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Je crois de plus en plus que je ne suis pas faite pour prendre des décisions. Encore moins pour me battre et pas davantage pour réfléchir. Tout ce qui arrive m’ennuie beaucoup. Seulement, comme dit Léandre : « Si on pouvait tout arranger d’un seul coup, ce serait trop simple. Quand on a fini avec les individus, faut compter avec l’Administration. »

Évidemment, je croyais être débarrassée de Marcel. D’ailleurs lui-même n’a pas donné signe de vie. Pourtant, cette lettre de la Préfecture, que j’ai reçue huit jours après sa visite, je suis persuadée qu’il n’y est pas étranger. C’est d’ailleurs ce que j’ai dit à Léandre dès que j’ai vu qu’on me demandait de me présenter pour « régulariser ma situation ». Marcel s’est assez souvent servi de ses amis quand il fallait me protéger pour que je sache à quoi m’en tenir à ce sujet. Léandre l’a très bien compris et il m’a tout de suite offert de se rendre à la Préfecture pour voir ce qu’ils me veulent exactement et quelles formalités il faut accomplir. Bien entendu, j’ai accepté.

Léandre est donc parti, un matin, et je suis restée seule avec Marie et les chiens. Excepté Bob qui ne me quitte plus, tous les chiens étaient inquiets. Ils tournaient sans cesse dans la cuisine, et, dès qu’on ouvrait la porte, ils filaient sur le sentier qui mène à la route. Là, ils se collaient le nez contre la barrière et ils attendaient. Quand j’allais les appeler ils rentraient la queue basse. Seul le vieux Dik refusait de bouger. Ça m’ennuyait parce que le vent s’était remis à souffler depuis deux ou trois jours et il faisait froid. Quand j’ai demandé à Marie ce qu’il fallait faire, elle m’a dit :

— Rien. Faut le laisser. C’est pareil chaque fois que Léandre s’en va. Au fond, avec son poil épais, il ne risque rien. D’abord, quand il y a de la neige, il se couche dedans pendant des heures.

Depuis que j’étais là, jamais Brassac ne s’était absenté. Je n’y avais pas pensé et, de voir cette tristesse des chiens, j’ai compris que moi non plus je n’étais pas comme les autres jours.

J’ai aussi observé Marie. Je m’étais un peu habituée à lire sur son visage, et j’ai compris qu’elle était soucieuse. J’aurais aimé profiter de l’absence de Léandre pour essayer d’apprendre quelque chose de leur vie avant mon arrivée. J’ai posé plusieurs questions mais je n’ai rien pu savoir. Simplement, Marie m’a dit que les terres viennent de ses parents, qui sont morts ici voilà plus de quinze ans. Et c’est après leur mort seulement qu’elle a épousé Léandre.

À un certain moment, je ne sais plus à quel propos, Marie s’est mise à me parler de Dieu et de la religion. Marie est croyante. J’ai compris qu’elle se raccrochait à cette croyance en Dieu chaque fois qu’il lui arrivait un malheur. Moi, je ne vois pas comment on peut se raccrocher à ça, mais je n’ai rien dit. Au fond, j’ai l’impression que Marie ne sait pas grand-chose de Dieu et de la religion et qu’elle ignore pourquoi elle croit.

Ce qui m’intéressait, c’était de savoir ce que Marie entendait par « malheurs ». Il a fallu que je lui pose plusieurs fois la question pour qu’elle finisse par m’avouer qu’elle a une peur terrible de son homme quand il rentre saoul. J’ai souri en disant que ça n’arrivait pas souvent. Alors, Marie m’a dit :

— Bien sûr, depuis que vous êtes là il n’est pas retourné à Lyon. Mais vous verrez, ce soir, il rentrera saoul. Avant, il lui arrivait d’y aller une fois par semaine. Et chaque fois, en rentrant il m’insulte.

J’ai répondu que j’étais très ennuyée puisque c’était à cause de moi qu’il était descendu en ville.

Alors, elle m’a regardée d’un drôle d’air pour me dire :

— Au contraire, ce serait peut-être à moi de vous remercier… Ça doit être votre présence qui le retient ici.

En disant ces derniers mots, elle avait eu un sourire triste. Ensuite, nous n’avons presque plus parlé, mais j’ai repensé constamment à ce sourire de Marie. J’avais l’impression qu’elle souffrait, et que ce n’était pas seulement à cause de Brassac qui risquait de rentrer saoul. J’aurais aimé qu’elle me parle franchement, mais je ne savais comment m’y prendre.

*

La journée m’a paru très longue. De temps à autre j’allais jusqu’à la fenêtre. Le vent soufflait toujours aussi fort. Il venait de l’est et prenait le val en enfilade. Il remontait dans les châtaigniers en soulevant des feuilles mortes si bien qu’à certains moments on avait l’impression qu’il neigeait à l’envers d’énormes flocons jaunes. Sur la colline en face, les pins se tordaient. À mesure que le jour diminuait, le ciel paraissait plus bas et, peu de temps avant la nuit, les nuages ont paru s’appuyer sur la forêt pour enjamber la colline. J’ai pensé alors que, lorsque j’étais petite, c’était l’heure que ma grand-mère appelait « entre chien et loup ». Avant d’éclairer la lampe à pétrole elle me prenait sur ses genoux et je regardais par la fenêtre en l’écoutant me raconter des histoires. Les histoires, je m’en souviens à peine, mais je me rappelle très bien que les arbres avaient toujours des formes d’hommes à cette heure-là. Ici, ces formes je les ai retrouvées dans les châtaigniers les plus proches. Et, comme ma grand-mère, Marie a attendu la nuit complète pour donner de la lumière. C’est peut-être ridicule, mais, quand elle a tourné l’interrupteur, j’ai regretté un instant qu’il n’y ait pas de lampe à pétrole.

Je suis revenue près de la table et j’ai continué de dépouiller le maïs. Marie s’était remise à raccommoder, mais j’ai remarqué qu’elle regardait souvent le réveil. Elle connaissait l’horaire des trains et devait calculer le temps qu’il faudrait à Léandre pour monter de la gare. Elle ne disait plus un mot. Depuis des heures son visage n’avait pas changé d’expression. Moi, je n’osais rien dire. Et surtout, je ne savais pas quoi dire.

Chaque fois qu’un chien bougeait, Marie le regardait. Enfin, à huit heures, elle s’est levée pour mettre le couvert. Voyant qu’elle ne mettait que deux assiettes je lui ai demandé si nous n’attendions pas Léandre.

— C’est inutile. S’il avait pris le dernier train, il serait là, maintenant c’est l’horaire d’hiver.

Elle parlait toujours sur le même ton.

Dès que nous avons eu fini de manger, Marie a conduit les chiens à la grange. Quand elle est revenue je lui ai demandé si elle avait pu faire rentrer Dik.

— Non, m’a-t-elle dit, c’est pas la peine de l’appeler, avec le vent il n’entendra pas. Et puis, il ne nous obéira pas.

— Voulez-vous que j’aille le chercher ?

— Il vaut mieux le laisser dehors, si vous le faites rentrer de force il va pleurer et ça fera pleurer les autres.

Là-dessus, nous sommes montées nous coucher.

J’ai eu beaucoup de mal à m’endormir. Je suis restée longtemps à écouter les bruits de la nuit. Je pensais à Brassac. Je le voyais ivre mort, dans le bar où je l’ai rencontré. Peut-être avait-il rencontré Marcel. J’étais inquiète. Pourtant, je savais que Marcel tenait beaucoup à sa tranquillité et cela me rassurait un peu. Mais je pensais aussi à Marie ; aux soirées qu’elle avait dû passer seule à écouter, à épier les mouvements des chiens. Depuis la visite de Marcel, j’avais l’impression qu’elle avait de l’affection pour moi et je l’aimais bien. Mais son attitude du matin m’ennuyait beaucoup. De plus, je la trouvais trop renfermée. Et pourtant, en pensant à la vie qu’elle avait dû avoir depuis qu’elle était seule ici avec Léandre, je ne pouvais pas lui en vouloir.

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