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Mais non, bien sûr que je n’avais rien à annoncer à personne. Au contraire, pendant tout le mois qui a suivi, je me suis arrangée pour rencontrer Roger chaque dimanche sans éveiller l’attention de Léandre et de Marie. Je trouvais toujours un prétexte pour sortir seule avec Bob. Ce n’était pas tellement facile, car souvent le temps n’était pas très beau. Cependant, ces promenades ne semblaient pas bizarres puisque je sortais tous les jours. J’étais obligée ; autrement les semaines m’auraient paru trop longues.
La première semaine je suis revenue plusieurs fois rôder autour de la maison de Roger. Par la suite, il m’a donné une clef et j’ai pu entrer et sortir à ma guise. Je ne restais jamais bien longtemps à l’intérieur parce que je ne pouvais pas allumer de feu. Si Léandre avait vu de la fumée, il aurait pu se douter de quelque chose et venir. Le plus souvent, je m’asseyais sur le banc de pierre dans la cour qui est très petite. Comme il y a des murs assez hauts tout autour, au moindre rayon de soleil il y fait chaud. J’ai pensé souvent aux vieux qui avaient dû venir s’asseoir sur ce banc durant des journées entières. Je les imaginais très bien, penchés en avant, le menton appuyé sur des mains sèches posées sur leur bâton. Seulement, chaque fois, je m’en allais un peu triste sans comprendre pourquoi.
Il m’a fallu plusieurs semaines pour me dire que j’étais triste parce que tout dans cette cour était mort.
Au temps où les vieux somnolaient sur le banc, il devait y avoir constamment de la vie autour d’eux. Moi, je n’avais que Bob qui se chauffait à côté de moi. Les clapiers étaient vides, les portes ouvertes. Le poulailler était vide aussi. Et ce que je regardais le plus souvent, c’était la petite cabane adossée à la maison. À l’intérieur, il y a encore le four à pain. Ce four me rappelait des jours de fête, avec une bonne odeur de brioche.
Un dimanche, j’ai expliqué à Roger cette tristesse que je ressentais devant ces choses mortes.
Il a hoché la tête un moment puis il m’a dit :
— Moi aussi, au début j’ai cru qu’elles étaient mortes. Mais je crois que les choses ne sont jamais mortes. Seulement elles peuvent dormir très longtemps.
Je n’ai rien répondu, mais à partir de ce jour-là, je n’ai jamais été aussi triste en quittant la petite cour.
Et puis, à partir de décembre, j’ai eu autre chose pour m’occuper l’esprit. J’ai attendu jusqu’au quinze pour être bien sûre de ne pas me tromper. Et, le dimanche suivant, j’ai annoncé à Roger que j’étais enceinte.
J’avais attendu d’en être certaine, mais je ne m’étais même pas demandé si Roger serait content ou mécontent. Moi-même j’y pensais sans cesse, mais à vrai dire je n’éprouvais ni joie ni peine. Quand je l’ai dit à Roger, il a d’abord paru abasourdi. Puis il m’a serrée contre lui en disant :
— Tu es sûre ? Tu es sûre ?
J’ai dit :
— Oui, ça ne peut pas être autre chose.
Alors il m’a embrassée très fort et il m’a dit qu’il était très heureux. Je lui ai demandé pourquoi, et il m’a dit :
— D’abord à cause de l’enfant et puis, comme ça, je suis sûr que tu ne partiras pas.
Nous avons passé le reste de l’après-midi à discuter pour savoir ce qu’il fallait faire. Roger voulait tout de suite prévenir Léandre. Il disait qu’il le connaissait assez pour savoir qu’il serait aussi content que nous. Moi, je ne sais pourquoi, j’avais un peu peur. Comme si Léandre avait été mon père et que j’aie dix-huit ans.
Pourtant, il commençait à faire très froid et c’était de plus en plus pénible d’être obligée de sortir ainsi en cachette pour retrouver Roger. Je crois que c’est surtout pour ça que j’ai accepté.
Roger est donc revenu avec moi. C’était la première fois que nous faisions le chemin tous les deux. Il était déjà venu m’accompagner, mais jamais jusqu’au bout, à cause des espaces découverts que l’on pouvait voir depuis chez Léandre. Nous avons marché très lentement en nous arrêtant souvent. Bob s’impatientait. Il venait faire le fou autour de nous et Roger lui lançait des branches.
Quand nous sommes arrivés près de la maison, il faisait déjà sombre. Léandre était seul à la cuisine. Assis près du feu, il devait somnoler car je crois qu’il a sursauté quand Bob lui a posé ses pattes sur les genoux. Tous les autres chiens sont venus vers nous. C’était surtout après Roger qu’ils sautaient. Mais il n’avait rien à leur donner parce qu’il avait déjà apporté son sac d’os le matin.
Quand Léandre nous a vus tous les deux, il a dit :
— Salut, les amoureux.
Nous nous sommes regardés, Roger et moi, mais il faisait trop sombre pour se voir vraiment.
Brassac m’a justement demandé d’allumer puisque j’étais vers la porte, mais Roger a tout de suite dit :
— C’est pas la peine, tant qu’on y voit encore un peu, on est mieux sans lumière.
J’ai pensé que Marie devait être en train de soigner ses bêtes. J’aurais voulu que Roger se dépêche de parler. Au fond, je crois que c’était la réaction de Marie que je redoutais le plus. Nous nous sommes assis à côté de Léandre et c’est lui qui a demandé à Roger :
— Alors, qu’est-ce qui t’amène à pareille heure ?
Roger a toussé deux fois. Il a hésité un peu et puis, d’un coup, il a dit que j’attendais un enfant de lui et qu’il voulait m’épouser.
Tout d’abord Léandre n’a rien dit. Il n’a pas fait un geste. Ce silence de quelques secondes m’a paru terriblement long. Deux fois j’ai regardé la porte. J’avais peur de voir entrer Marie.
Enfin, Brassac a dit très bas, comme pour lui seul :
— Ben alors… Ben alors…
Puis il s’est levé brusquement. Il est venu jusque vers moi. Il m’a empoignée par les deux épaules ; j’ai compris qu’il essayait de voir mon visage dans le restant du jour. Il a dit, exactement comme Roger :
— Tu es sûre ? Tu es bien sûre ?
J’ai fait oui de la tête. J’avais la gorge sèche.
Alors Léandre a bégayé :
— Un… petit… Un, un petit.
Il m’a lâchée pour courir jusqu’à la porte qu’il a ouverte toute grande. Du seuil, sans sortir, il s’est mis à crier :
— Oh ! Marie. Oh ! Marie… Écoute un peu !
J’ai entendu les sabots de Marie de l’autre côté de la cour. Aussitôt Brassac a crié :
— Marie ! Un petit. On va avoir un petit !
Là, il avait sa voix de théâtre avec son accent du Midi un peu forcé.
Roger était debout à côté de moi. Cette fois, il faisait presque noir.
Marie est venue en sabotant plus vite que jamais. Comme elle arrivait, Léandre a tourné le bouton. La lumière m’a fait un peu mal. Ils sont entrés tous les deux et j’ai à peine eu le temps de m’essuyer les yeux pour ne pas qu’ils voient que je pleurais.