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Voilà plus de deux semaines que je suis ici et j’ai bien du mal à le croire. Parfois il me semble que je viens à peine d’arriver, mais, à d’autres moments, je suis comme si j’avais toujours vécu ici. De toute façon je peux dire qu’il ne m’est jamais arrivé de trouver le temps long.

Il faut reconnaître aussi que les premiers jours j’étais à moitié endormie. Brassac disait que c’était le changement d’air. C’est vrai sans doute, mais il doit y avoir également ce silence auquel je ne suis pas habituée. Je sais pourtant qu’il me fait du bien, mais parfois, quand je me trouve seule, je sens comme un poids qui me coupe le souffle.

De l’endroit où se trouve la maison, on domine presque toute la vallée. C’est agréable et le paysage change à chaque heure du jour. Pourtant, on a un peu l’impression que le monde ne va pas plus loin que cette ligne formée par la cime des collines. Ça n’est pas plus triste qu’un autre coin, certainement, mais il doit falloir s’y habituer. Le soir, par exemple, surtout lorsque le ciel est couvert, on se sent tout de même un peu perdu. Et puis on ne voit jamais personne. Simplement, dimanche matin, alors que j’étais encore couchée, j’ai entendu un moteur de moto. Je me suis levée et, par les fentes de mes persiennes, j’ai aperçu un homme qui détachait un grand sac ficelé sur le porte-bagages de sa moto. J’ai pensé que c’était Roger, le voisin dont ils m’ont parlé plusieurs fois, alors, je me suis recouchée.

J’ai eu encore beaucoup à faire avec « mes rencontres ». Je veux parler de ces choses qui me rappellent mon enfance. Seulement maintenant, ce n’est plus pénible parce que j’y suis habituée et que je ne cherche pas à les éviter. J’ai compris que c’était inutile et puis, à vrai dire, ça ne m’est plus désagréable.

Autre chose que j’aime bien, c’est le soleil. C’est drôle, mais en ville on ne se fait aucune idée de ce que ça peut être. Et puis, de ne plus penser, peut-être que la peau est plus sensible. C’est en tout cas l’impression que j’ai eue.

Au fond, je me trouvais très bien comme ça et je crois que ça aurait pu durer longtemps sans l’arrivée de cette lettre de Marcel.

Bien sûr, je ne peux pas dire que je n’avais pas pensé à Marcel. Seulement, les premiers jours, comme j’étais vraiment endormie, je le voyais loin, perdu dans une espèce de brouillard, et j’avais l’impression qu’il ne pouvait rien contre moi. Après, quand j’ai vraiment réalisé, je n’ai plus rien osé faire. C’était trop tard. Je savais qu’en rentrant après plusieurs jours d’absence, ce qui m’arriverait serait terrible.

Et comme ça, j’ai laissé passer les jours. Et chaque jour je comprenais de plus en plus qu’il m’était impossible de rentrer.

Avant-hier, de très bonne heure, Brassac m’avait réveillée et nous étions partis tous les deux ramasser des châtaignes de l’autre côté du vallon. Le ciel était couvert et, vers les onze heures, une petite pluie fine et serrée s’est mise à tomber. Nous sommes revenus très vite. Le bois sentait encore plus fort que de coutume et je n’ai pas trouvé le paysage triste sous la pluie. Les arbres mouillés brillaient. Les branches prenaient parfois la même couleur que le ciel. La boue collait les feuilles mortes et, deux ou trois fois, j’ai failli tomber. Je riais. Brassac, qui avait laissé sa brouette, rapportait seulement sur son épaule un demi-sac de châtaignes. Il était essoufflé mais il riait aussi de voir mes cheveux collés à mes joues. Les chiens trottaient devant nous, en file indienne. Ils avaient les pattes et le ventre crottés.

Dès notre arrivée Marie s’est affairée autour de moi en me répétant que j’allais prendre froid et qu’il fallait que je monte me changer. Elle avait posé sur la bouillotte du fourneau une serviette-éponge qu’elle m’a tendue toute chaude. Mais nous avions marché si vite que j’étais plus mouillée de sueur que de pluie. Je suis montée me changer pourtant et je suis redescendue avec une robe de Marie deux fois trop large pour moi.

J’avais envie de rire mais, en entrant dans la cuisine, j’ai vu que Brassac me regardait avec un air inquiet. Comme Marie lui avait reproché de m’avoir emmenée alors qu’il risquait de pleuvoir, j’ai pensé qu’il avait peur que j’aie pris froid. J’ai voulu le rassurer.

— Ne faites pas cette tête. Je ne suis pas en sucre !

Il a voulu sourire, mais j’ai bien vu qu’il se forçait. J’ai vu aussi qu’il levait la main en direction de la table. Son geste était si lent qu’il paraissait vouloir soulever un poids énorme.

J’ai regardé la table. Sur un angle, il y avait une enveloppe. Je ne l’avais pas encore remarquée et c’est étonnant parce qu’elle faisait vraiment une tache blanche qui sautait aux yeux. Je ne sais pas si j’ai compris tout de suite qu’une lettre ne pouvait rien m’apporter de bon, mais il m’a semblé que ce papier trop blanc n’était vraiment pas à sa place dans cette pièce. Le bois de la table était presque noir et patiné, les recoins de la pièce étaient sombres et même les rideaux de la fenêtre étaient gris, presque aussi gris que le ciel.

Je me suis approchée de la table et, sans toucher l’enveloppe, j’ai lu : « Mademoiselle Simone Garil, chez Monsieur Brassac à Loire (Rhône). »

J’avais tout de suite reconnu l’écriture de Marcel. Mais, sur le coup, je n’ai pensé à rien de précis.

J’ai regardé Brassac, puis Marie. Debout l’un à côté de l’autre, ils me regardaient tous les deux sans faire un geste.

Moi, je ne pensais toujours pas, mais je sentais qu’il se passait quelque chose en moi. C’était un peu comme deux rivières qui se rencontrent.

Le bruit de mon sang à mes tempes et le bruit de la pluie tout autour de la maison grandissaient sans arrêt.

Brassac m’a dit :

— Vous ne lisez pas ?… C’est peut-être important.

Sa voix était lointaine. On aurait dit qu’il me parlait depuis l’autre rive d’un torrent.

« Important… important… important… »

Il y avait aussi un écho qui répétait ce mot.

Je ne me rappelle pas du tout ce qui s’est passé en moi. Mais je revois simplement ma main s’avancer très lentement vers la table. Cette main, je la voyais comme si elle avait été à une autre. Mes doigts se sont posés sur l’enveloppe sans que j’aie l’impression de toucher du papier. Ils l’ont fait glisser jusqu’au bord de la table avant de l’empoigner.

Là, j’ai dû hésiter ; puis déchirer l’enveloppe et lire la lettre très vite. C’était d’ailleurs une lettre très courte, Marcel disait qu’il avait besoin de moi et qu’il viendrait me chercher le lendemain.

J’ai regardé autour de moi. La brume était toujours aussi épaisse. Puis, d’un seul coup, elle s’est déchirée avec un bruit qui m’a fait mal. J’ai eu vraiment mal, oui. Et j’ai senti que j’allais pleurer. Alors je me suis laissé tomber sur une chaise, j’ai posé mes coudes sur la table et mis ma tête dans mes mains.

Il y avait des années que je n’avais pas pleuré, mais ça doit être naturel de mettre sa tête dans ses mains quand on pleure. Parce que là, ce n’était pas pour me cacher. Je n’avais pas honte de pleurer. Je ne pouvais pas avoir honte, puisque je ne savais même pas au juste pourquoi je pleurais. J’ai dû pleurer un bon moment, mais, quand j’ai relevé la tête, Marie et Léandre étaient toujours à la même place. Marie se tordait les doigts. Léandre était voûté, comme tiré en bas par ses deux grosses mains qui pendaient le long de son pantalon de velours.

Longtemps j’ai regardé ses mains. Sans savoir pourquoi, mais je les regardais. Jamais je ne les avais trouvées si grosses.

Puis, soudain, tout s’est éclairé. Alors je n’ai pas pu me retenir. Je me suis précipitée vers Léandre. Je l’ai agrippé et je l’ai supplié de ne pas m’abandonner. Je ne savais ni ce que je demandais ni ce que je pouvais attendre de lui. Mais il était fort. Ça se voyait et c’était suffisant.

Je n’ai pas fait attention à ce qu’ils m’ont dit tous les deux, mais leur voix était douce. Ils me parlaient sans me repousser, je n’en demandais pas davantage.

Léandre a lu la lettre de Marcel.

Quand il a eu terminé, j’ai vu ses poings énormes se fermer et je crois bien que c’est eux qui ont fini de me réconforter.

Après un temps, Léandre s’est mis à me parler doucement. Je sentais bien qu’il n’aurait pas agi autrement avec un enfant et je le laissais faire. Je trouvais tout naturel de l’entendre me parler de cette façon. Il m’a expliqué que je devais accepter de revoir Marcel. Moi, j’avais peur. Il devait le sentir car il a ajouté :

— Vous ne risquez rien, je serai là.

En disant ça, il serrait encore ses gros poings.

Et il a dit aussi :

— Vous comprenez, il faut lui dire que vous ne voulez pas retourner. Il faut lui parler vous-même. Comme ça, il laissera tomber. Il n’a aucun droit sur vous. Je lui dirai. Et puis, il le sait bien.

J’avais repris mon sang-froid et je regardais Léandre. Malgré moi je revoyais le Brassac que j’avais rencontré à Lyon, et il me semblait impossible que ce soit le même. Il ne gesticulait pas. Il parlait calmement, comme tout le monde. Et pourtant, rien qu’à le voir, assis devant moi, je me disais « qu’il était fort et que je pouvais avoir confiance en lui.

Pendant qu’il me parlait, Marie avait achevé son repas et dressé le couvert. Nous nous sommes mis à table.

Tout d’abord j’avais du mal à avaler mais bientôt mon appétit est revenu. De nouveau Léandre parlait très fort. Il gesticulait sans cesse et les yeux de Marie suivaient ses gestes. Je voyais bien qu’elle l’admirait.

Moi, ça m’était égal qu’il se remette à faire le cabot. De l’avoir vu, de l’avoir entendu me parler comme il venait de le faire, m’avait suffi. Au contraire, je m’amusais beaucoup à écouter ses histoires invraisemblables.

Comme la pluie continuait, nous sommes restés à la ferme tout l’après-midi. Léandre s’est mis à racler dès manches d’outils, Marie et moi nous égrenions des haricots secs. Les cinq chiens dormaient autour de la cuisinière. De temps en temps, l’un d’eux se levait, allait vers Léandre ou venait poser son museau sur ma cuisse. Rien qu’à sa façon de s’approcher et au poids de sa tête je le reconnaissais. Il n’y avait que Diane et le vieux Dik qui ne venaient pas. Elle, parce qu’elle ne s’est pas encore très bien habituée à moi, et lui parce qu’il est trop vieux et qu’il peut rester un jour complet à dormir sans faire un seul mouvement.

Pourtant, ils étaient tous là. À côté de moi. J’y pensais constamment et je me disais qu’ils étaient là pour me défendre. Que je n’avais à me soucier de rien.

Le soir, nous avons veillé bien plus tard que les autres jours. Personne ne l’a fait remarquer, mais j’ai bien compris que Marie et Léandre voulaient reculer le plus possible le moment de me laisser seule.

Quand nous sommes montés nous coucher, il y avait longtemps que les chiens avaient gratté à la porte pour sortir. Et lorsque Léandre est rentré après être allé les enfermer dans la grange, il nous a dit que le ciel s’éclaircissait, que la pluie ne tombait plus guère et qu’il ferait certainement très beau le lendemain.

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