Chapitre 14

– Qu'arrive-t-il ? répéta Angélique en se tournant vers son mari, quelqu'un est mort ?...

– Peut-être !... D'où venez-vous ?...

Les yeux levés sur la physionomie ténébreuse et glacée de Peyrac, elle cherchait à comprendre.

– Comment ! D'où je viens ?... Yann n'a-t-il pu vous joindre ? Ne vous a-t-il pas dit que...

– Si fait ! Il me l'a dit... Il m'a dit que vous étiez prisonnière de Barbe d'Or... Il m'a dit aussi bien d'autres choses encore... Et Kurt Ritz également.

– Kurt Ritz ?

– Le mercenaire suisse, à mon service, et que Barbe d'Or a également capturé le mois dernier... Ritz a réussi à s'évader : il y a trois jours... Auparavant, il vous avait vue sur le navire de Barbe d'Or... Il s'est évadé une nuit par le château arrière... La fenêtre était ouverte... Il vous a vue... sur le navire... dans la chambre des cartes... avec lui... Avec lui...

Joffrey de Peyrac parlait d'une voix entrecoupée, sourde et terrible, et, à chaque mot posé, la vérité se faisait jour dans l'esprit d'Angélique.

Paralysée par l'excès d'une surprise terrifiée, elle voyait cette vérité s'avancer vers elle comme une bête monstrueuse, réelle, prête à bondir et sortant ses griffes pour la déchirer atrocement...

L'homme !... L'homme qui s'évadait cette nuit-là, sur la baie de Casco... c'était donc le mercenaire suisse... Un serviteur de Peyrac... Et il l'avait vue... Il avait vu Colin entrer et la prendre dans ses bras...

– La fenêtre était ouverte, continuait la voix rauque et comme lointaine... Il vous a vue, madame ! Vous étiez nue... Nue dans les bras de Barbe d'Or, et vous répondiez à ses baisers... à ses caresses... à lui... à lui !...

Qu'avait-il espéré entendre en écho ?... Un cri d'indignation, des dénégations véhémentes, peut-être un rire ?... Mais, non !... Le silence !

Un tel silence !... La plus affreuse chose à subir après de telles paroles. Et dans ce silence qui tombait goutte à goutte, chaque seconde apportant à l'autre son poids de plomb, Joffrey de Peyrac crût mourir de douleur.

Le temps passait. L'instant était passé... du salut. Chaque seconde était tombée comme du plomb fondu. Consacrant l'inéluctable. Entérinant l'aveu... que trahissait encore la pâleur livide soudaine, l'expression traquée des grands yeux dilatés.

Le cerveau d'Angélique était incapable de rassembler deux pensées à la fois. Tout s'entrechoquait dans un brouillard affreux.

« Colin ! Colin !... Il faut lui dire que c'était Colin... Non ! ce sera pire... Il le haïssait déjà auparavant... »

L'aurait-elle voulu qu'elle aurait été incapable de donner la moindre explication, de prononcer le moindre mot. Sa gorge ne pouvait laisser passer un son. Elle tremblait de tous ses membres. Une défaillance la saisit. Elle dut s'appuyer au mur et fermer les yeux. Et de la voir ainsi baisser les paupières avec cette expression tendre, douloureuse et secrète qui le bouleversait toujours, et l'irritait parfois, déchaîna la colère du comte.

– Ne baissez pas les yeux ! hurla-t-il en brisant à demi la table sous son poing, regardez-moi.

Aux cheveux, il l'empoignait, l'obligeant brutalement à renverser la tête. Elle crut qu'il lui avait brisé la nuque. Penché sur elle, il fouillait de son regard brûlant ce visage devenu pour lui indéchiffrable, étranger. Il parlait peut-être, mais elle ne l'entendait plus. « Ainsi, c'était donc vrai ! Toi !... Toi !... Toi que j'avais placée si haut !... »

Furieusement, il la secouait dans le désir forcené de briser cette image fausse qu'elle lui offrait, de retrouver l'autre, l'autre, sa bien-aimée.

Et soudain il la frappa de toute la force de son bras levé, avec tant de violence que la tête d'Angélique ballotta et alla heurter la paroi de bois. Un voile rouge se répandit devant ses yeux. Il la lâcha, la rejeta. Elle ne sut comment elle parvenait à demeurer debout. Joffrey de Peyrac marcha jusqu'à la fenêtre, regardant à travers les carreaux la nuit mouillée, respirant avec force afin de retrouver la maîtrise de lui-même.

Lorsqu'il se tourna à nouveau vers sa femme, elle était toujours immobile et les paupières closes. Au coin de son nez fragile, un mince filet de sang commençait de sourdre lentement.

– Sortez ! Sortez d'ici ! fit-il d'une voix glacée. Votre vue me répugne. Sortez, vous dis-je ! Je ne veux plus vous voir ! Je ne veux pas... être tenté... de vous tuer...

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