18

Ce soir-là Roger a mangé avec nous et il est parti très tard. Quand Léandre est revenu après être allé l’accompagner et coucher ses chiens, il nous a annoncé qu’il neigeait. Cela m’a rendu très heureuse parce que j’ai pensé qu’il y avait bien longtemps que je n’avais pas vu de la neige. De la vraie neige de campagne.

Le lendemain, en effet, il y en avait plus de vingt centimètres. Les chiens étaient fous. On ne pouvait plus les tenir. Chaque fois qu’on ouvrait la porte ils se précipitaient tous pour sortir. Dans tous les coins de la cuisine il y avait de grandes flaques d’eau. J’avais beau éponger, Marie n’arrêtait pas de crier après les chiens. Elle a fait tant et si bien que Léandre a été obligé de les emmener faire une promenade pour les fatiguer. J’aurais bien aimé l’accompagner, mais je n’avais pas de chaussures pour cela.

Quand Léandre est revenu, il a vu que j’étais toujours derrière la fenêtre. Alors il m’a dit que de toute façon il fallait qu’il descende à Lyon. Il irait dès le lendemain et me rapporterait une paire de bonnes chaussures montantes.

Sur le moment je n’ai pas pensé du tout que Léandre risquait de boire et je n’ai pas fait attention à Marie.

Ce n’est que le lendemain matin, quand je suis descendue après le départ de Léandre, que j’ai vu à quel point Marie était inquiète. Elle avait son visage fermé et, depuis longtemps, je savais ce que ça voulait dire.

Au fond, c’était surtout à cause de mes chaussures que Léandre était parti et j’étais très ennuyée. J’avais peur que Marie finisse par dire que c’était à cause de moi que Léandre allait à Lyon et dépensait de l’argent en beuveries.

Une partie de la matinée s’est écoulée sans que Marie ne dise rien. Moi, je m’occupais surtout à surveiller les chiens qui étaient encore plus excités que la veille en raison de l’absence de Léandre. Bien sûr, le vieux Dik était dehors et il n’était même pas question d’aller le chercher. De temps en temps j’allais jusqu’à la fenêtre. Le val était magnifique sous la neige. Le ciel était toujours gris, et il me semblait qu’il allait en tomber encore.

Plus je pensais à Léandre, plus je me disais qu’il ne se saoulerait pas. Au fond, il ne m’avait jamais rien promis, mais sans savoir pourquoi, j’avais le sentiment que ça n’était plus possible.

Vers midi, je me suis décidée à parler à Marie. Je lui ai demandé si elle m’en voulait. Elle a eu un sourire bien triste en me disant :

— Ma foi non. Vous savez bien que c’est tout le contraire. Mais que voulez-vous, c’est comme ça. On ne peut rien y faire. Faudra toujours qu’il aille de temps en temps.

J’ai eu beau lui dire que j’étais sûre que Léandre ne boirait pas, elle n’a pas voulu me croire. Selon elle, c’était son vice, il fallait en prendre son parti. Tout ce qu’on pouvait espérer c’était qu’il ne ramènerait pas un autre chien. Marie me faisait un peu penser à ces malades qui découragent les médecins à force de se croire incurables. Au cours de l’après-midi, j’ai tout essayé pour la distraire, il n’y avait rien à faire.

Et quand, à quatre heures, les chiens qui avaient fini par se coucher se sont précipités vers la porte, elle leur a crié de rester tranquilles ajoutant que ça devenait impossible. Moi j’ai couru à la fenêtre. C’était bien Léandre. Il marchait vite, sans tituber.

J’avais appelé Marie. Elle a regardé dehors ; elle m’a regardée comme si elle n’avait pas été bien sûre de ses yeux. J’ai souri. Alors Marie a murmuré très bas en se retournant :

— Doux Jésus !

Et j’ai vu qu’elle se signait en regagnant sa place vers la cuisinière.

Moi j’ai regardé encore une fois la neige. Le jour baissait. De gros flocons recommençaient à tomber.

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