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Le reste de la journée s’est écoulé très vite. Après le repas nous sommes allés tous les trois chercher les derniers maïs. En rentrant, j’ai eu envie d’en faire griller une « panouille » sur le feu. Il était trop mûr pour éclater et ce n’était pas très bon, mais j’étais heureuse parce que c’était encore une façon de retrouver mon enfance. Marie était heureuse et Brassac riait en nous traitant de gamines. Tous les chiens étaient là, autour de la cuisinière dont les flammes montaient très haut. Nous avions laissé la porte et la fenêtre ouvertes à cause de la fumée. Dehors le jour baissait et le fond du val était déjà plein de nuit. Pendant un bon moment je crois que j’ai été tout à fait heureuse. Et, à ce moment-là, j’ai eu pour la première fois l’impression que je pourrais vraiment vivre là, avec Marie, Léandre et les chiens.

Ensuite, j’ai accompagné Marie à l’écurie et j’y suis restée pendant tout le temps qu’elle a mis pour traire sa Roussette. On y voyait à peine, avec l’ampoule trop faible et toute emmaillotée de toiles d’araignées. Par la porte entrebâillée, un peu d’air de la nuit entrait. Autrement il faisait tiède et j’ai retrouvé là cette odeur d’écurie à vache que l’on ne trouve en aucun autre endroit. C’est moi qui ai rapporté à la cuisine le seau de lait tout couvert de mousse. J’en ai bu un grand bol tout chaud et Léandre m’a tendu la glace pour que je puisse me voir avec des moustaches blanches.

Nous avons mangé et, pendant tout le repas, Léandre a parlé beaucoup. À la fin, j’ai vu que Marie s’endormait sur sa chaise. Alors je me suis levée pour débarrasser la table mais j’ai fait du bruit et ça l’a réveillée. Nous avons débarrassé ensemble pendant que Léandre menait coucher les chiens.

En montant, il a pris son fusil. Il a plaisanté et, pourtant, je crois bien qu’il a raison de se méfier. Je suis montée, mais ce simple geste de Léandre avait suffi à me faire repenser à Marcel. J’y ai pensé longtemps avant de m’endormir et j’ai même eu peur de ne pas pouvoir dormir. Seulement, j’étais fatiguée et le sommeil m’a gagnée d’un seul coup.

Malgré tout, ce matin, en m’éveillant je n’étais pas bien. Il me semblait que je devais faire quelque chose mais je n’arrivais pas à savoir quoi.

Quand j’ai entendu descendre Marie je me suis levée aussi. En me voyant debout si tôt elle a été tout étonnée. J’ai dit que je voulais voir le soleil se lever sur le val et que j’irais faire une petite promenade avant de déjeuner. Je crois que Marie a été inquiète mais elle a eu l’air rassuré quand j’ai dit que j’emmenais Bob. Parmi les cinq chiens, Bob est le seul qui accepte de me suivre sans que Brassac m’accompagne. Avec lui, je sais que je ne risque rien.

J’ai suivi le sentier que Brassac m’avait fait prendre le lendemain de mon arrivée et je suis allée jusqu’à l’endroit d’où l’on voit le jeu de boules et la ferme abandonnée.

Arrivée là, je me suis assise sur une murette de pierre et j’ai attendu que le soleil sorte de derrière la colline. Le ciel était jaune entre la terre presque noire et une longue ligne de nuages violets. Bob était couché à mes pieds. Il regardait dans la même direction que moi et on aurait dit qu’il attendait aussi le lever du soleil.

À ce moment-là, j’ai pensé que ce n’était certainement pas uniquement pour assister au lever du jour que j’étais venue là, mais je n’ai pas pu comprendre quelle autre raison m’avait poussée.

Bien sûr, j’avais passé une partie de la nuit à me répéter qu’il faudrait que je prenne une décision. Je ne pouvais pas continuer de vivre ainsi chez ces gens. C’était cela, sans doute, que j’étais venu faire ici, parce qu’il fallait que je sois seule pour réfléchir.

J’allais réfléchir sérieusement à tout cela au moment précis où le soleil s’est montré. Ça, c’était évidemment une chose que je n’avais jamais vue. En ville, même quand on se trouve encore dehors à l’aube, on ne voit jamais le soleil se lever. C’est bien dommage, parce que c’est une chose qui vaut la peine d’être vue. Pendant plus de cinq minutes j’ai eu le souffle coupé. On aurait dit que toute la terre se mettait à remuer et, pourtant, le silence était parfait. Très vite l’ombre de la vallée parut rentrer dans la terre et disparaître sous le couvert des arbres. Les prés brillaient, le ruisseau faisait comme une traînée de feu entre les châtaigniers.

Dès que le soleil a été détaché de la colline, tout s’est immobilisé. Il n’y avait plus que les nuages qui avançaient lentement vers le nord.

J’ai essayé de reprendre le fil de mes idées, mais j’ai tout juste pu me dire que je venais d’être très heureuse pendant quelques minutes.

J’allais me lever pour partir lorsqu’un moteur a pétaradé dans la montée. Sur le coup, j’ai sursauté. Puis j’ai entendu qu’il s’agissait d’une moto. J’ai pensé que c’était Roger, l’homme au os. D’ailleurs, Bob s’était levé et il courait vers le sentier. Je l’ai rappelé. Il est revenu mais il me regardait avec des yeux tristes. Alors, je me suis mise en route en me disant que, le temps de faire le chemin, l’homme serait parti.

Je n’avais pas envie de le voir, mais, de l’avoir entendu, je savais que c’était dimanche et ça m’a paru extraordinaire. J’ai pensé que j’étais ici depuis plus de quinze jours, que nous étions dimanche et que, sans ce bruit de moto, je ne m’en serais jamais aperçue.

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