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Depuis hier, il s’est passé bien des choses, je ne sais pas du tout ce qu’il faut en penser, je devrais peut-être prendre une décision, mais je ne vois pas laquelle. Il faudrait que je réfléchisse, mais c’est difficile. Après tout, rien ne presse. J’ai bien envie d’attendre et de me reposer encore un peu. Au fond, si je n’avais pas été si fatiguée, les choses se seraient peut-être passées autrement.
Il faut dire que je n’avais presque pas dormi depuis deux jours. J’avais fumé beaucoup aussi. J’avais la tête lourde. Quand j’ai quitté mon dernier client, il était deux heures après midi. Marcel était absent pour plus d’une semaine. En général, je n’aime pas qu’il parte. Mais là, j’ai pensé tout de suite que je pourrais profiter de ma liberté pour aller me reposer. Seulement, j’avais faim. Et avant de remonter dans ma chambre, je suis entrée chez Jo pour acheter des sandwiches. Je me disais que ce serait plus vite fait qu’un repas au restaurant. Je pourrais les manger dans mon lit et m’endormir tout de suite.
Dès que j’ai ouvert la porte du bar, Marinette s’est précipitée vers moi.
— Il y a le fameux Brassac qui est là. Viens un peu, tu vas te marrer.
Les autres m’avaient souvent parlé de ce Brassac mais je n’avais pas envie de le voir. Tout au moins pour le moment. J’ai toujours été comme ça moi, quand j’ai sommeil, rien ne m’intéresse. Pourtant Marinette insistait. Je ne pouvais pas refuser sans raison. Je ne savais quoi inventer. Alors, je suis allée m’asseoir sur la banquette parce que c’était moins fatigant que de raconter une histoire.
À la table, il y avait toute la bande plus un grand type large et épais qui paraissait passablement saoul. Marinette m’a fait asseoir à côté de lui. J’ai remarqué tout de suite qu’il ressemblait à Raimu. Il avait d’ailleurs l’accent du Midi et il m’a semblé que sa façon de gesticuler en parlant n’était pas bien naturelle. Mais, au fond, c’était peut-être parce que les autres m’avaient dit qu’il puait le cabot à plein nez. Ils m’avaient dit aussi qu’il était souvent casse-pieds avec ses histoires de théâtre et de chiens perdus, mais qu’il fallait le supporter parce que l’argent se mettait à lui couler des mains comme s’il en pleuvait dès qu’il avait un verre dans le nez.
Une fois son histoire terminée, il s’est tourné vers moi. Marinette lui a dit :
— C’est Simone, une bonne copine.
Il m’a dévisagée un moment avant de dire à Marinette qu’il me trouvait mieux roulée qu’elle. Les autres se sont mis à rire et Marinette a répliqué :
— Si le cœur t’en dit, faut pas te gêner, Brassac, elle est presque toute neuve.
Il m’a pris le menton comme les vieux qui parlent à des gosses et il m’a regardée dans les yeux. Il puait le vin. J’y suis habituée, je le supporte mais ça me dégoûte tout de même. Et puis, il y avait autre chose qui me gênait. Sur le moment, j’ai pensé que c’était parce qu’il me regardait trop fixement, mais je crois qu’il y avait encore autre chose. Quelque chose dans ses yeux. C’est difficile à expliquer. Je voyais bien qu’il était saoul, mais on aurait dit que ses yeux ne l’étaient pas.
C’était gênant, cette impression. Tellement que lorsqu’il m’a demandé mon âge, je n’ai même pas eu le réflexe de me rajeunir comme on le fait toujours quand on se trouve avec un client qui a passé la quarantaine. Marinette a bien vu que je n’étais pas dans mon assiette, elle s’est dépêchée de dire :
— Oui, elle a vingt-six ans, mais il n’y a que six mois qu’elle turbine.
Brassac m’a demandé pourquoi j’en étais arrivée là, puis il m’a quittée des yeux pour se verser à boire. J’avais toujours sommeil, je sentais toujours ma fatigue, mais j’étais tout de même moins mal à l’aise. Et puis je connais si bien le boniment classique, que je n’avais aucun effort à fournir pour le débiter. Dans le métier, on en rencontre souvent de ces types qui vous demandent de raconter votre vie. Ils croient toujours être le premier à vous poser cette question. Quelquefois, ils vont jusqu’à vous faire part de leurs sentiments et, en général, ils sont navrés que des filles de vingt ans en soient réduites à faire le trottoir. Au début, je les trouvais ridicules. Maintenant je n’y prête plus attention. Je sais depuis longtemps que les choses se terminent toujours de la même façon et que ça n’est pas pour le plaisir de nous plaindre qu’ils viennent nous voir. En somme, toutes ces choses font partie du métier. Et chez nous, c’est comme ailleurs : c’est le plus habile à vanter sa marchandise qui réussit le mieux. Moi, j’ai la chance de n’être pas trop abîmée, si bien que les hommes me croient facilement quand je leur dis que je suis débutante. Ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est de dire qu’on est « entrée dans la carrière » à la suite d’un chagrin d’amour. De savoir qu’une fille se donne, à tous les hommes parce qu’un seul d’entre eux l’a refusée, c’est encore ce qui les excite le plus.
Quand j’ai eu terminé, Brassac m’a demandé si le métier me plaisait. J’ai répondu que non, mais qu’il fallait bien vivre. Puis, parce qu’il m’agaçait avec sa façon d’insister et que je sentais de plus en plus la fatigue me serrer les reins, j’ai ajouté :
— D’ailleurs, tous les hommes sont des salauds.
Les autres se sont mis à rire. Brassac ne riait pas. Au contraire il s’est mis à leur crier que j’avais bien raison. Ensuite, il s’est tourné vers moi. Il a levé les bras et son geste a fait rire tout le monde. Il ne s’en est pas occupé et il m’a dit :
— Mon petit, tu te trompes. Moi, Antonin de Brassac, je vais te démontrer que tu te trompes.
Il a payé les consommations et s’est levé. Il s’est balancé un moment sur place, puis, quand il a eu trouvé enfin son équilibre, il m’a dit :
— Viens, petite.
Je lui ai répondu que je n’avais pas de temps à perdre avec un imbécile qui voulait me faire des discours. Aussitôt Marinette m’a dit :
— Vas-y donc, espèce de gourde !
Par-dessus la table, Brassac s’est penché vers elle. On aurait dit qu’il voulait l’écraser.
— Toi, la rouquine, ta gueule. Si j’emmène la petite, c’est pas pour me l’envoyer. Tu comprends ?… Non, c’est pas pour ça !
Toute la tablée se tordait. Moi, j’ai répété que je n’avais pas de temps à perdre. Alors Brassac a tiré son portefeuille de sa poche et posé devant moi cinq billets de mille francs. J’ai hésité un peu, puis j’ai ramassé l’argent et je suis sortie derrière lui. En me retournant pour faire un signe aux autres, j’ai vu que Marinette faisait une drôle de tête.
Dehors, Brassac m’a répété simplement :
— Viens, petite, tu le regretteras pas.
J’ai cru que nous allions « monter ».
Mais non, il s’est mis à marcher. Je l’ai suivi sans rien dire jusqu’à la gare de Perrache. Nous sommes entrés au buffet. Il a cherché une table libre et m’a fait asseoir sur la banquette, en face de lui. Quand le garçon est venu, j’ai demandé un grog parce que j’avais froid. Brassac a commandé un pot de vin rouge. Nous avons bu, et Brassac est resté un bon moment sans parler. L’air de la rue m’avait un peu réveillée, mais il y avait beaucoup de monde dans la salle et le brouhaha des conversations m’a endormie de nouveau. J’ai laissé aller ma tête contre la banquette. Il faisait chaud. Je ne dormais pas vraiment, mais je m’engourdissais peu à peu. J’étais bien. De temps à autre j’ouvrais les yeux. En face de moi, accoudé à la table, Brassac continuait de se saouler.
J’ai dû dormir pendant un bon moment. Quand j’ai rouvert les yeux, il y avait trois bouteilles vides sur la table. Voyant que je le regardais, l’homme s’est mis à parler. Tout d’abord je l’ai écouté parce que son accent m’amusait, puis sans cesser de l’entendre, je n’ai plus prêté attention à ce qu’il disait. Je me souviens seulement qu’il parlait constamment de chien galeux. Il a répété aussi plusieurs fois que j’étais une pauvre chienne mais qu’il me sauverait ; que toutes les femelles avaient besoin de faire des petits. Mais son accent ne m’amusait plus. Et puis, j’ai trop l’habitude des ivrognes pour m’intéresser longtemps à ce qu’ils racontent. Alors, j’ai fini par m’endormir complètement. Quand, il m’a réveillée, il y avait cinq bouteilles vides devant lui. Il s’est levé lentement. À moitié endormie je l’ai suivi. Dehors il faisait frais. La nuit n’était pas loin. Sur le cours de Verdun, les enseignes lumineuses étaient déjà éclairées. En arrivant dans la salle des Pas-Perdus, j’ai regardé l’horloge. Il était déjà cinq heures et demie. J’ai demandé à Brassac ce qu’il comptait faire et il m’a répondu :
— T’inquiète pas. Viens.
Il parvenait encore à marcher, mais les mots avaient du mal à sortir de sa bouche. Mon envie de dormir était de plus en plus forte. Dans une espèce de brouillard, j’ai pensé un instant au chemin que j’aurais à parcourir pour rentrer chez moi. Il m’a paru très long. J’ai pensé aussi à la banquette du buffet. C’était plus près. J’aurais aimé y retourner. Brassac revenait du guichet. J’étais immobile près de l’entrée des voyageurs. Des gens me bousculaient avec leurs valises. Brassac m’a poussée devant lui vers le portillon de contrôle et le flot des voyageurs m’a déposée sur le quai. Devant la portière du wagon, j’ai hésité. Je me suis souvenue que l’on ne doit jamais accepter de suivre un client ailleurs que chez soi ou dans un hôtel. J’avais toujours respecté cette règle. Pourtant, je me suis dit qu’il était ivre, et qu’avec lui je pourrais certainement dormir tranquille. Après tout, que je dorme chez moi, chez lui ou dans un hôtel, ça m’était égal. Et puis, j’étais toujours à moitié endormie, et je n’ai pas vraiment réfléchi.
En montant dans le wagon, j’ai vu aussi qu’il ne s’agissait pas d’un express mais d’un train de banlieue. C’est peut-être ce qui a fini par me tranquilliser. Aussitôt installée je me suis endormie.
*
Je ne me souviens pas du trajet. À peine un bourdonnement, quelques heurts, des lumières qui passaient de temps à autre, très vite.
Quand nous sommes descendus du train, le vent froid m’a réveillée tout à fait. Il faisait nuit. Le convoi s’éloignait déjà. J’ai frissonné. L’homme m’a empoigné la main et il m’a dit :
— Viens !
Comme je résistais (sans d’ailleurs savoir pourquoi), il m’a demandé si je n’avais pas encore assez dormi.
Je regardais autour de moi. Quelques personnes sortaient de la gare. Il n’y avait pas d’employé. Contre le mur de la station, une plaque d’émail luisait sous une lampe, à côté de la pendule. Elle portait un nom en lettres rouges : LOIRE. Il était huit heures moins le quart.
Je ne comprenais pas. Pour moi, Loire c’était le nom d’un département, pas un nom de ville ou de village. Je devais faire une drôle de tête car l’homme s’est mis à rire en disant :
— Qu’est-ce que tu cherches ? T’es pas perdue, non !
J’ai demandé où nous étions et il a ri de plus belle.
— Où on est ? On est à Loire, pardi. L.O.I.R.E… Ça se voit, oui ?… C’est écrit assez gros.
Il a toussé gras, craché en direction des rails luisants avant d’ajouter :
— Allons, viens, on n’est pas encore arrivés.
Lentement, la fraîcheur de l’air me permettait de reprendre pied. J’ai réfléchi quelques instants en regardant la nuit autour de nous. Je ne voyais pas d’autre lampe que celle de la gare. Il n’y avait plus personne sur le quai. Puisque j’avais suivi cet homme jusque-là, j’ai pensé que le plus simple était d’aller dormir où il m’emmènerait.
Nous avons tout d’abord suivi une route goudronnée. Il faisait toujours très sombre, mais nous marchions vers des fenêtres éclairées que des arbres cachaient par moments. Arrivés aux premières maisons, nous avons pris à droite une petite rue montante. Le sol était inégal, les lampes très éloignées l’une de l’autre. Je portais des chaussures à hauts talons et je me tordais les chevilles à chaque pas. Bientôt, nous sommes entrés dans une nuit épaisse. Il n’y avait plus de maisons. La route montait davantage et, au bruit que faisait le vent dans les feuilles sèches, j’ai compris qu’elle était bordée d’arbres. Des branches craquaient. L’homme me tenait toujours la main. Ses doigts et sa paume étaient rêches. J’ai dû serrer sa main plus fort car il m’a demandé si j’avais peur. J’ai répondu que non, mais je crois bien qu’en réalité j’avais un peu peur. En tout cas, ce n’était pas lui que je redoutais. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais je n’ai jamais eu l’impression que cet homme pouvait me faire du mal.
À un certain moment, il m’a semblé très vaguement que j’avais déjà vécu un moment semblable, mais j’étais trop fatiguée pour chercher à me souvenir. D’ailleurs, le sol devenait de plus en plus caillouteux et j’ai trébuché à plusieurs reprises. L’homme s’est alors arrêté pour me demander si j’étais fatiguée. J’ai répondu que oui et que mes chaussures me blessaient.
— Si tu es fatiguée, faut qu’on trouve une voiture.
Il s’était arrêté. À sa façon de parler, j’ai compris qu’il était un peu moins ivre. J’ai demandé si nous avions encore beaucoup à marcher. Il m’a dit :
— Oui, quatre kilomètres. Et ça monte dur, plus haut.
J’ai soupiré. Nous sommes revenus sur nos pas jusqu’à la dernière maison du village. Les volets étaient fermes, mais on voyait la lumière par deux trous en forme de cœur. L’homme a cogné du poing contre le bois en criant :
— Oh ! la Mémée ! C’est Brassac, ouvrez !
Je fixais les deux trous de lumière. Brassac devait les regarder aussi. Il m’a dit, sur le ton des gens qui récitent une poésie :
— Deux âmes dans la nuit, deux cœurs de soleil !
Une porte s’est ouverte à côté des volets. Nous sommes entrés et j’ai vu alors qu’il s’agissait d’un tout petit café. Une petite vieille avec un visage tout en peau plissée et en os s’était effacée pour nous laisser passer.
Brassac m’a présentée comme sa nièce en expliquant que j’étais fatiguée et que j’attendrais ici le temps qu’il ait trouvé une voiture. Il a bu coup sur coup deux grands verres de vin rouge puis il est sorti. Moi, j’ai demandé un grog. La vieille est allée dans la pièce voisine où je l’ai entendu remuer des casseroles. Venue d’assez loin, une voix d’enfant a demandé ce que c’était. La vieille a répondu :
— C’est M. Durand avec sa nièce… Dors donc !
Quand elle a apporté mon grog dans un grand verre à pied, j’ai eu envie de lui demander pourquoi elle appelait Brassac « M. Durand ». Mais je ne l’ai pas fait parce que je n’avais pas envie de parler. Avec les vieux, quand on commence à bavarder, ça n’en finit jamais.
J’étais toujours aussi lasse, mais je n’avais plus sommeil. Pour passer le temps, je me suis mise à regarder la salle de ce café. À part les tables de marbre, les chaises mal commodes et le petit comptoir, elle était meublée un peu comme un appartement. Je n’ai pas l’habitude de ces bistrots de campagne et il me semblait que j’étais en visite chez une vieille parente. C’est d’ailleurs curieux car je ne suis jamais allée en visite chez une vieille parente pour la bonne raison que je n’en ai pas.
Brassac n’est pas resté absent très longtemps. Une voiture s’est arrêtée devant la porte, et il est entré suivi d’un petit homme d’une trentaine d’années, vêtu d’une combinaison de mécanicien, coiffé d’une casquette sale et qui avait un visage en lame de couteau avec une moustache noire très mince. Il avait l’air d’un voyou et s’est mis à me regarder de la tête aux pieds. Brassac lui a demandé ce qu’il voulait boire.
— Comme vous, monsieur de Brassac.
En prononçant ces mots, le petit homme avait eu un sourire en coin auquel il m’a semblé que la vieille répondait par un clin d’œil. Brassac a commandé un pot. J’étais toujours assise à la même place. Accoudés au zinc, les deux hommes me regardaient. Derrière le comptoir, la vieille demeurait immobile, un peu voûtée, les deux mains cachées sous son châle de laine noire. Elle avait un visage de morte, mais ses petits yeux ne cessaient pas de bouger. Son regard volait comme une mouche, allait du voyou à Brassac pour venir ensuite se promener sur moi. Le voyou avait vidé son verre, Brassac le restant de la bouteille et je pensais déjà que nous allions sortir quand la vieille a demandé :
— Alors, comme ça, elle vient en vacances chez vous, votre nièce ?… L’air d’en haut lui fera du bien, elle est pâlotte.
Brassac s’est dressé de toute sa taille. Il a toisé un moment la vieille puis le jeune homme avant de dire :
— Vous n’y êtes pas, la Mémée. Vous connaissez pas Brassac. Cette petite, elle vient de perdre sa mère, elle a plus personne. Alors je l’ai adoptée.
Ensuite il s’est embarqué dans une phrase compliquée dont je n’ai aucun souvenir et qu’il n’a d’ailleurs pas pu terminer. Le petit homme baissait la tête pour rire. Quant à la vieille, elle regardait drôlement mon corsage rouge par l’échancrure de mon manteau de fourrure. Le petit homme ne voulait plus boire, mais Brassac s’est fait servir encore deux grands verres de vin qu’il a bus très vite. Quand il a dit au revoir à la vieille, il ne pouvait presque plus articuler.
Une fois dehors, il s’est retourné brusquement pour bredouiller :
— Oh ! la Mémée, donnez-moi un pot pour la route… Le petit vous rendra la bouteille.
Puis il s’est installé devant à côté du chauffeur tandis que je montais derrière.
La voiture était une vieille Rosalie qui tanguait beaucoup. Je regardais la route éclairée par les phares. Ce n’était qu’une suite de virages bordés de gros arbres ou donnant sur des ravins noirs dont je ne voyais pas le fond. Brassac portait de temps en temps la bouteille à sa bouche et s’arrêtait de boire pour injurier les cahots.
Quand nous sommes arrivés sur le replat, l’homme a ralenti, puis s’est arrêté en disant :
— Je vous laisse là ; j’ai pas envie de casser un ressort.
Brassac, qui bafouillait de plus en plus, a demandé combien il devait. L’homme a dit un prix. Brassac a payé et nous sommes descendus. Debout au bord de la route, nous avons regardé la voiture faire demi-tour. Au moment où elle démarrait, Brassac a lancé :
— Oublie pas la bouteille… pour la Mémée.
L’autre s’est penché pour crier ;
— D’accord, monsieur Durand !
Brassac s’est mis à mâchonner des injures en direction de la voiture, mais le feu rouge disparaissait déjà derrière les arbres.
La nuit me semblait de plus en plus épaisse. Seule, je n’aurais pas pu faire un pas, mais Brassac m’avait repris la main et me tirait dans un sentier. La terre était dure, mes pieds glissaient dans des ornières et je devais à chaque instant m’agripper au bras de l’homme pour ne pas tomber. Bientôt il s’est arrêté. Il a lâché ma main et au bruit qu’il faisait j’ai compris qu’il ouvrait une barrière de bois. Aussitôt un chien a gémi doucement et s’est mis à me flairer les jambes. Brassac a grogné. Le chien s’est éloigné. Une fois la porte refermée, nous nous sommes remis à marcher sur un sol encore plus inégal. À plusieurs reprises j’ai dû m’arrêter tant j’avais mal aux pieds. Alors, Brassac m’a prise par la taille pour m’aider, mais je sentais qu’il n’était plus très sûr de son équilibre. Après quelques pas, avec beaucoup de difficultés il est arrivé à dire :
— Ça te semble drôle, hein, que je ne sois pas un homme comme les autres ?
Encore quelques pas, puis il a ajouté :
— Pourtant, moi aussi j’ai de quoi… Et je sais m’en servir.
Il a hésité un peu, puis il s’est arrêté et m’a attirée contre lui d’une main tandis que de l’autre il tentait de relever mon manteau.
— Et nom de Dieu, c’est pas l’envie qui m’en manque !
J’ai pu me dégager en le repoussant. Alors, il m’a repris la main en bégayant :
— Excuse-moi, petite… Tu comprends… J’ai un peu bu.
Je ne sais pas très bien pourquoi je l’ai repoussé. Sans doute à cause de ma fatigue et parce que j’avais de plus en plus envie de me coucher. Sur le moment, je n’ai pas compris pourquoi il s’excusait. Il n’avait pas à le faire. Après tout, il avait payé d’avance.
Nous avons repris notre route. Mes jambes ne me portaient plus. S’il n’y avait pas eu le bruit du vent dans les arbres, je me serais laissé tomber sur le talus pour pouvoir m’étendre.
Enfin, loin devant nous, j’ai aperçu une fente très mince de lumière. Brassac l’a vue aussi. Il a marmonné :
— Évidemment, la vieille n’est pas encore couchée.