Chapitre 9
« Que pensait Joffrey ? Que décidait-il pour elle ?... Pour Colin ? »
Ce silence, cette absence lui devenaient intolérables.
À chaque instant de cette journée qui durait des siècles, elle craignit et espéra tour à tour qu'il allait la faire appeler. Elle comparaîtrait devant lui, soit, mais tout était préférable à l'incertitude dans laquelle il la laissait sombrer. Crier, tempêter, implorer, supplier, accuser à son tour lui aurait rendu vie.
La rage et l'orgueil, l'instinct de défense qui l'avait soutenue le matin se défaisaient en elle à mesure que les heures passaient. En l'écartant, en l'ignorant, il la soumettait à une véritable torture qui avait raison de sa force intime, et c'est à peine si elle put avaler quelques bouchées du repas qu'elle avait réclamé et que Mme Carrère lui fit porter. Dans l'après-midi, elle partit à la recherche de Cantor, et le trouva près du port où il s'affairait.
– N'écoute pas les ragots qui courent sur mon compte, lui dit-elle, avec fièvre. Tu connais la superstition de ces gens qui nous entourent. Déjà, ne suis-je pas désignée comme... Démone à Québec ? Il suffit qu'une femme se fasse capturer par un pirate pour que les calomniateurs tissent leur toile. Barbe d'Or s'est montré chevaleresque envers moi et je t'expliquerai un jour qui il est et pourquoi je lui porte amitié.
– En tout cas, je n'assisterai pas à sa pendaison, déclara Cantor qui paraissait ne pas vouloir s'attarder sur ces questions. Je repars aujourd'hui même avec la marée, sur Le Rochelais, Mon père vient de m'en donner le commandement.
Il se redressa, assez faraud de ses responsabilités de capitaine de quinze ans pour ne pas trop se soucier des remous sous-jacents qui agitaient la petite colonie. Content d'avoir pu revenir à temps pour participer au combat naval, encore plus content de repartir, en maître, sur l'océan dont la vie mouvante lui était si familière. Il bomba le torse et ajouta, pénétré de son importance :
– Je dois amener jusqu'à Houssnock des marchandises qui seront ensuite acheminées jusqu'à Wapassou par Kurt Ritz et six hommes de recrue que j'emmène également à mon bord.
– Comment ? s'exclama Angélique, un courrier part pour Wapassou dans quelques heures et je n'en suis même pas avertie ?... Laurier ! Laurier ! appela-t-elle vers le petit garçon qui passait, viens vite m'aider à ramasser des coquillages pour Honorine.
Au surplus, elle eut à peine le temps de griffonner un billet pour les Jonas et les Malaprade.
– Pressons, pressons, la marée n'attend pas, recommandait Cantor.
Le Suisse Kurt Ritz se tenait sur le môle, sa hallebarde en main, passant l'inspection des ballots à charger dans la chaloupe, et celle de ses hommes qui, comme lui, étant d'origine allemande ou helvétique, portaient leur costume de parade – survivance du costume des lansquenets avec le pourpoint court et ajusté aux grandes manches gonflées et fendues sur la chemise, les hauts-de-chausses de drap bouton-d'or bouffants, troussés aux genoux et garnis, en long, de rubans écarlates dont le ballant donnait au vêtement des allures de rhingrave et, selon la mode inconvenante et glorieuse du siècle précédent, la braguette apparente en coque de satin jaune d'or.
Seul, un rabat souple avait remplacé la fraise godronnée.
Le bonnet large et vaste, mélange entre la toque ancienne et le vaste feutre moderne, était agrémenté d'une courte plume d'autruche rouge. Un casque d'acier doré était accroché à leurs ceinturons. Tous, avec leurs piques, ils avaient fière allure. Kurt Ritz correspondait bien à ce que le naturel recommande d'un sergent « qui doit être homme savant, vaillant, sage, courtois, qu'il se soit rencontré souvent avec l'ennemi, et, s'il se peut, qu'il soit grand et de bonne mine ».
De plus, il portait l'épée, insigne d'une qualité de gentilhomme qu'il avait acquise au service du roi de France, en Autriche, contre les Turcs.
Angélique ne l'avait plus revu depuis la nuit où elle l'avait surpris, accroché aux « pavillons » du château arrière du Cœur-de-Marie, à part une brève interception dans l'ombre le soir de son retour, et elle le chercha un moment des yeux, ne le reconnaissant pas. On le lui désigna. Elle lui remit son message pour les Jonas, et qu'importait qu'il lui dédiât un regard hautain et dédaigneux. Certes, il la mépriserait toujours pour ce qu'il avait entrevu d'elle sur le navire. En parlerait-il aussi à Wapassou ? Elle ne pouvait s'humilier à lui recommander le silence. Mais, tandis qu'elle s'entretenait avec lui d'un ton posé, ajoutant de vive voix diverses instructions essentielles qui lui revenaient subitement à l'esprit – pourvu qu'on n'ait pas oublié de récolter des bourgeons de sapin pour les tisanes pectorales ! – son intuition la convainquit que l'étranger était un homme « bien ». Rude, froid, mais avec cet air seigneurial que possèdent de nature les montagnards, il n'était pas mesquin. Il ne parlerait plus, jamais plus, du secret surpris à la lueur d'une chandelle, une nuit qu'il s'évadait d'un navire pirate.
Apercevant le comte de Peyrac qui descendait vers le port escorté de Roland d'Urville et de Gilles Vaneireick, elle s'enfuit.
Pourquoi s'était-elle enfuie ? Devant lui ?... Devant son mari ? Elle errait à travers les habitations neuves de Gouldsboro désertées par les habitants qui, eux aussi, s'étaient rendus au port pour assister au départ du yacht...
Elle n'avait pu cette fois trouver le courage d'être là, à quelques pas de lui, et mêlée à cette foule qui les observait. Et elle aurait dû être là, se gourmanda-t-elle. Agiter son écharpe lorsque le petit navire commandé par le vaillant jouvenceau, Cantor de Peyrac, gonflerait ses voiles... Elle n'avait pas pu. C'était sa première grave défaillance depuis le matin. Il aurait raison d'elle. Mais comment s'achèverait le combat ? Tant qu'elle ne serait pas fixée sur le sort de Colin, Joffrey resterait la menace, le bras levé pour frapper, et, au fond de son cœur, l'ennemi qu'on ne peut circonvenir. Combien de fois, naguère, le comte de Peyrac n'avait-il pas affirmé sa résolution implacable de tuer quiconque essaierait de lui voler sa femme ?
Elle ne pouvait, la mort dans l'âme, que se souvenir de ses paroles. À Pont-Briand, à Loménie, il l'avait affirmé.
Colin était condamné, moins comme pirate pillard que comme rival. Mais cela ne pouvait être. Pas pour si peu ! Pas à cause d'elle ! Oh ! mon Dieu ! ne permettez pas cela !...