Chapitre 53
L'amour de Loménie lui donnait des ailes. Elle rectifia dans son esprit. « Non, ce n'était pas de l'amour, mais un sentiment délicieux, consolant » qui laissait loin derrière la sombre vision du Lieutenant de Police parlant de crimes répugnants et de personnages immondes. Le chevalier l'aimait-il ? Il l'avait embrassée comme pour la réconforter.
Un pas rapide d'homme derrière elle, faisant crisser la neige, l'alerta. M. de Bardagne la rejoignait.
– Cette fois, vous vous défendrez en vain de n'avoir pour Monsieur de Loménie-Chambord que des sentiments de simple amitié, lança-t-il avec agitation. Quand je pense que vous allez jusqu'à lui donner rendez-vous dans une chapelle...
– Vous êtes fou, je ne lui ai donné aucun rendez-vous.
– Comment puis-je vous croire ? Je vous ai vue arriver et entrer dans la chapelle quelques minutes après lui.
– Je vous répète que c'est le hasard. Je revenais chez moi en suivant ce chemin derrière les ursulines. J'ai voulu entrer pour prier.
– Et le chevalier de Loménie se trouvait là comme par hasard ?...
– Il s'y trouvait... Un sanctuaire n'est-il pas un lieu où tout un chacun a le droit d'entrer ?
– Votre recueillement ne m'a pas paru très profond. De temps à autre, je vous entendais chuchoter. Vous parliez tout bas... Pourquoi ?
– Il y avait les Saintes Espèces.
– Et cela ne vous empêche nullement de badiner avec un chevalier de Malte ! Vous ne respectez rien.
– Je vous en prie, cher Nicolas. Tempérez un peu votre jalousie. À force de ragots et de soupçons, vous allez finir par me jeter dans les bras du chevalier.
– Mais vous y étiez dans ses bras ! s'écria-t-il indigné. Je vous ai vus.
Elle lui jeta un regard inquiet. Avait-il osé se hisser jusqu'à la fenêtre de la chapelle pour regarder à l'intérieur ? Un envoyé du Roi, c'était impensable. Mais au point où il en était on pouvait s'attendre à tout.
– Et lorsque vous êtes sortis de la chapelle ensemble vous lui teniez la main.
Angélique haussa les épaules. Elle ne se souvenait absolument pas avoir tenu la main de M de Loménie-Chambord. Elle prit la chose en riant.
– Décidément c'est merveilleux d'être tant aimée. Monsieur de Loménie, vous...
– ... Monsieur de Ville d'Avray, continua-t-il, Monsieur de La Ferté, le jeune et fou Anne-François de Castel-Morgeat, et le vieux aussi fou Bertrand de Castel-Morgeat son père, Basile, Monsieur de Chambly-Montauban...
– Vous exagérez. Votre imagination tourmentée vous égare, pauvre Nicolas ! Et pourtant vous me faites plaisir. Comme c'est agréable de se sentir aimée lorsque tant de dangers et tant de haine bouillonnent par le monde... Mon cher amoureux de La Rochelle, merci !
– Ne me regardez pas avec ces yeux étincelants, fit-il d'une voix frémissante. Vous savez bien que cela me transporte.
Mlle d'Hourredanne les vit passer, riant et se donnant le bras. Elle nota qu'ils ne prenaient pas congé l'un de l'autre devant la maison de Ville d'Avray, mais continuaient dans la direction du boqueteau derrière lequel se dissimulait la résidence de M. de Bardagne.
– Vous n'êtes jamais encore venue en ma demeure, avait-il dit à Angélique tandis qu'ils montaient la rue en échangeant des propos pleins de gaieté.
– C'est que vous passez tout votre temps devant la mienne... Et puis je ne tiens pas à rencontrer chez vous certains de vos amis.
– Il n'y a personne aujourd'hui.
Du chemin, une allée s'ouvrait entre les arbres de la Closerie et l'on apercevait au bout une jolie bâtisse à deux étages avec l'habituel toit d'ardoises, flanqué de ses cheminées carrées.
Le soleil éclairait encore la façade mais, dans le sous-bois, une ombre froide régnait piquetée de ronds de lumière qui se déplaçaient suivant l'heure comme les reflets tressautants d'un miroir.
Une haleine glacée sortait d'entre les troncs et les broussailles. Nicolas de Bardagne attira Angélique dans ses bras, l'enveloppant de son manteau qu'il referma autour d'elle et l'on ne savait si c'était pour la défendre de ce brusque assaut polaire ou pour la soutenir car le chemin qui remontait vers la maison était plus glissant qu'une patinoire.
– ... C'est une situation insoluble, désastreuse, murmurait Bardagne. Sans issue... Et pourtant je ne peux la trancher. Vous voir, entendre votre rire par-dessus les frondaisons... Et puis marcher un peu à vos côtés comme en cet instant, ce sont là des bonheurs dont je m'aperçois qu'ils sont plutôt des tortures... Espérer ? Mais quoi donc... Il m'arrive de décider de ne plus vous revoir au moins d'une journée. Alors je me sens libre, calme, redevenu moi-même. Je me plonge avec joie dans mes lectures, mes travaux et mes plaisirs. Et puis soudain, je suis saisi par la folie de ma résolution... Il m'apparaît que vous êtes là, dans cette ville, à deux pas, vous que j'ai tant pleurée, vous que j'avais perdue. Et je me juge dément de vouloir fuir une si miraculeuse réalité. Même si je n'en recueille que des miettes. Je vous ai trop aimée pour que vous ne m'apparteniez pas un peu, n'est-ce pas ? Alors, je m'élance à votre recherche. Mon cœur s'arrête de battre à votre vue et ce que j'éprouve fait de cet instant et du lieu où je vous rencontre le siège de délices incommensurables. Devrais-je les payer de souffrances plus amères encore que je ne peux les regretter.
– Monsieur de Bardagne, votre éloquence dont j'apprécie la fougue me touche, mais je pense aussi qu'elle risque de nous faire trébucher, dans le sens propre du terme, soit dit...
Pour éviter de tomber, elle se cramponna à lui.
– Que je vous aime ! Que je vous aime ! murmura-t-il.
– Cette allée est trop glissante... Nous ne parviendrons jamais jusqu'à la maison.
– Qu'importe ! Nous sommes bien ici et hors de vue, venez par là.
Il l'entraîna sous le couvert des arbres, dans l'ombre bleue et froide du sous-bois, mystérieuse à force d'être insondable, et la reprenant dans ses bras d'autorité, il s'empara de ses lèvres.
Durant un long moment, leurs bouches se répondirent, se séparant et se rejoignant avec chaque fois un élan plus avide.
Ce n'était pas la première fois que la passion de Nicolas de Bardagne éveillait celle d'Angélique, l'entraînant malgré elle comme une lame de fond. Déjà à Tadoussac, il l'avait subjuguée en un long baiser dévorant. La houle de sensualité qui les emportait était bien à l'image de cette vague sournoise qui passe par-dessus la rambarde du navire, prend par surprise l'équipage, noyant tout, assommant et renversant au hasard, avant de se retirer avec une souple hypocrisie pouvant faire croire que l'on a rêvé, si ne demeuraient les traces du saccage et si Angélique, lorsque leurs deux visages s'écartèrent, enveloppés de la vapeur tiède de leurs souffles, n'avait entendu battre la chamade en son cœur, ni ressenti au creux des reins la brûlure irradiante, bien connue, du désir.
Le fait est, qu'haletants, ils n'éprouvèrent pas la force ni l'envie de prononcer un seul mot. Ils revinrent vers l'allée et se quittèrent au seuil de la propriété, sans plus d'échange ni de commentaire.
Après cette plongée dans les profondeurs sous-marines de la convoitise, profondeurs sourdes, bleues, traversées d'éclairs, à l'image de la pénombre du petit bois qui les avait dissimulés, Angélique s'étonna de retrouver la clarté du jour encore guillerette. Il n'était pas si tard. Et le ciel très bleu commençait à peine de pâlir prenant vers l'occident une nuance de porcelaine.
Angélique marcha jusqu'au carrefour de l'orme, où se tenait le petit campement des Indiens avec leurs cabanes d'écorce en taupinière sous la neige, leurs feux et leurs chiens frisés.
Au lieu de rentrer chez elle, elle bifurqua et prit le sentier de traverse qui pouvait la conduire par le champ montant jusqu'au manoir de Montigny. Si l'idée l'effleura qu'après le baiser qu'elle venait d'échanger avec M. de Bardagne, partir à la recherche immédiate de son mari était faire preuve de légèreté, elle la rejeta comme inopportune. Échanger un baiser avec un amoureux transi ne tirait pas à conséquence. Non seulement, elle n'éprouvait ni remords ni crainte mais, au contraire, elle se félicitait de cet intermède car elle avait l'impression satisfaisante qu'elle venait de s'offrir une excellente diversion à d'insupportables chagrins.
Il lui semblait maintenant qu'elle avait retrouvé la légèreté, c'est-à-dire la force voulue pour y faire face et qu'elle pourrait entretenir Joffrey des menaces qui pointaient derrière l'enquête du Lieutenant de Police. Elle se sentait gagnée par une ivresse bienfaisante, puérile, à laquelle, se voyant seule sur le chemin, elle eut envie de s'abandonner.
Avec un grand geste des bras qui fit voler au vent les pans de son manteau, elle s'élança en courant vers le sommet de la colline, escortée, à son insu, par les bonds lourds des chiens indiens que son exubérance soudaine avait eu le don d'arracher à leur apathie.
Ils la rejoignirent et se tinrent en rond autour d'elle, remuant un bout de queue, surpris de la voir s'arrêter, tandis que d'en haut, elle observait le manoir de Montigny en contrebas.
Elle ne savait pourquoi, mais les abords du manoir autour duquel s'affairaient d'habitude les hommes d'équipage ou de nombreux visiteurs lui parurent anormalement calmes. Son excitation tomba, remplacée de nouveau par le malaise. À part les modulations du vent le silence était total.
Angélique entreprit de descendre vers le château. Déçus de son immobilité, les chiens indiens l'avaient quittée et avaient regagné le campement.
La demeure semblait à demi désertée. Il y avait du mouvement du côté des cuisines et de la fumée s'élevait des cheminées mais dans les salons du rez-de-chaussée où d'habitude, surtout vers la fin de la journée, on pouvait observer un remue-ménage d'officiers comme Urville, Barssempuy, Erikson, venant aux ordres ou retrouvant leurs « quartiers », elle ne rencontra âme qui vive.
Dans un cabinet d'études, elle aperçut, disposés sur une table, les plumes, les rouleaux de cartes et de papiers, les instruments de mesure dont Florimond se servait pour rédiger la « relation » de ses explorations de l'été, tâche à laquelle il consacrait plusieurs heures par jour, mais lui aussi était absent.
« Où sont-ils donc passés, tous ? »
Elle monta à l'étage, espérant trouver Joffrey dans la pièce qu'il se réservait et qu'il appelait sa « chambre de commandement ». Elle n'y avait pénétré qu'une fois. C'était là aussi qu'il dormait lorsque des travaux ou des assemblées tardives le retenaient trop avant dans la nuit.
Angélique, lorsqu'elle avait vu l'ameublement bien choisi de cette pièce, s'était demandé si ce n'était pas celle qui avait été aménagée plus spécialement pour la duchesse de Maudribourg.
Fut-elle influencée par cette pensée lorsque, après avoir gratté à l'huis sans recevoir de réponse, elle y pénétra ? Mais elle se persuada qu'il flottait dans cette pièce, pour l'heure vide d'habitants, les effluves d'un parfum féminin. Ce n'étaient pas des traces bien précises. Il fallait des narines exercées. Elle n'aurait pu dire non plus s'il s'agissait du parfum de Bérengère-Aimée. Ce qui la remit de meilleure humeur après qu'elle eut fait trois ou quatre fois le tour de la pièce en flairant comme un chat, ce fut de décider qu'il s'agissait, selon toute vraisemblance, de plusieurs parfums féminins. Un grand nombre de personnes, dont des femmes, avaient dû se tenir récemment dans cette pièce.
– Où sont-ils passés ?
Elle regagna le rez-de-chaussée et poursuivant son inspection découvrit, dans l'une des grandes salles à manger, les reliefs apparents d'un festin dont les convives devaient s'être levés de table peu de temps auparavant.
– Il y a eu collation au château, lui dit un marmiton enfin rencontré dans la cour.
Il lui désigna l'amorce d'un chemin qui pénétrait dans la forêt.
– Ils sont partis par là.
Angélique s'engagea suivant la piste qui sinuait à travers les troncs des bouleaux et des épinettes. Le sous-bois était assez clairsemé. Sur la neige rose, le soir commençait d'allonger des ombres couleur de lavande.
Elle arriva peu après aux abords d'une vaste clairière. Un grand nombre de personnes s'y tenaient rassemblées, le visage tourné vers Joffrey de Peyrac. Celui-ci, dans une position plus élevée, sur une légère éminence, leur faisait face et leur parlait.
Parmi les assistants, Angélique reconnut M. et Mme de Castel-Morgeat, Bérengère-Aimée de La Vaudière, mais son mari le procureur n'était pas là. Avec étonnement, elle nota aussi la présence de cette femme de l'île d'Orléans, à l'opulente chevelure brune, Éléonore de Saint-Damien qu'on appelait Éléonore d'Aquitaine, qu'on disait avoir eu trois maris et qui était venue pour la messe de minuit.
Il y avait beaucoup d'officiers, dont Melchior Sabanac, mais aussi de simples soldats.
Angélique ne sut quelle sorte d'instinct la retenait de descendre le talus et de s'introduire dans cette assemblée parmi laquelle beaucoup de personnes étaient de ses amis et que son mari présidait. Ce fut le sentiment qu'elle s'y trouverait déplacée. Elle tendait l'oreille et essayait de comprendre ce que disait Joffrey. Elle l'entendait assez distinctement, mais ne comprenait pas, à part de temps à autre un mot dont la signification lui était plus nette sans qu'elle fût bien certaine de l'avoir saisi.
Brusquement, la raison de sa perplexité lui apparut. Elle ne comprenait pas, parce qu'il ne parlait pas français. Il parlait en langue d'oc, la langue des régions méridionales de la France. Et il n'y avait pas à s'étonner de voir dans cette assemblée la belle Éléonore de Saint-Damien, puisque se tenait là, à n'en pas douter, une assemblée de Gascons.
À partir du moment où la vérité lui apparut, Angélique demeura comme frappée par la foudre. Elle se tint plus immobile qu'une statue derrière les arbres, le cerveau aussi gelé que les pieds et les mains. Fallait-il croire que Mlle d'Hourredanne avait raison lorsqu'elle disait :
« Depuis que M. de Peyrac est dans nos murs, les Gascons sortent de tous les trous. On ne s'imaginait pas qu'il y en eût tant en Nouvelle-France. »
Cela expliquait aussi la présence d'officiers et soldats, la plus grande partie appartenant au régiment de Carignan-Salières était recrutée dans les contrées du Sud-Provence et d'Aquitaine.
Elle prit à peine garde que tout le monde se séparait et s'égaillait avec de grands saluts joyeux et fit tout un détour afin de regagner sa maison sans avoir à repasser devant le château de Montigny.
La neige devenait phosphorescente. La nuit s'annonçait glaciale. Angélique toucha ses lèvres et les trouva sensibles, ayant oublié les baisers de Bardagne. Levant les yeux vers le firmament, elle se dit que c'était une nuit à voir passer les canots en feu de la « chasse-galerie », annonciateurs de phénomènes sismiques, de folie dans les esprits et de bouleversements dans les âmes. En passant près de la cour de Banistère, la chaîne du chien maigre tinta sur la glace, et elle vit se profiler, tournée vers elle qui approchait, sa triste silhouette.
Pauvre bête innocente !
Dans la maison, était-ce un cauchemar ? Là aussi, il n'y avait personne. Elle dut se rappeler que la nuit tombait à peine. Suzanne venait de repartir chez elle en laissant contre les cendres une marmite bouillonnant doucement et après avoir disposé sur la table familiale la vaisselle du souper.
Une partie de la maisonnée devait être chez Mlle d'Hourredanne pour écouter la lecture de La princesse de Clèves.
Les autres vaquaient à leurs occupations dans la ville. Sire Chat lui-même était absent.
Debout au milieu de la grande salle qu'elle aimait tant, Angélique ne reconnut plus le décor de son bonheur.
Elle était sur le point de se laisser aller à un désarroi aux multiples causes lorsqu'elle réalisa que la première de ces causes venait de l'épuisement physique dans lequel elle se trouvait car elle mourait de faim et de soif.
De tout le jour, elle n'avait rien mangé, et même depuis la veille, car elle était partie ce matin à jeun pour communier à la messe de Sainte-Agathe, ensuite Monsieur le Gouverneur avait entraîné toute sa Cour dans son jardin. Au retour de la promenade, Monsieur Garreau d'Entremont l'avait retenue près de deux heures dans son cabinet d'instruction. En la quittant, lui, il avait dû se rendre illico dans sa salle à manger où un archer transformé en valet de pied lui avait servi un repas substantiel. Tandis qu'elle, Angélique, s'en allait par les chemins méditer de sinistres histoires et se faire embrasser par les uns et par les autres à titre de réconfort, ce qui l'avait menée jusqu'à une heure avancée de l'après-midi pour découvrir, dans le soir tombant, Joffrey de Peyrac discourant en langue d'oc, entouré de Gascons et de ces belles femmes d'Aquitaine, dont à Toulouse sa blondeur poitevine avait redouté l'ascendant.
Et maintenant, le soleil était couché. Il faisait nuit. Elle avait les pieds gelés et l'estomac vide.
Avec des mouvements énergiques dans lesquels elle fit passer une partie de sa rage et de son indignation, Angélique commença par remonter du puits le seau où miroitait l'eau très fraîche qu'elle but longuement à même le récipient.
À la suite de quoi, elle se tailla une énorme tranche de pain bis et étala dessus, largement, du beurre. Elle y ajouta une tranche de jambon et son assiette en main alla s'asseoir à l'extrémité de la table.
La soif n'étant pas encore étanchée, elle se releva pour verser de l'eau dans une cruche vernissée qu'elle posa sur la table, à portée de main. Tentée de se rendre à la réserve dans les caves pour s'y verser un bol de lait, elle renonça. Elle était trop fatiguée.
Tandis qu'elle mordait dans sa tartine à pleines dents elle commença de trier les divers événements de la journée.
Elle aurait souhaité parler avec Joffrey de son entrevue avec le Lieutenant de Police, sachant qu'il la rassurerait. Il ne craignait rien. Garreau pourrait jeter à ses pieds le cadavre décomposé de Varange qu'au plus il sourirait et l'autre briserait ses défenses de sanglier sur la maîtrise inébranlable du comte de Peyrac. Celui-ci était sûr du silence de ses hommes. Une circonstance de plus où il s'affirmerait en prince indépendant. Elle ne savait que penser de cette réunion de Gascons dans les bois, où il les avait convoqués afin de leur parler la langue de leur province... Une province annexée depuis deux siècles par les « barbares du Nord » et qui restait ombrageuse.
Leur parlait-il de revanche ? De liberté ? C'était folie !
Mais il ne lui dirait RIEN à elle, car il lui cachait TOUT, en fait. Ce serait inutile d'aborder le sujet de front avec lui... et, pour tout avouer, jamais elle n'oserait. Jusque dans l'abandon du plaisir, elle le sentait toujours plus fort qu'elle. Il ne se laissait jamais asservir par quiconque et il se l'attachait, elle, par cette fascination qu'il exerçait sur son entourage.
« Esclave ! Je suis son esclave. Et il le sait... »
Comme il en est souvent pour les personnes très vivantes, robustes et amoureuses de l'existence, c'était le présent qui comptait pour Angélique, et le présent lui montrait un Joffrey inquiétant, inexplicable, inaccessible.
Il se gardait d'elle pour réunir ses amis et leur parler en langue d'oc, tandis qu'elle affrontait le Lieutenant de Police.
Car lui, « on » n'osait pas le convoquer ainsi.
Eh bien, soit ! Elle devrait régler seule cette affaire. Pour commencer elle allait faire rendre gorge au comte de Saint-Edme.