Chapitre 2
Comme elle se redressait, elle se trouva face à face avec le comte de Peyrac. Celui-ci, depuis quelques instants déjà, se tenait debout, regardant la femme penchée vers le mourant. Gilles Vaneireick, qui l'accompagnait en sa dernière tournée d'inspection, avait le premier distingué cette chevelure blonde de femme, vision, enfin, de douceur après les rudes heures de combat ; et il avait posé sa main sur le bras du comte. Tous deux, suspendant leur marche, ils l'avaient contemplée, tandis qu'elle s'inclinait sur la face creusée du moribond, et ils avaient surpris le murmure de sa voix compatissante :
– Fais tes prières, mon petit !... Je vais te guérir...
Puis ils l'avaient vue se signer et détacher son mouchoir pour en voiler la face du pauvre garçon. Des larmes brillaient au bord de ses cils.
À la vue de Joffrey de Peyrac, elle se déconcerta au point que Vaneireick en eut pitié. Péniblement, elle se détournait sous prétexte de rincer ses mains dans la bassine que lui présentait le jeune Martial.
– Tous les blessés en état de quitter le bord ont-ils été désignés par vos soins, madame ? demanda le comte de Peyrac, sans marquer aucune inflexion autre qu'un calme distant.
– Celui-ci est mort, fit-elle, ébauchant un geste vers le corps étendu.
– Ha ! Je le vois bien, répliqua-t-il sèchement.
Obstinément, elle lui dérobait son visage, la meurtrissure bleuie qui le marquait et dont elle n'avait cessé de sentir tout le jour la gêne. C'était la première fois qu'elle le revoyait depuis l'horrible scène de la veille, et elle en éprouvait une sensation glacée comme si elle se fût trouvée subitement devant un étranger... Un mur s'était dressé entre eux. Le gentilhomme flamand qui accompagnait Peyrac paraissait gai et bon enfant. Son justaucorps jaune, orné de nœuds de ruban flottant au vent, ses plumes d'autruche rouges, ses revers et cravate de dentelle le paraient, dans le goût fastueux des flibustiers des Caraïbes. En revanche, sa face joviale était ce jour-là toute mâchurée de traces sanglantes qui l'obligeaient à fermer à demi un œil.
Afin de se donner une contenance, Angélique se tourna vers lui.
– Puis-je faire quelque chose pour vous, monsieur ?
Gilles Vaneireick, enchanté de la connaître de plus près, acquiesça avec empressement. Elle le fit asseoir sur un tonneau renversé et, tandis que Joffrey de Peyrac s'éloignait, elle lui nettoya délicatement les plaies, tout en se demandant avec quelle sorte d'arme elles avaient bien pu être faites.
Il grimaçait et poussait des gémissements de chiot.
– Vous en faites des manières pour un gentilhomme d'aventures, lui dit-elle. Quand on est aussi douillet que vous, on ne se mêle pas d'aller au combat.
– Je suis le capitaine du Sans-Peur...
– On ne le dirait pas.
– Mais c'est que je n'ai jamais été blessé de ma vie, chère madame ! Demandez autour de vous, on vous dira que Gilles Vaneireick s'en tire toujours sans une égratignure.
– Pas cette fois-ci, en tout cas.
– Mais si, cette fois-ci encore. Ce que vous soignez là, de vos doigts de fée, ce n'est point une blessure de guerre, tant s'en faut. Je la dois à la rage d'Inès, hier au soir.
– Inès ?
– Ma maîtresse ! Elle est jalouse comme une tigresse, dont elle possède les ongles pointus, et elle a pris ombrage de ce que je lui vantais sans discontinuer votre beauté éblouissante.
– Mais je ne vous connais point, monsieur.
– Si fait... Je me trouvais hier dans la salle du Conseil lorsque vous nous êtes apparue. Mais je ne me vexerai pas que vous n'ayez point remarqué mon humble personne, car je sais que vous n'aviez alors de regards que pour M. de Peyrac, votre époux et, de plus, mon cher et vénéré ami des Caraïbes.
Angélique, qui lui enroulait un bandage autour du front, se retint de lui tirer les cheveux pour se venger de son ironie. L'œil noir de Vaneireick la guettait par en dessous, admiratif, mais assez malin pour avoir noté sur un côté de son ravissant visage des traces bleues qui ne le marquaient pas la veille.
Apparemment, supputait-il, la scène de ménage avait été violente, et les deux époux se boudent encore, mais cette femme est trop belle pour que les choses ne s'arrangent pas. Un peu de jalousie pimente les amours ardentes. Il en avait vu d'autres avec son Inès. Et, comme Peyrac, il n'aimait pas le partage. Mais ce sont des accidents auxquels on est exposé lorsqu'on s'acoquine avec ces belles qui ont tous les dons de la nature pour faire le bonheur d'un homme, y compris d'attirer toutes les convoitises.
Celle-ci aussi, la folle et vagabonde comtesse de Peyrac, elle avait le don et elle savait en profiter, et tant pis pour Peyrac !...
La narine frémissante, Vaneireick se délecta, tandis qu'elle tamponnait délicatement ses égratignures, de son odeur proche, légère et fugace, de foin coupé – pour tout dire une délicieuse odeur de femme, de vraie blonde, et qui donnait envie d'en chercher plus long sur les mystères de sa peau dorée.
Profitant de sa soi-disant faiblesse de combattant, il en avait pris prétexte, en s'asseyant, pour glisser sa main autour de la hanche d'Angélique. Elle avait une taille splendide, mais il ne put que l'effleurer, car elle se déroba aussitôt.
Il se disait qu'elle devait révéler, nue, des courbes opulentes, et pourtant elle paraissait, par la grâce, la souplesse de ses attitudes, plus mince qu'elle n'était dans la réalité de son corps splendide dissimulé sous les vêtements. L'œil exercé du joyeux corsaire devinait la ligne parfaite d'un corps qui, de la nuque aux reins, ne devait être que de lignes harmonieuses. Une Vénus mâtinée de Diane chasseresse. En tout cas, extrêmement vigoureuse ! Il s'en rendit compte quand, d'une simple pression du poignet, elle interrompit sans appel sa rêverie et le remit sur pied d'un seul coup, tel qu'elle l'eût fait pour un bambin jugé un peu trop mollasson à son gré.
– Vous voilà guéri des rancœurs de dame Inès, mon cher. Demain, il n'y paraîtra plus !
Il lui adressa, de son œil enflé, un clignement de connivence.
– Je souhaite qu'il en soit de même pour vous, trop belle dame ! Je vois qu'hier les planètes Vénus et Mars se sont heurtées au sein du firmament et que nous avons été tous deux victimes de cette mésentente des dieux...
Angélique retint une grimace, ressentant une douleur sur le côté gauche de son visage. Elle en avait tant fait depuis le matin que son désespoir s'estompait. Par une réaction naturelle de sa nature indomptable, son optimisme reprenait le dessus, et la réflexion de Vaneireick à propos d'une mésentente entre les dieux de l'amour et de la guerre avait failli la faire rire. La voyant se familiariser :
– Écoutez, lui chuchota-t-il, je comprends l'amour, et je ne suis pas sévère pour les défaillances des jolies personnes, même quand ce n'est pas moi qui en suis le bénéficiaire. Désirez-vous que je vous donne des nouvelles de Barbe d'Or ?
Le visage d'Angélique se glaça et elle lui lança un regard de colère, humiliée qu'il la plaçât avec une désinvolture indulgente au rang des femmes légères, humiliée aussi pour le comte de Peyrac. Cette fois, la chose était certaine, les confidences de Kurt Ritz n'avaient pas été tenues secrètes. Tout le monde clabaudait au sujet de ses fredaines à elle et de ses déboires à lui.
Pourtant, tourmentée par le sort de Colin, elle ne put s'empêcher de murmurer du bout des lèvres :
– Oui !... Qu'est-il advenu de Barbe d'Or ?
– Eh bien, à vrai dire, nul n'en sait rien. Il a disparu !
– Disparu ?
– Oui ! Coïncidence ! Figurez-vous, il n'était pas à son bord quand nous avons attaqué sa nef et c'est son second qui a donc assuré toute la défense. D'aucuns racontent qu'il avait quitté le navire au cours de la nuit sur un petit canot, sans dire où il allait, ni quand il serait de retour. Il avait recommandé à son lieutenant Barssempuy de se tenir en vue de Gouldsboro, mais bien caché dans l'archipel, jusqu'à ce qu'il revienne lui-même donner d'autres ordres. Partait-il en reconnaissance pour essayer de voir par quels détours il pouvait attaquer cette fois l'établissement de Gouldsboro ? Mais nous l'avons pris de vitesse. Dès l'aube, le chébec de M. de Peyrac a débusqué le Cœur-de-Marie à l'ancre. Ça a été la poursuite, l'abordage, le corps à corps. Voilà ! Nous, de Gouldsboro, nous sommes vainqueurs ! Quant à Barbe d'Or, où qu'il se trouve, c'en est fini, je pense, pour longtemps de son hégémonie sur les mers et océans !
– Bien ! Je vous remercie, monsieur.
Angélique regagna le port. Le soleil n'en finissait pas de décliner sur l'horizon. Les poussières et les fumées se pastellisaient d'or et de soufre. La chaleur, qui avait été écrasante malgré le vent incessant, tombait enfin.
Attirés par la canonnade, des Indiens étaient sortis des bois, apportant des fourrures pour troquer avec les navires et du gibier dont l'apport ne serait pas à dédaigner devant cette nouvelle affluence de bouches à nourrir. Marins anglais et français, flibustiers, et jusqu'aux blessés qui pouvaient se traîner, tout le monde courut à la traite, tant étaient puissants sur ces rivages l'attrait du troc des fourrures et l'appât du gain qu'on en retirait. On échangeait n'importe quoi, des bonnets, du tabac, de l'eau-de-vie, des anneaux d'oreilles, et jusqu'aux cuillers de bois et d'étain qui étaient pourtant, avec le couteau, l'ustensile le plus précieux de leur vie de matelot.
Les prisonniers eux-mêmes, à travers les planches de leur prison, criaient aux Indiens d'approcher et leur tendaient des babioles d'échange.
Ce fut à cette occasion qu'Angélique retrouva parmi les captifs une autre de ses anciennes connaissances de la pointe Maquoit.
Où, dans ce combat, tant de braves gens étaient morts, il avait fallu qu'un Hyacinthe Boulanger survécût. Il faisait scandale et on avait déjà dû l'assommer deux fois pour le faire tenir tranquille.
– C'est un boucanier, donc qu'on le mette à boucaner, décréta Angélique. Là au moins, dans cette tâche, il ne serait pas nocif, voire même se montrerait utile. Elle le tança vertement :
– Ne nous faites pas regretter de vous avoir laissé la vie sauve, pauvre tête de brute ! Si vous préférez qu'on vous lie poings et pieds plutôt que de disposer de votre personne, à votre gré ; mais je vous prie de comprendre que vous aurez avantage à m'obéir car il ne vous reste pas d'autre alternative que celle d'être docile ou d'être pendu comme une bête malfaisante et inutile que vous êtes.
– Obéis, Hyacinthe ! lui cria Aristide de son grabat. Tu sais bien qu'avec elle ça ne sert à rien de discuter, et après tout n'oublie pas qu'elle a recousu le bide de ton frère de la Côte !
Subjugué, l'affreux boucher fit signe qu'il avait compris et s'en alla en balançant ses longs bras de singe ramasser du bois vert pour ses feux de fumage. Angélique glana encore parmi l'équipage deux ou trois boucaniers de profession, les installa, en compagnie d'Hyacinthe Boulanger, sur une petite grève à l'écart, et sous la garde d'une sentinelle armée, avec mission d'écorcher, de dépecer, faire rôtir en partie, et fumer d'une autre, les cerfs et daims que les Indiens avaient apportés.
L'odeur savoureuse de grillade qui s'éleva bientôt dans le soir doré lui rappela qu'elle n'avait rien mangé de toute la journée et même depuis la veille, et même... ma foi oui, son dernier repas datait de Pentagoët sur la baie du Pénobscot entre le baron de Saint-Castine et le père Maraîcher de Vernon, dit Jack Merwin, jésuite. Une éternité !... Cela semblait loin et elle pressentait qu'elle n'était pas encore au bout de ses peines. Tout à coup, elle avait faim.
La rencontre avec Vaneireick l'avait un peu rassérénée. Maintenant qu'elle savait que Colin n'était pas parmi les morts, elle se sentait mieux. Après tout, Vaneireick n'avait-il pas raison ? Fallait-il faire un drame et détruire deux vies, plusieurs vies, pour une bagatelle ? Certes, Joffrey n'était pas un mari facile à affronter, mais il faudrait bien qu'elle s'y résolve et vienne à bout de sa peur... « Je lui dirai... Eh bien ! Je lui dirai la vérité... Que je ne l'ai pas trahi autant qu'il le croit... Que Barbe d'Or, c'est Colin... Il comprendra... Je saurais trouver les mots qu'il faut pour qu'il comprenne. Déjà, cela va mieux qu'hier. Nous œuvrons ensemble de nouveau...
La vie l'a forcé à se souvenir de moi, de tout ce qui nous unit... N'avons-nous pas connu d'autres batailles, d'autres séparations... d'autres... trahisons. Et nous en avons triomphé, et nous avons réussi à nous aimer, et plus fort que jamais. »
Après tout, ils n'étaient plus des enfants, avec l'intransigeance et l'inexpérience de la jeunesse. La vie avait passé sur eux, qui apprend à connaître le prix des vrais sentiments et ce qu'il faut savoir admettre ou sacrifier pour conserver ce que cette vie réserve de meilleur, d'inappréciable.
Et trop d'êtres dépendaient d'eux. Il fallait qu'elle lui dise cela aussi. Ils n'avaient pas le droit de faiblir, de décevoir. Elle pensa à ses enfants, particulièrement à Cantor qui risquait de surgir devant elle d'un instant à l'autre.
Quelqu'un lui avait dit que son fils cadet était retourné la chercher à la baie de Casco, et elle avait été soulagée de le savoir absent. Mais, peu après, l'annonce courait que Le Rochelais était revenu juste à point pour participer au combat naval du matin. Il patrouillait encore entre les îles.
Pour Cantor aussi, il fallait que leur explication, leur réconciliation soient promptes avant que la rumeur et les ragots parviennent aux oreilles du sensible adolescent. Dès ce soir, elle chercherait à se trouver seul à seul avec Joffrey.
Mais la journée n'était pas encore achevée, il lui restait mille tâches à accomplir. Près de l'auberge de Mme Carrère, elle se réconforta d'un épi de maïs encore en lait... qu'elle fit rôtir hâtivement sur des braises et grignota tout aussi rapidement tandis qu'elle surveillait la préparation d'une décoction de plantes. Elle manquait de ciguë et de mandragore pour fabriquer ses pilules calmantes, mais, à défaut, encens, girofle, pavot d'Orient lui auraient permis d'y remédier. Elle courut un peu partout dans les maisons, fouilla les réserves du fort. Quelqu'un lui dit qu'il y avait un « homme aux épices » sur le Sans-Peur, comme il y en a sur beaucoup de navires, un marin qui a toujours dans ses basques et les recoins de son coffre une poignée de ceci ou une pincée de cela, rapportée de tous les antipodes. Elle le reconnaîtrait à ce qu'il avait un tampon noir sur l'œil et qu'il était partout suivi de son esclave, un Caraïbe au teint olivâtre qui portait au cou une pierre verte magique retenue par un lien de coton. Le tampon noir n'aurait pu suffire comme signe de reconnaissance car il y avait beaucoup de borgnes parmi ces combattants de la mer.
Une partie des équipages avait été mise à terre et bivouaquait à l'extrémité ouest de la grande plage.
– Ils seront soûls ce soir, disait Mme Carrère d'un air entendu.
Elle n'avait cessé de verser aux hommes valides de la bière, du vin, du rhum et de l'eau-de-vie... Il est vrai qu'ils payaient parfois en perles et même en ducats d'or.
Apporté par les canots, le butin du Cœur-de-Marie était déposé, numéroté, s'alignait, en tonneaux, barriques, coffres, sacs, sous l'œil satisfait des marins de toutes nationalités qui, de ce combat, retireraient chacun une prime.
Bien achalandée avait la réputation d'être la cargaison du corsaire Barbe d'Or. Les écrivains comptables de chaque vaisseau s'activaient autour des marchandises, jetant des chiffres et posant des sceaux. Il y avait du tabac du Brésil, de la mélasse, de la cassonade, du sucre blanc, du riz, du rhum et des vins encore, puis le tout-venant des vivres d'un navire marchand : barils de pois, de fèves, de lard salé, de biscuits, plus quelques délicatesses : sept barils d'oreilles de cochon, sept pots de cuisses d'oie, des jambons, des fromages, des fruits secs, fiasques de vinaigre, d'huile, de raisiné, enfin un petit coffret clouté, extrêmement pesant, qu'on disait contenir des pierres précieuses et les fameuses émeraudes de Caracas qu'il y avait comptées... On mit deux sentinelles pour garder ce coffre, en attendant de le faire transporter dans le fort du comte de Peyrac.
Retenant le bas de sa jupe, Angélique se fraya un passage dans la foule bruyante. Alléchés par tant de spectacles divers, les Anglais puritains du camp Champlain, ainsi que les Huguenots roche-lais, baguenaudaient de bon cœur parmi la cohue, et l'on entendait autour des feux des voix anglaises et françaises qui contaient aux enfants d'extraordinaires aventures de piraterie dans le décor bleu des Caraïbes où brillent à l'infini sous les palmes de longues plages blanches, où l'on boit le rhum mêlé au jus laiteux et frais de grosses noix de coco velues.
Une enfant en robe rouge sauta au cou d'Angélique qui, à cette spontanéité, faillit ne pas la reconnaître.
– Rose-Ann, ma chérie, comme je suis contente de te revoir !
La petite Anglaise paraissait fort s'amuser, de même que Dorothy et Janeton de Monégan. Les leçons de Bible et de lecture ne seraient pas encore pour aujourd'hui. Angélique découvrit enfin l'homme aux épices, flanqué de son Caraïbe demi-nu, et lui fit quelques emplettes.
Dans le soir, l'or du tableau de la Vierge à l'arrière du Cœur-de-Marie accrochait des étincelles. À demi incliné par la gîte du vaisseau, les reflets de ses coloris tremblaient dans le bassin du port ; et plus s'accentuait l'ombre, plus les visages de la Vierge et des Anges ressemblaient à de nostalgiques et douces apparitions veillant sur la foule bigarrée, rassemblée sur la rive. L'odeur pénétrante de la baie s'exhalait subitement d'algues noires et iodées, car la mer se retirait et, dans cet encensement marin que portait le vent mêlé aux fumées de bois et de goudron, une femme surgit qui se mit à danser follement aux sons des castagnettes. Son ample jupe brodée couleur de feu l'auréolait par moments de rouge et d'or, et son regard glissait, aigu et provocant, au bord de cils outrageusement noircis de khôl. Il suivit longuement Angélique, qui passait.
– C'est Inès, lui dit-on, la maîtresse de M. Vaneireick. Il paraît qu'elle manie aussi bien le sabre que les castagnettes.
Angélique s'arrêta un instant pour regarder bondir, avec une grâce féline et trépidante, la « tigresse ».
Il y avait des rires, et des chants, et des cris, ce soir-là, à Gouldsboro, et des plaintes aussi parmi les blessés, les mourants et les vaincus.
Et dans cette agitation fébrile, ce désordre né de la victoire et de la défaite qui embrouille et mystifie les esprits aussi bien que le brassement sonore des flots et du vent, le Diable aux pieds fourchus avait beau jeu, lui aussi, pour danser, nouer des intrigues, tisser les fils du malheur et de la discorde, mener son ballet infernal avec, à sa suite, pour l'escorter, tous les génies invisibles du Mal...