Chapitre 25
Les bannières claquaient au vent. Les voiles étaient prêtes à se gonfler sous le vent. Et, une fois de plus, tout le monde était au port.
– Alors ? Vous ne m'embrasserez même pas, s'écria Vaneireick en tendant les bras à Angélique. Même pas à l'heure de l'adieu ?
Elle s'élança vers lui et le baisa sur les deux joues, ressentant sa bonne étreinte d'homme comme un réconfort et sans souci de toute la population rassemblée sur le rivage qui assistait à leurs démonstrations.
Qu'ils en pensent ce qu'ils voulaient, les jaloux ! Elle avait bien le droit d'embrasser qui lui plaisait.
– Courage ! lui glissa le flibustier à l'oreille, vous gagnerez ! Mais souvenez-vous de mon conseil. À confesse et au lit...
Il agita son grand chapeau emplumé à la ronde et sauta dans la barque qui devait le conduire à son bord.
Le Sans-Peur, tout frémissant sous la poussée irrésistible de la marée, ses vergues garnies de matelots prêts à tendre les voiles, tirait sur son ancre comme un pur-sang sur sa longe. Des vivats, des hurrahs se mêlèrent aux ordres brefs lancés de la dunette par la voix de Gilles Vaneireick.
– Monsieur Prosper Jardin, êtes-vous paré ?
– Oui, monsieur, répondait le quartier-maître.
– Monsieur Miguel Martinez, êtes-vous paré ?
– Oui, monsieur, répondait le chef des gabiers.
Et lorsque rémunération fut terminée :
– Paré. À Dieu vat ! cria le capitaine avec un grand geste.
Les cordages relâchés, les voiles se tendirent, bombèrent, éclatantes de blancheur sur le ciel bleu, et doucement le Sans-Peur se mit en mouvement et commença de louvoyer à travers les îles, suivis du flybot et du petit cotre, sur lesquels avaient pris place le comte de Peyrac et Colin Paturel, escortant leurs hôtes jusqu'à la sortie de la passe difficile. Du haut de la dunette, la belle Inès agita son éventail et l'écharpe de son madras de satin jaune vers Angélique. Rassurée sur les sentiments de son Vaneireick avec lequel elle reprenait la mer, la petite métisse aventurière se laissait aller à témoigner son amitié à celle même qu'elle considérait sa principale rivale.
Lorsque le vaisseau ne fut plus qu'un lointain quadrillage blanc posé en pyramide sur l'horizon, Angélique revint vers le fort. En chemin, elle rencontra l'homme aux épices et son Caraïbe, assis côte à côte sur le sable et mâchant des clous de girofle. Pour des raisons indémêlables, ils avaient demandé à rester quelque temps. Il y avait eu des échanges après le partage du butin, pierreries, étoffes et marchandises, auquel – cas unique dans les annales de la Flibuste – le capitaine du navire capturé, Paturel ex-Barbe d'Or, avait participé lui-même. Pour deux émeraudes sans prix, Vaneireick avait consenti à prendre à son bord les boucaniers indésirables qui, malgré leur paresse et mauvaise mentalité, bien menés à coups de garcette, lui remplaceraient ses morts du combat.
Hyacinthe Boulanger s'était donc séparé de son frère de la Côte, Aristide, qui, prétextant sa faiblesse abdominale et multipliant ses serments de bonne conduite, avait supplié qu'on le gardât à Gouldsboro.
– Et puis j'ai fait une touche, tu comprends, avoua-t-il à l'oreille velue d'Hyacinthe, une belle fille qui s'appelle Julienne. Quand j'aurai mené à bien mes affaires avec elle, je te ferai signe et tu reviendras me chercher...
Donc, aucune illusion à avoir ! On reverrait le Sans-Peur et sa cargaison de tampons noirs, de jambes de bois, de bouches édentées à la puissante haleine de rhum de la Jamaïque, on reverrait de joyeux drilles de l'île de la Tortue emplumés, enrubannés, enturbannés d'étoffes d'indienne à fleurs, bardés de coutelas, de poignards, de sabres et de pistolets, et de haches effrayantes.
L'été ne faisait que commencer.
Et l'on reverrait aussi les navires anglais et bostoniens partis à l'aube, les chaloupes acadiennes qui s'étaient éloignées avec leurs Mic-Macs et, en échange du bétail apporté, un choix de précieuses marchandises de luxe qui enchanteraient les dames de Port-Royal, là-bas, de l'autre côté de la Baie Française : dentelles, velours, passementeries, savons et parfums, armes et munitions pour la défense du fort français, bannières brodées et, comble d'aubaine, un ciboire et un ostensoir de vermeil, prélevés sur le butin espagnol d'un pirate converti. Dieu n'en serait-il pas doublement honoré dans la pauvre église de la plus ancienne colonie française fondée par Champlain ?
Un calme étrange paraissait tomber sur le village. En silence, les habitants se dispersaient et revenaient vers leurs demeures de bois.
– Oh ! Regardez, s'exclama tout à coup la jeune Séverine, il n'y a plus que deux navires à l'ancre, dans la baie. Le Gouldsboro et le Cœur-de-Marie. Après toute cette forêt de mâtures qui s'agitaient là, ces jours-ci, comme cela fait vide !
Deux navires à l'ancre dans la baie, chuchotait aux oreilles d'Angélique la voix de la nonne visionnaire.