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Il y a une chose que je n’arrive pas à comprendre : voilà plus de trois mois que je suis ici, j’ai l’impression d’y être arrivée hier et, pourtant, le temps que j’ai vécu à Lyon me semble déjà très loin.

En tout cas, ce que je n’oublierai jamais, c’est cette veillée de novembre où j’ai fait la connaissance de Roger. Depuis, j’y ai souvent pensé et j’ai compris pourquoi je ne l’oublierai pas. Je ne sais comment expliquer cette chose bizarre, mais, dans cette soirée, il y avait trois fois plus de temps qu’il pouvait y avoir en réalité. Il y avait le vrai temps qui passait, bien sûr, avec Léandre, Marie, les chiens et moi, et Roger qui est arrivé ensuite. Et puis, il y avait aussi mon enfance vraiment réveillée cette fois, à cause de la bougie, des ombres qui dansaient au plafond et contre les murs. En plus de cela, il y avait la phrase de Marie, cette phrase que j’entendais sans cesse.

Ça, c’était le plus dur. C’était ce que je ferais, ce qu’on ferait de moi.

Et c’est à cause de cette phrase que je n’oublierai jamais non plus la nuit qui a suivi cette soirée.

À trois heures du matin je ne dormais pas encore. Chaque fois que le sommeil me gagnait j’étais éveillée aussitôt par des cauchemars.

D’abord, il y avait ce vent terrible, mais il y avait surtout Lyon. Ma vie que je revoyais. « L’autre vie. » Celle qui se trouve de l’autre côté des collines qui ferment le val.

Je me suis endormie très tard et il était à peine cinq heures du matin quand la lumière m’a réveillée. Le soir, en montant me coucher, j’avais dû tourner machinalement l’interrupteur. Je suis allée éteindre naturellement, mais je n’ai pas pu me rendormir.

Le vent soufflait moins fort, et ce n’était plus lui qui me tenait éveillée. C’était encore les mots de Marie et tout ce qu’ils m’avaient fait redouter, mais c’était aussi autre chose. Cette même impression que m’avait procurée, la nuit précédente, le corps de Marie à côté du mien ; ou, encore, le vent qui m’avait fait penser à des mains tout autour de mon corps.

J’ai essayé de compter pour m’endormir. J’ai essayé de penser très fort à ce que je ferais s’il me fallait partir. Mais l’impression revenait sans cesse.

Aussi, dès que j’ai entendu descendre Léandre, je me suis levée. Je lui ai dit simplement que la lumière m’avait réveillée. Il m’a répondu en riant :

— Moi aussi, mais je l’avais fait exprès parce que j’étais en souci pour les fils. Donc si c’est revenu tout seul c’est que c’est pas chez nous.

On voyait qu’il était très heureux et, manière de plaisanter, en disant qu’il était content, il m’a prise dans ses bras et m’a embrassée sur les deux joues. Je l’ai embrassé aussi, puis, tout de suite, je l’ai repoussé. Je l’ai fait peut-être un peu fort, en tout cas il a paru surpris.

J’ai dit que j’allais faire chauffer le café parce que j’avais très faim. Léandre s’est mis à rire et à ce moment-là nous avons entendu Marie qui descendait l’escalier. Dès qu’elle est entrée Léandre a crié :

— Tu as vu, c’est pas chez nous. Le courant est revenu !

Marie a eu l’air heureuse aussi et m’a demandé pourquoi j’étais si matinale. J’ai encore raconté l’histoire de l’interrupteur, nous avons ri tous les trois et comme Léandre finissait d’éclairer le feu Marie a fait bouillir l’eau pour le café.

Dès après déjeuner, Léandre nous a dit qu’il retournait achever ses fagots avant que le temps ne se mette à la pluie. Marie a fait remarquer que c’était dimanche et, comme chaque fois, Léandre a dit en riant :

— De toute façon j’ai déjà mon billet pour l’enfer, alors, ça m’est égal d’être à la poulaille ou au fauteuil d’orchestre.

Au moment où il partait, je lui ai demandé de me laisser Bob en ajoutant que j’irais peut-être faire un tour. Je ne savais pas du tout si je sortirais, mais j’ai demandé ça machinalement.

Pourtant, dès que Léandre a été parti j’ai fait ma toilette. Bob tournait autour de moi sans arrêt parce qu’il sentait que les autres étaient sortis et que nous partirions certainement aussi. À vrai dire je n’avais pas tellement envie de me promener. Une fois habillée je suis restée longtemps debout vers la fenêtre à regarder le val que le vent faisait vivre. Les arbres n’avaient plus une feuille, mais le vent en trouvait encore pour les faire monter du bois en grands tourbillons qui s’élevaient plus haut que la colline. Très loin, sur l’autre versant, j’ai vu Léandre traverser la friche avant de disparaître dans le bois de pins. Il avait emporté la marmite de soupe et je n’aurais rien à lui porter. Je l’ai regretté un instant, puis, comme je quittais la fenêtre Marie est entrée en me disant :

— Ça souffle moins fort et le vent est bien moins froid qu’hier. Si vous voulez sortir, faut pas trop tarder, la pluie viendrait vers les midi que ça ne m’étonnerait pas.

J’ai regardé Bob. Il était assis près de la porte. Il ne me quittait pas des yeux et il avait l’air très malheureux. Quand il m’a vu prendre mon manteau il s’est mis à faire le fou autour de moi. Il a même bousculé Marie qui a ronchonné.

Aussitôt dans la cour, il a flairé et pris la trace de Léandre. J’avais déjà remarqué que lorsque Léandre était dehors, il voulait toujours que nous allions le rejoindre. Mais je l’ai rappelé et je suis partie dans la direction opposée. Léandre était trop loin, et je ne voulais pas être obligée de surveiller Bob sans arrêt.

Au fond, ce qu’il voulait, surtout, c’était pouvoir courir librement et une fois perdue la trace de son maître, je crois qu’il ne pensait plus à le rejoindre.

J’ai emprunté le sentier qui mène à la route mais, bien avant d’y arriver, j’ai pris à droite, dans le bois de châtaigniers qui descend presque jusqu’au fond du val. Sous bois, je sentais moins le vent et je l’entendais davantage faire le fou dans les branches au-dessus de ma tête.

Je le sentais moins, mais assez malgré tout pour avoir encore cette même sensation que la veille. À la fin, cela m’agaçait. J’ai joué avec Bob. Je lui lançais des branches qu’il me rapportait. Quand je les prenais il ne voulait pas lâcher et nous luttions pendant plusieurs minutes. Une fois, j’ai glissé sur une racine, je suis tombée dans les feuilles. D’abord surpris, Bob n’a pas bougé ; puis croyant sans doute que je voulais jouer, il s’est jeté sur moi juste au moment où je me relevais. Je suis retombée. Je le tenais serré contre moi. Nous avons roulé dans les feuilles. J’ai senti son souffle chaud dans mon cou. Alors, sans réfléchir, je l’ai repoussé en lui donnant une claque sur le museau. J’ai crié :

— Va-t’en !

Sur le coup il s’est éloigné de quelques pas.

Tandis que je me relevais en brossant mon manteau, il m’a regardée avec ses yeux tristes, et, comme chaque fois, il m’a fait pitié. Je l’ai caressé et je me suis remise à lui lancer des branches.

Nous sommes descendus ainsi jusqu’au ruisseau. Là, le vent ne soufflait presque plus. Je me suis assise au pied d’un arbre. La marche et les jeux avec Bob m’avaient essoufflée. J’ai été calme pendant un moment. Bob aussi devait être essoufflé car il a bu longuement au ruisseau. Quand il a eu fini, il a secoué sa grosse tête en faisant gicler de la bave. Ensuite, il est venu s’asseoir contre moi. J’ai encore senti son souffle sur ma figure, sa patte qu’il posait sur ma cuisse. Je ne l’ai pas grondé, cette fois, mais je me suis levée et j’ai repris le chemin de la maison.

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