. En revanche, sa réputation d’expert en pierres précieuses anciennes s’établit grâce à un fantastique coup de chance : la découverte à Rome, dans une maison en démolition où il était venu acheter des boiseries, d’une pierre verte, sale et incrustée aux trois quarts dans une gangue de boue solidifiée et de caillasse, qu’il identifia, une fois nettoyée, comme étant non seulement une grosse émeraude mais encore l’une de celles dont l’empereur Néron se servait pour contempler les jeux du cirque. Ce fut un vrai triomphe.

Accablé de demandes d’achat, il eut l’élégance de donner la préférence au musée du Capitole pour un prix dérisoire qui n’emplit pas sa caisse, mais assit sa renommée. Sans oublier le fait que l’aristocratie vénitienne, qui ne s’était guère privée de bouder ses débuts, se hâta de lui rendre ses bonnes grâces. On le consulta au sujet de parures ancestrales et, en cette année 1922, s’il continuait d’acheter meubles anciens et objets rares, il n’en était pas moins en passe de devenir l’un des meilleurs experts européens en matière de pierreries.

Tandis qu’il contemplait le bracelet, il regrettait de ne pouvoir l’acquérir pour son propre compte : le joyau eût été la pièce maîtresse de la petite collection qu’il commençait à peine. Mais si prometteur que soit son début de fortune, il n’en était pas encore à se permettre des folies et cet achat en serait une...

Secouant le charme, il alla enfermer, avec une sorte de hâte, le joyau dans la cachette perfectionnée qu’il avait fait installer derrière une boiserie à secret. C’était invisible et beaucoup plus discret que l’énorme coffre médiéval, infracturable et intransportable, où il rangeait officiellement ses papiers et ses pierres. Il eut cependant un sourire intérieur en pensant qu’avant de laisser partir l’ornement de la princesse moghole pour une collection privée il pourrait encore en repaître ses yeux et ses doigts. C’était une consolation.

Le panneau venait de reprendre sa place quand Mina, sa secrétaire, frappa et entra, une lettre à la main. Il l’interrogea du regard :

– Oui, Mina ?

– On vous écrit de Paris que la princesse

Ghika... je veux dire l’ancienne courtisane Liane de Pougy veut mettre en vente une série de tapisseries du xviiie siècle français. Etes-vous intéressé ? Morosini se mit à rire :

– Ce qui m’intéresse surtout c’est la tête que vous faites pour m’annoncer ça ! Vous auriez pu vous en tenir à la princesse, Mina, sans ajouter une précision qui paraît avoir du mal à passer.

– Veuillez m’excuser, monsieur, mais il y a en effet des fortunes dont j’ai peine à admettre la source. Selon moi, les très belles choses, le luxe, les objets rares, les bijoux de prix devraient être l’apanage des seules femmes convenables. C’est sans doute une conception un peu... hollandaise mais je comprends mal pourquoi en France, en Italie et dans plusieurs autres pays les femmes les mieux parées sont aussi les plus dévergondées.

Le regard bleu d’Aldo pétilla de malice :

– Quoi ? Pas la moindre cocotte de haut vol au pays des tulipes ? Pas la moindre « effeuilleuse » de classe enroulée dans les perles et la zibeline alors que, chez vous, les diamantaires poussent comme violettes au printemps ? Signorina Van Zelden vous me surprenez.

– S’il y en a, je ne veux pas le savoir, fit la jeune fille avec dignité. Que dois-je répondre pour les tapisseries ?

– Non. Nous en avons déjà pas mal et cela tient de la place. Sans compter ce qu’en pensent les mites !

– Bien. Je vais répondre dans ce sens.

– Au fait, qui donc écrivait ?

La secrétaire ajusta ses lunettes pour mieux déchiffrer la signature :

– Une Mme de... Guebriac, je crois. Elle demande d’ailleurs si vous avez l’intention de vous rendre bientôt à Paris.

Dans la mémoire du prince-antiquaire surgit un joli visage aux dents un peu irrégulières mais aux charmantes fossettes. Depuis qu’il était dans les affaires, le nombre de femmes qui se faisaient un devoir de lui en signaler prenait des proportions flatteuses. Il tendit la main :

– Donnez-moi cette lettre ! Je répondrai moi-même.

– Gomme vous voudrez.

Elle allait sortir. Il la retint :

– Mina !

– Oui, monsieur.

– Je voudrais vous poser une question : quel âge avez-vous ?

Derrière leurs verres cerclés d’écaille, les sourcils de la secrétaire remontèrent légèrement :

– Vingt-deux ans. Je croyais que vous le saviez, monsieur ?

– Et il y a environ un an que vous travaillez pour moi, il me semble ?

– En effet. Auriez-vous un reproche à me faire ?

– Aucun. Vous êtes parfaite... ou plutôt vous pourriez l’être si vous consentiez à vous habiller de façon moins sévère. J’avoue ne pas vous comprendre : vous êtes jeune, vous habitez Venise où les femmes sont coquettes, et vous portez des vêtements d’institutrice anglaise. Vous n’avez pas envie de vous mettre un peu en valeur ?

– Je ne crois pas que nos clients apprécieraient une secrétaire aux allures évaporées...

– Sans aller jusque-là, il me semble qu’un peu moins de rigueur...

Son regard remontait la mince et longue silhouette de Mina, depuis les solides richelieu en cuir marron en passant par le tailleur assorti dont la jupe descendait aux chevilles sous une jaquette allongée en pointe dans le dos qui affectait un peu la forme d’un cornet de frites. Le tout à peine éclairé par un chemisier de piqué blanc à col étroit. Quant au visage aux traits fins et à la peau claire semée de quelques taches de rousseur sur un nez délicat, il disparaissait à moitié derrière de vastes et brillantes lunettes à l’américaine sous lesquelles il était impossible de distinguer la couleur exacte des yeux. Tout ce que Morosini avait pu noter en passant, c’est qu’ils étaient sombres, assez grands et plutôt vifs. Pas l’ombre d’un maquillage, bien sûr ! Quant à la chevelure aux somptueux reflets roux, elle était tirée, nattée, disciplinée en un gros chignon massé dans le cou dont pas un cheveu ne dépassait. En résumé, Mina Van Zelden aurait peut-être été charmante arrangée autrement mais, dans l’état actuel des choses, elle ressemblait davantage à une austère gouvernante qu’à la secrétaire d’un prince-marchand aussi élégant que séduisant. Il est vrai qu’elle semblait remporter un vif succès auprès des clients anglo-saxons, leur donnant, dans ce palais un rien voluptueux, la note de gravité qui inspirait confiance.

Mina ne s’émut pas de la remarque patronale, se contentant de faire observer qu’une secrétaire n’avait pas besoin d’être belle et que Morosini ne l’avait pas engagée pour ça. Point final.

Pourtant, son entrée in casa Morosini s’était effectuée d’une façon assez originale et même plutôt piquante. Alors qu’il sortait d’une messe de mariage à l’église San Zanipolo[iv], le prince qui reculait pour admirer la sortie du cortège nuptial avait sans le vouloir heurté quelqu’un et entendu un grand cri. En se retournant, il eut juste le temps de voir deux jambes féminines disparaître à la renverse dans le rio dei Mendicanti : c’était Mina qui, à ce moment, reculait elle aussi pour mieux contempler la puissante statue équestre du Colleone, le condottiere, érigée devant l’église. Elle venait de faire un plongeon dans l’eau sale du canal.

Morosini, désolé, se hâta de lui porter secours avec l’aide de sa gondole et de Zian qui attendaient tout près de là. On tira la sinistrée de l’eau, on l’étendit dans le bateau et Aldo la fit ramener au palais où Cecina s’en occupa avec la compétence et la vigueur qu’on lui connaissait. Elle réussit à la faire parler et même à la confesser : la jeune Hollandaise pleurait comme une Madeleine la perte de son sac, tombé au fond du rio avec tout son argent. Seul son passeport, resté avec sa valise à la petite pension pour dames où elle était descendue, échappait au désastre.

Comme il n’existait pas de souci ou de chagrin capable de résister à la grosse femme, la naufragée nourrie de mandorle[v] et de café en vint presque à considérer son hôtesse comme une mère. De son côté celle-ci, apitoyée par la mine misérable de la jeune fille et son irréprochable italien, décidait de prendre ses intérêts en main. Et s’en alla trouver Aldo pour voir avec lui ce que l’on pouvait faire dans ce sens...

Par chance, Morosini pouvait beaucoup. Il venait de se séparer de sa secrétaire, la signora Rasca, qui avait tendance à confondre ses fonctions avec celles d’un gardien de musée et amenait quotidiennement ses nombreux parents, amis et connaissances admirer les belles choses que vendait son patron, poussant même l’esprit de famille jusqu’à fermer les yeux quand l’un ou l’autre des visiteurs décidait d’emporter un modeste souvenir. Aussi, après quelques instants d’entretien avec sa rescapée, le prince se sentit-il enclin à partager la façon de voir de Cecina : Mina, outre son hollandais natal, parlait quatre langues. Quant à sa culture artistique, elle était tout à fait convenable.

Estimant leur joute oratoire terminée, Morosini choisit de lui laisser le dernier mot. Tirant sa montre, il constata qu’il n’était pas loin de midi, prit sur un meuble ses gants et son chapeau, et ouvrit la porte du bureau de Mina pour lui rappeler qu’il déjeunait avec un client.

Amarré devant le perron, un motoscaffo flambant neuf – acajou blond et cuivres étincelants ! – attendait, superbe et anachronique. C’était l’un des premiers canots à moteur qui circulaient sur la lagune. Aldo trouvait un plaisir enfantin à conduire ce beau jouet, presque aussi racé qu’une gondole et signé Riva, qui le confortait dans l’opinion qu’il fallait vivre avec son temps...

Il mit le moteur en marche et démarra doucement. Le Guidecca traça une impeccable courbe à peine crêtée d’écume dans l’eau du canal puis piqua droit sur San Marco.

Le temps d’avril était frais, doux et sentait les algues. Le prince-antiquaire s’emplit les poumons de la brise marine qui venait du Lido et lâcha ses chevaux. Dans le bassin, à l’aplomb de San Giorgio Maggiore, un navire de guerre hérissé de canons gris déversait une bordée de marins vêtus de toile blanche à quelques encablures du Robert-Bruce. Le yacht noir de lord Killrenan procédait à ses manœuvres d’appareillage.

Morosini le salua du geste avant de piquer sur le palais ducal, qui, dans le soleil capricieux, ressemblait à une large broderie rose frangée de dentelle blanche. Heureux sans trop savoir pourquoi, il arrima son bateau, sauta sur le quai en prenant soin de rectifier son nœud de cravate, adressa un bonjour cordial au procureur Spinelli qui bavardait avec un inconnu au pied de la colonne de San Teodoro, sourit à une jolie femme vêtue de bleu ciel et entreprit de traverser la Piazzetta.

Des nuages de pigeons blancs tournoyaient avant de se poser sur les marbres encore luisants d’une pluie récentes et Aldo s’accorda un instant pour les regarder. Il aimait ce temps de midi qui mettait du mouvement au cœur de la ville. C’était l’heure où, devant San Marco, ses coupoles dorées et ses chevaux de bronze, le « grand salon » de Venise recevait sur ses dalles ornées d’une blanche géométrie ses visiteurs étrangers et ses fidèles en cette sorte de carnaval permanent qui renaissait chaque jour, à midi et au coucher du soleil. Alors les cafés de la place accueillaient leur contingent de consommateurs bruyants dont les conversations s’arrêtaient à peine lorsque, sous les marteaux des deux Maures de bronze, la grande cloche plantée sur la tour de l’Horloge sonnait les heures lumineuses de Venise.

Morosini savait bien qu’en passant devant le célèbre Florian il se ferait héler cinq ou six fois mais il était décidé à ne pas s’arrêter car il avait donné rendez-vous pour déjeuner chez Pilsen à un client hongrois et il détestait arriver le second lorsqu’il invitait quelqu’un.

Soudain, il jura silencieusement en constatant que le destin était contre lui et qu’il avait une bonne chance d’être en retard : une extraordinaire apparition venait à lui sous les regards rendus fixes des badauds. Celle qui s’avançait était la dernière dogaresse, la reine sans couronne de Venise et son ultime magicienne : la marquise Casati, qui voguait vers lui au pas lent des spectres, impériale, dramatique à souhait et pâle comme la mort, dans un enroulement de velours pourpre. Un page, vêtu de même couleur, la précédait, tenant au bout d’une laisse assortie au collier d’or clouté de rubis une panthère trop nonchalante pour n’être pas droguée. Un peu en retrait de la marquise, une femme venait, comme sacrifiée...

Lorsque l’on rencontrait Luisa Casati, il fallait se faire à l’idée que ses cheveux auraient changé de couleur depuis la précédente fois. Ils semblaient avoir à leur disposition toutes les nuances de l’arc-en-ciel et, ce jour-là, sous les plumes fulgurantes du chapeau, ils étaient d’un roux aveuglant. Très grande, le visage livide dévoré par d’énormes yeux noirs encore élargis par un maquillage charbonneux, la bouche pareille à une blessure fraîche, la Casati s’avançait d’un pas majestueux en serrant contre sa poitrine une brassée d’iris noirs. Sur ses pas, les gens se figeaient comme en face d’un masque de Méduse ou encore de la Mort, dont la marquise se plaisait à évoquer parfois les rites lugubres, mais elle se souciait peu de l’effet produit. Tout à coup souriante, elle vint à Morosini qui déjà s’inclinait, lui tendit une main royale alourdie d’un anneau qui aurait pu servir au couronnement d’un pape puis, braquant sur lui un monocle serti de diamants, elle s’écria d’une voix aux sonorités de violoncelle :

– Cher Aldo ! Quel plaisir de vous voir bien que vous n’ayez pas répondu à mon invitation pour le bal de ce soir. Je pense qu’il n’y a pas de votre faute : les cartons ont été envoyés en dépit du bon sens... mais vous n’en avez même pas besoin et je compte sur vous, naturellement...

C’était à peine une question. La Casati n’en posait que rarement et se passait en général de la réponse. Elle habitait sur le Grand Canal un palais de marbre, de porphyre et de lapis-lazuli menaçant ruine mais drapé de lierre romantique et de glycines. C’était la Casa Dario, où elle avait aménagé des salons grandioses. Elle y vivait parmi les objets précieux, les fourrures et la vaisselle d’or, entourée de gigantesques serviteurs noirs qu’elle habillait, suivant son humeur, en princes orientaux ou en esclaves. Les fêtes qu’elle y donnait étaient étourdissantes, cependant Morosini n’en goûtait pas toujours l’originalité. Ainsi ce fameux soir où, descendant de sa gondole, il fallut passer entre deux tigres de belle taille et on ne peut plus vivants, puis constater que les porte-flambeaux égrenés le long de l’escalier étaient de jeunes gondoliers à peu près nus mais peints en or, ce dont l’un d’eux devait mourir dans la nuit. Ce drame ne fit qu’ajouter une touche sinistre à la légende de la Casati, sans cesse grandissante depuis que, pour faire danser deux cents invités, elle avait loué la Piazzetta que l’on ferma au vulgaire par un cordon de ses domestiques vêtus de pagnes écarlates et reliés entre eux par des chaînes dorées. En fait, il n’était pas d’excentricité qu’on ne lui prêtât. On disait même que dans sa demeure française du Vésinet, le charmant palais Rose qu’elle avait acheté à Robert de Montesquiou, elle élevait des serpents. Ce qui était d’ailleurs l’exacte vérité.

Morosini, n’étant pas tenté par le fameux bal, répondit qu’il n’était pas libre. Les sourcils couleur d’encre se relevèrent d’un cran.

– Êtes-vous devenu boutiquier au point d’oublier qu’on ne refuse pas de vivre chez moi un instant d’éternité ?

– Si, justement ! fit Morosini que la répétition de l’étiquette commençait à agacer. La boutique a de ces exigences. Ainsi je pars ce soir pour Genève où je dois conclure une importante affaire. Il faudra me pardonner.

– Sûrement pas ! Vous n’avez qu’à téléphoner que vous avez la grippe. Les Suisses ont horreur des microbes et vous partirez plus tard. Allons, cessez de vous faire prier !... surtout si vous souhaitez entendre des nouvelles d’une dame que vous aimiez beaucoup.

Quelque chose frémit aux environs du cœur d’Aldo.

– J’en ai aimé quelques-unes...

– Mais celle-là plus que les autres. Du moins tout Venise en était persuadé...

Troublé, il hésitait à répondre. Ce fut la compagne de la marquise, la créature « sacrifiée », qui le tira d’embarras en s’avançant sur le devant de la scène et en déclarant avec quelque impatience :

– Ne serait-il pas temps, Luisa, que vous me présentiez monsieur ? Je n’aime pas beaucoup que l’on m’oublie...

– C’est en effet inexcusable, madame, fit Aldo en souriant. Je suis le prince Morosini et je vous supplie de me pardonner d’avoir été non seulement aussi grossier que notre amie, mais aveugle de surcroît.

La dame était ravissante. Elle ne devait sa beauté ni à la lumière irisée de l’Adriatique, ni à ses vêtements élégants, ni à son discret maquillage. Mince et blonde, elle portait un tailleur grège d’une coupe parfaite qui n’avait rien à voir avec le « cornet de frites » de Mina Van Zelden. En dépit du mécontentement qu’elle exprimait, sa voix était douce et mélodieuse. Quant à ses yeux gris clair, ils étaient insondables à force de transparence. Une bien jolie créature !...

– Eh bien, fit la marquise avec une bonne humeur inattendue, me voilà bien arrangée ! Il est vrai que j’ai un peu tendance à monopoliser le devant de la scène. Pardonnez-moi, ma chère, et, puisqu’il s’est présenté lui-même, souffrez que je lui apprenne qui vous êtes. Aldo, voici lady Mary Saint Albans, venue tout exprès pour danser chez moi. Une raison de plus de vous y rendre. À présent, nous devons rentrer !

Sans attendre de réponse et avec un dernier geste amical, la Casati se dirigea vers la gondole à proue d’argent qui l’attendait. La belle Anglaise, elle, se retourna pour offrir un sourire à celui qu’on laissait là. Assez désorienté d’ailleurs et ne sachant trop quel parti prendre. À l’émotion qui lui venait à l’idée d’avoir enfin des nouvelles de Dianora, il devait bien admettre une fois de plus qu’il n’était pas guéri. Aurait-il assez de force d’âme pour ne pas se rendre à l’ukase de Luisa ? Le client qu’il devait voir était important. D’autre part, son orgueil se révoltait à l’idée de courir, comme un toutou bien dressé, à l’appât du sucre qu’on lui tendait.

Peut-être fût-il resté encore un bon moment figé sur place à suivre d’un regard distrait le sillage pourpre de la dame aux iris noirs si une voix amusée ne s’était élevée soudain :

– Que te disait donc la Sorcière ? Aurait-elle choisi d’arborer aujourd’hui le masque de Méduse ?

Décidément, il était écrit que Morosini serait en retard à un rendez-vous dont le souvenir lui revenait ! Avec un léger soupir, il se retourna pour considérer sa cousine Adriana...

– On croirait que tu ne la connais pas ? Elle m’intimait l’ordre de me rendre au bal qu’elle donne ce soir alors que j’ai autre chose à faire...

Adriana se mit à rire. Elle était en beauté et semblait d’excellente humeur. Vêtue d’un tailleur noir et blanc à la dernière mode, coiffée d’un charmant chapeau blanc poignardé d’un « couteau » noir, elle offrait une parfaite image d’élégance.

– C’est simple : n’y va pas ! Elle serait capable de te faire dévorer par sa panthère et peut-être même de te jeter dans son vivier. De mauvaises langues prétendent qu’elle y élève des murènes dans la grande tradition des empereurs romains...

– Elle en est bien capable. N’empêche que l’on mange divinement chez elle.

– Chez Momin aussi ! Tu devrais m’inviter à déjeuner : j’ai très faim et il y a longtemps que nous n’avons pas bavardé tous les deux...

– Désolé, je ne peux pas. Bathory doit déjà m’attendre chez Pilsen !

– L’homme aux émaux champlevés ?

– Tout juste ! Je ne peux pas l’inviter chez moi parce qu’il n’aime que la choucroute et que Cecina, de ce fait, le considère comme un insoutenable barbare. Cela dit, je le regrette vivement. Tu es superbe !

Elle rit en pivotant sur elle-même à la manière d’un mannequin.

– Incroyable, n’est-ce pas, ce que peut faire la magie d’un couturier parisien ? Tu vois, je porte l’une des dernières créations de Madeleine Vionnet... et une partie du Longhi que tu as si bien vendu pour moi. Et ne me dis pas que c’est une folie : si je veux me remarier, il faut que je soigne mon apparence... Au fait, si tu es en retard, marchons ! Je t’accompagne jusque chez Pilsen...

Le couple allait atteindre la célèbre taverne implantée jadis à Venise au temps de l’occupation autrichienne et dont le petit jardin accueillait toujours un solide contingent d’amateurs de charcuteries d’origine, quand Mina surgit tout à coup. Rouge, essoufflée et décoiffée, elle n’avait même pas pris le temps de mettre son chapeau et paraissait très émue :

– Grâce à Dieu, monsieur, vous n’êtes pas encore à table, s’écria-t-elle.

– Ah çà, mais c’est une conspiration ? On dirait que tout le monde se ligue pour m’empêcher de déjeuner, ici ! Que vous arrive-t-il, Mina ? Rien de grave, j’espère, ajouta-t-il plus sérieusement.

– Je ne pense pas mais il y a ce télégramme et il vient de Varsovie... Il m’est apparu que vous deviez être prévenu très vite. Si vous voulez vous rendre à ce rendez-vous, il faut que vous puissiez prendre le train pour Paris en fin d’après-midi afin d’attraper le Nord-Express qui part demain soir et moi il faut que je retienne vos places...

Elle avait sorti de sa poche un papier bleu qu’elle offrait tout déplié. Sans répondre, Morosini parcourut le télégramme qui était assez court :

« Si êtes intéressé par affaire exceptionnelle, serai heureux de vous rencontrer à Varsovie le 22. Trouvez-vous vers huit heures du soir à la taverne Fukier. Salutations distinguées. Simon Aronov. »

– Qui est-ce ? demanda Adriana qui avec le sans-gêne de l’intimité s’était arrogé le droit de lire par-dessus l’épaule de son cousin.

Trop surpris pour avoir entendu la question, Morosini ne répondit pas. Il réfléchissait mais, comme la comtesse répétait sa demande, il fourra le télégramme dans sa poche et sourit avec une apparente liberté d’esprit.

– Un client polonais. Pas dépourvu d’intérêt, du reste ! Mina a raison, il vaut mieux que je rentre.

– Eh bien, mais... et ton Hongrois ?

– J’allais l’oublier celui-là !

Il réfléchit encore un court instant puis se décida :

– Ecoute, puisque tu es là et que tu as faim, tu vas me rendre un grand service : va déjeuner à ma place avec Bathory. Tu diras à Scapini, le maître d’hôtel, que vous êtes mes invités...

– Que nous.... mais qu’est-ce que je vais lui dire, moi, à cet homme ?

– Eh bien... que je dois m’absenter et que je t’ai priée de lui tenir compagnie. Il ne sera pas surpris puisqu’il te connaît déjà et je peux même t’assurer qu’il sera très content. Il aime les jolies femmes au moins autant que les émaux du xiie siècle, l’animal, et si d’aventure il tombait amoureux de toi, tu ferais la meilleure affaire de ta vie. Il est veuf, plus noble que nous deux réunis puisqu’il est de sang royal, follement riche et pourvu de terres sur lesquelles le soleil ne se couche presque jamais.

– Possible, mais la dernière fois que je l’ai vu il sentait le cheval.

– Normal ! Comme tous les Hongrois de grande souche, il est moitié homme moitié cheval. Il a des écuries magnifiques et monte comme un dieu. Ceci compense cela.

– Comme tu y vas ! La puszta ne me tente pas plus que de passer ma vie sur la croupe d’un centaure. Et puis...

– Adriana, tu me fais perdre mon temps ! Va toujours déjeuner avec lui ! Quant aux émaux, tu les lui montreras demain. Je les sortirai et tu n’auras qu’à les demander à Mina. Avec les prix... Fais ça pour moi, je te le revaudrai, ajouta-t-il du ton caressant qu’il savait prendre dans certaines occasions et qui manquait rarement son effet.

Un instant plus tard, Adriana Orseolo faisait chez Pilsen une entrée digne de la Casati. Elle avait à peine franchi la porte que Morosini rebroussait chemin vers San Marco en remorquant sa secrétaire pour rejoindre son bateau.

Le télégramme qui gisait au fond de sa poche le troublait un peu, mais surtout lui procurait cette excitation spéciale du chasseur qui flaire une piste chaude. Recevoir une invitation d’un personnage quasi mythique n’avait rien d’ordinaire.

En effet, s’il était inconnu du grand public, le nom de Simon Aronov atteignait à la légende dans le milieu restreint, fermé et secret, des grands collectionneurs de joyaux. Et si les silhouettes de lord Astor, de Nathan Guggenheim, de Pierpont Morgan ou d’Harry Winston, le joaillier new-yorkais, apparaissaient dans les grandes ventes internationales, il n’en allait pas de même de ce Simon Aronov que personne n’avait jamais vu.

Une importante vente de bijoux anciens était-elle annoncée quelque part en Europe qu’un petit homme discret à barbiche de chèvre et chapeau rond venait prendre place dans la salle. Il n’ouvrait pas la bouche, se contentant de gestes discrets à l’adresse du commissaire-priseur qui semblait toujours plein de révérence envers lui et, souvent, il emportait des pièces à faire pleurer de rage les conservateurs de musée.

On avait fini par savoir qu’il se nommait Élie Amschel et qu’il était l’homme de confiance d’un certain Simon Aronov dont il expliquait volontiers l’absence perpétuelle par une impossibilité physique, mais il se refermait comme une huître dès qu’on lui posait d’autres questions, à commencer par le lieu de résidence de son patron. Les seules adresses connues de ce Juif, qui devait être puissamment riche, étaient celles des banques suisses qui géraient ses intérêts. Quant au petit M. Amschel, il achetait, revendait quelquefois et, toujours silencieux, toujours discret, toujours courtois, disparaissait pour retrouver à la sortie des salles de ventes un quatuor de gardes du corps de type asiatique, musclés et aussi avenants qu’une cage de fer.

La personnalité mystérieuse de Simon Aronov n’était pas sans soulever des curiosités, mais le monde hermétique des collectionneurs possédait ses lois qu’il pouvait être dangereux de transgresser ; celle du silence était la plus importante.

Tout en regagnant sa demeure, Morosini observait sa secrétaire du coin de l’œil. Il ne restait plus rien de l’agitation inhabituelle où l’avait jetée le télégramme. Sa coiffure remise en ordre, elle se tenait assise très droite à l’arrière du canot, les mains croisées sur ses genoux et regardant distraitement le paysage familier. L’espèce de passion qu’avait déchaînée en elle l’étrange message s’était effacée comme une risée sur les eaux d’un lac.

– Dites-moi, Mina, fit soudain Morosini, que savez-vous de Simon Aronov ?

– Je ne comprends pas, monsieur.

– C’est pourtant simple. Comment avez-vous su qu’un télégramme signé de ce nom pouvait avoir suffisamment d’importance pour me faire bouleverser mon emploi du temps et m’envoyer galoper à l’autre bout de l’Europe ?

– Mais... c’est un nom très connu parmi les collectionneurs.

– Certes, mais je ne me souviens pas d’en avoir parlé jusqu’à maintenant ?

– La mémoire vous fait défaut, monsieur. Je crois même me rappeler que c’était à propos de la collection de perles noires de cette chanteuse française, Mlle Gaby Deslys, récemment décédée. Et puis, vous savez bien que j’ai travaillé quelque temps chez un diamantaire d’Amsterdam. Si vous trouvez que j’ai eu tort de vous déranger, ajouta-t-elle d’un ton offensé, je vous prie de m’en excuser et de...

– Ne dites donc pas de sottises ! Pour rien au monde je ne voudrais manquer ce rendez-vous...

Pour rien au monde en effet ! Le regard d’Aldo se posa un instant sur les mosaïques bleues et vertes du palais Dario, séduisant et précieux avec son lierre et les lauriers-roses qui en gardaient l’entrée. La gondole à proue d’argent était amarrée à l’un des palli rayés de noir et de blanc. En refusant l’invitation de la Casati, il risquait peut-être de perdre sa dernière chance de retrouver Dianora et aussi de se faire une ennemie de Luisa. Pourtant, même à ce prix, il ne renoncerait pas à son voyage en Pologne. Il éprouvait une sorte de lâche soulagement de se voir ainsi protégé d’un péril grave car, superstitieux comme tout bon Vénitien, il n’était pas éloigné de voir un signe du destin dans le papier chiffonné qui reposait dans sa poche. Dans quelques heures, il prendrait le train et oublierait jusqu’au souvenir de la Casati.

– Au fait, Mina, reprit-il, pourquoi donc m’envoyez-vous à Paris prendre le Nord-Express ? Ne serait-il pas plus simple d’aller chercher le

Trieste-Vienne et de relayer avec le Vienne-Varsovie ?

Le regard que sa secrétaire lui lança à travers les verres de ses lunettes était lourd de réprobation :

– J’ignorais que vous aviez du goût pour les wagons à bestiaux ! Le confort du Nord-Express est parfait à ce que l’on dit et, en outre, il vous amènera à Varsovie vingt-quatre heures avant le train de Vienne qui part seulement jeudi !

Morosini se mit à rire :

– Dire que vous avez toujours raison ! Une fois de plus, je suis battu à plates coutures. Que ferais-je sans vous !...

Rentré chez lui, Morosini écrivit à l’intention de la marquise Casati une lettre d’excuses. Puis il choisit dans ses salons un petit porte-flambeau ancien représentant un esclave noir ceinturé d’un pagne doré et appela Mina.

– Vous ferez porter cette lettre et cette babiole chez donna Luisa Casati dès que j’aurai quitté la maison mais pas avant, indiqua-t-il.

La jeune fille considéra le présent d’un œil critique :

– Est-ce que deux ou trois douzaines de roses ne seraient pas suffisantes ?

– Les roses, elle en use au moins une centaine par jour. Ce serait comme si je lui envoyais une botte d’asperges ou quelques côtelettes. Ceci lui conviendra mieux...

Mina marmotta quelque chose sur les goûts de la dame pour les esclaves noirs, ce qui eut le don d’amuser Aldo :

– Voilà que vous donnez dans les cancans, Mina ? J’aimerais avoir le temps de discuter avec vous des préférences de notre amie mais mon train est dans trois heures et j’ai encore pas mal à faire...

Ayant dit, il s’en alla rejoindre Zaccaria déjà occupé à préparer sa valise en se demandant quel temps il pouvait bien faire à Varsovie en avril. Il était persuadé, sans trop savoir pourquoi, qu’il se trouvait à l’orée d’une aventure passionnante.

Il redescendait pour préparer les émaux du comte Bathory et mettre ordre à quelques papiers quand la voix de Mina alternant avec une autre parvint jusqu’à lui. De toute évidence, sa secrétaire était en train de jouer l’un de ses rôles préférés : celui de chien de garde.

– Il est impossible, milady, que le prince vous reçoive à cette heure. Il s’apprête à partir en voyage et n’a que peu de temps mais si je peux vous être de quelque utilité...

– Non. C’est lui que je veux voir et c’est extrêmement important. Dites-lui, je vous prie, que j’en ai seulement pour quelques minutes !...

Doué d’une oreille sensible, Aldo reconnut aussitôt ce timbre doux et chantant : la belle lady Saint Albans qu’il avait trouvée dans le sillage de la Casati ! Intrigué, car il se demandait ce qu’elle pouvait bien lui vouloir, il commença par consulter sa montre, décida qu’il pouvait distraire un petit quart d’heure et alla rejoindre les deux femmes...

– Merci, Mina, de votre dévouement, mais je vais pouvoir accorder une entrevue à madame. Oh, très brève !... Voulez-vous me suivre dans mon cabinet, lady Saint Albans ?

Elle acquiesça d’une inclinaison de la tête et Morosini pensa qu’elle possédait décidément beaucoup de grâce.

– Eh bien ? fit-il après lui avoir offert un siège, quelle est cette affaire qui ne souffre aucun retard ? Ne pouvions-nous en parler tout à l’heure ?

– En aucun cas ! fit-elle catégorique. Je n’ai pas coutume de discuter sur une place publique de ce qui me tient à cœur...

– Je le conçois volontiers. Alors confiez-moi ce qui vous tient à cœur.

– Le bracelet de Mumtaz Mahal ! Je suis certaine que mon oncle vous l’a apporté tout à l’heure et je suis venue vous prier de me le vendre.

Bien qu’il fût surpris, Morosini ne broncha pas.

– Puis-je demander d’abord qui est votre oncle ? C’est un peu court comme signalement.

– Lord Killrenan, voyons ! Je suis surprise qu’il faille vous le préciser. Il est bien venu vous voir, ce matin, et le but de sa visite ne pouvait être que la vente du bracelet.

Le visage soudain sévère, Aldo se leva pour indiquer qu’il n’entendait pas poursuivre le dialogue.

– Sir Andrew était un grand ami de ma mère, lady Mary. Il veut bien me continuer cette amitié et jamais il n’a fait escale à Venise sans venir passer un moment chez nous. Comment sa nièce peut-elle ignorer ce détail ?

– Je ne suis sa parente que par alliance et je ne suis mariée que depuis un an. Je dois ajouter qu’il ne m’aime guère mais comme il n’aime personne, je n’ai pas à m’en offusquer...

– Sait-il votre présence à Venise ?

– Je me serais bien gardée de la lui révéler mais, ayant appris qu’il ferait escale ici avant de reprendre la route des Indes, je l’ai suivi, ajouta-t-elle avec un demi-sourire en levant ses beaux yeux gris sur son interlocuteur. Quant au bracelet...

– Je n’ai aucun bracelet, coupa Morosini, choisissant de s’en tenir aux ordres de son vieil ami : le joyau ne devait être vendu, à aucun prix, à l’un de ses compatriotes et Mary Saint Albans était anglaise. Sir Andrew est venu me dire adieu avant le grand voyage qu’il entreprend et dont il ignore quand il prendra fin.

– C’est impossible ! s’écria la jeune femme en se levant à son tour. J’ai la certitude qu’il emportait le bracelet avec lui et je jurerais qu’il vous l’a confié ! Oh, prince, je vous en prie : je donnerais tout ce que je possède pour ce bijou...

Elle était de plus en plus jolie et même assez touchante mais Aldo refusa de se laisser attendrir...

– Je vous l’ai dit, je sais seulement, de cet objet, que lors de sa dernière visite, il y a plus de quatre ans, sir Andrew avait voulu l’offrir à ma mère dont il était épris depuis de longues années mais elle l’a refusé. Ce qu’il a pu en faire depuis...

– Il l’a toujours, j’en suis certaine, et maintenant il est parti !...

Elle semblait vraiment désespérée, tordant ses mains dans un geste convulsif tandis que les larmes montaient à ses prunelles transparentes. Aldo ne savait que faire d’elle quand, soudain, elle vint vers lui presque à le toucher. Il put sentir son parfum, voir de tout près ses beaux yeux implorants :

– Dites-moi la vérité, je vous en conjure ! Vous êtes bien certain... qu’il ne vous l’a pas remis ?

Il faillit se fâcher, choisit de se mettre à rire :

– Mais quelle obstination ! Ce bijou doit être exceptionnel pour que vous souhaitiez vous l’approprier !

– Il l’est ! C’est une pure merveille.... mais il vous l’a au moins montré ?

– Mon Dieu, non ! fit Morosini avec désinvolture. Il se doutait bien que j’aurais le même désir que vous de l’acquérir. Savez-vous ce que je pense ?

– Vous avez une idée ?

– Oui... et qui lui ressemblerait assez : n’ayant pu offrir le joyau à celle qu’il aimait, il va le rapporter aux Indes. Voilà qui expliquerait bien ce nouveau voyage. Il va le rendre à Mumtaz Mahal... Autrement dit, le vendre à quelqu’un de là-bas.

– C’est vrai, soupira-t-elle. Ce serait assez dans sa manière. Dans ce cas, il me faut prendre d’autres dispositions...

– Songeriez-vous à lui courir après ?

– Pourquoi pas ? Pour se rendre aux Indes, il faut passer le canal de Suez et tous les navires font escale à Port-Saïd.

« Ma parole, elle est capable de se précipiter sur le premier bateau en partance, pensa Morosini. Il est temps de calmer le jeu ! »

– Soyez un peu raisonnable, lady Mary. Même si vous rejoignez sir Andrew en Egypte, vous n’aurez guère plus de chance d’obtenir de lui ce que vous voulez. À moins que vous ne lui ayez pas dit que vous souhaitiez posséder ce bijou ?

– Oh si, je lui ai dit ! Il m’a répondu qu’il n’était ni à vendre ni à donner et qu’il entendait le garder pour lui !

– Vous voyez bien !... Croyez-vous qu’il se montrera plus compréhensif à l’ombre d’un palmier qu’au bord de la Tamise ? Il faut vous résigner en songeant qu’il est bien d’autres joyaux au monde qu’une jeune femme riche peut s’offrir. À la limite, pourquoi ne pas le faire copier, à l’aide d’un dessin, par un joaillier ?

– Une copie n’aurait aucun intérêt ! C’est le vrai que je désire... parce qu’il était un présent d’amour...

Aldo commençait à trouver que l’entretien s’éternisait quand Mina, qui devait en penser tout autant, frappa discrètement et apparut :

– Veuillez me pardonner, prince, mais je vous rappelle que vous avez un train à prendre et que...

– Seigneur, Mina, j’allais l’oublier ! Merci de me le rappeler. Lady Saint Albans, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme, je suis obligé de prendre congé de vous, mais s’il m’arrivait d’avoir des nouvelles, je ne manquerais pas de vous les communiquer si vous voulez bien me donner une adresse...

– Ce serait aimable à vous !...

Elle semblait rassérénée, tira de son sac une petite carte qu’elle lui remit et, après quelques formules de politesse banales, quitta enfin le cabinet d’Aldo escortée par Mina.

Sa visiteuse partie, le prince réfléchit un instant. Quel dommage que cette vieille mule de Killrenan n’ait pas accepté de faire plaisir à sa jolie nièce ! Au fond, la destination normale d’un beau bijou se trouve sur la personne d’une femme ravissante beaucoup plus que dans le coffre-fort d’un collectionneur. Et comme il avait bon cœur, il rédigea un court message destiné à sir Andrew, lui demandant à mots couverts s’il ne révisait pas sa façon de penser en faveur de sa nièce. Mina s’arrangerait pour le faire parvenir à bord du Robert-Bruce lorsqu’il ferait escale à Port-Saïd. De toute façon, Aldo n’était nullement pressé de vendre ce petit trésor qu’il s’accorda le loisir d’aller contempler une dernière fois avant de monter se mettre en tenue de voyage et de rejoindre Zian dans le canot que le jeune homme maniait aussi bien que la gondole.

Un moment plus tard, il roulait vers la France.

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