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Ce matin il faisait encore nuit quand je me suis éveillée. Je n’ai pas cherché où je me trouvais. Je me suis d’abord demandée pourquoi je m’éveillais si tôt, moi qui ai l’habitude de dormir jusqu’à dix heures passées même dans un mauvais lit. Or, celui-ci était très bon. Je suis restée longtemps immobile, à prêter l’oreille avant de comprendre que c’était le silence qui m’avait réveillée. Chez moi dès le matin, il y a les bruits de la rue. Dans les hôtels aussi, avec le va-et-vient des clients et du personnel. Le vent ne courait plus. Le silence entourait la maison. Le silence et l’obscurité.
Alors, brusquement, j’ai revu la scène de la veille. Le train, la nuit, l’homme et la femme ; et aussi la grande pièce avec la cuisinière.
Et tout de suite j’ai pensé à Marcel. J’ai compris en même temps que sans le vouloir je m’étais sauvée de Lyon. Que j’avais fait une chose que peut-être aucune n’a jamais osé faire.
Je n’avais pourtant jamais pensé à m’en aller.
Ma première idée a été de me lever tout de suite et de partir pour essayer d’être à Lyon avant le jour. Et puis, en réfléchissant mieux, je me suis rendu compte que c’était inutile. Il me suffirait d’arriver vers les midi.
Un coq s’est mis à chanter, très loin, puis un autre tout près. Je me suis dit que le jour allait bientôt venir. Et de nouveau j’ai eu envie de m’habiller à tâtons et de sortir sans bruit. Non plus à cause de Marcel, mais parce que je ne tenais pas à me retrouver devant cette femme.
Je me suis demandé encore ce que l’homme allait penser une fois dessaoulé.
Pourtant je n’ai pas bougé.
Je m’étais couchée nue et je me trouvais bien. Les draps étaient doux, il y avait une bonne chaleur tout autour de mon corps. J’aime bien me trouver seule dans un lit, le matin, avec beaucoup de temps devant moi. Là, je me disais qu’il était peut-être à peine cinq heures et que ces gens n’avaient aucune raison de me déranger avant dix ou onze heures.
Je me suis étirée, puis, pour profiter encore davantage de ce bon lit, je me suis retournée et j’ai enfoncé mon visage dans l’oreiller.
La toile était parfumée. Je ne m’en étais pas encore aperçue. J’ai respiré à petits coups, plusieurs fois de suite. Il y avait, bien sûr, le parfum de mes cheveux, mais un autre aussi, très différent et qui ne me semblait pas inconnu.
J’ai rampé un peu sur le côté vers un endroit où je n’avais pas posé la tête. De nouveau j’ai respiré à petits coups, puis plus lentement. Et j’ai éprouvé alors, pendant un très court instant, la sensation bizarre d’avoir déjà respiré exactement ces mêmes bouffées d’air. Je me suis dit que c’était impossible et j’ai voulu ne plus penser à rien. J’y suis parvenue. Je crois d’ailleurs que j’étais sur le point de me rendormir quand j’ai soudain reconnu ce parfum.
Sur le coup, je crois bien que j’ai sursauté.
Et puis, je suis restée un long moment sans force. Je me sentais comme emplie de choses qui venaient de très loin. Du fond de ma mémoire.
Et c’était à cause d’une odeur, simplement, que je les retrouvais.
Une odeur que je venais de reconnaître d’un seul coup.
Alors, pendant un temps, j’ai respiré de toutes mes forces, presque malgré moi, presque à m’en saouler, ce parfum des plantes des champs que les femmes de la campagne mettent dans leurs armoires.
J’avais oublié le nom de ces plantes, mais leur forme, leur couleur étaient là, devant moi. C’étaient de ces plantes sèches, d’un vert grisâtre, avec des feuilles toutes recroquevillées qui crépitent quand on les touche comme un feu de brindilles en s’éparpillant sur des piles de draps blancs.
De belles piles de draps bien pliés, des piles de torchons à raies rouges, du linge brodé aussi sur le rayon du milieu.
L’armoire avait deux portes. Deux portes qui grinçaient quand on les ouvrait doucement.
J’ai senti que j’allais avoir mal. Que j’étais en train de faire une bêtise. Mais il était trop tard. Tout ce monde lointain s’était déjà mis à remuer au fond de moi.
Maintenant, les portes de l’armoire s’étaient refermées. Les piles de draps ne laissaient plus couler leur parfum dans la chambre. Mais les veines du bois dessinaient dans l’ombre deux visages de monstre. J’en retrouvais chaque ride, chaque verrue avec une précision inouïe.
Quelque chose me disait que j’avais eu tort de chercher, durant des années, à me débarrasser de ces souvenirs. Mais je ne voulais pas y penser.
Seulement quand des mains de vieille femme sont venues se poser sur les panneaux de l’armoire, j’ai cru que j’allais crier. Je me suis assise sur le lit. J’ai essayé de penser au jour qui allait venir. À la route. Au train qu’il faudrait prendre. À Lyon. À mon travail. Et aussi à Marcel qui rentrera samedi.
Puis, quand j’ai senti le froid, je me suis recouchée.
J’ai dû rester longtemps ainsi, à moitié engourdie.
Quand j’ai rouvert les yeux, le plafond était tout gris de lumière. Du regard, j’ai suivi chaque craquelure, chaque tache. Et j’ai pensé alors qu’il ne m’était jamais arrivé d’examiner de la sorte le plafond de ma chambre ni celui des chambres d’hôtel où je couche souvent.
Bien sûr, ce plafond-là n’était pas pareil. Il était un peu comme l’odeur de ce lit.
J’avais peur, et je me sentais vraiment seule.
Et puis, lentement, tout ce qui m’avait effrayée s’est transformé en une espèce de brouillard dans lequel il me semblait que l’on devait être bien. On devait pouvoir s’y reposer tranquillement.
Au fond, si quelqu’un était alors entré dans la chambre pour m’annoncer que j’étais condamnée à demeurer éternellement couchée dans ce lit, à regarder ce plafond, je crois que je n’aurais pas protesté. Je n’aurais plus rien eu à faire. Je n’aurais pas eu besoin de penser mais j’aurais tout de même pu vivre en profitant bien de la chaleur de ce lit très doux.
Plusieurs heures ont dû s’écouler sans que je fasse le moindre mouvement.
Seulement, quand j’ai entendu des pas résonner sous la fenêtre, j’ai sursauté. Ce moment de repos m’avait entraînée plus loin de la réalité que ma nuit de sommeil. Je m’étais vraiment crue seule et ce bruit de pas me rappelait que deux personnes vivaient là. C’était peu en comparaison du nombre d’hommes et de femmes que je côtoie chaque jour en temps normal, mais j’ai compris pourtant qu’il me serait plus pénible de retrouver ces deux personnes que de revoir tous les gens que je fréquente chaque jour à Lyon.
Les pas se sont arrêtés et on a frappé très fort contre la porte du bas. Presque aussitôt j’ai entendu cette porte s’ouvrir et se refermer, puis un murmure confus. Bientôt j’ai reconnu la voix de Brassac. Il devait crier.
La femme, je l’entendais à peine. Ils n’ont pas parlé longtemps. La porte s’est rouverte puis elle a claqué si fort que les vitres de ma fenêtre ont vibré. Un pas très lourd qui ne pouvait être que celui de Brassac s’est éloigné de la maison tandis qu’un chien se mettait à pleurer doucement. Il m’a même semblé que plusieurs chiens pleuraient. Alors, Brassac est revenu. Il y a eu des aboiements joyeux, puis le silence a repris sa place autour de la maison.
Quelques minutes plus tard la porte s’est ouverte et refermée encore une fois et un autre pas a résonné. D’un bond je suis sortie de mon lit pour courir jusqu’à la fenêtre. L’œil collé à la vitre, j’ai pu voir, entre les lattes des persiennes, la femme qui s’éloignait.
Je me suis habillée très vite. J’ai pris mon sac et je suis sortie de la chambre. Confusément, je sentais qu’il fallait que je quitte cette pièce sans me retourner.
Quand je suis arrivée dans la cuisine, je ne savais pas encore bien ce que j’allais faire. Je sentais pourtant qu’il fallait à tout prix profiter de l’absence de Brassac et de sa femme pour me sauver.
Mon regard a fait rapidement le tour de la pièce à la recherche d’une glace. Il y en avait une accrochée près de la fenêtre. Je me suis regardée et, sur le coup, j’ai éprouvé l’impression curieuse de me trouver en face d’une autre personne. Cela n’a duré qu’un instant et j’étais trop pressée pour chercher d’où venait cette sensation. Mes cheveux étaient en broussaille et je ne pouvais pas partir sans me coiffer. Je voulais me maquiller aussi. Toujours très vite j’ai cherché mon peigne et mon tube de rouge dans mon sac.
J’étais prête, mon manteau enfilé, quand la porte s’est ouverte. Je n’avais rien entendu. La femme est entrée. Elle m’a regardée comme elle l’avait déjà fait hier sans que son regard n’exprime rien. Puis elle s’est avancée et m’a dit bonjour. J’ai répondu. Elle m’a demandé :
— Qu’est-ce que vous faites, vous partez ?
J’ai fait oui de la tête en me demandant si je devais la remercier, mais elle ne m’en a pas laissé le temps.
— Il ne faut pas partir comme ça.
— Si, il faut que je parte.
Ma voix n’était pas très assurée.
— Non, il faut que vous restiez.
— Mais je n’ai aucune raison de rester chez vous.
La femme a hésité un moment et plissé légèrement le front comme si ma réponse l’avait mise dans une situation réellement embarrassante, puis elle a dit :
— Si, il faut rester. Autrement… Autrement il croira que je vous ai fait partir.
— Mais non, puisque c’est moi qui veux m’en aller.
— Oui, mais il ne me croira pas.
J’ai réfléchi un instant avant de demander où Brassac se trouvait.
— Je ne sais pas, m’a-t-elle dit. Il est aux champs, mais il ne m’a pas dit à quel endroit.
Son front avait maintenant le même pli que lorsqu’elle s’était inquiétée pour le complet de son homme. Elle a joint un instant ses grosses mains avant de les frotter sur son tablier en disant :
— Restez au moins jusqu’à midi, pour qu’il voie bien que je ne vous ai pas chassée.
Je n’ai pas répondu mais j’ai posé mon sac et mon manteau. Alors, la femme a semblé soudain soulagée d’un gros poids. Elle s’est mise à circuler de son placard à son fourneau en me disant qu’elle allait me donner à déjeuner du lait de sa vache. Du bon lait tout frais !