CHAPITRE 3 JARDINS DE WILANOW !


Quand il mit le nez à la fenêtre, le lendemain matin, Aldo eut peine à en croire ses yeux. Par la magie d’un rayonnant soleil, la ville d’hier, frileuse, mélancolique et grise, s’était muée en une capitale pleine de vie et d’animation, cadre séduisant d’un peuple jeune et ardent vivant avec passion la réunification de sa vieille terre, glorieuse, indomptable mais trop longtemps déchirée. Depuis quatre ans, la Pologne respirait l’air vivifiant de la liberté et cela se sentait. Aussi fut-elle soudain chère au visiteur indifférent de la veille. Peut-être parce que, ce matin, elle lui rappelait l’Italie. La grande place qui s’étendait entre l’hôtel de l’Europe et une caserne en pleine activité ressemblait assez à une piazza italienne. Elle était peuplée d’enfants, de cochers de fiacre et de jeunes officiers promenant leurs sabres encombrants avec la même gravité que leurs confrères de la Péninsule.

Pressé soudain de se mêler à cet aimable brouhaha et de grimper dans l’un de ces fiacres, Morosini hâta sa toilette, engloutit un petit déjeuner qui lui parut regrettablement occidental et, dédaignant la toque de fourrure de la veille, sortit dans la lumière blonde.

Tandis qu’il descendait, il avait pensé un moment aller à pied, mais il changea d’avis à nouveau : s’il voulait avoir une vue d’ensemble, le mieux était de prendre une voiture, et il indiqua au portier galonné qu’il désirait voir la ville :

– Trouvez-moi un bon cocher ! recommanda-t-il.

L’homme aux clefs s’empressa de héler un fiacre de belle apparence pourvu d’un cocher ventripotent, jovial et moustachu, qui lui offrit un sourire édenté mais radieux quand il lui demanda dans la langue de Molière de lui montrer Varsovie.

– Vous êtes français, monsieur ?

– À moitié. En réalité, je suis italien.

– C’est presque la même chose. Ça va être un plaisir de vous montrer la Rome du Nord !... Vous saviez qu’on l’appelait comme ça ?

– Je l’ai entendu dire mais je ne comprends pas. J’ai fait quelques pas hier soir et il ne m’a pas semblé qu’il y eût beaucoup de vestiges antiques.

– Vous comprendrez tout à l’heure ! Boleslas connaît la capitale comme personne !

– J’ajoute qu’il parle très bien le français.

– Tout le monde parle cette belle langue ici. La France, c’est notre seconde patrie ! En avant !

Ayant dit, Boleslas enfonça sur sa tête sa casquette de drap bleu ornée d’une sorte de couronne de marquis en métal argenté, claqua des lèvres et mit son cheval en marche. Comme tous les cochers de fiacre, il portait plusieurs chiffres en fonte accrochés à un bouton placé près de son col et qui lui pendaient sur le dos comme une étiquette. Intrigué, Morosini lui demanda la raison de ce curieux affichage !

– Un souvenir du temps où la police russe sévissait ici, grogna le cocher. C’était pour mieux nous repérer. Un autre souvenir, c’est les lanternes que vous avez dû voir le soir accrochées devant les maisons. Comme on a l’habitude, on n’a rien changé...

Et la visite commença. Au fur et à mesure qu’elle se déroulait, Morosini appréciait davantage le choix de son portier. Boleslas semblait connaître chacune des maisons devant lesquelles on passait. Surtout les palais, qui donnèrent au visiteur la clef du surnom de Varsovie : il y en avait ici autant qu’à Rome. Tout au long de la Krakowskie Przedmiescie, la grande artère de la ville, ils se côtoyaient ou se faisaient face, certains bâtis par des architectes italiens mais sans le côté massif des grandes demeures romaines. Construits souvent sur plan rectangulaire, flanqués de quatre pavillons, vestiges d’anciens bastions fortifiés, ils possédaient de vastes cours et de hauts toits couverts de cuivre verdi qui ne contribuaient pas peu au charme coloré de la ville. Boleslas montra les palais Tepper où Napoléon rencontra Maria Walewska et dansa avec elle une contredanse, Krasinsski où le futur maréchal Poniatowski fit bénir les drapeaux des nouveaux régiments polonais, Potocki où Murat donna des fêtes superbes, Soltyk où séjourna Cagliostro, Pac, ambassade de France sous Louis XV, où se cacha Stanislas Leczinski, le futur beau-père du roi, Miecznik dont la dame fut l’inspiratrice de Bernardin de Saint-Pierre. Aldo finit par protester :

– Vous êtes bien sûr de ne pas être en train de me faire visiter Paris ? fit-il. Il n’est question que de la France et des amours des Français...

– Mais parce que entre la France et nous c’est une histoire d’amour qui dure, et ne me dites pas qu’un Italien n’aime pas l’amour ? Ce serait le monde à l’envers...

– Le monde restera à l’endroit : j’y suis aussi sensible que mes compatriotes mais, pour l’instant, j’aimerais visiter le château.

– Vous avez le temps avant le déjeuner. Vous pourrez voir aussi la maison de Chopin et celle de la princesse Lubomirska, une femme charmante qui, par amour, est allée se faire exécuter en France pendant la Révolution.

– Encore l’amour ?

– Vous n’y échapperez pas. Cet après-midi, si vous me faites toujours confiance, je vous emmènerai voir sa maison : le château de Wilanow, construit par notre roi Sobieski pour son épouse... française.

– Pourquoi pas ?

À midi, le voyageur choisit de déjeuner dans la cukierna de la place du château, une pâtisserie dont la terrasse fleurie surplombait la rue. Des jeunes filles vêtues comme des infirmières lui servirent un assortiment de choses délicieuses qu’il arrosa de thé. Il avait toujours adoré les gâteaux et trouvait parfois amusant d’en faire un repas, mais Boleslas qu’il invita refusa de le suivre sur ce terrain : il préférait des nourritures plus substantielles et promit de revenir chercher son client deux heures plus tard.

Aldo fut plutôt content qu’il ait refusé son offre : le cocher était bavard et le moment d’isolement qu’il goûta dans cet endroit, mi-salon de thé, mi-café, lui parut bien agréable. Morosini s’y régala donc de mazourki, sorte de tourtes à la manière viennoise dont le fourrage semblait varier à l’infini, et de nalesniki, crêpes chaudes à la confiture, tout en admirant quelques charmants visages. C’était très agréable de ne penser à rien et d’avoir l’impression d’être en vacances !

Il la prolongea en fumant un odorant cigare tandis que le trot allègre du cheval l’emmenait au sud de la capitale. Son automédon, momentanément réduit au silence, digérait en somnolant, laissant son attelage se conduire à peu près seul sur une route habituelle. Le beau temps du matin commençait à décliner. Un peu de vent s’était levé et poussait vers l’est des nuages grisonnants qui, par instants, voilaient le soleil, mais la promenade était agréable.

Wilanow plut à Morosini. Avec ses terrasses, ses balustres et ses deux amusantes tourelles carrées dont les toits à plusieurs étages se donnaient des airs de pagode, le château baroque étalé au milieu de ses jardins ne manquait pas de charme. Il possédait ce qu’il fallait pour séduire une jolie femme coquette, ce qu’était à n’en pas douter cette Marie-Casimire de la Grange d’Arquien, de bonne noblesse nivernaise, dont l’amour, pour parler comme Boleslas, fit une reine de Pologne alors que rien ne l’y destinait à l’origine.

Aldo connaissait son histoire par sa mère dont les ancêtres cousinaient avec les ducs de Gonzague : l’une de leurs plus belles fleurs, Louise-Marie, dut, sur l’ordre de Louis XIII, s’en aller épouser le roi Ladislas IV alors qu’elle était follement éprise du beau Cinq-Mars. Elle emmenait avec elle Marie-Casimire, celle qu’elle préférait parmi ses dames d’honneur. Parvenue en Pologne, celle-ci épousa d’abord le vieux mais riche prince Zamoyski, puis, après un veuvage assez hâtif, le grand maréchal de Pologne, Jean Sobieski, à qui elle inspira une ardente passion. Lorsqu’il devint roi sous le nom de Jean III, celui-ci éleva au trône la femme qu’il aimait et fit bâtir pour elle ce palais d’été tandis qu’il s’en allait acquérir une gloire sinon universelle, du moins européenne en barrant aux Turcs, à Vienne, la route de l’Occident et en les rejetant vers leurs propres terres.

Un guide rafraîchit la mémoire du visiteur qui, en l’écoutant, s’expliquait de plus en plus mal les envolées lyriques de son cocher au sujet de cet « amour de légende ». Sobieski, certes, était légendaire mais pas Marie-Casimire, ambitieuse et intrigante, qui influença de façon désastreuse la politique de son mari, le brouilla avec Louis XIV et, après sa mort, fit tant et si bien que la Diète polonaise la renvoya dans ses foyers[vii].

L’intérieur du château se révéla plutôt décevant. Les Russes avaient emporté beaucoup de ce qu’il contenait initialement. Seuls quelques meubles – et nombre de portraits ! – rappelaient le souvenir du grand roi. L’antiquaire admira pourtant sans réserve certain ravissant cabinet florentin, don du pape Innocent IX, un miroir superbement ouvragé qui avait reflété le trop joli visage de la reine et un panneau de Van Iden provenant d’un clavecin à elle offert par l’impératrice Éléonore d’Autriche...

À mesure qu’il parcourait les pièces souvent vides, Aldo sentait une bizarre mélancolie l’envahir. Il était presque le seul visiteur et cet endroit trop silencieux finissait par lui procurer une sorte d’angoisse. Il se demanda ce qu’il était venu faire là et regretta de n’être pas resté en ville. Pensant que les jardins où revenait le soleil lui rendraient sa bonne humeur, il choisit de sortir sur la terrasse dominant un bras de la Vistule pour admirer, au bord de l’eau, les arbres géants dont on disait qu’ils avaient été plantés par Sobieski lui-même. C’est alors qu’il vit la jeune fille...

Peut-être n’avait-elle pas vingt ans mais elle était d’une surprenante beauté : grande et presque frêle avec des cheveux d’un blond d’or pur, des yeux clairs et une bouche ravissante, elle portait avec une élégance parfaite un manteau de drap bleu ourlé de renard blanc avec une toque assortie qui lui donnait l’apparence d’une héroïne d’Andersen. Elle semblait en proie à une vive émotion et parlait avec animation à un jeune homme brun, romantique et décoiffé, qui n’avait pas l’air plus heureux qu’elle mais dont Aldo n’avait même pas remarqué la présence tant il était occupé à regarder l’inconnue.

Pour ce qu’il pouvait diagnostiquer de l’attitude des deux personnages, il s’agissait d’une scène de rupture ou quelque chose d’approchant. La jeune fille semblait prier, supplier. Il y avait des larmes dans ses yeux ; dans ceux du garçon aussi mais bien qu’ils parlassent assez fort, Morosini ne comprenait pas un mot de ce qu’ils se disaient. Tout ce qu’il réussit à saisir fut le nom des protagonistes. La belle enfant s’appelait Anielka et son compagnon Ladislas.

Retranché, par discrétion, derrière un if taillé, il suivit avec intérêt le dialogue passionné. Anielka implorait de plus belle un Ladislas drapé plus fermement que jamais dans sa dignité. Peut-être l’histoire classique entre la demoiselle riche et le garçon pauvre mais fier qui veut bien partager sa misère mais pas la fortune de la bien-aimée ? Dans ses habits noirs et flottants, Ladislas ressemblait assez à un nihiliste ou à un étudiant illuminé et le spectateur caché ne comprenait guère pourquoi cette ravissante enfant semblait y tenir à ce point : il était certainement incapable de lui offrir un avenir digne d’elle, ou même un avenir tout court. Et il n’était même pas tellement beau !

Soudain, le drame atteignit son point d’orgue. Ladislas saisit Anielka dans ses bras pour lui donner un baiser trop passionné pour n’être pas le dernier puis, s’arrachant à elle en dépit d’une tentative désespérée pour le retenir, il s’enfuit à toutes jambes, laissant voler dans le vent frais son manteau trop long et son écharpe grise.

Anielka n’essaya pas de le suivre. S’accoudant sur la balustrade, elle se courba jusqu’à ce que sa tête repose sur ses bras et se mit à sangloter. De son côté, Aldo resta sans bouger à l’abri de son if, ne sachant trop que faire. Il ne se voyait pas aller offrir de banales consolations à la désespérée mais, d’autre part, il lui était impossible de s’en aller et de la laisser là, seule avec son chagrin.

Elle se redressa et demeura un moment debout, les mains posées sur la pierre, bien droite, regardant le paysage étalé à ses pieds, puis se résolut à partir. Aldo, de son côté, décida de la suivre mais, au lieu de se diriger vers l’entrée du château, elle prit l’escalier qui menait au bord de la rivière, ce qui ne laissa pas d’inquiéter Morosini, pris d’un bizarre pressentiment.

Bien que son pas à lui fût léger et silencieux, elle s’aperçut vite de sa présence et se mit à courir avec une rapidité qui le surprit. Ses pieds minces, chaussés de daim bleu, volaient sur les graviers du chemin. Elle fonçait vers le fleuve et cette fois, son dernier doute balayé, Aldo se lança à sa poursuite. Lui aussi courait bien : depuis son retour de captivité, il avait eu le temps de refaire du sport – natation, athlétisme et boxe ! – et sa forme physique était sans défaut. Ses longues jambes grignotèrent l’avance de la jeune fille mais il ne réussit, cependant, à l’atteindre qu’au bord même de la Vistule. Elle poussa un cri strident en se débattant contre lui de toutes ses forces et en proférant des paroles incompréhensibles mais qui ne semblaient pas des plus aimables. Alors il la secoua, dans l’espoir qu’elle se tairait et se tiendrait tranquille.

– Ne m’obligez pas à vous gifler pour vous calmer ! fit-il en français dans l’espoir qu’elle appartenait à la majorité francophone de son pays. Espoir exaucé :

– Qui vous dit que j’aie besoin d’être calmée ? Et d’abord de quoi vous mêlez-vous ? En voilà une façon de poursuivre les gens et de se jeter sur eux !

– Quand « les gens » s’apprêtent à commettre une énorme bêtise, c’est un devoir de les en empêcher ! Osez dire que vous n’aviez pas l’intention de vous jeter là-dedans ?

– Et quand cela serait ? Est-ce que ça vous regarde ? Est-ce que je vous connais ?

– J’admets que nous sommes inconnus l’un à l’autre mais je tiens à ce que vous sachiez au moins ceci : je suis un homme de goût et je ne supporte pas de voir détruire une œuvre d’art. C’est ce que vous étiez sur le point de faire, alors j’interviens. En remerciant Dieu de m’avoir permis de vous attraper avant que vous ne fassiez le plongeon : j’aurais détesté vous suivre dans cette eau grise qui doit être glaciale...

– C’est moi, l’œuvre d’art ? fit-elle sur un ton un peu radouci.

– Vous voyez quelqu’un d’autre ? Allons, jeune fille, si vous essayiez de me confier vos ennuis ? Sans le vouloir, en sortant du château j’ai été le témoin involontaire d’une scène qui semble vous avoir fait beaucoup de peine. Ne parlant pas votre langue, je n’ai pas compris grand-chose, sinon, peut-être, que vous aimez ce garçon et qu’il vous aime mais qu’il entend le faire à ses propres conditions. Je me trompe ?

Anielka leva sur lui un regard tout scintillant de larmes. Dieu qu’elle avait de jolis yeux ! Ils avaient la couleur exacte d’une coulée de miel au soleil. Morosini eut soudain une furieuse envie de l’embrasser mais il se retint en pensant qu’après le baiser passionné de l’amoureux, le sien lui serait sans doute fort désagréable...

– Vous ne vous trompez pas, soupira-t-elle. Nous nous aimons mais si je ne peux pas le suivre, c’est parce que je n’en ai pas le droit. Je ne suis pas libre...

– Vous êtes mariée ?

– Non, mais...

La phrase s’interrompit tandis qu’une angoisse s’imprimait sur le ravissant visage qui regardait quelque chose par-dessus l’épaule de Morosini. Un troisième personnage venait de faire son apparition. Aldo en eut la certitude en percevant un bruit de respiration derrière lui. Il se retourna. Un homme bâti comme un coffre-fort et vêtu comme un valet de bonne maison se tenait derrière lui, son chapeau melon à la main. Sans même lui accorder un regard, il proféra quelques mots d’une voix gutturale. Anielka baissa la tête et s’écarta de son compagnon :

– Dieu que c’est agaçant de ne jamais rien comprendre, s’exclama celui-ci. Que dit-il ?

– Que l’on me cherche partout, que mon père est très inquiet... et que je dois rentrer. Veuillez m’excuser !

– Qui est-ce ?

– Un serviteur de mon père. Laissez-moi passer, s’il vous plaît !

– Je voudrais vous revoir.

– Comme je n’en ai pas la moindre envie, il n’en est pas question. Sachez que je vous en voudrai toujours de m’avoir retenue. Sans vous, je serais tranquille à cette heure... Je viens, Bogdan...

Pendant le bref dialogue, l’homme n’avait pas bronché, se contentant de tendre à la jeune fille la toque de fourrure qu’elle avait perdue dans sa course. Elle la prit mais ne s’en coiffa pas. Rejetant en arrière d’une main lasse les longues mèches soyeuses de sa chevelure dénouée et resserrant de l’autre son manteau, elle se dirigea sans se retourner vers les grilles du château.

Impressionné, Morosini s’aperçut que le jour était gris à présent, obscurci par le brouillard qui montait du fleuve. Jamais encore une femme ne l’avait traité avec ce mépris désinvolte, et il fallait justement que ce soit la seule qui lui plût depuis sa rupture avec Dianora. Il ignorait même son nom : rien qu’un prénom charmant. Il est vrai qu’elle ne s’était pas souciée du sien. Alors il se sentit intrigué encore plus que vexé.

Les deux silhouettes commençaient à se fondre dans la grande allée de peupliers quand il se décida enfin à se lancer à leur suite. Il se mit à courir comme si sa vie en dépendait.

Lorsqu’il atteignit l’imposant portail aux piliers sommés de statues qui donnait accès au château et devant lequel le cocher et son fiacre l’attendaient, il vit la jeune fille s’engouffrer dans une limousine noire dont Bogdan lui tenait la portière ouverte. Quand elle fut montée, celui-ci s’installa à la place du chauffeur et l’instant suivant, il démarrait. Morosini avait déjà rejoint Boleslas qui, faute d’autres distractions sans doute, observait lui aussi le départ en fumant une cigarette et, grimpant dans le fiacre, il ordonna : — Vite ! Suivez cette voiture ! Le cocher éclata d’un rire énorme :

– Vous n’imaginez tout de même pas que mon cheval peut suivre un monstre comme celui-là ? Il est en bonne santé et je n’ai pas envie de le tuer... même si vous m’offriez une fortune. Demandez-moi autre chose !

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous demande ? grogna Morosini. À moins que vous ne sachiez à qui est cette automobile...

– Eh bien, voilà quelque chose de raisonnable ! Évidemment que je le sais. Il faudrait être aveugle et stupide pour ne pas connaître la plus jolie fille de Varsovie. La voiture appartient au comte Solmanski et la demoiselle s’appelle Anielka. Elle doit avoir dix-huit ou dix-neuf ans...

– Bravo ! Et vous savez leur adresse ?

– Bien entendu ! Vous voulez que je vous montre en vous ramenant à l’hôtel ?

– Faites donc ça ! Je vous en serai très reconnaissant, dit Morosini en lui tendant un billet que le bonhomme empocha sans complexes.

– C’est ce qui s’appelle comprendre la reconnaissance, fit-il en riant. Les Solmanski n’habitent pas bien de L’Europe : c’est dans la Mazowiecka...

Et l’on partit à la même allure qu’à l’arrivée, ce qui laissa aux occupants de la limousine le temps de rentrer. Aussi, quand le fiacre passa sans s’arrêter devant leur maison, tout y était-il calme et tranquille. Morosini se contenta de noter le numéro et de repérer les ornements du porche en se promettant de revenir, à la nuit. C’était peut-être stupide, étant donné qu’il repartait le lendemain, mais il éprouvait le vif désir d’en savoir un peu plus sur Anielka et de parvenir, peut-être, à revoir son ravissant visage...

C’était compter sans la double surprise qui l’attendait à l’hôtel. Dans sa chambre d’abord où quelques coups d’œil rapides lui apprirent qu’elle avait été visitée. Rien ne manquait dans ses bagages, tout était en ordre, mais pour un homme aussi observateur que lui, le doute n’était pas possible : on avait fouillé ses affaires. Pour y trouver quoi ? Là était la question. Le seul objet de quelque intérêt, la copie du saphir, ne quittait pas ses poches. Alors ? Qui pouvait s’intéresser à un voyageur – inconnu de surcroît ! – arrivé la veille au point d’inspecter ses affaires ? C’était assez délirant, cependant Morosini refusa de s’attarder trop longtemps là-dessus. Peut-être s’agissait-il d’un banal rat d’hôtel à la recherche d’une aubaine chez un client que l’on pouvait deviner fortuné. Dans ce cas, il pouvait être instructif de voir un peu de quoi se composait aujourd’hui la faune de L’Europe.

Aldo décida de dîner sur place, fit une brève toilette, changea ses vêtements de sortie pour un smoking, quitta sa chambre et descendit dans le hall, ce cœur battant de tout palace qui se respecte, et là réclama un journal français avant d’aller s’installer dans un fauteuil abrité des courants d’air par un énorme aspidistra. De là, il pouvait surveiller la porte à tambour, le comptoir du portier, le grand escalier et l’entrée du bar.

Comme tous les palaces d’une génération qui avait vu le jour au début du siècle, L’Europe faisait preuve d’un manque total d’imagination en ce qui concernait sa décoration. Comme son homonyme de Prague, il accumulait les dorures, les vitraux modern style, les fresques et les statues, les appliques et les lustres en bronze doré. Pourtant, il y avait quelque chose de différent et d’assez sympathique : une atmosphère plus chaleureuse, presque familiale. Les gens qui prenaient place autour des guéridons ou dans les fauteuils se saluaient sans se connaître d’un sourire, d’un signe de tête, ce qui laissait supposer qu’ils appartenaient à ce peuple polonais qui est bien l’un des plus courtois et des plus aimables du monde. Seuls un couple américain qui semblait s’ennuyer prodigieusement et un voyageur belge dodu et solitaire qui dévorait des journaux en buvant de la bière rompaient un peu le charme.

À observer ces gens – il y avait quelques jolies femmes qui semblaient les sœurs plus blondes de celles que l’on rencontrait à Paris au Ritz ou au Claridge – Morosini, qui faisait semblant de lire, cherchait qui pouvait être son visiteur quand soudain il se passa quelque chose : toutes les têtes se tournaient vers le grand escalier dont une femme descendait lentement les marches couvertes d’un tapis pourpre. Une femme ? Plutôt une déesse et qu’Aldo, ramené cinq années en arrière, identifia du premier regard : le fabuleux manteau de chinchilla n’était plus le même que celui de Noël 1913, mais le port de reine, la blondeur nacrée et les yeux d’aigue-marine étaient semblables au souvenir qu’il en gardait : c’était bel et bien Dianora qui venait là, laissant traîner derrière elle sa longue robe de velours noir ourlée de même fourrure.

Tout comme à Venise, jadis, elle ne se pressait pas, goûtant sans doute le silence provoqué par son arrivée et les regards admiratifs levés vers sa lumineuse image. Elle s’arrêta au milieu des degrés, une main sur la rampe de bronze, examinant le hall comme si elle cherchait quelqu’un.

Accourant du bar, un jeune homme en habit se précipitait, escaladant les marches deux à deux avec la hâte un peu maladroite d’un chiot qui voit arriver sa maîtresse. Dianora l’accueillit d’un sourire mais ne bougea pas : elle regardait toujours en bas et Aldo dont le regard croisa le sien vit que c’était lui qu’elle fixait, un sourcil un peu relevé par la surprise, un sourire aux lèvres.

Il hésita un instant sur la conduite à tenir puis reprit son journal d’une main qui tremblait un peu mais avec détermination, bien décidé à ne rien montrer de l’émotion éprouvée. Cependant, s’il espérait échapper à son passé, il se trompait : achevant de descendre l’escalier, la jeune femme dit quelques mots au jeune homme en habit qui parut un peu surpris mais s’inclina et retourna vers le bar. Imperturbable, Morosini ne bougea pas, bien qu’un léger courant d’air lui apportât une bouffée d’un parfum familier.

– Pourquoi faites-vous semblant de lire comme si vous ne m’aviez pas vue, mon cher Aldo ? fit la voix bien connue. Le n’est guère galant. Ou bien ai-je tellement changé ?

Sans la moindre hâte, il rejeta la feuille imprimée et se leva pour s’incliner sur une petite main étincelante de diamants.

– Vous savez bien que non, ma chère amie, vous êtes toujours aussi belle, fit-il d’un ton paisible qui le surprit, mais il se peut qu’en venant à moi, vous couriez un certain risque.

– Lequel, mon Dieu ?

– Celui d’être mal reçue. L’idée ne vous est-elle pas venue que je ne souhaitais pas de nouvelles rencontres ?

– Ne dites donc pas de sottises ! Nous n’avons partagé, il me semble, que d’agréables moments. Pourquoi, dans ces conditions, n’aurions-nous pas plaisir à nous retrouver ?

Souriante, sûre d’elle-même, elle s’installait dans un fauteuil, ouvrant son manteau qui, en s’écartant, permit à Morosini de constater qu’elle avait conservé son goût des hauts colliers de chien qui seyaient si bien à son cou flexible et délicat. Celui-ci, fait d’émeraudes et de diamants, était d’une rare beauté et Aldo en oublia un instant la jeune femme pour l’admirer sans réserve : un bijou dont il se serait souvenu s’il l’avait déjà vu et que Dianora ne possédait pas lorsqu’elle était l’épouse de Vendramin. S’il s’était écouté, il aurait cherché dans sa poche la loupe de joaillier qui ne le quittait jamais pour examiner l’objet de plus près, mais la courtoisie exigeait qu’il soutînt la conversation :

– Je suis heureux, dit-il froidement, que vous ne conserviez que d’aimables souvenirs. Peut-être n’avons-nous pas les mêmes ? Le dernier qui me reste n’est pas vraiment de ceux que l’on aime rappeler, surtout dans un hall d’hôtel !

– Alors ne le rappelez pas ! Dieu me pardonne, Aldo, vous m’en voulez à ce point ? fit-elle plus sérieusement. Je ne crois pourtant pas avoir commis une si grande faute en vous quittant. La guerre venait d’éclater... et nous n’avions plus d’avenir.

– En êtes-vous toujours persuadée ? Vous pouviez devenir ma femme comme je vous en priais et faire comme les autres épouses de soldats : attendre !

– Quatre ans ? Quatre longues années ? Pardonnez-moi, mais je ne sais pas attendre. Je n’ai jamais su : ce que je veux, ce que je désire, il me le faut sur-le-champ. Or, vous avez été longtemps prisonnier. Je n’aurais pas pu le supporter.

– Qu’auriez-vous fait ? Vous m’auriez trompé ? Bien loin de chercher à dissimuler son regard, elle ouvrit tout grands ses yeux limpides qui se fixèrent sur lui d’un air songeur.

– Je n’en sais rien, dit-elle avec une franchise qui fit grimacer son vis-à-vis.

– Et vous disiez m’aimer ? fit-il avec une amertume voilée de dédain...

– Mais je vous aimais... peut-être même vous gardé-je... un sentiment ? ajouta-t-elle avec ce sourire auquel il était incapable de résister au temps de leurs amours. Seulement... la passion s’accommode mal de la vie quotidienne, surtout en temps de guerre. Même si vous ne l’avez pas cru, je devais me protéger. Le Danemark est bien proche de l’Allemagne et pour tous je restais une étrangère, presque une ennemie. Même affublée d’une couronne de comtesse vénitienne, je ne pouvais être que suspecte.

– Vous ne l’auriez pas été si vous aviez consenti à vous... « affubler » d’une couronne princière. On ne s’en prend pas à une Morosini sans risquer de s’en mordre les doigts. Auprès de ma mère vous n’aviez rien à craindre.

– Elle ne m’aimait pas. Et puis quand vous dites que je n’avais rien à craindre, vous oubliez une chose : c’est qu’en rentrant de captivité, il vous a fallu travailler. Vous n’êtes certainement pas devenu antiquaire de gaieté de cœur ?

– Plus que vous ne le pensez ! Mon métier me passionne, mais si je vous ai bien comprise vous essayez de me faire entendre qu’en devenant ma femme vous auriez eu à redouter... la pauvreté ? C’est bien ça ?

– Je l’admets, dit-elle avec cette franchise sans nuances qui l’avait toujours caractérisée. Même si les hostilités n’étaient pas intervenues, je ne vous aurais pas épousé car je me doutais que vous ne pourriez pas soutenir votre train de vie pendant de longues années encore et, que voulez-vous, j’ai toujours craint la gêne depuis que j’ai quitté la maison paternelle. Nous n’étions pas riches et j’en ai souffert. On n’imagine pas ce que c’est lorsque l’on a toujours connu l’opulence, ajouta-t-elle en jouant avec un bracelet qui devait totaliser une belle quantité de carats. Avant d’épouser Vendramin, j’ignorais ce que c’était qu’une paire de bas de soie...

– À présent, en tout cas, vous ne semblez pas dans le besoin. Mais, pendant que j’y pense, dites-moi comment vous êtes aussi renseignée sur mes affaires ? On ne vous a pas vue depuis longtemps à Venise, pour ce que j’en sais...

– Sans doute ; cependant j’y garde des amis. Il lui dédia le sourire à la fois moqueur et nonchalant qui manquait rarement son effet.

– La Casati, par exemple ?

– En effet. Comment le savez-vous ?

– Oh, c’est très simple : le soir où j’ai quitté Venise pour venir ici, elle m’avait prié à l’une de ces fêtes dont elle détient le secret et, pour m’appâter, elle m’avait annoncé une surprise, ajoutant même que j’avais tout intérêt à venir si je désirais savoir ce que vous deveniez. J’ai cru un instant que vous étiez chez elle...

– Je n’y étais pas... cependant vous êtes parti ?

– Eh oui ! Que voulez-vous, je suis devenu un homme d’affaires donc un homme sérieux... Mais, en ce cas, je me demande ce que pouvait être la surprise ?

Dianora allait peut-être répondre quand le jeune homme en habit, trouvant sans doute le temps long, surgit du bar et les rejoignit, la mine à la fois contrite et inquiète. Il s’excusa d’interrompre un dialogue où il n’avait que faire en suppliant la jeune femme de considérer que le temps passait vite et qu’ils étaient déjà en retard... Un pli de contrariété se forma aussitôt sur le joli front de Dianora :

– Dieu, que vous êtes ennuyeux, Sigismond ! Par le plus grand des hasards, je viens de retrouver un ami... cher, perdu de vue depuis longtemps et vous venez me parler pendule ! J’ai bien envie d’annuler ce dîner...

Tout de suite Morosini fut debout et se tourna vers le jeune homme dont on pouvait craindre qu’il se mît à pleurer :

– Pour rien au monde, monsieur, je ne voudrais troubler le programme de votre soirée. Quant à vous, ma chère Dianora, il ne faut pas vous faire attendre davantage. Nous nous reverrons un peu plus tard... ou demain matin ? Je pars seulement demain soir.

– Non. Promettez-moi de m’attendre ! Nous ne nous sommes pas dit la moitié de ce que nous avons accumulé pendant ces années. Promettez ou je reste ici ! fit-elle d’un ton définitif. Après tout, je connais peu le comte Solmanski votre père, mon cher Sigismond, et mon absence ne devrait pas lui causer une grande peine.

– N’en croyez rien ! s’écria le jeune homme. Ce serait une grave offense pour lui si vous vous décommandiez au dernier moment ! Je vous en prie, venez !...

– Mais oui, ma chère, il faut y aller, ajouta Morosini que le nom de l’inviteur venait de frapper au plus sensible de la curiosité. Je promets de vous attendre ! Rejoignez-moi au bar lorsque vous rentrerez. De mon côté, je vais grignoter un petit quelque chose ici même...

– Dans ces conditions, soupira la jeune femme en se levant et en refermant son chinchilla, je me rends à vos raisons, messieurs ! Allons donc, Sigismond, et vous Aldo à tout à l’heure !

Quand elle eut disparu en traînant tous les regards après elle, le prince quitta son aspidistra pour gagner le restaurant. Un maître d’hôtel cérémonieux l’installa à une table fleurie de tulipes roses et éclairée par une petite lampe à abat-jour couleur d’aurore. Puis il lui remit une grande carte et s’éloigna sur un salut pour le laisser composer son menu. Telle n’était d’ailleurs pas la préoccupation majeure de Morosini, assez excité à la pensée que Dianora s’en allait dîner dans la maison de la Mazowiecka où il avait songé faire un tour. Ce qui ne s’imposait plus : il en apprendrait davantage quand sa belle amie reviendrait, le regard d’une femme étant toujours beaucoup plus aigu que celui d’un homme. Surtout lorsqu’il y avait là une ravissante jeune fille ! Il serait très instructif d’entendre, tout à l’heure, ce qu’on lui en dirait !

Mis en belle humeur par cette perspective, Aldo se commanda un repas composé de caviar – il avait toujours adoré les petits œufs gris ! – de kaczka, canard braisé farci aux pommes, et de ces koldouni dont les Polonais affirmaient qu’une déesse venue se baigner dans la Wilejka et retenue sur terre par la ruse d’un amoureux en avait donné la recette pour son repas de noces. Il s’agissait d’une sorte de raviolis farcis de viande et de moelle de bœuf, parfumés à la marjolaine et qui, pochés à l’eau, devaient se manger à la cuillère sans les entamer afin qu’ils éclatent seulement dans la bouche. Quant à la boisson et pour être certain de ne pas se tromper, il choisit un Champagne qui aurait au moins l’avantage de le faire digérer.

Tout en laissant son regard errer sur la salle à manger scintillante de cristaux et d’argenterie, Aldo pensait que la vie réserve de bien curieuses surprises. Dianora devait être à cent lieues d’imaginer qu’il l’attendait en pensant à une autre et lui-même admettait volontiers que l’entrevue de tout à l’heure se fût peut-être déroulée de façon bien différente si la blonde Anielka n’avait fait son apparition. La nymphe désolée de la Vistule venait de lui rendre un grand service en le faisant moins sensible à l’assaut des souvenirs trop doux. En procurant à Morosini une émotion nouvelle, elle agissait pour lui à la manière d’un de ces gracieux écrans que l’on place devant les flammes d’un foyer afin d’en atténuer l’ardeur. En fait, ce dont Aldo brûlait, c’était de la revoir.

Malheureusement, il ne lui restait pas beaucoup de temps s’il voulait prendre son train demain soir, et différer son départ serait prendre un retard de plusieurs jours. Or il y avait chez lui plusieurs affaires importantes qui l’attendaient... D’autre part, et même s’il en mourait d’envie, cela valait-il la peine de perdre du temps pour une fille amoureuse d’un autre homme et que, de toute évidence, il n’intéressait pas du tout ? Le plus sage ne serait-il pas de lui tourner le dos ?

Tous ces points d’interrogation occupèrent la majeure partie d’un dîner dont l’orchestre fit une sorte de douche écossaise en alternant allègres mazurkas et nocturnes déchirants.

Son café avalé – un de ces breuvages infâmes dont les hôtels ont le secret – Aldo regagna le bar où il n’aurait à craindre qu’un pianiste discret et dont l’atmosphère feutrée lui plaisait. Il y avait là quelques hommes qui discutaient à voix retenue, perchés sur de hauts tabourets, en buvant des boissons variées. Lui-même choisit un cognac hors d’âge et passa de longues minutes le ballon de cristal dans la paume à en humer le parfum tout en suivant des yeux les volutes bleutées montant de sa cigarette.

Le verre vidé, il se demandait s’il allait en commander un autre quand le barman qui venait de répondre au téléphone intérieur s’approcha de sa table :

– Monsieur me pardonnera si je me permets de supposer qu’il est bien le prince Morosini ?

– En effet.

– Je dois transmettre un message. Mme Kledermann vient de rentrer et fait dire à Votre Altesse Sérénissime qu’elle se sent trop lasse pour prolonger la soirée et qu’elle s’est retirée...

– Madame qui ? sursauta Aldo avec l’impression bizarre que le plafond venait de lui tomber sur la tête.

– Mme Moritz Kledermann, cette très belle dame que j’ai crue voir converser avant le dîner dans le hall avec Votre Altesse ? ... Elle présente ses excuses mais...

Morosini semblait tellement médusé que le barman, inquiet, se demanda s’il ne commettait pas une bévue, quand, soudain, son interlocuteur parut reprendre vie et se mit à rire :

– Ne vous troublez pas, mon ami, tout va bien !

Et ça irait même encore mieux si vous m’apportiez un autre cognac...

Quand l’homme revint avec la boisson, Morosini lui mit un billet dans la main :

– Sauriez-vous me dire quel appartement occupe Mme Kledermann ?

– Oh oui ! L’appartement royal, bien entendu...

– Bien entendu...

Le supplément d’alcool s’avérait nécessaire, contrairement à ce que l’on pouvait craindre, pour qu’Aldo retrouve son équilibre face à la troisième surprise de la soirée, et non des moindres. Que Dianora se fût remariée ne l’étonnait pas. Même, il en était venu à le supposer. Le faste déployé par la jeune femme, ses bijoux fabuleux – ceux que lui avait offerts le vieux Vendramin étaient moins impressionnants ! – tout laissait supposer la présence d’un homme extrêmement riche. Mais que cet homme fût le banquier zurichois dont maître Massaria lui avait offert la fille en mariage, voilà qui dépassait tout ce qu’on pouvait imaginer ! C’était même à mourir de rire. Qu’il eût accepté, et Dianora devenait sa belle-mère ! De quoi bâtir une tragédie... ou plutôt l’une de ces comédies de boulevard si fort appréciées des Français.

L’aventure étant plutôt amusante, elle méritait bien qu’on la prolonge un peu. Bavarder avec la femme du banquier suisse allait être un moment exaltant !

S’arrachant enfin à son fauteuil, Morosini se dirigea vers le grand escalier qu’il gravit d’un pas nonchalant. Point n’était besoin de s’adresser au portier pour trouver l’appartement royal : c’était l’enfance de l’art pour un habitué des palaces. Parvenu au premier étage, il marcha droit à une imposante double porte à laquelle il frappa en se demandant ce qui pouvait pousser Dianora, voyageant sans doute seule avec une femme de chambre, à s’installer tellement au large. Dans tous les grands hôtels, la suite royale se composait en général de deux salons, quatre ou cinq chambres et autant de salles de bains. Il est vrai qu’elle n’appréciait guère la simplicité...

Une soubrette lui ouvrit. Sans rien lui demander, elle tourna les talons et le précéda dans une antichambre puis un salon meublé en style Empire où elle le laissa. La pièce était majestueuse, les meubles ornés de sphinx dorés étaient de grande qualité et quelques toiles honnêtes représentant des paysages habillaient les murs, mais elle évoquait davantage les réceptions officielles que les causeries intimes. Heureusement, le beau feu allumé dans la cheminée arrangeait un peu les choses. Aldo alla s’asseoir près du seul élément chaleureux et alluma une cigarette.

Trois autres suivirent et il commençait à perdre patience quand une porte s’ouvrit enfin pour livrer passage à Dianora. Il se leva à son entrée :

– Avez-vous donc l’habitude d’ouvrir votre porte au premier venu ? fit-il narquois. Votre camériste ne m’a même pas laissé le temps de lui donner mon nom.

– Elle n’en avait pas besoin. Mais vous n’étiez guère pressé de me rejoindre.

– Jamais, lorsque je ne suis pas invité. Si vous m’aviez appelé, je serais venu immédiatement.

– Alors pourquoi êtes-vous venu puisque je ne vous ai pas appelé ?

– Un vif désir de causer avec vous ! Vous n’aviez pas l’habitude de vous coucher tôt jadis. Or votre soirée ne s’est guère prolongée. Vous êtes même rentrée de bonne heure. Était-ce ennuyeux à ce point ?

– Plus encore que vous ne l’imaginez ! Le comte Solmanski est sans doute un parfait gentilhomme mais il est aussi récréatif qu’une porte de prison et l’on respire chez lui une atmosphère glaciale...

– Pourquoi y être allée dans ce cas ? Vous n’aviez pas non plus l’habitude de fréquenter des gens qui vous déplaisaient ou même vous ennuyaient ?

– J’ai accepté ce dîner pour faire plaisir à mon mari avec qui Solmanski est en affaires. Mais je ne crois pas vous avoir dit que je suis remariée ?

– Je l’ai appris par le barman, avec un rien de surprise, bien sûr, mais, après tout, c’est une façon comme une autre d’être mis au courant. Et, à propos de surprise, je suppose que c’était celle que me réservait Luisa Casati l’autre soir ? Cet heureux événement est récent ?

– Pas vraiment. Je suis mariée depuis deux ans !

– Mes sincères félicitations. Ainsi, vous voilà Suissesse ? ajouta Morosini avec un sourire impertinent. Pas étonnant que vous ayez regagné l’hôtel si tôt ! On se couche de bonne heure dans ce pays-là ! C’est d’ailleurs excellent pour la santé !

Dianora n’eut pas l’air d’apprécier la plaisanterie. Elle tourna le dos à son visiteur, lui permettant ainsi d’admirer la perfection de sa silhouette dans une longue robe d’intérieur en fin lainage blanc bordé d’hermine :

– Je vous ai connu un esprit plus délicat, mur-mura-t-elle. Si vous souhaitez me dire des choses désagréables, je ne vais pas tarder à regretter de vous avoir reçu.

– Où prenez-vous que je veuille vous déplaire ? Je pensais seulement que votre humour d’autrefois était intact. Dans ce cas, parlons de bonne amitié et dites-moi comment vous êtes devenue Mme Kledermann ? Un coup de foudre ?

– En aucune façon... du moins en ce qui me concerne. J’ai connu Moritz à Genève, pendant la guerre. Il m’a tout de suite fait la cour mais je tenais alors à garder ma liberté. Nous nous sommes revus par la suite et finalement j’ai consenti à l’épouser. C’est un homme très seul !

Morosini trouva l’histoire un peu courte et cependant n’en crut qu’une partie : il n’avait jamais rencontré de collectionneur qui se sentît seul : la passion qu’il nourrissait suffisait toujours à meubler ses instants de loisir en admettant qu’il en eût beaucoup. Ce qui ne devait pas être le cas d’un homme d’affaires de son envergure. Néanmoins, il garda ses réflexions pour lui, se contentant de déclarer négligemment :

– Si seul que cela ? Dans le monde où j’évolue à présent, celui des collectionneurs, votre époux est assez connu. Il me semble bien avoir entendu dire qu’il était père d’une fille ?

– En effet, mais je ne la connais guère. C’est une créature bizarre, très indépendante. Elle voyage beaucoup pour satisfaire sa passion de l’art. De toute façon, nous ne nous aimons guère...

Ça, Morosini voulait bien le croire. Quelle fille sensée eût souhaité voir son père saisi par le démon de midi au bénéfice d’une aussi affolante sirène ? Elle revenait vers lui maintenant et son éclat le frappa plus que tout à l’heure, bien qu’elle eût dépouillé toute parure au bénéfice de cette simple robe blanche qui, en s’ouvrant à la marche, lui rappelait qu’elle possédait les plus belles jambes du monde. Pour jouir un peu plus longtemps du spectacle, il recula vers la cheminée où il s’adossa. Il se surprit à se demander ce qu’elle pouvait bien porter sous ce vêtement. Pas grand-chose, sans doute ?

Pour rompre le charme, il alluma une cigarette puis demanda :

– Serait-il indiscret de vous demander si vous vous plaisez beaucoup à Zurich ? Je vous verrais mieux à Paris, ou à Londres. Il est vrai que Varsovie est plus gaie que je ne le croyais. C’est une surprise de vous y rencontrer.

– Vous aussi. Que venez-vous y faire ?

– Voir un client. Rien de passionnant comme vous voyez... mais vous conservez toujours cette habitude que vous aviez de répondre à une question par une autre question.

– Ne soyez pas agaçant ! Je vous ai déjà répondu. Nous avions décidé d’un voyage en Europe centrale, quelques amis et moi, mais ils n’étaient pas tentés par la Pologne. Je les ai donc laissés à Prague et je suis venue seule pour cette visite à Solmanski mais je les rejoins demain à Vienne. Satisfait, cette fois ?

– Pourquoi pas ? Encore que je vous voie mal en femme d’affaires.

– Le terme est excessif. Disons que je suis pour Moritz une... coursière de luxe. Je suis un peu sa vitrine : il est très fier de moi...

– Non sans raison ! Qui pourrait mieux que vous porter les améthystes de la Grande Catherine ou l’émeraude de Montezuma ?

– Sans compter quelques parures achetées à une ou deux grandes-duchesses fuyant la révolution russe. Celle que je portais ce soir en fait partie... cependant je n’ai jamais eu le privilège d’arborer les joyaux historiques : Moritz y tient beaucoup trop ! Mais... dites-moi, vous en connaissez des choses ?

– C’est mon métier. Si vous l’ignorez, je vous l’apprends : je suis expert en bijoux anciens.

– Oh, je sais... mais ne pourrions-nous pas aborder un autre sujet que mon mari ?

Elle se leva du bras de fauteuil où elle s’était posée non sans révéler une cuisse fuselée et vint à lui, sachant bien qu’il lui serait impossible d’échapper sans risquer une gymnastique ridicule : la cheminée s’y opposait.

– Lequel par exemple ?

– Nous-mêmes. N’êtes-vous pas frappé par cette étonnante coïncidence qui nous remet en présence après tant d’années ? J’y verrais volontiers... un signe du destin.

– Si le destin avait décidé de s’en mêler, nous nous serions rencontrés avant que vous n’épousiez Kledermann. Il possède une présence que l’on doit prendre en considération...

– Pas à ce point-là ! Il est au bout du monde pour l’instant. À Rio de Janeiro pour être plus précise... et vous êtes bien près de moi. Nous étions jadis de grands amis, il me semble ?

Avec une grossièreté voulue, il tira une bouffée de sa cigarette, sans l’envoyer toutefois dans la figure de la jeune femme mais comme s’il en espérait une protection contre ce charme incomparable qu’elle dégageait.

– Nous n’avons jamais été des amis, Dianora, fit-il avec dureté. Nous étions des amants... passionnés, je crois, et c’est vous qui avez choisi de tout briser. On ne recolle pas les morceaux d’une passion.

– Un brasier que l’on croit éteint peut avoir d’ardents rejets ! Je suis de celles qui aiment à saisir l’instant, Aldo, et j’espérais qu’il en serait de même pour toi. Je ne te propose pas une liaison mais un simple retour d’un moment à un magnifique autrefois. Et tu n’as jamais été plus séduisant...

Elle était contre lui à présent, trop proche pour la paix de son âme et de ses sens. La cigarette roula à leurs pieds.

– Tu es très belle.

Ce n’était qu’un souffle mais elle était si près ! L’instant suivant, la robe blanche glissait sur le bras dont Aldo enveloppait la taille de la jeune femme, lui démontrant qu’il ne se trompait pas : elle ne portait rien en dessous. Le contact de cette peau divinement soyeuse acheva de déchaîner un désir que l’homme n’avait plus la moindre envie de refréner.

En regagnant sa chambre à l’heure où les valets de l’hôtel commençaient à replacer devant les portes les chaussures cirées des clients, Morosini se sentait à la fois recru de fatigue et léger comme une plume. Ce qui venait de se passer le rajeunissait de dix ans tout en lui laissant une extraordinaire impression de liberté. Peut-être parce qu’il n’était plus tout à fait question d’amour entre eux, mais de la recherche d’un accord parfait qui s’était fait naturellement. Leurs corps s’étaient rejoints, remodelés l’un à l’autre d’une façon spontanée, et c’est presque joyeusement qu’ils avaient égrené le chapelet des caresses d’autrefois qui, cependant, leur paraissaient toutes neuves. Pas de questions, pas de serments, pas d’aveux qui n’auraient plus de sens mais le goût à la fois âpre et délicat d’un plaisir qu’ils étaient seuls sans doute à pouvoir se dispenser. Le corps de Dianora était un objet d’art fait pour l’amour. Il savait procurer de rares délices qu’Aldo cependant ne chercherait pas à renouveler. Leur dernier baiser avait été le dernier, donné, reçu à la croisée de chemins qui se séparaient. Sans d’ailleurs qu’il en éprouvât de regrets.

Ainsi qu’elle le lui avait fait remarquer en riant, « le temps était revenu », mais seulement pour quelques heures. Le véritable adieu restait celui de la route au bord du lac de Côme et Morosini découvrait qu’il n’en souffrait pas. Peut-être parce qu’au cours de cette nuit brûlante, il était arrivé qu’un autre visage vînt se poser comme un masque sur celui de Dianora...

– Demain ou plutôt tout à l’heure, pensa-t-il en se glissant dans ses draps pour un court sommeil, il faudra que j’essaie de « la » revoir. Si je n’y parviens pas, je reviendrai à Varsovie...

C’était une pensée insensée mais plutôt agréable. Toujours ce sentiment de liberté nouvelle ! Il savait très bien qu’il devrait compter aussi avec la mission confiée par Simon Aronov et que celle-ci ne lui laisserait guère le temps de courir après un jupon, si ravissant soit-il.

Le joli rêve qui berça son repos s’arrêta net avec le plateau du petit déjeuner que lui apporta vers neuf heures un serveur en habit noir. Une lettre y était déposée entre la cafetière argentée et la corbeille de brioches. Comme l’enveloppe portait seulement son nom, il la prit avec un sourire amusé : en dépit de leurs dernières paroles, Dianora avait-elle encore quelque chose à lui dire ? Ce serait tellement féminin, au fond...

Mais ce qu’il lut n’avait rien d’un message de Cupidon. Quelques mots tracés sur une page blanche d’une écriture virile :

« Élie Amschel a été assassiné hier soir. Ne quittez votre hôtel que pour vous rendre à la gare et soyez sur vos gardes ! »

Pas de signature. Rien que l’étoile de Salomon.

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