Chapitre 43
Quant à Vivonne, il se trompait s'il s'imaginait que parce qu'ils avaient fait l'amour ensemble sur une galère, il pouvait se permettre avec elle des privautés. L'ennui, avec lui, c'est que selon son état de sobriété, il était disposé à se montrer entreprenant et vantard ou, au contraire, une relation acceptable et désireuse de ne pas attirer l'attention.
Nicolas de Bardagne se déclarait très satisfait de son emménagement de la « Closerie » du Grand-Voyer. Il ne pouvait se rendre en aucun point de la ville sans passer devant la maison de Ville d'Avray, et il prenait tous les prétextes pour attendre Angélique et l'accompagner ensuite en ville.
– Je vous en prie, lui dit-elle un jour, ne restez pas ainsi planté en faction devant ma demeure. Cela m'embarrasse et va faire jaser.
– Mais n'est-ce pas mon droit de me promener dans ce quartier où j'habite désormais ? De plus, je ne crois pas me montrer plus assidu que cet Indien qui, quotidiennement, plusieurs fois par jour, tourne autour de votre logis, y entre et en sort sans se donner la peine de s'annoncer, s'assied sur votre seuil pour y fumer son calumet et vous entreprend de discours dès qu'il vous aperçoit. Je ne vois pas pourquoi vous me refuseriez ce que vous accordez à ce sauvage ?
– Mais justement... Vous n'êtes pas un sauvage, mon pauvre ami !
Elle renonça à lui faire entendre raison. Il l'accompagnait dans ses emplettes.
Chez le tailleur-mercier de la Place Royale, ils rencontrèrent Eloi Macollet, essayant une veste de soie violette, sur ces longs gilets à fleurs qu'il affectionnait.
– J'ai promis à la Mère Bourgeoys d'aller visiter mon fils et ma bru pour le Nouvel An, dit-il à Angélique.
C'était vertu de sa part, car le vieux coureur des bois ne s'entendait pas avec le couple. Son fils, prétendait-il, lui faisait honte. Ç'avait toujours été un gros garçon mou et couard, ce qu'on pouvait bien considérer comme un signe de malchance car l'espèce en était rare au Canada. Il avait fallu que cela tombe sur Macollet, d'avoir un gamin qui ne grillait pas d'aller aux bois dès qu'il s'était tenu sur ses jambes et qui craignait, au point d'en avoir des cauchemars, de se faire faire la chevelure un jour par les Iroquois. « Ma tête scalpée lui faisait peur !... Et alors ?... On est du Canada ou on n'en est pas... »
Il fallait dire qu'Eloi Macollet avait été de cette génération de célibataires endurcis, mariés de force sous peine d'amende, d'excommunication et quelques autres sanctions.
Le temps de convoler avec une fille du Roy envoyée parmi une centaine d'autres par les soins de M. Colbert, de lui faire un enfant car il aurait été poursuivi et pénalisé si elle avait pu porter plainte que le mariage n'avait pas été consommé, et il avait disparu plusieurs années du côté des Grands Lacs, laissant la jeune immigrante se débrouiller avec son garçon à élever et une ferme plantée au milieu de deux arpents de large sur vingt de profondeur, sur la côte de Lauzon, rive sud du Saint-Laurent, derrière la pointe de Lévis. Bien qu'il fût revenu épisodiquement, femme et fils étaient restés pour lui de parfaits étrangers.
La femme était morte un jour, non sans avoir eu le temps de marier ce fils unique.
C'est là que les choses avaient commencé de se gâter pour le joyeux Macollet. À la suite de sa grave blessure de guerre, dans les environs de Montréal dont les soins de la Mère Bourgeoys l'avaient sauvé in extremis, il avait dû retourner chez lui et sa bru, Sidonie, s'était révélée une harpie et lui avait fait une vie d'enfer. Elle ne savait qu'inventer pour lui gâcher l'existence et l'empêcher de retourner aux bois, jusqu'à lui faire ôter son « congé » de traite pour avoir été porter de l'eau-de-vie aux sauvages. Il avait fini par retrouver sa liberté mais il était hors la loi, et c'était la caution de Peyrac retrouvé à Tadoussac qui lui avait permis de rentrer sans dommage dans sa ville.
Il se montrait bon sire en accomplissant une démarche d'amitié près de ce couple peu filial.
– Et puis, dit-il à Angélique, ils ont pour voisine une veuve qui me plaisait bien et dont j'ai appris qu'elle n'était pas remariée. J'en profiterai pour aller lui porter mes vœux.
– Je ne sais pas si cela était compris dans les recommandations de Mère Bourgeoys, fit-elle remarquer.
On rit. On plaisantait fréquemment le vieux Macollet sur sa verdeur. Il avait beaucoup de succès près des dames.
On le laissa à ses élégances.
Chez la personne appelée la Dentellière, il y avait grande presse. C'était à qui achèterait collerettes, collets, manchettes, garnitures. M. de Bardagne fit la moue et critiqua ce goût pour les dentelles, non par esprit d'austérité mais, disait-il, à Paris la mode se simplifiait. Cette débauche de lingerie au cou, aux poignets, à la taille, aux genoux, sentait son bourgeois de province.
Les paroles du gentilhomme intimidèrent les chalands, et on l'écouta avec considération. Quelques puristes qui se piquaient de vivre à l'heure de Paris restreignirent leur fringale de dentelle non sans crainte d'apparaître comme mesquins et désargentés à leurs compatriotes. Les autres continuèrent d'acheter « blondes et points de Venise » à tour de bras.
En prévision de la fête on envoyait coiffes, collerettes et dentelles à repasser, amidonner et tuyauter, chez les ursulines.
Bardagne, bien que son arrivée personnelle eût manqué d'éclat, éclipsée par celle de M. et Mme de Peyrac, plaisait aux gens. Il portait beau, avait de l'aisance et de la belle humeur.
Ville d'Avray avait repris sa gaieté, Banistère ne se manifestait plus. Le Basseur faisait traîner en longueur les procurations du procès. C'était le temps des fériés et demi-fériés pendant lequel on ne pouvait dresser un protêt, exiger un paiement ou effectuer un dépôt, établissant ainsi une trêve bienvenue aux affaires d'argent et de chicane.
Honorine et Chérubin s'évertuaient à faire parvenir quelque provende au pauvre chien enchaîné sous l'arbre, mais les quatre garnements de Banistère lui en volaient la moitié.
La nuit de Noël, Angélique avait voulu faire porter le gâteau de la réconciliation à leurs irascibles voisins mais autant essayer d'approcher un repaire de loups. Malgré la nuit sainte, Banistère avait menacé d'abattre quiconque approcherait de sa hutte.
Ses enfants, les petits monstres, engoncés dans leurs capots bruns et gris, continuaient à sévir sporadiquement, dévalant avec leur caisse montée sur des patins dans la rue de la Closerie et fauchant tout le monde sur leur passage.
– Ce sont des intraitables comme il y en a dans toutes les villes, commentait Suzanne, une philosophie de la vie citadine qu'elle tenait peut-être d'un aïeul parisien.
Durant cette période Angélique alla quotidiennement chez Mlle d'Hourredanne. Sa sortie à la cathédrale l'avait tout à fait épuisée. Elle en avait des « tournements », disait-elle, et plaignait l'humanité de vivre communément dans une telle agitation. De plus, sa servante la délaissait, passant ses journées dans sa mansarde à lire une bible en anglais, qu'elle avait pu sauver l'ayant dans sa poche au moment de sa capture par les Abénakis.
Jessy était une puritaine des environs de Boston dans le Massachusetts, ville aux abords de laquelle les Canadiens avaient mené un raid exterminateur six années plus tôt. Elle tenait fermement à sa religion hérétique et la famille montréalaise qui tout d'abord l'avait achetée aux Abénakis s'était découragée de la prêcher pour qu'elle se convertisse. Sur le point de la renvoyer aux sauvages, son maître français l'avait prise en pitié et avait eu l'idée de l'expédier à Québec chez Mlle d'Hourredanne.
Il savait qu'elle n'affichait pas un prosélytisme outrancier. Elle s'accommoderait sans émotion d'une servante qui refusait de se laisser baptiser catholique et à laquelle elle n'aurait pas à donner de gages puisque c'était une captive. Or, chaque année, l'entourage était saisi d'une profonde surprise en voyant Jessy l'hérétique se préparer elle aussi avec ferveur à fêter la Noël. On avait toutes les peines du monde à admettre qu'elle célébrait la naissance du même enfant Jésus dont l'effigie de cire rose allait être couchée sur la paille dans la crèche de la cathédrale. Aussi, durant toute cette période messianique, avait-on tendance à regarder Jessy l'Anglaise comme une voleuse d'enfant, et qui pis est, d'enfant divin.
*****
Le matin du jour de l'An, par la ville on cria : Vive le Roi, et toute la mousqueterie répondit par salves.
La coutume était de se faire quelques cadeaux entre amis et entre époux.
Angélique, elle, trouva dans l'alcôve au chevet du grand lit un réchaud de faïence hollandaise imitée de la porcelaine chinoise, décoré de fruits, de fleurs et de grenades dans les tons bleu et orange. À l'intérieur, on tenait une grosse chandelle plate allumée, qui, faisant office de veilleuse, réchaufferait de ces breuvages, rhum ou vin chaud, qu'on serait bien aise de boire en se le partageant avant de s'endormir ou avant de se lever les froids matins. La tasse à chandeau à deux anses et à couvercle qui l'accompagnait était en vermeil, travaillé en relief avec des motifs floraux.
Suzanne apporta un jambon qui avait été fumé dans la vapeur du sirop d'érable. Elle avait amené ses enfants : Pacôme, Jean-Louis, Marie-Clarisse et un tout petit au grand nom : Henri-Auguste.
Entre le jour de l'An et l’Épiphanie, la semaine fut occupée surtout par la fièvre qui s'empara de tous ceux et celles qui étaient conviés et assisteraient au grand bal de l’Épiphanie, lequel aurait lieu au lendemain de la fête liturgique.
L’Évêque fronçait les sourcils.
Le comte de Peyrac et sa femme se rendirent eux-mêmes au grand Séminaire porter leur invitation à Monseigneur. Sa présence garantirait la bonne tenue des réjouissances, dirent-ils. Monseigneur accepta.
La Polak, ou plutôt Mme Gonfarel, tenancière de la prospère auberge Le Navire de France, refusa catégoriquement. Rien ne put l'en faire démordre, ni les adjurations d'Angélique ni la visite personnelle que lui rendit Joffrey de Peyrac. Le grand seigneur et la verte matrone s'entendirent fort bien, mais la Polak resta sur ses positions. « Ce n'était pas sa place », disait-elle.
– Ta place à Québec est partout et tu le sais bien, lui dit Angélique.
Mais l'ancienne héroïne de la Cour des Miracles secouait la tête. Sa place, elle était à Paris de l'autre côté de la Seine, les pieds nus dans la vase, c'était à la vieille Tour de Nesle croulante où se réfugiaient les bandits et les rats, et non pas en face, au Louvre. Elle résista à toutes les supplications.
*****
Un phénomène, que personne ne remarquait excepté Mlle d'Hourredanne qui était là pour noter les impondérables invisibles à d'autres yeux que les siens, se développait ingénument parmi la société québécoise. D'autant moins décelé que le Canada n'en était point coutumier, car les gens y étaient de nature méfiante, critique, et peu portés à s'enthousiasmer sur son voisin.
Il se répandit comme une sorte de goût de se faire remarquer par M. le comte de Peyrac et, dans une moindre mesure, mais aussi avec beaucoup de plaisir, par Mme de Peyrac. S'attirer un sourire de l'un, un mot de l'autre, suffisait à ravir comme des enfants les personnes les plus rassises.
Entre les dames, il y avait rivalité à savoir qui d'entre elles pourrait rapporter mots ou paroles échangés avec le comte de Peyrac au hasard de la journée, et la plus minime considération de sa part donnait lieu à des discussions pointilleuses. Pourquoi avait-il ri avec Mme Le Bachoys et non pas avec Mme de Beaumont ? Pourquoi s'était-il attardé avec Mme de Mercouville, alors qu'il traitait légèrement la jolie Bérengère-Aimée qui se donnait tant de mal pour s'en faire remarquer ? Et enfin, pourquoi visitait-il avec un apparat d'ambassadeur la dame Gonfarel du Navire de France, alors que tant de femmes distinguées étaient prêtes à lui ouvrir l'intimité de leurs boudoirs ?
Cela prenait des proportions qui rappelaient les moments de tension régnant à Versailles parmi les courtisans lorsque le Roi accordait un « tabouret » à l'une des dames, qui désormais aurait l'insigne honneur de s'asseoir parmi les élues devant lui lorsque d'autres resteraient debout, ou le fameux « Pour » inscrit au-dessus de la porte du logement affecté aux invités du Roi quand la Cour séjournait à Versailles. Toute la différence était dans le « Pour »... « Pour monsieur le marquis, etc. », mot qui jetait en transes le plus blasé des gentilshommes lorsqu'il s'en voyait bénéficiaire. Être remarqué ! Remarqué par le Roi ! Par le Prince !
Les perruquiers étaient médiocres. Il n'y avait pas parmi eux de génie capable, comme M. Binet, perruquier du Roi, de composer pour les dames des coiffures seyantes et nouvelles. Binet était et resterait longtemps le seul grand artiste capillaire. À Québec, comme ailleurs, les dames s'entraidaient, et l'on trouvait toujours parmi elles ou leurs caméristes une artiste aux mains habiles que, le grand jour venu, tout le monde s'arracherait. Delphine et Henriette, qui avaient coiffé Angélique pour son entrée à Québec, furent très demandées. Il leur restait au moins quelque chose de positif de leur emploi près d'Ambroisine. Mais la personne la plus réputée en la matière se révéla être Bérengère-Aimée Tardieu de La Vaudière. Comme elle aimait se faire apprécier et se rendre indispensable, elle eut pour le bal une véritable liste de « clientes » qui se succéderaient depuis l'aube, entre ses mains, le jour fatidique. Elle voulut commencer par Angélique et vint dès matines, avec ses fers et ses réchauds, des rubans, des bâtons de bois pour rouler les boucles et tout un assortiment de peignes, de brosses et d'épingles.
– Dieu que je vous envie d'être si belle ! soupirait-elle, en tournant autour d'elle, retouchant d'un doigt qu'il fallait reconnaître habile et inspiré une mèche par-ci, un frison par-là. Que je vous envie aussi d'avoir un époux aussi séduisant. Quel homme magnifique !
– Croyez bien que je partage votre avis et suis fort aise de vous l'entendre énoncer. Mais, ma chère, il me semble qu'en fait d'époux, vous n'avez rien à envier aux autres. Monsieur de La Vaudière est à coup sûr le plus bel homme de la ville.
– Lui ? fit Bérengère d'un air dubitatif et comme si elle s'avisait pour la première fois de la beauté évidente de son jeune mari. Eh bien, sachez que je ferais volontiers l'échange avec le vôtre.
Était-ce naïveté ou rouerie de la part de la jeune femme lorsqu'elle se rendait au château de Montigny à la nuitée pour se faire ensuite raccompagner par Joffrey – cette fois elle ne venait pas en carrosse – et était-ce vraiment le hasard qui l'amenait quotidiennement dans les demeures qu'il fréquentait ou qui la plaçait sur son passage dans les rues qu'il parcourait ? Il est vrai que c'était une ville tellement étroite, tellement ramassée sur elle-même.
Jusqu'ici elle avait évité la maison de Ville d'Avray, et Angélique ne l'y avait pas conviée.
Il avait fallu cette conjoncture de la fête pour qu'elles se réunissent et même si elle était satisfaite de se trouver bien coiffée, Angélique n'était pas certaine que Bérengère fût venue sans intention. En apparence, c'était touchant, cette admiration qu'elle professait pour leur couple. Angélique aurait préféré qu'elle fût moins admirative et plus mesurée dans ses transports auprès du comte de Peyrac.
Elle-même était-elle insensible à l'attention, parfois dévotieuse, toujours admirative, qui se tissait autour d'elle et qui était leur climat naturel à elle et à lui ? Car ils n'étaient pas nés pour marcher dans la foule, mais pour être regardés, suivis.
Les Nouveaux-Français avaient le cœur chaud. C'était là une parenté de sentiments qu'Angélique et Joffrey de Peyrac pouvaient partager avec eux. Revenus de mille hasards cruels, ils aimaient à plaire et à se faire aimer et n'en dédaignaient pas le don lorsqu'il se présentait.
On aurait pu dire en ce début d'année qu'ils avaient trop d'amis. Et Angélique commençait à déplorer de ne pouvoir les cultiver tous.
Si les ennemis avaient en apparence désarmé, cela ne voulait pas dire qu'ils avaient tous capitulé. Mme de Castel-Morgeat continuait à se montrer ouvertement hostile. Mais c'était une adversaire envers laquelle Angélique éprouvait de la pitié. Elle n'était pas aimée. Les Canadiennes de souche lui reprochaient de se mêler des affaires de la colonie auxquelles elle ne comprenait rien, malgré plusieurs années de séjour. Il y avait en elle une sorte de gaucherie native qui la faisait agir à contretemps. Or, M. de Castel-Morgeat n'était pas un saint. Il se consolait donc en se montrant l'un des clients les plus assidus des cabinets galants et discrets que la dame Gonfarel entretenait dans les arrières de son établissement, véritable caravansérail dans les dédales duquel la police et les dévots auraient eu quelque peine à venir mettre le nez. La rumeur publique excusait M. de Castel-Morgeat tant l'attitude de son épouse inspirait la réprobation.
La façon outrée dont elle avait défendu son confesseur le Père d'Orgeval l'avait ridiculisée. En fait, on ne lui connaissait qu'un seul véritable attachement, son fils bien-aimé : le bel Anne-François. Or, là aussi, elle jouait de malheur. Le retour des bois du jeune aventurier qu'elle avait tant attendu s'était accompagné de péripéties désastreuses desquelles le jeune homme lui tenait rigueur. Comble d'amertume, devenu pendant son voyage l'ami de Florimond de Peyrac, il logeait avec celui-ci au château de Montigny où les deux vaillants explorateurs, encouragés par le comte de Peyrac, travaillaient en compagnie de M. d'Urville et du géomètre Fallières à établir les cartes et les relevés du voyage qu'ils avaient accompli de concert depuis les Grands Lacs.
Enfin, s'il avait fallu mettre le comble à tous les griefs que Sabine de Castel-Morgeat avait accumulés contre Angélique, on aurait pu lui faire remarquer que ce fils adoré nourrissait la plus grande admiration, et à vrai dire un sentiment passionné, envers celle que sa mère considérait comme une rivale haïssable.
Angélique souriait de cet engouement de jeune homme, et ne s'en souciait pas tant que les manifestations de cet amour qui hantait le cœur et l'imagination d'Anne-François ne dépassaient pas les limites d'un dévouement empressé à la servir dès qu'il en avait l'occasion et l'éloquence de son beau regard noir lorsqu'il se posait sur elle. Mais elle reconnaissait que cela n'arrangeait pas les choses entre elle et Sabine de Castel-Morgeat.
Les dames de la Sainte-Famille tenaient Sabine en quarantaine depuis le coup de canon. Après délibération, on ne l'avait pas tout à fait exclue de la sainte confrérie. Mme de Mercouville avait dit à Angélique qu'on lui avait laissé la liberté de visiter ses « pauvres honteux », c'est-à-dire les pauvres ou miséreux qu'on a tendance à oublier ou qui risquent d'être négligés parce qu'ils ne se plaignent jamais par fierté ou par timidité. Mme de Castel-Morgeat avait ainsi quelques personnes et familles qu'elle secourait discrètement. On n'avait pas osé lui interdire de continuer à s'en occuper parce qu'elle tenait beaucoup à ses bonnes œuvres, mais plus par orgueil et ostentation que par charité profonde. « ... Et puis elle est si maladroite et si malgracieuse que même ceux qu'elle oblige la redoutent... », avait soupiré Mme de Mercouville.
Angélique avait l'esprit de justice et fut poussée à prendre sa défense. À son avis Mme de Castel-Morgeat se montrait désagréable parce qu'elle était méconnue et malheureuse en ménage. Personne ne reconnaissait son réel dévouement. De plus, Angélique ne partageait pas l'opinion de ces dames que Sabine était laide. Versailles l'avait dressée à reconnaître d'un coup d'œil les atouts que possède une femme et dont elle pourrait à l'occasion tirer parti. Elle pensait qu'à la Cour Mme de Castel-Morgeat, avec sa bouche régulière, sa poitrine qu'on devinait sculpturale malgré les bustiers et les guimpes dont elle la sanglait, ses yeux noirs à la fois andalous et tragiques, aurait fait plus qu'attirer l'attention. Elle aurait plu. Mais elle n'était pas à sa place à Québec, elle n'avait pas su se faire apprécier.
*****
Le jour de l’Épiphanie, ce furent encore les soldats qui, ayant été désignés pour faire le pain bénit, firent retentir les tambours et les flûtes et vinrent ainsi à l'offrande et s'en retournèrent de la sorte à la fin de la messe.
L'après-midi, il y eut théâtre au Séminaire. La séance groupait les enfants des différentes écoles, les jeunes filles et jeunes gens des confréries.
Pour encourager les enfants et les jeunes artistes, Angélique alla les applaudir, malgré l'approche du bal qui aurait lieu le soir et toutes les personnes de la bonne société firent de même. La salle était bondée. Le spectacle très vivant. L'un des acteurs qui représentait le Christ attira l'attention et on se passait son nom ainsi que ses coordonnées. C'était un enseigne du régiment en place, cadet de famille, que l'impécuniosité de sa famille avait contraint à embrasser la vie militaire, mais il avait fait de solides études et gardait, dans cette rude vie de soldat, le goût des bonnes œuvres. Il s'était proposé au Séminaire pour donner aux enfants des cours de mécanique en échange pour lui-même des cours de théologie et de philosophie qu'on pouvait y entendre. Maigre, barbu, il jouait le rôle du Christ avec tant de conviction et de bonté que lorsqu'un horrible diable fourchu entra en scène, les Indiens qui se trouvaient au premier rang se précipitèrent en poussant des cris dans les bras du jeune enseigne pour lui demander protection. Angélique remarqua avec plaisir que Delphine du Rosoy avait contribué avec beaucoup de diligence et de savoir-faire à monter ce spectacle. Elle jouait un rôle de sainte femme et donnait la réplique au jeune enseigne d'un ton juste et bien posé qui lui attira les applaudissements.
À l'entracte, Angélique rencontra Henriette, l'une des Filles du Roy, compagne de Delphine. Elle servait de demoiselle de compagnie-chambrière à Mme de Beaumont. Elles échangèrent quelques mots.
– Je suis contente, dit Angélique, de voir que Delphine semble participer avec goût aux œuvres de la paroisse.
– Elle a repris courage depuis que vous lui avez parlé, approuva Henriette.
– Ne pourrait-elle s'entendre avec ce jeune enseigne qui semble joyeux compagnon, dévoué aux sauvages et désireux de s'élever en s'instruisant. Ils me paraissent tous deux en accord de goût et d'âge.
Henriette secoua la tête d'un air pénétré.
– Non... ce n'est pas possible. Delphine ne voudra jamais... Elle a un secret.
Estimant qu'elle en avait trop dit, elle crut préférable de confier ce secret à Mme de Peyrac qui pouvait comprendre. Penchée à son oreille, Henriette murmura :
– Elle est amoureuse du gouverneur.
– Du gouverneur ? fit Angélique en tournant la tête du côté de Frontenac. Mais elle est folle...
– Pourquoi ? Moi je la comprends. C'était un bien bel homme et qui s'est montré bon pour nous, pauvres naufragées.
– De qui parles-tu donc ?
– De notre gouverneur à nous, M. Paturel. Celui de Gouldsboro. C'est pourquoi elle était contente l'autre jour. Elle garde l'espoir que vous la ramènerez à Gouldsboro.
– Mais... c'est impossible ! C'est un projet stupide !
– Pourquoi donc ? Monsieur le Gouverneur est célibataire et il n'est pas si vieux que cela ! Elle serait une bonne femme pour lui...
On claqua des mains et les chandelles furent soufflées sauf au bord de la rampe. Les acteurs revinrent en scène.
« Colin ! pensait Angélique. Jamais ! »
Elle avait eu raison de se méfier de Delphine, cette eau dormante... Colin, marié à une jeune femme qui lui préparerait des petits plats, l'entourerait de soins et se rengorgerait d'être l'épouse de ce superbe et entreprenant gouverneur ! Inimaginable... Pourquoi pas, après tout ? Non, ça jamais !
Elle ne put aller plus loin dans ses réflexions. Par mégarde, dans l'obscurité, elle s'était assise près de Mme de Castel-Morgeat et lorsque celle-ci s'en avisa, elle se dressa toute droite et bouscula tout le monde pour la fuir.
Les choses en étaient là.
Or, elles allaient changer. Et ce, dès le soir même, sans que rien eût pu le laisser prévoir. Surtout après cet éclat au théâtre du Séminaire. On attendait le pis. En tout cas, pas à voir Mme de Castel-Morgeat baisser pavillon. Car si la plupart des personnes en cause avaient assez de maîtrise mondaine pour faire contre mauvaise fortune bon cœur dans une rencontre déplaisante, on savait qu'avec Sabine de Castel-Morgeat il ne fallait rien espérer, puisque même quand elle était bien disposée elle amenait, dans le cercle le plus jovial, une sensation de contrainte qui ternissait tout esprit de liesse.
On la savait ce soir plus que jamais hors d'elle. Pendant le bal, la compagnie pouvait s'attendre à ce qu'elle allât d'un groupe à l'autre, jetant au passage une observation déprimante ou qu'elle vît dans la plus innocente réflexion une allusion malveillante destinée à la blesser.
Les invités n'étaient pas sans appréhension. Il faudrait bien accepter que Sabine soit présente puisqu'elle habitait le château Saint-Louis, mais l'on fit des plans à l'avance pour réduire ses interventions. Le joyeux Ville d'Avray et l'aimable Gaubert de La Melloise avaient promis de « s'en occuper » s'ils la voyaient s'aigrir.
– Je la ferai boire, dit Ville d'Avray qui aimait les défis. Avec moi elle ne sera que douceur.
Mais rien n'était moins sûr.
C'était une femme d'Aquitaine, elle aussi. Espèce à laquelle on ne passe pas le licou facilement.
Tels étaient donc les prémices et les pronostics quelques heures avant l'ouverture de ce bal, sur le sujet particulier de la petite guerre entre Mme de Peyrac et Mme de Castel-Morgeat.
Aussi serait-ce avec une sorte d'émerveillement incrédule que l'on verrait au cours de la soirée Mme de Peyrac et Mme de Castel-Morgeat se tenant par le bras avec une amitié digne mais certaine, allant même s'asseoir à l'écart et converser avec le sérieux qui préside aux franches explications. Enfin, et c'est là que le miracle prendrait des proportions non seulement inespérées, mais tout à fait inimaginables, on verrait Mme de Castel-Morgeat se transformer subitement et aller par les salons, faisant montre d'un entrain, d'un enjouement et d'un esprit confondants qui, après avoir causé de la stupeur, ne contribueraient pas peu à faire de ce bal de l’Épiphanie une soirée inoubliable. Mais personne ne saurait jamais ce qui s'était passé.
*****
Qui recevrait les invités au seuil du château Saint-Louis ? La question avait été longuement débattue les jours précédents et l'on avait proposé : soit M. de Frontenac assisté de Mme de Castel-Morgeat ? soit M. de Frontenac assisté de Mme de Peyrac ? soit M. et Mme de Peyrac ? ou M. de Frontenac et M. de Castel-Morgeat ainsi que l'intendant ?... En désespoir de cause, Frontenac consulta le marquis de Ville d'Avray pour régler cette question de préséance. M. Gaubert de La Melloise en prit ombrage. Tous deux étaient rivaux comme conseillers d'étiquette. Angélique fut soulagée d'apprendre qu'ils avaient mis au point, puisque la saison était dominée par les traités d'alliance, un accueil mené conjointement par les deux représentants de ladite alliance : M. de Frontenac et M. de Peyrac.
Toutes les personnes arrivant au château seraient ainsi reconnues et reçues par eux et pourraient leur faire leur compliment sans avoir à les chercher dans la foule. Les chambellans attendraient ensuite pour guider les arrivants vers les tables garnies de rafraîchissements.
Angélique pouvait ce soir jouer le rôle d'invitée. Elle en remercia le ciel. Elle partit incertaine d'avoir choisi la robe qu'il fallait. Elle n'avait pas voulu de la robe d'or, l'une des trois que Joffrey lui avait proposées pour son entrée à Québec. C'était déplacé. Beaucoup trop somptueux. Cette robe serait pour... marcher au-devant du Roi. Peut-être un jour ? Pour l'instant, elle demeurait encombrante comme un morceau de soleil.
Sur le point de revêtir la robe de velours rouge, elle n'avait pas les épingles à tête de diamants qui fixaient le corsage. Leur absence ôterait à la toilette de sa magnificence. La robe rouge avait quelque chose d'un peu espagnol qui ne lui seyait pas, surtout ce soir-là où elle se trouvait les traits tirés, les yeux battus. Puis, elle apprit que Joffrey revêtirait son costume rouge dans lequel, avec sa chevelure et ses yeux sombres, il avait l'air d'un Méphisto et cela la décida à rejeter pour elle, sans appel, un ensemble qui était d'un rouge différent, plus franc, le rouge des blondes, et dont le rapprochement nuirait à la présentation de leur couple.
Tant pis ! N'ayant plus le temps d'atermoyer, elle s'était décidée pour la robe bleu pâle, qu'elle avait portée le jour de l'arrivée. On l'avait trouvée belle, et ainsi, elle n'éclipserait personne, laissant aux autres femmes, cette fois, le plaisir d'exposer des toilettes nouvelles. Elle pesta une fois de plus contre les difficultés de s'habiller avec la seule aide de Yolande, maudit une fois de plus le Roi de France, responsable de la cicatrice qui l'empêchait de dévoiler aux lumières un dos qu'elle savait, pour l'examiner dans le miroir, plus que jamais exemplaire et fait pour attirer l'œil illuminé, voire troublé de ses admirateurs et de ses amoureux. Enfin elle partit le front étreint d'une migraine.
Pour s'encourager elle pensa à ceux et celles qui allaient l'accueillir tout à l'heure, et bien sûr, les plus dévoués, Loménie, Ville d'Avray, Carlon, Frontenac... et l'évêque lui-même qui n'était pas mécontent d'échanger quelques réflexions avec elle.
Et Joffrey serait là ! Serait-elle jamais sevrée de le voir, de l'apercevoir où qu'il fût, comme si c'était le premier jour, dominant les autres plus encore par le rayonnement de son être que par sa forte stature et son élégance ? Tout cela mêlé d'un peu d'agacement de sa part devant le succès qu'il recueillait près des dames, lesquelles n'essayaient pas toujours de ménager l'épouse légitime. Y avait-il quelque chose en lui qui le laissait pressentir accessible ? Il avait toujours gardé le goût de séduire du grand seigneur toulousain.
Elle se piqua avec une épingle et pensa que sa nervosité était due à un mauvais pressentiment. Quelque chose allait se passer à ce bal.
M. de Bardagne provoquerait en duel M. de La Ferté, ou bien Bérengère-Aimée coquetterait de façon si éhontée avec le comte de Peyrac qu'Angélique serait obligée de la remettre à sa place et passerait pour une duègne jalouse et acariâtre, considérant d'un œil amer le triomphe d'une rivale plus jeune qu'elle... C'était accablant.
Là-dessus il y eut un quiproquo comme il en arrive quand tout s'agence mal. Le traîneau qui devait venir la prendre et la conduire au château de Montigny ayant versé dans le petit ruisseau comblé de neige de la Grand-Place, elle l'attendit en vain, comprit qu'elle serait en retard. On lui envoya une chaise et un message. Joffrey de Peyrac s'était rendu seul au château Saint-Louis avec son escorte, croyant qu'elle y était allée de son côté. Cela acheva de l'irriter. Elle trouvait que ses bijoux ne lui allaient pas. Elle remonta chez elle et les changea devant le miroir, tout en se répétant qu'elle aurait préféré rester à la maison et, cette fois, elle ne se trompait pas, c'était une prémonition, il allait arriver quelque chose, soit une de ces catastrophes désastreuses ou des cataclysmes naturels comme ce pays instable en était coutumier : tremblement de terre, tempête démente, apparition de canots en feu dans le ciel, soient provoquées : incendie dévastateur de la ville, une attaque des Iroquois bien capables de vouloir venir ensanglanter les fêtes chrétiennes ou un crime...
Elle arriva en chaise aux abords illuminés de la résidence du gouverneur.
En traversant la cour d'entrée entre la haie des soldats présentant les armes malgré le froid, elle réagit et se souvint qu'à Versailles l'endurance mondaine faisait partie des vertus exigées pour garder les faveurs du Roi. Ses maîtresses, une heure après leurs accouchements, se faisaient un devoir de paraître devant lui le sourire aux lèvres.
Angélique battit l'arrière-ban de ses souvenirs glorieux, redressa les épaules sous le poids de son magnifique manteau de fourrure blanche, pointa un peu du menton afin de ne pas avoir l'air de dérober aux regards un visage dont elle n'était pas ce soir enchantée – mais paraître en avoir conscience serait pis – et réussit à franchir les portes du grand salon, rayonnante.
Frontenac vint au-devant d'elle. Les musiciens sur une petite estrade haussèrent d'un ton les accords comme pour amener l'attention sur son entrée.
Angélique souriait et répondait avec brio aux saluts et compliments de ceux et celles qui, aussitôt, très nombreux l'entouraient.
Elle n'apercevait pas le comte de Peyrac. Il y avait déjà foule. Les dames de la Sainte-Famille étaient occupées à présenter quelques-unes des jeunes filles à des officiers et sous-officiers en uniforme, ainsi qu'à trois ou quatre jeunes gens bien mis et avantageux malgré la peau hâlée de leurs visages contrastant avec leurs perruques et leurs jabots de dentelles qu'ils arboraient pour la circonstance.
Angélique voulut aller dans leur direction, mais le cercle de fer de la migraine qui lui serrait les tempes parut se faire plus étroit encore et se compliqua de vertiges et de nausées. Elle dut s'arrêter, ses jambes ne la portant plus. Un sourire figé sur les lèvres, elle se demandait comment elle allait faire face à la situation. Pensant à Versailles elle eut peur. « Et si j'étais empoisonnée ! »
Sur ces entrefaites, la cause très simple et ordinaire de ses malaises lui fut révélée par quelques phénomènes intimes et elle comprit pourquoi elle avait été tellement sur les nerfs depuis quelques heures. C'était le mauvais jour.
Angélique maudit de tout son cœur, et la faute première de notre mère Ève, et les conséquences qui en avaient suivi jusqu'à la fin des temps pour les êtres de son sexe, et sa propre négligence qui lui avait fait oublier au milieu des occupations et des préparatifs des festivités un rappel toujours possible ou prématuré du péché originel.
Pour une catastrophe naturelle et désastreuse, c'en était une en effet et telle que les femmes sont accoutumées à en supporter nombreuses au cours de leur existence et dont elles mettent à dissimuler les inconvénients un héroïsme qui ne se dément jamais.
Prise au piège de la foule, de son rôle qui en faisait la reine de la fête et de sa robe fragile et bleu pâle, Angélique élabora de rapides plans stratégiques qui pourraient la sortir de cette situation épineuse sans trop attirer l'attention.
Après avoir jeté un regard autour d'elle, ne voyant que des valets, ne pouvant même pas découvrir le bonnet d'une camériste à laquelle se confier, elle avisa à quelques pas Mme de Castel-Morgeat qui lui parut en cet instant comme l'image même du salut. Elle se dit que Mme de Castel-Morgeat logeant au château Saint-Louis, celle-ci pourrait lui apporter aide discrètement.
La voyant se faufiler entre les groupes pour la rejoindre, Sabine de Castel-Morgeat se détourna et voulut s'écarter mais Angélique put la rejoindre et lui posa la main sur le bras.
– Madame, glissa-t-elle à mi-voix, puis-je vous dire deux mots ?
– Non ! fit l'autre en retirant son bras avec violence.
Elle était outrée. Jusqu'alors elle avait toujours réussi à éviter Angélique et cette attaque brusque la prenait de court.
Elle en tremblait, car elle était fort émotive.
– Comment osez-vous m'aborder ?
– Sabine, vous seule pouvez me secourir. Je suis dans le plus grand embarras. Je ne vois que vous pour me tirer d'affaire.
Mme de Castel-Morgeat fut encore plus indignée de voir Angélique essayer la douceur.
– Cherchez-vous à me circonvenir avec votre familiarité ? Ne comptez pas là-dessus. Vous n'êtes pas de mes amies et je ne vous autorise pas à user de mon prénom.
– Ne vous montrez pas méchante, Sabine. Je vous le répète, vous seule pouvez m'aider.
– Voudriez-vous me faire croire que vous manquez d'amis ? Adressez-vous donc à l'un de ces messieurs qui sont tous amoureux de vous ou même à l'évêque puisqu'il paraît qu'il vous a prise en amitié malgré votre impiété.
Angélique se mit à rire, en lui faisant signe de parler moins haut. Elle eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre de quoi il s'agissait et que seule une femme pouvait la prendre en pitié et lui apporter un prompt secours et particulièrement Mme de Castel-Morgeat qui était logée au château Saint-Louis.
– Menez-moi à l'une de vos chambrières ou indiquez-moi l'une de vos servantes...
Son interlocutrice, après avoir été sur le point de faire un esclandre, se calma. Elle rougit, pâlit et eut l'air, fort déconfite en reconnaissant sa bévue. Une fois de plus, elle s'était gendarmée à faux. Mais il est vrai qu'on ne faisait jamais appel en vain à son obligeance, si maladroite fût-elle parfois...
– Suivez-moi dans mon appartement, dit-elle. La fête n'est pas commencée. L'on passe tout juste les rafraîchissements. Vous aurez le temps de vous accommoder avant que l'on ne se mette à table.
Dans l'escalier, elle expliqua :
– Les servantes sont aux cuisines ou dans l'office, de plus elles sont stupides. Ce n'est pas la peine de faire appel à l'une d'elles. Je vais mettre à votre disposition le nécessaire.
– Merci... Ah ma chère ! Je me félicite vraiment de vous voir habiter le château Saint-Louis !
– Vos canons ont démoli ma maison ! rétorqua Sabine de Castel-Morgeat, amère.
Cependant elle ouvrait à Angélique les portes de son appartement et s'empressait avec efficacité. Son agressivité était tombée et l'animosité qui régnait entre elles s'était évaporée comme par enchantement. Leur complicité de femmes victimes de mêmes ennuis avait fait tomber les barrières.
*****
Lorsque Angélique la rejoignit un peu plus tard dans le salon de l'appartement, Sabine de Castel-Morgeat avait perdu son expression morose et il y avait même un vague sourire qui adoucissait sa belle bouche, discrètement fardée ce soir-là.
– Vous l'avez fait exprès ! dit-elle.
– Sabine, vous savez fort bien que ce ne sont pas de ces choses que l'on peut faire entrer avec certitude dans un plan de réconciliation...
– Oui, mais le hasard est toujours avec vous. Le moindre incident tourne à votre profit. Me voici désarmée...
Angélique alla à elle spontanément, les mains tendues.
– Sabine, ne pouvons-nous être amies ?
Sabine de Castel-Morgeat haussa les épaules avec un sourire triste et résigné, mais elle se laissa prendre les mains et elles se regardèrent avec franchise.
– Je n'ai jamais éprouvé pour vous d'antipathie, malgré ce que vous avez fait contre nous à notre arrivée, dit Angélique.
La femme du gouverneur militaire rougit.
– J'étais folle, je vous haïssais... Mais je... Je ne croyais pas que le canon allait partir... Encore une maladresse de ma part...
– Heureusement qu'elle n'a pas été complète, ne put s'empêcher de dire Angélique. Mais pourquoi me haïssez-vous donc tant ? On dirait que votre haine s'adresse beaucoup plus à ma personne qu'à ce que nous représentons de possibles rivaux pour se disputer les territoires du Nouveau Monde ou, comme on le craignait avant notre venue ici, que nous soyons complices des Anglais pour nuire à la Nouvelle-France.
– C'est vous que je hais, en effet, dit Sabine de Castel-Morgeat en détournant le regard.
Mais elle se cramponnait aux mains d'Angélique comme en proie à un conflit intérieur douloureux.
– Pourquoi ? Que vous ai-je fait ?
– Vous avez toujours eu tout... Tout ce que je n'ai pas moi-même. Vous plaisez, vous inspirez l'amour... alors que moi dès que je parais, je sens qu'il y a quelque chose qui ne va pas. On se tait. Les hommes se détournent. Madame de Mercouville me l'a dit souvent... oh, dans une bonne intention, la chère âme, me recommandant de faire un effort... Mais dans quel sens cet effort ? Je suis laide...
– Mais non ! Quelle sottise !
– Je sais ce que je dis... On me l'a assez fait comprendre.
Elle arracha ses mains de celles d'Angélique et marcha de long en large avec agitation. Elle effleurait son front de ses doigts, d'un air égaré.
– Non ! Trop de choses nous séparent, Angélique ! Je ne peux pas oublier... vous avez brisé ma vie !
– Moi ? À ce point ! Sabine, vous dramatisez tout.
– Vous m'avez pris l'homme de ma vie, cria-t-elle.
Angélique ouvrit à la fois la bouche et de grands yeux. Hélas ! L'imagination tourmentée de Sabine de Castel-Morgeat recommençait à battre la campagne Voulait-elle parler du Père d'Orgeval ?
– L'homme de votre vie ? Sabine, lequel ?
– Oui, en effet ! s'exclama Mme de Castel-Morgeat en retrouvant son rire sarcastique. Existerait-il un homme pour m'aimer ? Et j'oubliais que vous avez le choix, vous ! Lequel parmi tous ceux qui, aujourd'hui, vous font la cour, aurait pu auparavant me vouer un certain sentiment qui, naturellement, serait balayé dès votre apparition ?
Elle se redressait, vibrant d'un mélange d'indignation et de souffrance qui faisait briller ses yeux noirs comme des escarboucles. Elle eut un geste impérieux vers la porte qui ouvrait sur la galerie de l'étage et le grand escalier de pierre.
– Descendons ! Je vous le montrerai.
Dans sa robe noire dont la traîne prolongeait la ligne de son bustier, raide et baleiné, elle avait l'air d'une reine de tragédie.
– Sabine, vous êtes belle ! s'écria Angélique. Si vous vous voyiez en ce moment dans le miroir, vous seriez convaincue.
Mme de Castel-Morgeat frémit comme frappée par la foudre, et la fixa, les prunelles dilatées.
– Et c'est vous qui me dites cela... Vous, ma rivale, Ah ! C'est trop fort !
Elle ployait comme sous un coup trop rude puis se redressait. La lueur dans ses yeux rappelait celle qui brillait dans ceux des guerriers qui marchent vers un combat longtemps souhaité.
– Allons ! répéta-t-elle.
Angélique la suivit, très intriguée. Le brouhaha montant du vestibule et des salons lui apportait l'écho de ces nombreuses voix masculines se saluant et s'interpellant avec cordialité.
« Lequel de ces hommes lui aurais-je donc volé ? » s'interrogeait-elle. « Quoi qu'il en soit je vais pouvoir la rassurer bien vite. Son mari ? Certes non. Frontenac ? Fort séduisant, je n'en disconviens pas, mais il se montre courtois avec toutes les dames et guère plus avec moi qu'avec les autres... L'intendant ? Il n'est pas très plaisant, mais il faut reconnaître qu'il a son charme quand on le connaît mieux et il ne manque pas de succès. Mlle d'Hourredanne en est folle et Mme d'Aubrun boit chacune de ses paroles comme un élixir. »
Elles s'arrêtèrent au seuil des grands salons, tout à fait indifférentes à l'intérêt qu'elles suscitèrent en se présentant ainsi côte à côte.
– Eh bien ! Sabine, dit Angélique, désignez-le-moi.
L'autre hésitait.
– ... Sabine, vous en avez trop dit ! Parlez maintenant. Que signifie cette accusation... Moi, briser votre vie ?... Comment l'aurais-je pu ?
Sabine devenait pâle. On sentait qu'elle était sur le point de livrer un secret terrible et qui n'avait jamais franchi ses lèvres.
– Vous me l'avez pris, gémit-elle.
– Mais qui cela ?
– Lui !
Elle prononçait ce mot avec douleur et passion.
– Lui, répéta-t-elle en étendant le bras.
Angélique suivit la direction de ce bras et n'aperçut que Joffrey de Peyrac, son mari, qui donnait la réplique à Frontenac au milieu d'une assemblée d'hommes et de femmes déjà fort gais.
Elle tourna vers Sabine de Castel-Morgeat un regard incompréhensif. Alors celle-ci parut se jeter à l'eau.
– Je suis la nièce de Carmencita, déclara-t-elle comme si cela expliquait tout.