Chapitre 26

« J'irai à toi, mon amour. Il faut que j'aille à toi... J'ai peur. Toi, tu es un homme. Tu te tiens sur la terre. Ton sommeil est profond et rien ne peut atteindre son obscurité. Tandis que, moi, je suis une femme... et parce que je suis femme, je lis à travers la transparence des signes... Et ce que j'entrevois est horrible ! Je ne peux plus dormir. »

Malgré la paix revenue, malgré les chansons des matelots qui pour plaisanter fredonnaient aux alentours de leurs promises :

Il y avait dix filles dans un pré


Toutes les dix à marier.


Y avait Dine, y avait Chine


Y avait Claudine et Martine.

Malgré la détente qui suivait ces jours d'angoisse et que ressentaient tous les colons de Gouldsboro, Angélique ne pouvait y participer.

Juillet crépitait, montait à la surface du monde en une bouffée de chaleur brûlante. Son brasillement s'élevait, étourdissant de chants de grillons et de bourdonnements d'abeilles portant l'odeur des fleurs, des résines et des sèves surchauffées. Les hauts candélabres des lupins roses, bleus et blancs, dressés en haies foisonnantes et féeriques, luttaient avec la splendeur des verges d'or, monuments de métal pur guilloché de mille arabesques, gardant l'orée des bois. L'églantine sauvage accompagnait les roses contre les maisons. Des nuées de pavots sensibles coulaient le long des rivages jusqu'à l'océan. Les oiseaux marins, dans leur long vol blanc, glissaient sur un air bleu teinté de rosé. Rosé était la baie. Comme une fleur ouverte. Comme une chair offerte...

Ah ! Catherinette et Catherina


Y avait la belle Suzon


La duchesse de Montbazon


Et y avait la Du Mai-ai-ne...

Pour Angélique seule, la fabuleuse langueur du jour, mêlée d'étincelles, et que portaient le soir des nuages mauves frangés de feu, se révélait vénéneuse. Le lendemain du départ des navires, après une nouvelle nuit d'insomnie, elle décida de se chercher des armes. Elle avait perdu ses pistolets lors de l'attaque du village anglais. Yann Le Couennec lui ouvrit le cabinet de travail du comte de Peyrac dans le fort, dont le jeune Breton avait la clé. Elle l'avait rencontré près du magasin d'armes et il l'avait avertie qu'un grand choix de pistolets, d'arquebuses et de mousquets avait été apporté par le Gouldsboro. Le comte avait retenu chez lui les plus belles pièces parmi les modèles les plus récents afin de pouvoir les examiner à loisir.

Yann lui sortit d'un bahut les armes en question, dont il s'était occupé lui-même, et les exposa sur la grande table où traînaient des plumes d'oie et des écritoires ; il ouvrit la fenêtre étroite afin que pénétrât la lumière. Dans cette petite pièce étroite, flottait le parfum familier de Joffrey, le tabac, et elle ne savait quelle senteur de bois de santal, d'oriental dont il imprégnait ses vêtements. Un parfum net, mais subtil, tant soit peu déroutant par son originalité qui ne cherchait pas à plaire, mais convenait parfaitement à la personnalité à la fois distante et séduisante de celui qui en usait.

– Quand vous verrez, M. le comte, vous l'avertirez de ma requête, s'il vous plaît, dit Angélique à l'écuyer, je n'ai pu le joindre ce matin.

Répondrait-il à cet appel qu'elle jetait vers « lui », sous des mots quotidiens, mais le cœur tremblant, viendrait-il ?

Elle se pencha sur les armes neuves, toutes belles. Son examen l'arracha à ses soucis. Certaines « platines » anglaises présentaient d'intéressantes améliorations. L'on nommait « platines » l'ensemble des pièces qui composaient la mise à feu et qui variaient dans les détails selon les pays. En ces pistolets anglais, la batterie et le couvercle du bassinet étaient couplés – ce qui augmentait, certes, les risques de décharge accidentelle, mais était compensé par une petite griffe accrochée au talon du chien et que les initiés appelaient « dog-lock ». Malgré ce très net perfectionnement, les préférences d'Angélique allaient à la platine française – par habitude, sans doute. Elle s'attarda aussi près d'un « long canon » nordique en ivoire rehaussé d'ambre, dont l'apparence élégante la flatta. Le système de mise à feu était assez grossier, mais il avait l'avantage qu'on pouvait y placer n'importe quel silex ramassé au hasard, tandis que les autres modes de platine exigeaient des pierres taillées finement et calibrées, ce qui était trop compliqué pour un pays quasi sauvage comme ici. Elle était en train de le retourner en tous sens, étudiant la retenue du chien, la contenance du barillet, lorsqu'elle devina l'entrée de Joffrey de Peyrac derrière elle.

– Je suis venue choisir des armes, dit-elle en tournant à demi la tête, j'ai perdu mes pistolets à Newehewanick.

Le poids de son regard sur sa nuque lui était sensible, et une fois de plus elle mesurait la faiblesse et le trouble de sourde joie malgré tout que faisait lever en elle sa seule présence. De dos, il avait failli ne pas la reconnaître bien que Yann l'eût averti que Mme de Peyrac se trouvait en son cabinet de travail.

La robe de taffetas violet, aux nobles plis, et ce lourd chignon natté d'or pâle qu'elle portait sur la nuque la changeaient. Il avait cru à l'apparition d'une noble étrangère, d'une grande dame... débarquée d'où ?... Mais il débarquait tant de monde à Gouldsboro en ces temps ! On pouvait s'attendre à tout !...

Impression furtive mais piquante ! C'était à la dextérité avec laquelle « l'étrangère » maniait les armes qu'il avait su que c'était elle. Il n'y avait qu'une femme au monde pour s'emparer d'un pistolet avec tant de franche familiarité : Angélique.

De même qu'il n'y avait qu'une femme au monde pour avoir d'aussi belles épaules. Il s'approcha.

– Trouvez-vous objet à votre convenance ? interrogea-t-il d'une voix qu'il voulait neutre et qui lui parut, à elle, glacée.

– À vrai dire, répondit-elle en se contraignant au calme, j'hésite. Les uns me paraissent fort bien conçus pour le tir, mais encombrants. Les autres sont élégants, mais comportent des défauts qui ne sont pas sans danger.

– Vous êtes difficile. Il y a sur ces armes le sceau des meilleurs artisans d'Europe. Thuraine pour Paris, Abraham Hill pour l'Angleterre. Et ce pistolet d'ivoire vient de Maestricht, en Hollande. Reconnaissez cette tête de guerrier sculptée à l'extrémité de la crosse...

– Il est certainement fort beau.

– Mais ne vous plaît pas.

– J'étais habituée à mes vieux pistolets français, avec toutes les pièces, vis, clés, silex, qu'il fallait mettre dans ses poches et qu'on risquait d'égarer, mais qui permettaient toutes sortes de subtilités.

Elle avait l'impression d'échanger les répliques d'une pièce de théâtre. Tous deux n'étaient pas entièrement au fait de leurs propos, mais ils s'y appliquaient. Le comte de Peyrac parut hésiter, puis, se détournant, il alla au bahut entrouvert et revint déposer devant elle une longue cassette d'acajou marqueté.

– Voici ce que j'avais chargé Erikson de rapporter d'Europe à votre intention, fit-il brièvement.

Au centre du couvercle de la cassette un À d'or incrusté déroulait ses volutes dans un médaillon de fleurs tressées d'émaux et de nacre. Les mêmes fleurs en bouquet se déployaient des deux côtés du chiffre en un travail d'une finesse arachnéenne où l'on pouvait déceler le moindre détail de chaque fleur, la finesse des pistils d'argent ou d'or filigrane, les nervures des feuilles d'émail vert.

Angélique posa les doigts sur la ferronnerie de la serrure. La cassette révéla, dans leur écrin de velours vert, deux pistolets et leurs accessoires : poire à poudre, pinces, boîte à capsule, moule à balles.

Le tout en les matières les plus choisies et portant le même cachet d'élégance, de finesse et de beauté.

Du premier coup d'œil, Angélique voyait que ces armes avaient été conçues, dessinées, façonnées pour elle.

Exécuté avec un soin extrême, chaque détail révélait que l'armurier, le forgeron, le ciseleur qui s'étaient penchés sur la réalisation de ces beaux objets de guerre l'avaient fait avec la préoccupation de satisfaire et de ravir celle qui s'en armerait. Elle, Angélique, une femme du bout du monde.

Ils avaient sans doute reçu des ordres spéciaux et pertinents, avaient à leur disposition des épures, des plans très précis, exécutés par le comte de Peyrac, plans qui avaient franchi l'océan pour les joindre en leurs échoppes de Séville ou de Salamanque, ou de Rivoli ou de Madrid. Et comme les directives étaient accompagnées de rondes bourses de cuir, tendues de doublons d'or, ils n'auraient eu garde de n'apporter tous leurs soins à l'exécution d'une telle commande insolite : des pistolets pour une main de femme.

« Un si beau présent, pensa Angélique, qu'il avait voulu, qu'il avait conçu pour moi, avec amour ! et qu'il voulait m'offrir en ce printemps, à Gouldsboro !... »

Ses mains tremblaient, tandis qu'elle soulevait l'une après l'autre les armes magnifiques. Il aurait fallu des jours pour en détailler leurs perfections. Ces pistolets n'étaient pas seulement exécutés pour qu'elle pût tirer et se défendre avec le maximum de rapidité et le minimum de déplaisir – le chargement des armes à feu n'étant pas toujours, pour des doigts délicats, une sinécure, mais aussi pour la combler dans ses goûts les plus personnels.

Comment enfin ne pas être enchantée par l'ornementation des bouquets de fleurs incrustées qui ornaient également les crosses brillantes, chantournées dans un bois aux tonalités d'ambre rouge.

Les canons étaient longs, d'acier espagnol, matière rarissime, et bleuis par des huiles afin d'éviter les traîtres reflets miroitants, à l'affût. Rayés à l'intérieur pour rectifier le tir, mais lisses à l'embouchure.

« Comme il sait ce que j'aime, ce qui peut me plaire ! »

Le platine était une merveille. La combinaison de la batterie et du couvercle du bassinet en une seule pièce supprimait à la fois quatre pièces mobiles, d'où une simplification du mécanisme et l'assurance que le couvercle ne s'ouvrirait qu'au moment voulu sous la poussée du silex venant frapper la batterie. Caché entre deux arabesques d'argent, se tendait le grand ressort, et le fait qu'il fût fixé à l'extérieur et non plus à l'intérieur devait lui conférer une exceptionnelle puissance. La difficulté de l'armer était compensée par un anneau ornant le pas de vis qui réglait l'étau du chenapan. Non seulement cet anneau, exactement à la taille de l'index d'Angélique – elle le vérifia aussitôt – permettait de tendre le gros ressort sans peine, mais aussi de régler l'étau à la main, ce qui supprimait l'adjonction encombrante d'un tournevis ou autre instrument de ce genre, indispensable, et qui avait souvent, comme elle l'avait fait remarquer tout à l'heure, la malice de s'égarer. Enfin, le « chien » portait à la base une petite saillie contre laquelle agissait directement le ressort, sans l'intermédiaire de la « noix » – ce qui éliminait encore une pièce de plus. Et, à l'arrière de cet assemblage d'une finesse et d'une précision d'horlogerie, on découvrait une culasse mobile que très peu d'artisans avaient l'audace et l'habileté de fabriquer encore et qui permettait de tirer plusieurs coups à la suite sans danger et sans avoir à recharger l'arme. Derrière la qualité d'un aussi beau présent, Angélique croyait voir son mari, tel qu'il s'était penché à l'automne dernier sur ses dossiers, en cachette d'elle, juste avant le départ du navire, griffonnant de sa plume hâtive et péremptoire, toujours inspirée, des profils calculés, annotés de mille chiffres, et traçant de trois traits d'encre les éléments de ce chef-d'œuvre. Il avait dû s'interroger sur la matière à employer : métal, cuivre ou argent – ivoire ou os ?... Il avait opté pour le bois, plus léger que le métal, moins fissile que l'ivoire, et c'est lui qui avait dû indiquer le style turc incurvé de la crosse, plus mince à l'emplacement de la courbe afin que les doigts puissent la mieux serrer et la tenir plus solidement sans fatigue. Elle reconnaissait son empreinte devant la double utilisation de « l'étau » qui, débarrassé de son silex et serré à mesure convenable, pouvait devenir un instrument à percussion frappant, dans une cavité ménagée à cette intention, une amorce de poudre dont le comte avait le secret de fabrication, ce qui constituait un système de mise à feu absolument nouveau. Et, quant à l'ornementation et la ciselure, pour elle, il avait voulu des fleurs. Une émotion la prenait à la gorge. Et elle se posait une question. « Pourquoi lui avait-il offert, ce matin, son cadeau ? » Était-ce signe de réconciliation ? Voulait-il lui faire entendre que l'ostracisme en lequel il la tenait commençait de céder ?...

Debout devant la fenêtre, Joffrey de Peyrac suivait d'un regard qu'il aurait voulu moins avide le cheminement des pensées d'Angélique sur son visage sensible. Une onde rosé avait envahi ses joues trop pâles, lorsqu'elle avait soulevé le couvercle de la cassette, puis une expression d'émerveillement tandis qu'elle découvrait la beauté des armes. À lui donner cette joie, il n'avait pu résister. La voir heureuse par lui, ne serait-ce qu'un bref instant !

Elle mordait sa lèvre inférieure et il voyait battre ses longs cils. Enfin elle tourna vers lui ses yeux admirables et murmura :

– Comment vous remercier, monsieur ?

Il tressaillit, car cette phrase lui rappelait l'incident de ce premier présent qu'il lui avait fait aux jours lointains de Toulouse –un collier d'émeraudes – et peut-être y avait-elle songé aussi. Il répondit sèchement et presque un peu rogue :

– Je ne sais si vous avez remarqué qu'il s'agit d'une platine à la miquelet. Le ressort extérieur permet une plus grande puissance de tir. Un bourrelet spécial protège la main.

– Je vois.

Sur ce bourrelet, figurait une salamandre ou un lézard à longue queue dont la langue de filigrane d'or se tendait vers un coquelicot d'émail rouge ornant la crosse. Une salamandre plutôt, car le corps d'ivoire de l'animalcule était ponctué d'éclats de jais. À l'arrière, le métal de la platine était décoré en ronde-bosse de fleurs d'aubépine d'une délicatesse arachnéenne, et l'œil du « chien », dont l'artisan avait ciselé avec la même minutie la petite gueule méchante, de verre doré, brillait d'une lueur vivante.

Mais sous la joliesse, sous le raffinement, se cachait la nerveuse et implacable tension des rouages.

Et tandis que, d'un doigt léger, d'un attouchement où il reconnaissait l'habileté féerique qu'elle apportait aux travaux les plus inattendus, elle manœuvrait les divers éléments de la platine, lui, c'était sa beauté à elle qu'il contemplait, détaillait, et le contraste entre la saveur de sa féminité et la rigueur de ses gestes d'amazone le prenait à la gorge. Dans l'échancrure de son corsage, il voyait briller une peau nacrée, plus lumineuse d'être cernée d'ombre et de se fondre si doucement en un creux tiède et nocturne hanté de mystère. La douceur laiteuse de cette chair de femme, de cette fragile corolle lisse et gonflée, c'était en elle qu'il voyait le symbole de sa faiblesse, la vulnérabilité de son sexe. Une femme aux seins tendres, voilà ce qu'elle était, ce qu'elle restait sous ses apparences guerrières.

« Elle a porté mes enfants dans ses flancs, songea-t-il, mes seuls fils. Je n'en ai jamais voulu d'autres d'aucune autre femme. »

Le philtre du charme qui émanait de toute sa personne l'envoûtait, le grisait, l'engourdissait, le pénétrait du désir de prendre entre ses paumes sa taille fine, de poser ses mains sur ses flancs et d'en goûter la chaleur à travers le taffetas du corsage aux reflets d'améthyste. Il y avait trop longtemps que ses bras étaient vides d'elle.

Il se rapprocha et intima d'une voix un peu rauque, en désignant le pistolet qu'elle tenait à la main :

– Chargez-le ! Armez-le !

– Saurais-je ? La platine « patilla » ne m'est pas familière.

Il lui prit l'objet des mains et, promptement, glissa les balles, versa la poudre, plaça l'amorce. Et elle suivait les mouvements de ses mains brunes avec l'envie de se pencher et de les baiser.

Il lui remit l'arme :

– Voilà ! (Et avec un sourire caustique :) Vous pourriez me tuer, maintenant... Vous débarrasser d'un mari encombrant.

Angélique pâlit affreusement. Elle crut qu'elle ne parviendrait pas à retrouver son souffle et eut toutes les peines du monde à reposer le pistolet d'une main tremblante dans son alvéole.

– Comment pouvez-vous prononcer des paroles aussi stupides ! exhala-t-elle enfin. Vous êtes d'une méchanceté incroyable !

– Car c'est vous la victime, paraît-il ?

– En ce moment, oui... Vous savez bien qu'en parlant ainsi vous me torturez d'une façon inconcevable.

– Et imméritée, sans doute ?

– Oui... non... oui, plus imméritée certes que vous ne le pensez... Je ne vous ai pas offensé autant que vous voulez le croire... et vous le savez bien... Mais vous êtes d'un orgueil fou.

– Décidément, votre mauvaise foi et votre impudence dépassent ce qu'on peut imaginer !

Et c'était comme l'autre soir ce désir insensé de la broyer, de l'abattre et de se pénétrer à la fois de son parfum, de sa chaleur comme d'un encens grisant, et de se perdre dans le rayonnement de ses yeux verts tout enflammés de colère et d'amour, de désespoir et de tendresse.

De peur de fléchir, il se dirigea vers la porte.

– Joffrey, cria-t-elle, allons-nous tomber dans le piège ?

– Quel piège ?

– Celui que nos ennemis ont creusé sous nos pas ?

– Quels ennemis ?

– Ceux qui avaient décidé de nous séparer pour mieux nous abattre. Et voici, cela est arrivé – je ne sais pas comment les choses se sont tramées quand elles ont commencé et par quels artifices nous avons succombé, mais je sais que la chose est là maintenant. Voilà, c'est arrivé : Nous sommes séparés.

(Elle glissa vers lui, posa la main sur lui, à la place du cœur.)

– Mon amour, leur laisserons-nous une si prompte victoire ?

Il se dégagea avec une violence où se lisait sa crainte de fléchir trop vite.

– Voilà qui est fort. Vous vous conduisez d'une façon insensée et ensuite c'est moi que vous accusez de me comporter sans logique. Quelle idée vous a prise, par exemple, à Houssnock, de partir pour le village anglais ?

– Ne m'en aviez-vous pas fait porter l'ordre ?

– Moi ? Jamais de la vie !

– Mais alors QUI ?...

Il la fixa sans paroles, frappé soudain d'un pressentiment effrayant. Bien que d'une intelligence très supérieure, Peyrac restait mâle dans sa façon de découvrir le monde. Les hommes avancent par bonds de l'intelligence. Tandis que les femmes cheminent, guidées par l'instinct de prescience cosmique.

Des bonds de grands fauves pour les hommes. Longtemps immobiles et parfois dans une stagnation, un refus de se mouvoir inquiétant, soudain ils s'élancent, crèvent la nue et alors découvrent, embrassent, peuvent d'un seul coup d'œil, d'un éclair, apercevoir plus loin encore, reculer les limites de l'horizon.

Ainsi se situait Peyrac à l'instant où la voix d'Angélique déclenchait en lui une suite de mouvements passionnels et qu'il voyait tout ce qui l'entourait se métamorphoser, prendre une autre signification, un autre aspect. Oui, il y avait un grave danger devant eux. Cependant, sa logique masculine refusait l'attaque d'une nature occulte. Mais Angélique ne s'y était pas trompée. Elle avait plus que lui le sens mystique, et il n'ignorait pas que cela aussi compte.

Il lutta.

– Fariboles que vos presciences, grommela-t-il. Ce serait trop facile.

« Les femmes adultères n'auraient qu'à invoquer continuellement la complicité des démons. Seraient-ce eux, madame, nos ennemis ou le hasard, qui auraient amené en la baie de Casco votre ancien amant prêt à vous ouvrir les bras ?...

– Je ne sais. Mais le père de Vernon disait que lorsque les choses diaboliques se mettent en route le hasard est toujours du côté de celui qui veut le Mal, c'est-à-dire du côté du Malin, de la destruction et du malheur.

– Qui est-ce encore que ce père de Vernon ?

– Un jésuite qui m'a conduite dans sa barque de Maquoit à Pentagoët.

Cette fois, Joffrey de Peyrac parut frappé par la foudre.

– Vous êtes tombée entre les mains des jésuites français ? s'écria-t-il d'une voix altérée.

– Oui ! À Brunschwick-Falls, il s'en est fallu de peu que je ne fusse emmenée en captivité à Québec.

– Contez-moi cela.

Tandis que, brièvement, elle lui faisait le récit de ses aventures depuis son départ de Houssnock, il revoyait en esprit Outtaké, le grand chef iroquois, lui disant :

« Tu possèdes un trésor ! On cherchera à te le ravir »... N'avait-il pas toujours soupçonné que c'était par elle, Angélique, qu'on essaierait de l'atteindre. Elle avait dit vrai.

Des ennemis rôdaient autour d'eux, plus rusés, tortueux et déliés que les « Lâches » eux-mêmes, c'est-à-dire les esprits infernaux de l'Air. Pouvait-il nier qu'il ne s'en doutait point, lui qui gardait sous son pourpoint le message anonyme qu'un matelot inconnu lui avait remis au soir de la bataille avec le Cœur-de-Marie, morceau de parchemin sur lequel une plume griffue avait inscrit ces mots :

« Votre épouse est dans l'îlot du Vieux-Navire avec Barbe d'Or. Abordez par la côte nord afin qu'ils ne vous voient point arriver. Vous pourrez ainsi les surprendre dans les bras l'un de l'autre. »

Esprits infernaux, sans nul doute, mais qui, tapis à travers les îles, pouvaient donc s'armer d'une plume pour faire parvenir à qui de droit une telle corrosive dénonciation. Il respira profondément. Tout changeait à ses yeux, s'ordonnait différemment et, dans ce tumulte, l'infidélité d'Angélique ne lai apparaissait plus avec la même vilenie calculée. Elle avait été prise dans les entrelacs de complots aidés par le hasard. Si féminine, il était inévitable qu'elle se montrât vulnérable, mais il avait discerné aussi qu'il y avait sous sa faiblesse un étrange courage.

Il évoquait la nuit sur l'île, lorsque, guettant de loin les gestes de Colin et d'Angélique, leur lutte contre la tentation lui avait été perceptible.

Certes, il ne lui était pas agréable de reconnaître qu'elle pût être tentée par un autre homme que lui-même, mais, en cela, il savait qu'il était aussi déraisonnable qu'un jouvenceau. Ce qui demeurait, c'était la loyauté dont elle avait fait preuve envers lui cette nuit-là. Quant à ce qui s'était passé sur le Cœur-de-Marie, il ne tenait pas à le savoir absolument, bien que certaines paroles de Colin Paturel le lui eussent laissé entendre. Or, parfois, il lui avait semblé qu'il pardonnerait plus volontiers à Angélique une étreinte qu'un seul baiser passionné, car il la connaissait dans ses plus intimes voluptés. Chez elle, le baiser avait toujours paru engager plus complètement son être que le don anonyme des entrailles obscures. Ainsi était-elle, sa déesse imprévue ! Elle livrait plus volontiers son corps que ses lèvres. Il aurait parié qu'avec les « autres », il en avait été toujours ainsi. Et il aurait voulu se dire qu'elle n'avait de goût que pour sa bouche à lui. Mais, en cette exigence, il faisait encore preuve d'une adolescence de sentiments ridicule. Voilà à quoi elle l'avait réduit après une existence où, par une prudence raisonnée, il n'avait voulu donner aux femmes qu'une place certes attrayante et importante, mais qui ne devait jamais l'entamer lui-même dans sa personnalité. Inutile de s'attarder sur ce qui avait été.

Plus graves étaient les dangers qu'elle avait courus, les pièges qu'on lui avait tendus. Il fallait démêler cela.

Il passait et repassait devant elle, lui jetant par instants un regard où elle voyait briller des lueurs adoucies, puis qui se durcissait sous l'effet de ses réflexions et de ses soupçons.

– Pour quelles raisons croyez-vous que le père de Vernon vous ait laissé votre liberté ? jeta-t-il.

– En vérité, je n'en sais rien. Peut-être, au cours de ces trois journées de navigation, avait-il acquis la certitude que je ne pouvais être la Démone de l'Acadie comme tous ces gens se l'imaginent.

– Et Maupertuis ? Son fils ? Où sont-ils ?

– Je pense qu'on les a ramenés de force en Canada.

Le comte explosa :

– Cette fois, c'est la guerre, s'écria-t-il. C'en est assez de la lutte sournoise ! J'irai mettre mes vaisseaux sous Québec !

– Non, ne faites pas cela ! Nous y perdrions nos forces, et plus que jamais je serais accusée de répandre le malheur. Mais ne nous séparons pas ! Ne les laissons pas prévaloir contre nous en nous déchirant, nous meurtrissant... Joffrey, mon amour, vous savez bien que vous êtes tout pour moi... Ne me rejetez pas, sinon je mourrais de douleur. Aujourd'hui, désormais, je ne suis rien sans vous ! Plus rien !

Elle tend les bras vers lui comme une enfant perdue.

Elle est dans ses bras et il la serre à la briser. Il ne pardonne pas encore, mais il ne veut pas qu'on la lui prenne. Il ne veut pas qu'on la menace, qu'on attente à sa vie. Sa précieuse et irremplaçable vie.

Son étreinte de fer la broie, et elle tremble, inondée de joie, sa joue contre sa joue dure. Le ciel vacille, éblouissant.

– Miracle ! Miracle ! crie une voix lointaine à travers les espaces. Miracle ! Miracle !

Les voix au-dehors résonnent, de plus en plus fort.

– Miracle ! Miracle ! Monseigneur, où êtes-vous ? Venez vite. Un vrai miracle.

C'est la voix de Yann Le Couennec. Dans la cour, sous la fenêtre. Le comte de Peyrac relâche son étreinte, il écarte Angélique. Comme s'il regrettait le geste impulsif qui lui a fait lui ouvrir les bras.

Il va à la fenêtre.

– Qu'advient-il ?

– Un vrai miracle, monseigneur ! La bienfaitrice... La noble dame qui protégeait les Filles du roi et qu'on croyait noyée... Eh bien ! elle ne l'est pas. Des morutiers de Saint-Malo l'ont recueillie sur un îlot de la baie avec son secrétaire et un matelot et un enfant qu'elle a sauvé. Une barque les amène... Ils entrent dans le port.

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