Chapitre 15

Elle titubait, trébuchant, se heurtant à des encoignures, à des meubles inconnus, dans la demi-obscurité d'une chambre où la lune filtrait incidemment entre deux nuages sa lueur pâle. Le besoin de se dissimuler et de disparaître à jamais avait rejeté Angélique au sein du fort de bois, et, plutôt que d'affronter le grand vent du dehors, les rumeurs du village, l'affreuse solitude de l'espace sans refuge parmi des êtres hostiles, un instinct de bête blessée qui se terre pour mourir l'avait portée à travers couloirs et escaliers jusqu'à cette pièce vaste et close, et, sans la reconnaître, elle savait que c'était « leur » chambre, celle où ils s'étaient aimés l'an dernier, celle où elle avait rêvé de se retrouver avec lui. Elle tâtonnait, butait contre des angles durs, s'arrêtait enfin au centre de la pièce, et alors lui parvenait, au sein de ce chaos infernal qui la broyait, le premier bruit qui lui fût perceptible – celui de deux souffles entrecroisés, qui se répandaient autour d'elle et qui n'étaient, elle s'en rendit compte enfin après un moment d'effroi, que l'écho de sa propre respiration convulsive et celui du ressac au-dehors, frappant l'éperon rocheux, au pied du fort. Elle était seule.

La peur, qui un instant avait dominé en elle toute autre perception, la quitta pour être remplacée par la certitude d'une autre, écrasante, celle d'une irréparable catastrophe. La moitié de sa tête lui paraissait énorme, nantie d'une excroissance difforme telle qu'on en voit aux citrouilles, et cela lui semblait rayonner sur le côté comme si cette tumeur eût été de fonte rougie au feu. Elle y porta la main avec précaution, rencontra une chair insensible, mais il n'y avait pas de tumeur, cependant, le seul attouchement de ses doigts la traversa d'un élancement atroce. Dans le même éclair, tout lui revint avec une lucidité implacable. Colin !...

Ses bras l'enlaçant, ses mains cherchant son corps, ses lèvres prenant les siennes pour un baiser qui n'en finissait point.

L'homme caché avait vu cela, dans la lueur de la chandelle... Et maintenant Joffrey savait... Il l'accusait du pire !... Comment lui faire comprendre, lui expliquer, lui faire admettre que...

Au seul prénom de Colin, il la tuerait. Il avait failli la tuer déjà ce soir. Cela, elle l'avait senti de toute sa chair hérissée, incapable de réagir, d'ébaucher le moindre geste de défense. Il avait donc le pouvoir de l'annihiler, de la réduire à néant. Parce que lui, pour elle, c'était tout !

Elle demeurait ainsi dans le noir, respirant à peine maintenant, dans la crainte d'éveiller, en même temps qu'une douleur physique lancinante, des lambeaux de vision atroce : Joffrey ! Joffrey ! Et son visage terrible, les reflets de son pourpoint qui, lorsqu'il bougeait, laissait entrevoir dans les plis d'or et de satin ivoire une doublure écarlate, et c'était comme si elle avait vu y bouger, y rouler sans cesse des gouttes de sang, y pleuvoir des larmes de sang. C'était du sang qui ruisselait, du sang ! maintenant sur son visage. Ses doigts en étaient poissés et, sur ses lèvres insensibles, sa langue en trouvait la saveur salée. Elle le goûtait avec une sorte de stupeur incrédule. Il l'avait frappée !...

Il l'avait frappée, et elle le méritait ! Ainsi, un gouffre sans fond s'était ouvert sous leurs pas...

Aux aguets dans l'obscurité, elle tremblait de tous ses membres et contemplait le gouffre ouvert, et maintenant la peur de nouveau rampait avec mille démons surgissant du gouffre et se traînant vers elle avec des ricanements, des yeux luisants...

C'était venu trop vite, à l'heure où elle croyait vraiment que le temps de Wapassou avait à jamais renoué les liens entre eux, que leur amour était indéfectible, inattaquable, indestructible.

C'était venu comme un ouragan, comme un tremblement de terre, et en même temps c'était venu sournoisement.

Une bête vomie des enfers et dont elle n'avait pas aperçu à temps les yeux cruels avait rampé vers eux et les avait attaqués.

Un piège s'était refermé sur elle – sur eux – dont elle ne discernait pas exactement la nature et l'agencement, mais dont elle sentait les tenailles commencer à la broyer cruellement. Si habile avait été l'approche qu'elle et Joffrey avaient été atteints, dès le premier coup, en plein cœur.

« Joffrey ! Joffrey ! viens, je t'en prie !... Ne me laisse pas seule ! J'ai peur ! »

La chambre grouillait, habitée d'ombres dangereuses, et, simultanément, elle mesurait la distance infranchissable qui venait de s'étendre entre elle et lui, lui, son époux très cher qu'elle avait mortellement offensé.

Une main la prenait à la gorge, l'étouffait à demi, la suffoquait. Et pour ne pas s'évanouir elle pressait ses deux mains sur sa bouche tuméfiée, à la fois pour étouffer les plaintes qui voulaient jaillir et pour éveiller, par les élancements d'une souffrance intolérable, sa conscience qui sombrait, jusqu'à ce que, enfin, sous l'effet de la douleur et d'une trop fulgurante vision de tout ce qu'elle avait perdu, en hoquets enfantins, désespérés, crevait sa peine... « S'il ne m'aime plus... s'il ne m'aime plus... qu'est-ce que je vais... devenir ? »

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