Chapitre 1

Il y avait beaucoup d'enfants à Gouldsboro. Toujours pieds nus, en essaim joyeux, les cheveux des fillettes flottant sous les bonnets ronds ou les coiffes blanches, ceux des garçons au vent, jupes et chausses troussées pour mieux patauger dans les mares, grimper dans les barques, sauter sur la grève, courir après les loups-marins, toujours gober un coquillage, un œuf de mouette, sucer une fleur... En troupe avec les petits Indiens nus, et s'abattant par-ci, par-là, à la volée.

Curieux, ils collaient leurs frimousses contre les planches du hangar pour essayer d'apercevoir entre les interstices les pirates prisonniers, puis couraient sur le port afin d'admirer le beau tableau enluminé qui se balançait à l'arrière du Cœur-de-Marie, le navire capturé ce matin, puis allaient chercher de l'eau à la source de la forêt et s'agenouillaient pour donner à boire aux blessés.

Ce jour, à Gouldsboro, s'achevait sur la défaite du pirate Barbe d'Or. Au matin, Angélique avait été réveillée par les lointains grondements d'une canonnade. L'âme et le corps endoloris, elle ne comprenait pas où elle en était, avait mis longtemps à réaliser qu'elle se trouvait à Gouldsboro. Dans le miroir alors, elle avait contemplé son visage tuméfié. Tout un côté était bleu, noir, et le coin de sa bouche enflé. Elle remuait la tête avec peine. Elle avait fait le tour de la chambre, découvert dans des coffres du linge, des vêtements qu'elle y avait plies, à l'automne, avant de quitter le fort, s'était vêtue et coiffée, l'esprit engourdi. Il lui fallait trouver une pommade, un baume, n'importe quoi pour atténuer la meurtrissure qui la défigurait.

Le volet de la fenêtre rabattu, elle avait aperçu là-bas des navires courant sous le vent, au bord d'un ciel frangé de pluie, sur le gris duquel, par instants, éclatait un rouge éclair. Puis le bruit roulant de la déflagration lui parvenait. Un combat naval se déroulait devant Gouldsboro, apparemment trois ou quatre navires assaillant un seul adversaire qui, après s'être dérobé assez habilement à l'attaque, fuyait, pourchassé, les voiles déployées, quittait le champ de vision d'Angélique.

Peu après, une voix de femme l'appelait dans les profondeurs de l'habitation.

– Dame Angélique ! Dame Angélique !... Où êtes-vous ? Ah ! Vous voici ! Dieu soit loué ! Venez ! Venez vite, ma chère dame ! Des blessés ! Du sang partout !

Dans la petite femme qui l'abordait ainsi, Angélique reconnaissait la Rochelaise, Mme Carrère, qui avait émigré l'an dernier au Nouveau Monde avec ses dix enfants et son avocat de mari.

– Que se passe-t-il ? Pourquoi ces blessés ?

– Ils viennent de régler son compte à ce damné Barbe d'Or.

– Qui ça « ils » ?

– M. le comte, le flibustier Vaneireick, l'amiral anglais, enfin tous, quoi, tous ceux qui avaient juré de faire crier merci à ce scélérat ! On a appris ce matin qu'il rôdait de nouveau dans les îles. M. le comte est entré aussitôt en campagne et a pris le pirate en chasse. On l'a acculé à livrer bataille. M. d'Urville vient de porter l'annonce de la victoire. Mais il paraît qu'à l'abordage ça a été un vrai carnage... Les navires rentrent au port avec leur capture, et tous les blessés. M. de Peyrac nous a fait mander que vous soyez présente, et qu'il fallait vous avertir pour que vous puissiez donner vos soins à tous ces pauvres gens.

– Vous... vous êtes sûre que c'est mon mari qui vous a priée de me prévenir ?

– Hé ! Oui ! Qu'est-ce qu'on pourrait faire sans vous ? Il paraît que le chirurgien du Sans-Peur a été blessé, lui aussi, et ne peut remplir son office. Quant à notre médecin, Parry, vous le connaissez. Il n'est pas d'un grand secours devant toute cette boucherie... Seigneur ! Que vous est-il donc arrivé à vous aussi, ma pauvre !... Vous êtes tout abîmée !

– Ce n'est rien !

Angélique porta la main à sa joue.

– Je... j'ai fait naufrage dans les parages de l'île Monégan et me suis heurtée contre un rocher... Attendez-moi, je vous suis. Le temps de prendre mon sac et d'y mettre quelques instruments indispensables... Avez-vous de la charpie de réserve ?...

Méthodiquement, elle rassemblait tout ce dont elle pouvait avoir besoin, agissant comme un automate, cependant que, dans son esprit, des pensées torturantes se bousculaient. Colin... Colin était mort de la main de Joffrey de Peyrac... Si elle avait parlé hier au soir... Si elle avait eu le courage de parler... Mais non, c'était impossible ! Elle ne pouvait rien dire, rien expliquer... Et maintenant, Joffrey de Peyrac avait tué Barbe d'Or... Et il la faisait mander pour qu'elle soigne les blessés... Il se souvenait donc qu'elle existait. Pourquoi ? Méditait-il une autre vengeance ? Et s'il allait lui jeter le cadavre de Colin en travers de sa route. Elle ne pourrait supporter cela. Elle ne pourrait s'empêcher de tomber à genoux et de prendre la grosse tête de Colin entre ses mains et de pleurer.

– Mon Dieu ! pria-t-elle, faites que Joffrey ne commette pas une telle mauvaise action. Oh ! Mon Dieu, comment se fait-il que, lui et moi, nous soyons devenus si subitement complètement ennemis ?...

Derrière Mme Carrère, elle dégringola l'escalier, courut vers la place où les habitants amenaient des matelas de varech, des seaux de cuir contenant de l'eau douce, des couvertures. Des chaloupes, on commençait à descendre et à étendre à terre les premiers blessés, geignant, ou crachant des jurons sonores.

La suite de cette matinée fut un cauchemar où Angélique ne put guère songer à autre chose qu'à tailler dans les chairs, recoudre, nettoyer, panser, courir de l'un à l'autre, réclamer de l'aide, organiser un lazaret, envoyer dans toutes les directions des enfants lui chercher des plantes, du linge, de l'eau, du rhum, de l'huile, du fil, des aiguilles, des ciseaux. Les manches relevées, du sang jusqu'aux coudes, pendant des heures, elle ne cessa de faire face à d'urgentes interventions, assumant la responsabilité de diagnostiquer la gravité des blessures et d'indiquer les soins à donner, les remèdes à composer. Très vite, se reformait autour d'elle l'ordre d'autrefois. Elle reconnaissait les femmes, qui spontanément se mettaient à sa disposition. Abigaël, diligente et efficace malgré sa grossesse, Mme Carrère, active, les jeunes filles promptes et dociles, courageuses devant la mort et la souffrance, à l'image de leurs aînées. Tout à coup, elle eut près d'elle la tante Anna qui lui passait des instruments de chirurgie, précise et attentive, et la vieille Rebecca qui consolait un mourant. Un jeune garçon la suivait partout portant un grand bassin de cuivre dans lequel il renouvelait de l'eau pure afin qu'elle pût s'y laver les mains et y tremper des linges. Ce ne fut qu'au bout d'un certain temps qu'elle reconnut Martial, le fils aîné de maître Berne. D'emblée, elle avait repris sa place parmi eux. Mais, tandis qu'elle s'affairait à sa tâche avec son habituelle diligence, sa sensibilité à vif discernait des nuances dans leur comportement vis-à-vis d'elle. Une légère intonation de mépris dans la voix, des lèvres pincées subitement, un regard hostile... C'était peut-être une impression... Non ! Les gens de Gouldsboro savaient...

Tout le monde savait.

Pourtant, Mme Carrère s'était montrée simple et cordiale. Mais Mme Carrère n'avait jamais été médisante. Le bruit qui commençait à courir dans Gouldsboro que la comtesse de Peyrac avait trompé son mari avec le pirate, elle ne voulait pas en faire cas... Les yeux furtifs qui suivaient Angélique ce matin-là, tandis qu'elle se dépensait, infatigable, supputaient l'ampleur ou la possibilité de la calomnie... Or, ce qu'il y avait de plus terrible, c'était qu'il ne s'agissait pas d'une calomnie, mais d'une vérité... enfin, d'une demi-vérité. Elle avait été dans les bras de Barbe d'Or, elle avait répondu à ses caresses. Elle aurait voulu pouvoir crier à la face du monde qu'elle n'était pas coupable. Se le nier à elle-même. Redevenir « comme avant ». Elle se penchait sur les plaies avec une infinie douceur, une infinie compassion, car, en elle aussi, elle sentait une plaie ouverte, à chaque instant plus douloureuse, et elle aurait bien voulu qu'une main compatissante s'y posât. Mais personne ne ferait ce geste-là.

– Ah ! Madame, sauvez-moi, suppliaient les grands blessés. Mais elle, près de qui pourrait-elle implorer : sauvez-moi ?

Sa douleur était de celles qui ne méritent pas compassion. Et, par éclairs, elle la sentait la traverser si cruellement qu'elle en était presque paralysée.

– Joffrey ne m'aime plus... Comment ai-je pu lui faire cela, à lui si bon, si merveilleux ? L'humilier ainsi à la face du monde ?... Il ne me pardonnera jamais. Il m'a demandé de soigner les blessés... Pourquoi ? Mais, bien sûr, parce qu'il avait besoin de moi. Ses hommes d'abord, sa rancune ensuite... Je le reconnais bien là... Mais après il me chassera, me répudiera. Il ne voudra plus me voir... Il a crié : Je ne veux plus vous voir.

Malgré tout, elle ressentait dans cette obligation de travailler pour lui, à ses côtés en quelque sorte, comme l'impression d'une trêve. La pensée qu'il l'avait fait demander levait en elle un vague espoir.

Il l'avait fait demander. Il s'était souvenu d'elle. Elle comptait donc encore. Elle s'attachait avec plus de ferveur à sa tâche.

Les malheureux, criant leurs souffrances vers lesquelles elle se penchait, rassurante, encourageante, croyaient voir descendre vers eux un ange du ciel, et, dès qu'elle posait la main sur eux, ils s'apaisaient.

– C'est la dame de Peyrac ? demandaient ceux qui ne la connaissaient pas.

– Oui, criaient les autres. Tu verras, elle te guérira.

Et toute cette confiance autour d'elle ranimait le courage d'Angélique, apaisait peu à peu ses tourments intimes, l'aidait à redresser la tête, à tenir, bien qu'elle fût consciente de son propre visage tuméfié, et maintenant couvert de sueur.

Elle tendait l'oreille, cherchait à surprendre des bribes de conversation sur le déroulement du combat.

Mais personne ne parlait de la mort de Barbe d'Or.

Seulement de cet horrible et sanglant combat entre équipages, qui s'était déroulé après l'abordage sur le pont du Cœur-de-Marie. Et M. de Peyrac avait sauté le premier. Vers le milieu de la matinée, les navires entrèrent dans la rade, encadrant leur proie. Donnant du gîte, tronqué de ses mâts, environné d'une fumée lente comme d'un nuage de malédiction, la nef de Barbe d'Or vint s'accoter à une île, au milieu de la baie. Amenés à leur tour par des chaloupes, les prisonniers commencèrent à monter la plage, encadrés par les matelots du Gouldsboro et les soldats de la garnison. M. d'Urville les fit conduire dans la grange au maïs, construction rustique mais assez vaste et nantie d'une seule issue, ce qui en faciliterait la garde. L'un des pirates captifs hurlait comme un possédé tandis qu'on le traînait.

– Laissez-moi, corniauds, assassins. Je suis un blessé, j'vous dis, un grand blessé !... Vous allez me faire crever.

Angélique dressa l'oreille à ce timbre criard et reconnut l'ineffable Ventre-Ouvert, son opéré de la baie de Casco.

Elle alla au-devant des hommes.

– Ce vaurien dit vrai. Ne le faites pas marcher surtout ! Étendez-le là.

– Ah ! vous v'là enfin, vous, c'est pas trop tôt ! geignit Beaumarchand. Où étiez-vous partie, m'dame ? C'est pas bien de m'avoir laissé tomber, avec cette couture en travers de la panse.

– Taisez-vous donc, crapule ! Vous auriez mérité cent fois que le diable vous emporte, après le mauvais tour que vous m'avez joué.

Elle ne l'en examina pas moins et constata avec satisfaction que la monstrueuse cicatrice d'Aristide Beaumarchand avait un aspect sain et paraissait en voie de guérison. Un vrai miracle, car ses compagnons du Cœur-de-Marie ne semblaient pas s'être beaucoup souciés de lui depuis qu'ils l'avaient repris à leur bord.

– C'que vous me manquiez m'dame ! Ah ! On peut dire que vous me manquiez ! répétait-il. Ils m'ont laissé crever dans un coin avec les rats, comme un vieux déchet !...

Elle renouvela ses compresses, le sangla dans de la toile comme un nouveau-né, le laissa sur le sable en attendant.

Un peu plus tard, elle s'agenouilla auprès de M. de Barssempuy pour soigner son épaule, tailladée par un coutelas. C'était ce gentilhomme, second de Barbe d'Or, qui l'avait capturée à Maquoit. Aujourd'hui, son visage était noir de poudre et son expression lasse.

– Votre capitaine ? fit-elle à mi-voix, Barbe d'Or ? Où se trouve-t-il ? Quel est son sort ? Blessé ? Tué ?...

Il lui jeta un regard amer et détourna la tête.

Elle resta sur sa hantise, taraudée d'inquiétude.

Le soleil était à son zénith. La chaleur ajoutait aux souffrances et à la fatigue. Sur ces entrefaites, quelqu'un vint chercher Mme de Peyrac, lui demandant d'avoir l'obligeance de se rendre à bord du navire pirate afin de déterminer parmi les grands blessés s'il y en avait que l'on pouvait se risquer de transporter à terre ou d'autres qu'il valait mieux laisser mourir sur place.

Elle s'y rendit à bord d'une chaloupe, accompagnée de Martial, qui continuait de porter son sac d'urgence, un tonnelet d'eau douce et le bassin de cuivre. À la coupée, un homme au justaucorps noir troué, roussi par la poudre, et drôlement coiffé de travers d'une perruque mitée, l'accueillit et la guida en claudiquant vers la batterie.

– Je suis le chirurgien de M. Vaneireick, Nessens. Un boulet est tombé sur la cambuse où j'opérais... Quant à mon collègue du Cœur-de-Marie, on l'a trouvé raide mort sur un monceau de cadavres. Aussi bien des blessés se seraient-ils trouvés en mauvaise posture sans votre présence à Gouldsboro, madame. Dès que l'on a su que vous étiez à terre, les blessés ont repris courage, et j'ai donné l'ordre d'évacuer le plus de monde possible pour les remettre entre vos mains puisque j'étais empêché de faire ma besogne. Votre réputation est telle qu'elle commence à franchir les mers. Pour moi, je me suis contenté de nettoyer trois navires en ce jour. Mais il y a là quelques pauvres gars sur lesquels je ne peux me prononcer...

Il était difficile de se mouvoir à bord de la nef, dont le pont s'inclinait en un angle inquiétant. Des barriques de cidre avaient été percées et des nappes de boisson aigre coulaient partout, mêlées au sang. On pataugeait et glissait dans cet infect mélange et il fallait se cramponner pour avancer. Mais des ordres étaient donnés pour empêcher le navire atteint de couler et l'on entendait les cris et les interjections des équipes au travail.

– C'est surtout sur ce navire-là qu'il y a eu du dégât, expliqua Nessens. Nous fûmes quatre à l'aborder. Le chébec de M. de Peyrac, le Gouldsboro et le Sans-Peur. Un peu plus tard, le petit yacht Le Rochelais est survenu sur les lieux. Voici une bonne opération de police de faite. La moitié de ces bandits est hors de combat.

Le chirurgien était un homme jeune, dans la trentaine. Lorsqu'il s'était aperçu qu'en France sa maîtrise de chirurgien ne lui donnait nul droit à pratiquer puisqu'il appartenait à la religion réformée, il n'avait trouvé d'autre ressource que de s'exiler et d'embrasser la dangereuse profession de chirurgien à bord des vaisseaux corsaires. Quand Angélique eut, avec lui, examiné les pauvres mourants, elle lui proposa de le panser lui-même convenablement. De plus, s'apercevant que sa claudication n'était pas due à une blessure mais à un déboîtement de la hanche qu'il s'était fait en tombant au moment du bombardement, elle lui remit le tout en place, le massa fortement pour ranger les nerfs froissés et distendus et le quitta presque ingambe.

Sur le pont qu'elle traversait, non sans peine, pour se réembarquer, une voix faible l'appela :

– Madame ! Senorita !...

Un homme gisant, à demi écrasé, contre la rambarde et caché par des rouleaux de cordages qui avaient glissé jusqu'à lui, la hélait. Il avait dû passer inaperçu jusqu'alors dans le désordre et le va-et-vient d'après la bataille. Elle le dégagea et le tira un peu plus haut, l'appuyant contre le pied du mât de misaine. Dans sa face de cire jaune, des yeux noirs immenses la fixaient et ne lui paraissaient pas inconnus.

– Je suis Lopez, fit-il dans un souffle.

– Lopez... Lopez ?

Elle cherchait dans sa mémoire. Il la renseigna, avec un vague sourire sur ses lèvres grises :

– Vous savez bien... Lopez !... là-bas. Les abeilles...

Elle se souvint. C'était donc l'un des flibustiers contre lesquels elle s'était défendue en leur envoyant une ruche d'abeilles à la tête. Aujourd'hui, récupéré par le navire de Barbe d'Or, il y vivait sa dernière heure.

– C'est au ventre, murmura-t-il. Vous allez me faire quelque chose comme à Beaumarchand, hein ? Vous l'avez recousu, lui, je vous ai vue faire. Et maintenant il trotte comme un lapin... Je... Je ne voudrais pas mourir, madame, s'il vous plaît...

Il était jeune encore, ce petit Portugais. Un gibier misérable des quais de Lisbonne, nourri jusqu'à l'âge de douze ans de poussière, de soleil et d'une poignée de figues. Et puis, après, la mer. Et c'est tout.

Par acquit de conscience, Angélique fendit le haut-de-chausses déjà distendu par les chairs labourées et putréfiées, souillées de sang, de sanie, de cidre, d'eau de mer. Déjà, les orbites creusées de l'homme l'avaient renseignée. Même si on avait pu s'occuper de lui à temps il n'en aurait pas réchappé.

– Vous allez faire quelque chose pour moi, hein ? Répétait-il.

Elle lui adressa un sourire rassurant.

– Oui, mon petit. Je vais d'abord te soulager. Avale ceci.

Elle lui glissa entre les lèvres une des dernières pilules qui lui restaient, composées de mandragore et de pavot indien.

Il ne put la déglutir, mais la garda sur la langue, et cela commença à l'engourdir un peu.

– Es-tu bon chrétien, mon petit ? demanda-t-elle encore.

– Oui, senorita, je le suis.

– Alors, prie le Bon Dieu et la Sainte Vierge pendant que je vais te guérir.

Elle lui croisa les mains elle-même sur la poitrine et les lui tint ainsi, lui communiquant sa vie, sa tiédeur, dans un dernier contact avec le monde qu'il quittait, afin qu'il ne se sentît pas seul en franchissant le seuil ultime.

Ses paupières plombées se rouvrirent.

– Mamma ! Mamma ! souffla-t-il, les yeux fixés sur elle.

Elle lâcha ses mains, désormais froides et inertes, lui ferma les yeux puis couvrit le visage du mort du fichu qu'elle avait noué hâtivement, ce matin-là, autour de ses épaules. Elle n'avait jamais pu demeurer indifférente à ces morts violentes d'hommes au cours des combats, à ces subites métamorphoses d'êtres vivant, riant, s'agitant au soleil quelques heures plus tôt, changés d'un seul coup en une masse amorphe, absente, à jamais disparue de la terre et bientôt du cœur de tous. Pourtant, elle avait parfois tué de ses propres mains, mais l'illogisme de la mort, son irréparable cruauté continuait à meurtrir chaque fois profondément sa sensibilité féminine. Bien qu'elle sût le peu de valeur de la pauvre créature qui venait d'achever là son périple terrestre, des larmes perlèrent malgré elle à ses paupières.

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