CHAPITRE 4 LES VOYAGEURS DU NORD-EXPRESS


Odjadz... Odjadz !

Amplifié par le porte-voix, le timbre sonore du chef de gare invitait les voyageurs à monter en voiture. Le Nord-Express, qui, deux fois la semaine, se prolongeait de Berlin à Varsovie et retour, allait s’élancer, libérant sa vapeur, pour rayer l’Europe d’un trait d’acier bleu. Mille six cent quarante kilomètres couverts en vingt-deux heures vingt minutes !

Depuis deux années seulement, l’un des trains les plus rapides et les plus luxueux d’avant guerre reprenait ses parcours. Les blessures laissées par le conflit étaient nombreuses, douloureuses aussi, mais la communication entre les hommes, les villes, les pays, devait renaître. Le matériel ayant beaucoup souffert, on s’aperçut vite qu’il fallait le remplacer et, en cette année 1922, c’était la gloire de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens d’offrir à ses passagers de longues voitures neuves, couleur de nuit, ceinturées d’une bande jaune, tout juste sorties de chantiers anglais et pourvues d’un confort qui recueillait tous les suffrages.

Rencogné contre la fenêtre aux rideaux à demi tirés de son single, Morosini suivait des yeux, sur le quai, l’agitation des derniers instants. Le cri du chef de gare venait de tout figer. Des mains s’agitaient encore, et des mouchoirs, mais dans les regards il y avait cette espèce de tristesse des grands départs. On ne parlait plus guère – un mot, une recommandation ! – et c’était peu à peu le silence qui s’établissait. Le même qu’au théâtre lorsque le « brigadier » a frappé les trois coups.

Il y eut des claquements de portières puis un coup de sifflet strident et le train frémit, gémit comme s’il lui était douloureux de s’arracher à la gare. Avec une majestueuse lenteur, le convoi glissa sur les rails, la trépidation rythmée des boggies commença à se faire entendre, s’accéléra et enfin, sur un dernier coup de sifflet, triomphal celui-là, la locomotive s’élança dans la nuit en direction de l’ouest. On était parti et bien parti !

Avec une sensation de soulagement, Morosini se leva, ôta sa casquette et son pardessus qu’il jeta sur les coussins de velours brun et s’étira en bâillant. Cette journée passée à ne rien faire d’autre que tourner en rond dans une chambre d’hôtel l’avait fatigué plus que s’il avait couru pendant plusieurs heures au grand air. L’énervement en était la cause. Pas la peur. S’il avait choisi, en effet, de se conformer aux recommandations de Simon Aronov, c’est parce qu’il eût été insensé de ne pas les prendre au sérieux. La mort de son homme de confiance devait suffisamment contrarier – peut-être même peiner ! – le Boiteux pour risquer de lui faire perdre, quelques heures après, l’émissaire chargé de tous ses espoirs. Il avait donc bien fallu rester là, se priver du plaisir d’aller errer, le nez au vent, dans la Mazowiecka ou même s’attabler un moment à la taverne Fukier. Il est vrai que le temps, redevenu mauvais, avec cette fois de grandes rafales de pluie, n’engageait guère à la promenade, fût-elle sentimentale.

Alors, pour la véracité de son rôle, il s’était déclaré souffrant. On lui avait monté son déjeuner, des journaux, mais ni les Français ni les Anglais ne mentionnaient la mort du petit monsieur au chapeau rond. Quant aux quotidiens polonais qui peut-être lui auraient appris quelque chose, il était incapable d’en comprendre un traître mot. Cette disparition lui était plus pénible qu’il ne l’aurait cru. Élie Amschel était attachant, cultivé, et c’était toujours amusant de le voir arriver dans une salle des ventes avec son escorte de janissaires et sa mine paisible et souriante de fonctionnaire consciencieux. Ce drame était la preuve qu’il avait affaire à des gens sans scrupules et sans pitié. Si cela ne l’effrayait pas, il en conclut qu’il allait falloir prendre quelques précautions et regarder où il mettait les pieds. Quant aux circonstances de l’assassinat, il en apprendrait peut-être un peu plus à Paris auprès de ce Vidal-Pellicorne qui semblait être l’un des rouages importants de l’organisation du Boiteux.

Pour tuer le temps, il réclama un jeu de cartes, fit des patiences, regarda le mouvement de la place à travers les vitres. Cela lui permit d’être témoin, vers la fin de la matinée, du départ de Dianora au milieu d’un moutonnement de malles et de valises que la femme de chambre ne cessait de recompter. Toujours aussi dévotieux que la veille, le jeune Sigismond voltigeait autour d’elle comme un bourdon aux environs d’une rose. Pas une seule fois la jeune femme ne leva les yeux vers la façade de l’hôtel mais en y réfléchissant, il n’y avait aucune raison : n’était-il pas convenu entre eux de ne pas chercher à se revoir une fois la nuit achevée ? Ce départ fut la seule distraction un peu récréative de la trop longue journée et ce fut avec un vif soulagement qu’Aldo vit arriver l’heure de quitter sa prison pour se rendre à la gare.

Les formalités de départ accomplies avec le personnel de L’Europe, il décida que l’ère des précautions s’ouvrait. Aussi commença-t-il par refuser le fiacre qu’on lui offrait pour réclamer Boleslas qu’il avait aperçu dans la file. Celui-ci accourut avec empressement tandis que le voyageur pansait la blessure d’amour du cocher répudié avec quelques zlotys.

À peine installé, Morosini lui demanda si l’on parlait, dans les journaux, d’un assassinat commis la veille, ajoutant que le bruit en courait dans l’hôtel mais que ce pouvait être une erreur.

– Une erreur ? se récria Boleslas. Que non ! Une bien vilaine réalité au contraire. C’est le sujet de toutes les conversations aujourd’hui mais il faut dire aussi que le crime a été particulièrement affreux...

– À ce point ? murmura Morosini, qui ressentait dans la poitrine un désagréable pincement. Sait-on qui est la victime ?

– Pas vraiment. Il s’agit d’un Juif, ça c’est sûr, et on a retrouvé son corps à l’entrée du ghetto, entre les deux tourelles, mais pour l’identifier c’est plutôt difficile parce qu’il n’a plus de visage. En plus de ça, il a été torturé avant de mourir. Il paraît que c’était insoutenable à voir...

– Mais qui a pu faire une chose pareille ?

– C’est ça le mystère. Personne n’a la moindre idée. Les journaux parlent de l’Inconnu du quartier juif et j’ai idée que la police va avoir du mal à en savoir davantage.

– Il doit tout de même exister quelques indices ? Même la nuit quelqu’un a peut-être vu...

– Rien du tout ou alors il se taira. Vous savez, les gens ne sont pas très bavards, dans ce coin-là, parce qu’ils n’aiment pas avoir affaire à la police, même si ce n’est plus celle des Russes. Pour eux, elles se valent toutes.

– Je suppose qu’il y a tout de même une différence ?

– Sans doute mais comme jusqu’à présent, on les a laissés tranquilles, ils aiment autant que ça continue.

Que pouvait penser Simon Aronov à cette heure ? Peut-être regrettait-il de l’avoir appelé puisque, si discret qu’ait été le rendez-vous, il avait dû être observé, épié ?

En évoquant la silhouette du Boiteux, son visage à la fois ardent et grave, Aldo rejeta aussitôt cette idée de regret. Cet homme voué à une noble cause, ce chevalier d’un autre âge n’était pas de ceux qui se laissent impressionner par l’horreur – il la connaissait trop – ou par une mort de plus, fût-ce celle d’un ami. Le contrat tenait toujours sinon il aurait su, en quelques mots ajoutés à son message, y mettre fin. Quant à lui-même, il se sentait plus déterminé que jamais à donner l’aide que l’on réclamait de lui. Demain soir, il serait à Paris et, le jour suivant, il pourrait peut-être faire un premier point avec ce Vidal-Pellicorne. Avec un nom pareil, c’était à coup sûr un personnage hors du commun.

Le train roulait à travers la vaste plaine qui environnait Varsovie. En dépit du confort douillet de son compartiment, Morosini éprouva le besoin de sortir de cette boîte. Sa journée de claustration lui donnait envie de bouger, de voir du monde, ne fût-ce que pour éviter de trop penser au petit homme au chapeau rond. C’était idiot mais dès qu’il y pensait, il éprouvait comme une envie de pleurer...

À l’appel de la clochette annonçant le premier service, il se rendit au wagon-restaurant. Un maître d’hôtel révérencieux, en culotte courte et bas blancs, le conduisit à la seule place encore libre mais l’informa que les trois autres étaient réservées et qu’il aurait des compagnons...

– À moins que vous ne préfériez attendre le second service ? Il y aura un peu moins de monde...

– Ma foi non. J’y suis, j’y reste ! fit Morosini que l’idée de retrouver sa solitude, même pour une heure, n’enchantait pas. En revanche, l’atmosphère du wagon avec ses marqueteries brillantes, ses tables fleuries et éclairées par de petites lampes à abat-jour de soie orangée était tout à fait agréable. Les autres dîneurs étaient des hommes élégants il y avait deux ou trois jolies femmes.

Le problème réglé, il s’absorba dans la lecture du menu bien qu’il n’eût pas vraiment faim. La voix du maître d’hôtel s’exprimant en français lui fit lever les yeux :

– Monsieur le comte, mademoiselle, voici votre table. Comme je vous l’ai expliqué...

– Laissez, laissez, mon ami ! C’est très bien ainsi.

Aldo était déjà debout pour saluer les trois personnes qui allaient être ses compagnons pendant la durée du repas et retint juste à temps une exclamation de joyeuse surprise : devant lui se tenait la jeune désespérée de Wilanow, flanquée d’un homme aux cheveux gris, à la mine hautaine encore renforcée par le monocle logé dans son orbite ; le troisième personnage n’étant autre que Sigismond, le jeune agité qui, la veille, attendait Dianora dans le hall de L’Europe.

Le Vénitien allait se présenter quand Anielka réagit :

– N’avez-vous pas d’autre table ? demanda-t-elle au maître d’hôtel soudain très inquiet. Vous savez bien que nous n’aimons guère être en compagnie...

– Mais, mademoiselle, dès l’instant où monsieur le comte voulait bien se déclarer satisfait...

– C’est sans importance, coupa Morosini. Pour rien au monde je ne voudrais contrarier mademoiselle. Réservez-moi une place pour le second service !

Sa froide courtoisie cachait bien le regret qu’il éprouvait à devoir se retirer car soudain le voyage lui était apparu sous des couleurs beaucoup plus riantes mais puisque sa compagnie était désagréable à cette ravissante enfant – ravissante mais mal élevée ! -, il ne pouvait faire autrement que céder la place. Cependant sa bonne étoile devait se révéler efficace car l’homme au monocle protestait aussitôt :

– A Dieu ne plaise, monsieur, que nous vous obligions à interrompre votre repas !...

– Je n’ai pas encore commandé ; vous n’interrompez rien !

– Peut-être, mais nous sommes, je pense, entre gens de bonne compagnie et je vous demande d’excuser la grossièreté de ma fille. À cet âge on supporte mal les contraintes de la société.

– Une raison de plus pour ne pas les lui imposer.

Il saluait la jeune fille avec un sourire impertinent quand Sigismond jugea bon de se mêler du débat :

– Ne permettez pas à monsieur de s’éloigner, père ! C’est un ami de Mme Kledermann... le prince... le prince...

– Morosini ! compléta celui-ci, venant avec plaisir à son secours. Il me semblait bien vous reconnaître moi aussi.

– Dans ce cas l’affaire est entendue ! Ce sera un plaisir de dîner en votre compagnie, monsieur. Je suis le comte Roman Solmanski et voici ma fille Anielka. Je ne vous présente pas mon fils puisque vous le connaissez déjà...

On s’installa. Aldo céda son siège contre la fenêtre à la jeune fille qui l’en remercia d’un signe de tête. Son frère s’assit auprès d’elle tandis que le comte leur faisait face au côté de Morosini. Sigismond paraissait ravi de la rencontre et Aldo n’eut guère de peine à démêler pourquoi : amoureux de Dianora, il était enchanté de pouvoir parler d’elle avec quelqu’un qu’il croyait de ses familiers. Morosini, peu désireux de raconter ses affaires de cœur, le détrompa :

– Cela peut vous paraître étrange mais lorsque nous nous sommes rencontrés hier soir à l’hôtel, Mme Kledermann et moi nous ne nous étions pas vus depuis... la déclaration de guerre en 1914, fit-il en ayant l’air de chercher une date qu’il aurait eu du mal à oublier. Elle était alors veuve du comte Vendramin qui m’était un peu cousin et comme, vous le savez, elle est née danoise, elle rejoignait alors son pays et son père.

Pour la première fois, Anielka sortit du mutisme boudeur qu’elle observait depuis la décision paternelle :

– Pourquoi quittait-elle Venise ? Est-ce qu’elle ne s’y plaisait pas ?

– C’est à elle qu’il faudrait le demander, mademoiselle. Je suppose qu’elle lui préférait Copenhague. C’est assez normal, au fond, puisque celui qui l’y avait amenée n’était plus de ce monde.

– Ne l’aimait-elle pas assez pour vivre avec ses souvenirs ? Même pendant une guerre ?

– Encore une question à laquelle il m’est impossible de répondre. Les Vendramin passaient pour fort unis en dépit d’une grande différence d’âge...

Les jolies lèvres de la jeune fille eurent une moue dédaigneuse :

– Déjà ? On dirait que cette dame se fait une spécialité des hommes âgés. Le banquier suisse qu’elle a épousé n’est pas non plus de toute première jeunesse. En revanche, il est très riche. Est-ce que ce comte Vendramin l’était aussi ?

– Anielka ! coupa son père, je ne te savais pas si mauvaise langue. Tes questions frisent l’indiscrétion...

– Pardonnez-moi mais je n’aime pas cette femme !

– Quelle stupidité ! gronda son frère. Je suppose que tu la trouves trop belle ! C’est une femme merveilleuse ! N’est-ce pas, père ?

Celui-ci se mit à rire :

– Nous pourrions trouver un autre sujet de conversations. Si Mme Kledermann est « un peu » cousine du prince Morosini, il n’est guère courtois d’en débattre devant lui. Vous arrêtez-vous à Berlin, prince, ajouta-t-il en se tournant vers son voisin, ou bien continuez-vous jusqu’à Paris ?

– Je vais à Paris où je compte passer quelques jours.

– Eh bien, nous aurons le plaisir de votre compagnie jusqu’à demain soir.

Morosini acquiesça d’un sourire et la conversation dévia sur d’autres sujets mais, en fait, ce fut surtout le comte qui parla. Anielka, qui touchait à peine à son dîner, regardait le plus souvent par la fenêtre. Elle portait ce soir-là un manteau de kolinski d’un brun chaud sur une robe d’une simplicité quasi monacale relevée d’un collier d’or guilloché mais qui ne réclamait aucun autre ornement étant donné la grâce du corps charmant qu’elle renfermait. Une toque de même fourrure couronnait les cheveux doux et soyeux qui se tordaient sur la nuque fragile en un lourd chignon.

Un bien joli spectacle auquel Aldo se complaisait en écoutant d’une oreille distraite le comte parler de la rupture dramatique, survenue deux mois plus tôt sous la pression des glaces, d’une digue de l’Oder qui avait provoqué de graves inondations dans le nord du pays, ajoutant que c’était une vraie chance que la ligne de chemin de fer n’ait pas été touchée. Ce genre de propos n’appelait guère de réponse et laissait Aldo à sa contemplation. D’autant que de l’Oder le comte, d’un bond acrobatique, passait au Nil et à l’instauration de la royauté dans l’ancienne dépendance de l’empire ottoman désormais sous protectorat britannique. Le tout en se livrant au jeu passionnant de la politique-fiction et des prédictions sur les conséquences éventuelles.

Pendant ce temps, son voisin déplorait la trop visible tristesse d’Anielka. Tenait-elle tellement à ce Ladislas, passionné sans doute mais doué d’un évident mauvais caractère ? C’était aussi impensable que l’union de la carpe et du lapin. Cette fille ravissante et ce garçon quelconque ? Ce ne pouvait pas être bien sérieux...

Solmanski dissertait à présent sur l’art japonais en se réjouissant à l’avance de pouvoir visiter à Paris l’intéressante exposition qui devait avoir lieu au Grand Palais, célébrant avec un lyrisme inattendu chez lui les mérites comparés de la grande peinture de l’époque Momoyama – la plus admirable selon lui – et de celle de l’ère Tokugawa quand, soudain, le cœur d’Aldo battit un peu plus vite. Sous leurs grands cils baissés, les yeux de la jeune fille glissaient vers lui. Les longues paupières se relevèrent, laissant apparaître une poignante supplication comme si Anielka attendait de lui une aide, un secours. Mais de quel ordre ? L’impression fut profonde mais brève. Déjà le fin visage se fermait, retournait à son indifférence...

Lorsque le repas s’acheva, on se sépara en se promettant de se retrouver le lendemain pour le déjeuner. Le comte et sa famille se retirèrent les premiers, laissant Morosini un peu abasourdi par le long monologue qu’il venait de subir. Il s’aperçut alors qu’il n’en savait pas plus qu’avant sur la famille Solmanski et finit par se demander si ce bavardage incessant ne constituait pas une tactique : l’épisode Dianora une fois clos, il avait permis au comte de ne rien dire de lui-même et des siens : quand on ne peut pas placer une parole, les questions deviennent impossibles...

Autour de lui, les serveurs débarrassaient pour préparer le second service. Il se résigna donc à laisser la place, bien qu’il se fût volontiers attardé devant une nouvelle tasse de café. Cependant, avant de quitter le wagon, il arrêta le maître d’hôtel :

– Vous semblez bien connaître le comte Solmanski et sa famille.

– C’est beaucoup dire, Excellence ! Le comte fait assez souvent le voyage de Paris en compagnie de son fils mais en ce qui concerne Mlle Solmanska, je m’avais pas encore eu l’honneur de la rencontrer.

– C’est étonnant. Elle s’est adressée à vous avant le repas comme si elle était l’une de vos habituées ?

– En effet. J’en ai été surpris moi-même. Mais on peut tout accepter d’une aussi jolie femme, ajouta-t-il avec un sourire.

– Je partage votre avis. Il est dommage qu’elle soit si triste. L’idée d’aller à Paris ne semble pas l’enchanter. Dites-moi : en savez-vous un peu plus sur cette famille ? ajouta Morosini en faisant surgir d’un geste de prestidigitateur un billet au bout de ses doigts.

– Ce que l’on peut apercevoir quand on est un oiseau de passage. Le comte passe pour fortuné. Quant à son fils, c’est un joueur invétéré. Je suis certain qu’il est déjà à la recherche de quelques compagnons... auxquels j’oserai vous déconseiller de vous joindre...

– Pourquoi ? Il triche ?

– Non, mais s’il est charmant et d’une grande générosité quand il gagne, il devient odieux, brutal et agressif s’il lui arrive de perdre. En outre, il boit.

– Je suivrai votre avis. Un mauvais joueur est un être détestable.

Non sans regrets d’ailleurs : une partie de bridge ou de poker eût été un agréable passe-temps, mais il était tout de même plus prudent d’y renoncer, se prendre de querelle avec le jeune Solmanski n’étant pas le bon moyen de se concilier sa sœur. Étouffant un soupir, Morosini regagna son single où l’on avait fait le lit pendant son absence. Avec son éclairage électrique adouci par des verres dépolis, sa moquette moelleuse sous les pieds, ses marqueteries d’acajou, ses cuivres brillants et son armoire-lavabo, l’étroite cabine où s’attardait encore l’odeur du neuf et où le chauffage bien réglé entretenait une douce chaleur invitait au repos. Peu habitué à se coucher si tôt, Morosini n’avait pas sommeil. Il choisit de rester un moment dans le couloir pour fumer une ou deux cigarettes.

Non que le paysage fût récréatif : il faisait nuit noire et, en dehors des rafales de pluie qui flagellaient les vitres, on ne voyait rien sinon, par instants, une lampe fugitive, un signal lumineux ou quelques pâles lucioles qui devaient être les feux d’un village. Le conducteur qui sortait d’un compartiment salua poliment son voyageur et lui demanda s’il désirait quelque chose. Aldo eut envie de lui demander où se trouvait logée la famille Solmanski mais pensa aussitôt que cela ne lui servirait à rien et répondit par la négative. Le fonctionnaire en uniforme marron se retira en lui souhaitant une bonne nuit, alla rejoindre le siège qui lui était réservé à l’autre bout du wagon et se mit à écrire dans un grand carnet. À ce moment, plusieurs personnes passèrent bruyamment en se rendant au wagon-restaurant et l’une d’elles, un gros homme en costume à carreaux, déséquilibré par le balancement du train, écrasa le pied de Morosini, bredouilla une vague excuse avec un rire bête et continua son chemin. Dégoûté et peu désireux d’en subir autant au retour, Aldo rentra chez lui, ferma sa porte, tira son verrou et entreprit de se déshabiller. Il passa un pyjama de soie, des pantoufles, une robe de chambre, et ouvrit son armoire-lavabo pour se laver les dents. Après quoi, il s’étendit sur sa couchette pour essayer de lire un magazine allemand acheté en gare qu’il ne tarda pas à trouver d’autant plus assommant qu’il n’arrivait pas à fixer son attention sur les malheurs du deutschmark alors en chute libre. Entre le texte et lui, c’était le regard d’Anielka qu’il revoyait sans cesse. Avait-il rêvé l’appel de détresse qu’il avait cru y lire ? ... Mais en ce cas, que pouvait-il faire ?

À force d’y songer sans trouver de réponse valable, il se laissait gagner par l’assoupissement quand un bruit léger le réveilla. Il tourna la tête vers la porte dont il vit la poignée bouger, s’arrêter, bouger encore comme si la personne qui était derrière hésitait. Aldo crut entendre une petite plainte faible, une sorte de sanglot contenu...

D’un bond silencieux il fut debout, tira le verrou sans faire de bruit et ouvrit d’un coup sec : il n’y avait personne.

Il s’avança dans le couloir où les lumières étaient déjà atténuées, ne vit rien du côté du conducteur qui avait dû s’absenter mais, de l’autre, il aperçut une femme enveloppée d’un peignoir blanc qui s’éloignait en courant. Une femme dont les longs cheveux clairs tombaient presque jusqu’à la taille et qu’il reconnut d’instinct : Anielka !

Le cœur battant, il s’élança sur ses pas, envahi par un espoir fou : se pouvait-il qu’elle fût venue jusque chez lui au risque d’encourir la colère de son père ? Fallait-il qu’elle fût malheureuse car, jusqu’à présent, il doutait beaucoup de lui être seulement sympathique...

Il l’atteignit au moment où, secouée de sanglots, elle s’efforçait d’ouvrir la portière dans l’évidente intention de se précipiter au-dehors.

– Encore ? gronda-t-il. Mais c’est une manie !

Une lutte s’ensuivit, courte parce que trop inégale, cependant Anielka fournissait une défense honorable au point que Morosini hésita une fraction de seconde à la frapper pour la mettre K.-O., mais elle mollit juste à temps pour éviter un bleu au menton.

– Laissez-moi, balbutiait-elle, laissez-moi... Je veux mourir...

– Nous en reparlerons plus tard ! Allons, venez avec moi pour vous remettre un peu... et puis vous me direz ce qui ne va pas.

Il la ramena en la soutenant le long du couloir. Ce que voyant, le conducteur accourut :

– Que se passe-t-il ? Est-ce que mademoiselle est malade ?

– Non, mais vous avez failli avoir un accident ! Allez me chercher un peu de cognac ! Je la ramène chez moi...

– Je vais faire prévenir sa femme de chambre, e est dans la voiture suivante...

– Non... non, par pitié !..., gémit la jeune fille, Je...je ne veux pas la voir !

Avec autant de précautions que si elle eût été en porcelaine, Aldo fit asseoir Anielka sur sa couchette et mouilla une serviette pour lui rafraîchir le visage, puis il lui donna à boire un peu de l’alcool parfumé rapporté par le conducteur avec une célérité digne d’éloges. Elle se laissait faire comme une enfant qui, après une longue errance dans les ténèbres glacées, vient de trouver enfin un endroit chaud et éclairé pour s’y abriter. Elle était ainsi infiniment touchante et aussi jolie que d’habitude, grâce à ce privilège de la grande jeunesse que les larmes n’arrivent pas à enlaidir. Finalement, elle poussa un énorme soupir.

Vous devez me prendre pour une folle ? articula-t-elle.

Pas vraiment. Plutôt pour quelqu’un de malheureux... C’est toujours le souvenir de ce garçon qui vous obsède ?

– Bien sûr... Si vous saviez que vous ne reverrez plus jamais celle que vous aimez, ne seriez-vous pas désespéré ?

– C’est peut-être parce que j’ai vécu, jadis, quelque chose d’analogue que je peux vous dire qu’on n’en meurt pas. Même en temps de guerre !

– Vous êtes un homme et je suis une femme : cela fait toute la différence. Je suis persuadée que

Ladislas, lui, n’a pas la moindre envie de se supprimer. Il a sa « cause »...

– Et c’est quoi cette cause ? Le nihilisme, le bolchevisme ? ...

– Quelque chose comme ça ! Je n’y connais rien, moi. Je sais qu’il déteste les gens nobles ou riches, qu’il veut l’égalité pour tous...

– Et que ce genre d’existence ne vous tentait pas ? C’est pourquoi vous avez refusé de le suivre ? ...

Les grands yeux dorés considérèrent Morosini avec une admiration craintive.

– Comment pouvez-vous le savoir ? Nous parlions polonais à Wilanow...

– Sans doute, mais votre pantomime était fort expressive et je ne peux pas vous donner tort : vous n’êtes pas faite pour une vie de taupe assoiffée de sang.

– Vous n’y comprenez rien ! s’écria-t-elle, son ancienne agressivité retrouvée. Le rejoindre dans sa pauvreté ne me faisait pas peur. Quand on s’aime, on doit pouvoir être heureux dans une mansarde. Si je n’ai pas accepté, c’est parce que je me suis rendu compte qu’en allant habiter avec lui je le mettrais en danger... S’il vous plaît, donnez-moi encore un peu de cognac : j’ai... j’ai très froid !

Aldo se hâta de la servir puis, ôtant sa pelisse du portemanteau, il la lui posa sur les épaules.

– Ça va mieux ? demanda-t-il.

Elle le remercia d’un sourire un peu tremblant,

qui acheva de le faire fondre tant il était frais, fragile, timide, délicieux...

– Beaucoup mieux, merci ! Vous avez une certaine tendance à vous mêler de ce qui ne vous regarde pas mais vous êtes tout de même très gentil.

– C’est agréable à entendre. J’ajoute que je ne regrette pas d’être intervenu par deux fois dans votre vie et que je suis prêt à recommencer. Mais revenons à votre ami : pourquoi dites-vous qu’en allant vivre avec lui vous lui feriez courir un danger ?

Fidèle à ce qui semblait une habitude, elle répondit par une question :

– Que pensez-vous de mon père ?

– Vous m’embarrassez. Que puis-je penser d’un homme que je viens de rencontrer pour la première fois ? Il a grand air, des manières et une courtoisie parfaites. Il est intelligent, cultivé... très au fait des événements extérieurs. Pas très commode peut-être ? ajouta-t-il en évoquant la figure granitique et les yeux pâles du comte sous le reflet du monocle et son maintien empreint de morgue qui l’apparentaient davantage à un officier prussien qu’à ces nobles polonais dont l’élégance naturelle se teintait souvent de romantisme.

– Le terme est faible. C’est un homme redoutable contre lequel il vaut mieux ne pas entrer en lutte. Si j’avais suivi Ladislas, il nous aurait retrouvés et... Je n’aurais jamais revu celui que j’aime. En cette vie tout au moins...

– Vous voulez dire qu’il l’aurait tué ?

– Sans hésiter... et moi aussi s’il avait acquis la certitude que je n’étais plus vierge... !

– Il vous aurait... votre propre père ? s’exclama Aldo abasourdi. Est-ce qu’il ne vous aime pas ?

– Si. À sa manière. Il est fier de moi parce que je suis très belle et qu’il voit en moi la meilleure manière de rétablir une fortune qui n’est plus ce qu’elle était. Que croyez-vous que nous allons faire à Paris ?

– En dehors de visiter l’exposition japonaise, je n’en ai pas la moindre idée.

– Me marier. Je ne reviendrai plus en Pologne... du moins en tant d’Anielka Solmanska. Je dois épouser l’un des hommes les plus riches d’Europe. Vous comprenez à présent pourquoi j’ai voulu mourir... je veux toujours mourir ?

– Nous voilà revenus à notre point de départ ! soupira Morosini. Tenez-vous à être déraisonnable ? Vous avez la vie devant vous et elle peut être aussi belle que vous. Peut-être pas maintenant mais plus tard !

– De toute façon pas dans les circonstances actuelles.

– Vous en êtes persuadée parce que votre esprit et votre cœur ne sont emplis que de ce Ladislas, mais cet homme à qui l’on vous marie, êtes-vous bien sûre de ne jamais arriver à l’aimer ?

– C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre : je ne le connais pas.

– Mais lui vous connaît sans doute d’une façon ou d’une autre et il doit souhaiter vous rendre heureuse ?

– Je ne crois pas qu’il m’ait vue autrement qu’en photographie. Je l’intéresse parce que je lui apporte en dot un bijou de famille qu’il souhaite acquérir depuis longtemps. Il paraît néanmoins que je lui plais...

– Qu’est-ce que cette histoire ? souffla Morosini abasourdi. On vous épouse à cause de votre dot ?

us ne me ferez pas croire que l’on ait osé faire de vous une sorte de... prime à l’acheteur ? Ce serait monstrueux.

Soudain très calme, elle planta son regard lumineux dans celui de son compagnon tout en achevant son verre. Elle eut même un petit sourire dédaigneux.

– Et pourtant c’est ainsi. Ce... financier offrait un grand prix pour le joyau ; mon père lui a fait savoir que, venant de ma mère, il ne lui appartenait pas et qu’aux termes des dernières volontés de celle-ci je ne devais en aucun cas m’en séparer. La réponse est venue d’elle-même : il a dit « j’épouse » et il va m’épouser. Que voulez-vous, c’est sans doute un collectionneur impénitent. Vous ne savez pas ce que c’est, vous, que cette maladie... car c’en est une !

– Que je peux comprendre puisque j’en suis atteint moi aussi... mais pas à ce point-là. Et votre père a accepté ?

– Bien sûr ! Il guigne la fortune de l’autre et le contrat de mariage m’en assurera une belle partie... sans compter l’héritage : il est nettement plus vieux que moi. Il doit avoir... au moins votre âge ! Peut-être un peu plus : je crois qu’il a cinquante ans...

– Laissez donc mon âge tranquille ! bougonna Aldo plus amusé que vexé. Il est évident qu’aux yeux de cette gamine ses tempes légèrement argentées devaient lui donner des airs de patriarche. À présent, que comptez-vous faire ? Essayer l’eau de la Seine quand vous seriez arrivée à Paris ? Ou vous jeter sous les roues du métropolitain ?

– Quelle horreur !

– Vous trouvez ? Que croyez-vous qui se serait passé si vous aviez réussi à ouvrir la portière tout à l’heure ? Le résultat aurait été exactement le même : vous pouviez glisser sous les roues... ou demeurer infirme ! Le suicide est un art, ma chère, si l’on tient à laisser derrière soi une image supportable...

– Taisez-vous !...

Elle était devenue si pâle qu’il se demanda s’il ne devait pas appeler le conducteur pour lui commander une nouvelle ration d’alcool, mais elle ne lui laissa pas le temps d’en décider :

– Voulez-vous m’aider ? demanda-t-elle soudain. Par deux fois, vous vous êtes mis entre mes projets et moi, d’où je conclus que vous me portez un peu d’intérêt ? Dans ce cas, vous devez souhaiter venir à mon secours ?

– Je souhaite vous aider, bien sûr. Si toutefois c’est en mon pouvoir...

– Une réticence, déjà ?

– Ce n’est pas cela : si vous avez une suggestion, exposez-la et nous en discuterons.

– À quelle heure le train arrive-t-il à Berlin ?

– Vers quatre heures du matin, je crois. Pourquoi me demandez-vous ça ?

– Parce que ce sera ma seule chance. À cette heure-là, tout le monde dormira dans ce sleeping...

– Sauf le conducteur, les voyageurs qui descendront et ceux qui monteront, fit Morosini que la tournure de la conversation commençait à inquiéter. Qu’est-ce que vous avez en tête ?

– Une idée simple et facile : vous m’aidez à quitter ce train et nous disparaissons ensemble dans la nuit...

– Vous voulez que...

– Que nous partions ensemble, vous et moi. Ce serait une folie je le sais, mais est-ce que je ne vaux pas une folie ? Vous pourrez même m’épouser si vous le voulez.

Il eut un éblouissement, tandis que son imagination lui offrait toute une galerie de tableaux charmants : elle et lui fuyant au fond d’une voiture jusqu’à Prague pour y rejoindre un train qui les mènerait à Vienne puis à Venise où elle deviendrait sienne... Quelle adorable princesse Morosini elle serait ! Le vieux palais serait tout illuminé de sa blondeur... Seulement cet avenir romanesque relevait du rêve plus que de la réalité et il vient toujours un moment où le rêve prend fin et où l’on retombe d’autant plus douloureusement que l’on est monté plus haut. Anielka était sans doute la tentation la plus séduisante qui lui soit advenue depuis longtemps. Son image lui avait permis de lutter à armes égales avec Dianora, mais une autre image effaça subitement son ravissant visage : celle d’un petit homme vêtu de noir étendu dans une mare de sang, un petit homme qui n’en avait plus, lui, de visage, et puis l’écho d’une voix profonde et suppliante qui n’avait jamais prononcé les paroles qu’Aldo entendait :

– À présent, je n’ai plus que vous. N’abandonnez pas ma cause !

Or quelque chose lui soufflait qu’en s’enfuyant avec la jeune fille, il tournait le dos à l’homme du ghetto et renonçait peut-être à démasquer un jour l’assassin de sa mère. L’aimait-il assez pour en arriver là ? ... L’aimait-il seulement ? Elle lui plaisait, l’attirait, excitait son désir, mais, comme elle le disait, il n’avait plus l’âge des amours romanesques...

Son silence impatienta la jeune fille.

– C’est tout ce que vous trouvez à dire ?

– Vous admettrez avec moi qu’une telle proposition mérite réflexion. Quel âge avez-vous, Anielka ?

– Celui d’être malheureuse... J’ai dix-neuf ans !

– C’est bien ce que je craignais. Savez-vous ce qui se passerait si je me laissais aller à vous enlever ? Votre père serait en droit de me traîner devant n’importe quel tribunal de n’importe quel pays d’Europe pour incitation à la débauche et détournement de mineur.

– Oh, il ferait même beaucoup mieux que ça : il est capable de vous loger une balle dans la tête... – À moins que je ne l’en empêche en le trucidant le premier, ce qui nous mettrait dans une situation des plus cornéliennes...

— Si vous m’aimiez, quelle importance !

Ineffable inconscience de la jeunesse ! Aldo se sentit tout à coup beaucoup plus vieux.

– Ai-je dit que je vous aimais ? fit-il avec une grande douceur. Si je vous disais ce que vous m’inspirez vous seriez sans doute... très choquée ! Mais redescendons sur terre si vous le voulez bien et tâchons d’examiner la situation avec plus de réalisme...

– Vous ne voulez pas descendre à Berlin avec moi ?

– Ce serait la plus redoutable folie que nous puissions commettre. L’Allemagne actuelle est le. pays le moins romantique de l’univers...

– Alors je descendrai sans vous ! fit-elle, butée.

– Ne dites donc pas de sottises ! Pour l’instant, la seule chose intelligente à faire est de rentrer dans votre compartiment et d’y prendre quelques bonnes heures de repos. Moi, j’ai besoin de réfléchir. Il se peut qu’à Paris je puisse vous aider, alors qu’en Allemagne je ne pourrais même pas m’aider moi-même.

– C’est bien ! Je sais ce qu’il me reste à faire... Elle s’était levée, rejetait la pelisse avec colère et s’élançait vers la porte. Il l’attrapa au vol, la maîtrisa une fois de plus en la serrant contre lui :

– Cessez de vous conduire comme une enfant et sachez ceci : c’est facile de vous aimer... trop facile peut-être et plus je vous connais moins je supporte l’idée de votre mariage...

– Si je pouvais vous croire ? ...

– Croirez-vous ceci ?

Il l’embrassa avec une ardeur, une avidité qui le surprirent. L’impression de boire à une source fraîche après une course sous le soleil, de plonger son visage dans un bouquet de fleurs... Après une brève résistance, Anielka s’abandonna avec un petit soupir heureux, laissant son jeune corps épouser celui de son compagnon. Ce fut ce qui la sauva d’être jetée sur la couchette et traitée comme n’importe quelle fille dans une ville prise d’assaut. Une sorte d’alarme se déclencha dans le cerveau d’Aldo : il l’arracha de lui.

– C’est bien ce que je disais, fit-il avec un sourire qui acheva de désarmer la jeune fille. C’est la chose la plus naturelle du monde que vous aimer ! À présent, allez dormir et promettez que nous nous reverrons demain !... Allons ! Promettez !

– Je vous le jure !...

Ce fut elle, cette fois, qui effleura de ses lèvres celles d’Aldo dont la main faisait alors jouer le verrou avant d’ouvrir la porte. Et ce fut au moment où elle la franchissait qu’elle se trouva nez à nez avec son père. Poussant alors un faible cri, elle voulut refermer le battant mais déjà Solmanski était entré.

On aurait pu s’attendre à une explosion de fureur : il n’en fut rien. Solmanski se contenta de toiser sa fille qui tremblait à présent comme une feuille au vent et d’ordonner :

– Rentre chez toi et n’en bouge plus ! Wanda t’attend et elle a ordre de ne plus te quitter de jour ni de nuit !

– C’est impossible, balbutia la jeune fille. Il n’y a qu’une couchette et...

– Elle couchera par terre. Pour une nuit elle n’en mourra pas et ainsi je suis certain que ta porte ne l’ouvrira plus ! Va maintenant !

Tête basse, Anielka sortit du compartiment, laissant son père en face d’un Morosini plus désinvolte qu’on aurait pu l’attendre en pareilles circonstances : il était en train d’allumer une cigarette et prit d’ailleurs l’initiative d’ouvrir le feu :

– Bien que les faits apparents ne plaident guère en ma faveur, je peux vous assurer que vous vous méprenez sur ce qui vient de se passer ici. Cependant, je suis à votre disposition, conclut-il froidement.

Un sourire goguenard détendit un peu le visage granitique du Polonais :

– En d’autres termes, vous êtes prêt à vous battre pour une faute que vous n’avez pas commise ?

– Exactement !

– Ce ne sera pas nécessaire et je ne vais pas davantage vous intimer l’ordre d’épouser ma fille. Je sais ce qui s’est passé.

– Comment est-ce possible ?

– Le conducteur. Tout à l’heure, j’ai voulu dire un mot à Anielka. Je me suis rendu chez elle et, ayant trouvé sa cabine vide, j’ai interrogé cet employé. Il m’a appris que vous aviez été amené à empêcher ma fille de commettre un acte irréparable et, ensuite, aviez tenté de la réconforter. Ce sont donc des remerciements que je vous dois. Je vous les adresse, ajouta-t-il du ton dont il eût annoncé qu’il allait envoyer ses témoins. Cependant, j’ai besoin de savoir comment Anielka justifie son geste à vos yeux.

– Ses gestes ! rectifia Morosini. C’est la seconde fois que j’empêche la jeune comtesse de se détruire : visitant avant-hier le château de Wilanow, j’ai eu la chance de la retenir au moment où elle allait plonger dans la Vistule. Je crois que vous devriez lui porter plus d’attention : vous la conduisez à un mariage qui la désespère.

– Cela ne durera pas. L’homme que je lui destine a tout ce qu’il faut pour être le meilleur des époux et il est loin d’être répugnant ! Plus tard, elle admettra que j’avais raison. Pour l’instant, elle s’est entichée d’une espèce d’étudiant nihiliste dont elle ne peut attendre que des déboires et peut-être le malheur... Vous savez ce qu’il en est de ces amours adolescentes ?

– Sans doute, mais elles peuvent devenir dramatiques.

– Soyez sûr que je veillerai à ce qu’aucun... drame ne se reproduise. Merci encore !...Ah ! puis-je vous demander de ne pas ébruiter l’incident de ce soir ? Demain, ma fille sera servie chez elle, ce qui vous évitera des rencontres embarrassantes...

– Il est bien inutile de me demander le silence, dît Morosini avec raideur. Je ne suis pas de ceux qui clabaudent. De votre côté, si vous n’avez plus rien à me dire, nous pourrions en rester là.

– C’est exactement ce que je souhaite. Bonne nuit, prince !

– Bonne nuit !

Quand le Nord-Express entra en gare de Berlin-Friedrichstrasse, la gare centrale où il devait s’arrêter une demi-heure, Morosini passa un pantalon, se chaussa, endossa sa pelisse et descendit sur le quai. Derrière ses rideaux tirés, le train était silencieux. La nuit, à cette heure la plus noire, était froide, humide, aussi peu propice que possible à la promenade, pourtant, incapable de chasser de son esprit une sourde inquiétude, Morosini arpenta le quai avec conscience, épiant les mouvements ou plutôt l’absence de mouvements des différents compartiments jusqu’à ce que le conducteur vînt lui dire que l’on allait repartir. Et ce fut avec une vive satisfaction qu’il retrouva la douce chaleur de son logis roulant et le confort de sa couchette dans laquelle il se glissa en poussant un soupir de soulagement.

Anielka devait dormir à poings fermés et il se hâta d’en faire autant.

En dépit des distractions offertes par les passages en douane, la traversée de l’Allemagne par Hanovre, Düsseldorf et Aix-la-Chapelle puis de la Belgique par Liège et Namur et enfin du nord de la France par Jeumont, Saint-Quentin et Compiègne sous un ciel uniformément gris et pleurard lui parut d’une grande monotonie. Il n’y avait que très peu de monde au wagon-restaurant quand il prit son petit déjeuner et, comme au repas de midi il choisit le second service pour avoir la faculté de s’attarder un peu, il ne rencontra pas les Solmanski. Il aperçut le jeune Sigismond en train de se disputer dans le couloir avec un voyageur belge. Le beau jeune homme semblait d’une humeur exécrable : s’il avait joué, cette nuit, il avait dû perdre. Quant à Anielka, elle demeura invisible ainsi que son père l’avait annoncé. Aldo le regretta : c’était une vraie joie de contempler son ravissant visage...

Aussi se hâta-t-il de descendre quand le train acheva sa longue course en gare du Nord à Paris. Il alla se poster à l’entrée du quai puis, à l’abri d’un des énormes piliers de fer, il attendit que le flot de voyageurs s’écoule. Ignorant où devaient descendre les Solmanski, il espérait pouvoir les suivre. Autre chose l’intriguait aussi, le nom du futur époux. Anielka avait dit : l’un des hommes les plus riches d’Europe. Il ne s’agissait pas d’un Rothschild. En bonne Polonaise, la jeune fille devait être catholique ?

Ces pensées charmèrent la longueur de l’attente. Ceux qu’il guettait ne se pressaient pas de paraître. Et soudain, il les vit venir, suivis de Bogdan et d’une femme de chambre, entourés d’un grand concours de porteurs, et aussi de curieux attirés par une élégance véritablement insolite en dehors des voyages officiels. Les hommes étaient en jaquette et chapeau haut de forme. Quant à la jeune fille, coiffée d’un charmant tricorne en velours enveloppé d’une voilette, elle était une symphonie de velours et de renard bleu. Elle était si belle qu’il ne put se retenir d’avancer un peu pour mieux l’admirer.

Et soudain, il reçut un véritable choc : dans l’ouverture du grand col de fourrure, tout contre le cou délicat, un joyau fastueux brillait de tous ses feux d’un bleu profond, un pendentif qu’il reconnaissait trop bien : le saphir wisigoth, celui dont il avait, dans sa poche, la copie fidèle...

Ce fut si brutal qu’il dut s’appuyer un instant à son pilier et se secouer pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Et puis la surprise fit place à la colère et il oublia qu’il était sur le point d’aimer cette femme qui osait se parer d’une pierre volée au prix d’un meurtre, d’un « bijou rouge », selon le langage des receleurs qui refusent le plus souvent de toucher un objet pour lequel on a tué. Et elle avait eu l’audace incroyable d’affirmer que le saphir venait de sa mère, alors qu’elle ne pouvait ignorer ce qui se trouvait ou non dans les biens familiaux...

Sa courte défaillance sauva Morosini d’un geste irréfléchi. N’eût-il écouté que son indignation et sa fureur qu’il se fût précipité sur la jeune fille pour lui arracher le pendentif et lui cracher son mépris, mais la sagesse lui revint à temps. Ce qu’il fallait, à présent, c’était savoir où se rendaient ces gens et ensuite les surveiller de près. Saisissant les valises qu’il n’avait confiées à aucun bagagiste, il s’élança à la suite du trio.

Ce n’était pas difficile : les chapeaux brillants des deux hommes voguaient au-dessus des têtes. Arrivé devant la gare, Morosini les vit se diriger vers une somptueuse Rolls-Royce avec chauffeur et valet de pied près de laquelle attendait un jeune homme aux allures de secrétaire. Pendant ce temps, les serviteurs et le ballet des porteurs obliquaient en direction d’un vaste fourgon destiné aux bagages.

Aldo, pour sa part, courut vers un taxi dans lequel il se jeta avec ses valises en ordonnant :

– Suivez cette voiture et surtout ne la lâchez sous aucun prétexte !

Le chauffeur tourna vers lui une paire de moustaches à la Clemenceau et un œil goguenard :

– Vous êtes de la police, vous ? Vous n’en avez pas l’air.

– Ce que je suis est sans importance. Faites ce que je dis, vous ne le regretterez pas !

– Craignez rien ! On y va, mon prince...

Et le taxi, virant avec une maestria et une rapidité qui faillirent précipiter son passager sur le plancher, se mit en devoir de suivre la grande voiture.

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