Chapitre 56
Sous le soleil d'or, le traîneau glissait le long de la piste du Saint-Laurent entre les balises de branches de cèdre ou de sapin et les sonnailles des deux chevaux attelés en flèche scandaient le rythme de leur course. Les Canadiens avaient pris l'habitude d'accrocher des grelots aux harnais des chevaux de traîne, un équipage glissant sous une tombée de neige ne s'annonçait pas plus qu'un fantôme. Les passants, les véhicules ne s'entendaient pas venir et il y avait eu des accidents.
Angélique assise aux côtés du chevalier de Loménie, sous les fourrures, se laissait envahir par l'euphorie de cette promenade, où la sensation de brusque espace découvert, alors qu'avec un mouvement de tangage le traîneau avait quitté la rive de Québec et s'était lancé sur la piste glacée de la plaine étendue à perte de vue, se mêlait au vertige de partager ces moments limpides et grisants d'évasion avec le rassurant comte de Loménie.
Rassurant n'était pas le mot. Elle l'employait faute d'en trouver un autre qui traduisait le plaisir qu'elle éprouvait en sa présence, plaisir léger et sans nuage comme ce ciel si incroyablement pur où le bleu intense affrontait l'envahissement du soleil avec une allégresse combative. À qui serait le plus fort du saphir ou de l'or. On avait quitté la ville vers la fin de la matinée et, pour l'instant, les armées du soleil paraissaient gagner la bataille.
La tête renversée en arrière, Angélique respirait l'air glacé. L'encadrement de sa capuche d'épaisse fourrure blanche la protégeait des morsures du vent. Sous les couvertures de fourrure, elle avait glissé sa main dans celle du chevalier et son cœur avait tressailli de douceur en sentant cette main gantée se refermer autour de la sienne d'une pression naturelle, ferme et tranquille.
Tout était bien et reposant.
À petites phrases, les yeux à demi fermés sous les flèches du soleil, elle faisait part au chevalier du mécontentement qui lui venait d'elle-même, à avoir cru discerner dans son comportement, qu'elle s'efforçait autant que possible de maintenir juste et équitable, d'affreux motifs de rancœur, qui l'entraînaient à se réjouir de faire souffrir.
– Vous ? dit-il.
Elle allait s'expliquer sans juger nécessaire de lui dire que son examen de conscience avait pour cause la réflexion jetée par Sabine de Castel-Morgeat : « Et vous ? L'avez-vous supporté ? » Elle revint à son passé, lui exposant la chute terrible qu'elle avait faite, des sommets d'un rêve d'amour et de richesses sans pareil, aux fins fonds les plus noirs de la misère et de l'abandon.
– ... Quels reproches vous adressez-vous ? s'informa-t-il.
Il l'écoutait avec une attention si totale et indulgente qu'elle était prête, pour continuer à se noyer dans la lumière de ce regard où admiration et attendrissement se mêlaient, à prolonger ses confessions des heures.
– J'étais très jeune à l'époque... Trop jeune... Vingt ans à peine... Je pense aujourd'hui que ce que j'ai affronté fut au-dessus de mes forces... Et que j'en ai gardé quelque chose de mauvais, comme des écrouelles froides et dures.
Elle avait lutté avec bec et ongles mais, de ce combat, n'avait-elle pas gardé au fond d'elle-même le souvenir d'une promesse répétée bien souvent les dents serrées : les hommes paieront pour cela.
– ... Et à la réflexion, même vis-à-vis de l'homme que j'adore, mais dont la chute m'a livrée à tant de malheurs, j'ai cru voir, parfois, se dresser quelque chose qui ne lui pardonnait pas.
Il l'écoutait gravement. Tristesse et commisération passaient sur son sensible visage au récit des épreuves qu'elle laissait entrevoir mais aussi une nuance légère de blâme.
– Vous voulez vous venger des hommes, dit-il, et cela se conçoit. Mais... ce n'est quand même pas bien. C'est même très vilain.
Elle laissa aller sa tête contre son épaule.
– Oui !... Grondez-moi, Monsieur de Loménie. J'ai besoin que quelqu'un me gronde...
Elle ferma les yeux et, à travers l'emprise glacée du vent, la tiédeur du soleil sur ses paupières fut comme une caresse.
– Je me revois égoïste, dure, implacable...
– C'est fort bien !
Rouvrant les yeux, elle lui vit une expression mélancolique mais dans le regard une lueur d'humour comme s'il venait de la taquiner.
– Égoïste, dure, implacable, répéta-t-il, comme la jeunesse. Comme, hélas, la jeunesse doit trop souvent l'être pour survivre en abordant la vie. Qu'est-ce donc que des forces de vingt ans ? Celles d'une très jeune femme qui est la proie des hommes ou celle du jeune guerrier qui se rend au combat pour y donner la mort ?
Ce n'est pas la moindre des gageures qui nous sont demandées que de garder au-delà de ces épreuves notre tendre et joyeux cœur d'enfant de Dieu. Cela dit, ne soyez pas trop sévère envers vous-même et votre image ancienne... qui a dû être délicieuse.
Et il sourit. Et elle crut qu'il allait l'embrasser.
Elle avait gardé sa tête contre son épaule. Parfois, lorsqu'un cahot les secouait, elle se redressait l'espace d'un instant, attentive à guetter l'impassibilité du cocher dont le dos engoncé dans sa houppelande de peau doublée de fourrure ne bronchait pas, carré, à peine dépassé au centre par le sommet de sa toque de laine rouge canadienne. Il fumait car on voyait des petites bouffées bleues jaillir par à-coups et se mêler à la buée miroitante de son souffle. Il était tout à fait indifférent à ce qui se passait derrière son dos et l'on allait s'enfonçant dans le paysage d'or où grandissait l'ombre de l'île d'Orléans, tandis que sur la gauche défilaient les premiers contreforts de la côte de Beaupré. Déjà visible, le clocher de la paroisse de Beauport piquait de son aiguille d'argent le ciel pervenche. Et l'on pouvait apprécier le bel alignement régulier des bandes censitaires, grimpant des bords du fleuve vers le sommet boisé, avec chacune en leur milieu la maison unique, carrée, au toit en cloche dont les cheminées laissaient tranquillement s'étirer tout droit leur ruban de fumée blanche.
Après les avoir si souvent contemplées d'en haut, elle les voyait d'en bas ces maisons volontairement écartées les unes des autres et elles avaient l'air, plus que jamais, de sentinelles patientes.
– Car pour ma part, continuait Loménie, je vous dirai, au contraire, que j'ai été souvent ému de remarquer combien vous êtes scrupuleuse de ne causer à quiconque aucune peine, désireuse d'encourager, d'alléger les gens de votre entourage de leurs soucis. Et peut-être ce sens d'une charité si rare est-il dû aux blessures d'injustice et d'humiliation que vous avez vous-même subies. Sauriez-vous me dire quelles actions de votre part vous ont amenée à penser que vous cherchiez à vous venger et en particulier de celui que vous reconnaissez aimer plus que tout au monde et auquel vous lient de longues années d'un amour commun ? Même si, comme vous me l'avez conté, le hasard vous a de nombreuses fois séparés.
Angélique interrogea sa conscience. Ce besoin qu'elle avait ressenti en arrivant à Québec de s'isoler, de dissocier un peu sa vie de celle de son époux, n'était-il pas un signe ?
Loménie sourit.
– ... Ma chère enfant, voilà un point sur lequel je serais plutôt tenté de vous féliciter. De longues années à Montréal, m'occupant de conserver l'harmonie des ménages dans ce petit poste où la vie était pénible, si menacée, mais les âmes dé bonne volonté, j'ai souvent déploré de ne pouvoir conseiller à l'un ou l'autre des conjoints de se livrer à la sainte discipline de ce que nous appelons nous, dans nos ordres séculiers ou monastiques : faire retraite. Nul religieux qui ne doive s'y livrer au moins une fois l'an. Silence, recueillement, solitude, méditation sur soi-même, révision de nos rapports non seulement avec Dieu, mais avec ceux qui nous entourent et que nous aimons. Or, dans l'agitation de la vie mondaine, comment deux êtres liés l'un à l'autre, jour et nuit, n'éprouvent-ils pas, s'ils sont de qualité, une aspiration à se dégager un peu l'un de l'autre, ne serait-ce que pour mieux se servir mutuellement ensuite. Je pressens que vous avez obéi à une attirance de cette sorte et que Monsieur de Peyrac, le comprenant, n'en a pas pris ombrage. Sagesse rare ! Car j'ai pu constater que ce n'est pas tant la rigueur des lois conjugales qui retiennent l'un près de l'autre les époux et les portent à ne point s'accorder de liberté mais la jalousie la plus irraisonnée et une âpreté de propriétaire allant parfois jusqu'à la férocité.
Le chevalier s'interrompit comme s'il craignait d'avoir exagéré son jugement.
– ... Il est vrai qu'il n'est pas facile de se défaire de l'être qui vous appartient charnellement, soupira-t-il.
Elle laissait les mots qu'il prononçait à mi-voix et que le vent hachait voleter autour d'elle. Elle en captait l'essence et ses pensées à la fois engourdies et agiles lui murmuraient d'agréables approbations intérieures.
« Il a raison... C'est bien ainsi que je sentais les choses... »
Elle avait été tentée de faire halte avec elle-même, de se reconnaître, de se mouvoir à nouveau en toute liberté à travers la vie et les autres, s'emparant du plaisir qui passe, fût-ce l'hommage d'un galant, la douceur d'une passion suscitée, comme d'une nourriture aussi nécessaire que passagère. Et de ces légèretés, elle ne se sentait pas coupable, satisfaisant ce besoin de se venger ainsi, d'une part, des torts que les hommes lui avaient causés, d'autre part, de ce pouvoir que Joffrey avait sur elle, pouvoir oppressant à force d'étreindre son cœur, et qui pourrait un jour lui peser à lui aussi.
« Une, femme heureuse, une femme libre et sans angoisse, n'était-ce pas ce qu'elle pouvait lui donner de mieux ? »
Aussi ne se sentait-elle pas coupable d'être aussi heureuse de se trouver dans le traîneau aux côtés de Loménie, à glisser sur le Saint-Laurent par une pure journée d'hiver. Une ligne de lumière soulignait le fin profil du chevalier et, considérant le dessin de sa bouche, elle se demandait à nouveau si, hors le baiser qu'il lui avait donné l'autre jour dans la chapelle, cette bouche avait connu d'autres lèvres.
– Dites-moi, mon cher Claude... En toute amitié... Et ne répondez à ma question que s'il vous sied... Mais vous venez de prononcer un mot : charnellement... Pour parler de l'amour avec une si fine compétence, devrais-je croire que... peut-être avant d'entrer dans les ordres... vous auriez acquis certaines connaissances dans...
Claude de Loménie sourit.
– Vous me demandez si je suis vierge ? Ma foi ! Que vous répondrais-je ? Oui et non...
– Qu'est-ce à dire ?
– La chasteté est un état. En s'engageant au service de Dieu qui l'exige, on a prescience qu'il vous convient. Cependant, un peu avant d'entrer dans l'Ordre de Malte et alors que je préparais un examen de théologie en Sorbonne à Paris, je fus pris d'un scrupule. Je me persuadais que si j'avais décidé de prononcer mes vœux, c'était peut-être par peur. Peur de cet être créé dont on n'avait cessé de nous inspirer la plus grande crainte : la Femme. Mon confesseur, qui était un jésuite, comprit que ce doute sur les motifs de ma vocation risquait de me hanter par la suite, et nanti de sa permission, je m'en fus à la recherche d'un bordel rue de Glatigny.
– Derrière Notre-Dame !
– En effet ! Grande ombre de la cathédrale sur cette triste rue...
– Et... de cette incursion dans les bas-fonds de la luxure, quel sentiment en avez-vous gardé ? Le dégoût ?
– Que non pas ! Ma curiosité fut requise par trop de découvertes pour s'arrêter au décor sordide ou aux bizarreries d'une entreprise dont un de mes compagnons de basoche, étudiant en médecine, m'avait soigneusement décrit à l'avance les étapes nécessaires. Cette incursion, comme vous le dites, rue de Glatigny m'apporta autre chose et me fut des plus bénéfiques. Découvrant la femme, mais dans sa condition la plus abjecte, mon regard se posa à la fois sur la misère, la fragilité et le charme de ces créatures et je compris ainsi tout ce qui se cachait derrière ce mot Femme : séduction, faiblesse, condamnation. J'en gardai un sentiment de compassion et de compréhension envers toutes les femmes. J'appris aussi dans ce bouge sordide le prix d'une qualité somme toute banale mais combien utile pour vous aider à franchir des situations humiliantes ou embarrassantes : la gentillesse. Vous voyez que j'ai tiré de cet unique souvenir de bien précieux enseignements.
Angélique l'écoutait et elle le trouvait exquis. Il parlait avec une légèreté souriante mais l'expression de son regard gris la troublait lorsqu'il le tournait vers elle et elle alla jusqu'à souhaiter qu'il posât la main sur son sein.
« Il ferait très bien l'amour », songea-t-elle.
Un cahot lui fit craindre que le cocher ne se retournât et elle s'écarta un peu.
– Ainsi cette expérience de l'amour ne vous a pas détourné de votre vocation ?
– Ce n'était pas l'expérience de l'amour, répliqua-t-il vivement, mais seulement l'expérience de la chair.
Il murmura, comme à part lui.
– ... C'est maintenant l'expérience de l'amour.
Il dit cela si bas qu'elle put feindre de ne pas entendre. Car les chutes de Montmorency se découvraient au détour d'un promontoire et le grondement des eaux s'enflait brusquement, accompagné d'une rumeur de cris d'enfants joyeux.
Au pied du célèbre sault et de son non moins célèbre appendice de l'hiver, le Pain de Sucre, grouillait la moitié de la ville.
Des files de traîneaux commençaient à se ranger à l'écart, ainsi que les véhicules les plus variés dont certains, composés d'une traîne de bois plate et d'une rambarde, pouvaient transporter jusqu'à six ou sept personnes s'y tenant debout.
Les hennissements des chevaux se mêlaient aux appels joyeux des amis et aux rires perçants des enfants et des demoiselles.
Le comte de Loménie sauta à terre et vint de l'autre côté lui ouvrir la portière et l'aider à descendre.
Angélique se fit la réflexion qu'elle marchait à la surface de ce grand fleuve Saint-Laurent aux si profonds abysses. Or, dès les premiers pas, la glace céda et sa jambe s'enfonça jusqu'au genou. Elle poussa un cri.
Loménie la retint et l'aida à s'extirper en la priant de l'excuser de l'avoir insuffisamment soutenue. Il riait. Le fleuve, expliqua-t-il, remué de vagues et de courants, gelait de façon irrégulière, fût-il saisi brutalement par le gel. Çà et là demeuraient des poches de vide. Cela craquait parfois mais ce n'était qu'une fausse peur. Il n'y avait rien à craindre. En cette saison trois couches au moins de glace se superposaient.
– Trois couches ! Dieu soit loué !
Avant d'être entourés par les amis et connaissances qui, les ayant aperçus, venaient à leur rencontre, ils levèrent la tête afin d'appréhender du regard la beauté d'un spectacle que la nature, dans les convulsions de son enfantement, avait laissé là et qui éveillait l'admiration.
La chute d'eau, à l'échancrure noire de la forêt d'où elle surgissait pour se jeter d'une hauteur de près de trois cents pieds, offrait l'image d'une haute et impressionnante tour de cristal dominant la plaine du fleuve gelé.
L'hiver ralentissait à peine son débit. Entre les colonnades de glace couvrant la roche, ses flots continuaient à se déverser en un grondement ininterrompu, éveillant l'écho des hautes falaises de la côte de Beaupré. Au pied de la chute, des myriades de gouttelettes dispersées en vapeur d'écume furieuse cristallisaient dans le froid, formant une poudre brillante qui, retombant sans cesse comme une pluie et s'accumulant sur la rive, finissait par ériger, en face d'elle, un cône que sa forme avait fait appeler : Pain de Sucre, assez élevé pour que les silhouettes qui atteignaient son faîte parussent minuscules.
D'une matière glacée dure et comme poreuse qui faisait songer aussi à du sucre, ce mont artificiel ne cessait d'être revêtu d'une poudre neigeuse brillante et douce comme du velours de soie. Si l'ascension n'en était pas facile, la descente, en revanche, pouvait s'effectuer avec une vertigineuse rapidité. Les cris des enthousiastes, qui à quatre ou cinq accroupis les uns derrière les autres sur leurs traînes sauvages dévalaient en trombe, résonnaient à tous les échos.
En ces jours de pique-nique, de diligents commerçants, ne dédaignant aucune occasion de profits, tel le sieur Gonfarel entre autres, avaient l'idée de faire dresser sur la glace de petites cabanes-tavernes où l'on vendait aux promeneurs des saucisses grillées et où l'on débitait bière, limonade et, à qui n'avait pas emporté sa provision coutumière, quelques roquilles ou demiards d'eaux-de-vie diverses.
Un emplacement, soigneusement égalisé et raclé, permettait à ceux qui en avaient la pratique de se livrer aux joies du patinage. Tandis que d'autres, chaussant des sabots et se tenant par la main, se lançaient en d'énormes glissades de farandoles. Là encore, chutes et rires ne manquaient pas.
M. de Ville d'Avray, avec l'aide de Chambly-Montauban, comme lui très versé en l'art du patinage, y faisait évoluer Honorine et Chérubin qui poussaient des cris de joie.
La promenade aux chutes de Montmorency, c'était enfin pour tous l'agrément de se rencontrer ailleurs que sur la place de la Cathédrale, en la Haute-Ville, où sur la place du Marché, en la Basse-Ville, et les groupes se formaient allant à petits pas en devisant dans le soleil.
Au flanc du Pain de Sucre, des marches avaient été taillées dans la glace « pour les dames ». Angélique, échappant subrepticement à l'attention de la trop nombreuse compagnie, décida d'entreprendre pour son plaisir personnel l'ascension du cône de glace.
On éprouvait à s'élever en solitaire vers ce sommet d'une blancheur immaculée, enveloppé d'un brouillard éclatant, on ne sait quelle réminiscence biblique : le mont Tabor ou le Sinaï.
Parvenue au faîte, elle se vit à peu près à mi-hauteur de la cataracte. Le point culminant du dôme se présentait comme une esplanade assez vaste et aplatie et non pas, comme il en semblait d'en bas, pointu et arrondi, ainsi qu'un vrai pain de sucre dont il avait la forme presque parfaite.
On pouvait s'y tenir à une dizaine de personnes en toute stabilité, mais Angélique s'y trouva seule. En dessous d'elle, du gouffre qui la séparait de la chute, des nuages de vapeur miroitante ne cessaient de monter des profondeurs, en volutes sans cesse renouvelées.
Angélique serrant son manteau autour d'elle, le visage mouillé par l'haleine humide exhalée, s'absorba dans la contemplation du mur liquide dressé devant elle. Le rugissement de ces tonnes d'eau se fracassant sur les rochers après un tel à-pic couvrait tout autre bruit.
Pourtant elle perçut, ou entendit peut-être, parce que proche, un choc léger à quelques pas d'elle. Tournant la tête, elle vit une flèche indienne, plantée dans la neige. presque à ses pieds.
Au flanc de la falaise, juste en face et presque à sa hauteur, une silhouette bougeait, un Indien et son arc. Mais au même instant, il arrivait quelque chose d'abominable. Deux mains puissantes, gantées de rouge, sortaient de la brume pailletée qui l'environnait, un visage hideux au regard fou perçait l'aura lumineuse. Dans cette face, la bouche grande ouverte, carrée comme celle d'un masque de tragédie antique, hurlait des mots inaudibles.
– ... question ordinaire... question ordinaire... Vous l'avez livrée... au policier. Vous allez... mourir.
Martin d'Argenteuil titubait vers elle. Il voulait l'étrangler. Mais ce n'était pas la peine, il pouvait d'une bourrade la jeter dans le vide. D'en bas, personne ne verrait rien. Crier ? Inutile dans ce fracas infernal. Ces pensées ne furent qu'un éclair. Ce qu'il advint se passa si vite qu'elle n'eut même pas le temps d'ébaucher le moindre mouvement. Dans ce silence créé par le bruit forcené de la chute d'eau, elle voyait l'homme hoqueter, sauter comme un poisson ferré, s'abattre à ses pieds puis glisser et soudain se fondre, dissous dans la buée lumineuse. On eût dit une ombre s'évanouissant au sein d'un nuage de myriades de gouttelettes de vermeil. Mais elle avait eu le temps d'apercevoir une autre flèche plantée entre ses omoplates. Le brouillard se referma en mille formes mouvantes, denses, traversées d'or par le soleil.
À travers les pins noirs rabougris accrochés au moindre ressaut de la roche, la fourrure d'ours noir de Piksarett se déplaçait. Par-dessus l'abîme, l'Indien lui adressa un signe, lui intimant de redescendre, ce en quoi elle n'avait pas besoin d'être encouragée. Pourquoi était-il venu se poster là ? Lui seul savait, qui consultait les meilleurs « jongleurs » indiens de la contrée, interprétait les songes et se fiait à ses prémonitions...
Elle commença à descendre les marches de glace, et le fracas de la chute s'estompant, elle essayait de reconstituer ce qui s'était passé.
La première flèche de Piksarett avait été pour l'alerter. La deuxième pour suspendre le geste criminel de Martin d'Argenteuil, dont l'Indien devait suivre, de la falaise, la progression.
Montant vers elle, elle aperçut le chevalier de Loménie et, quand il l'eut rejointe, elle accepta volontiers l'appui de sa main pour achever la descente.
– La tempête arrive, lui dit-il, tout le monde plie bagage.
Angélique interrogeant le ciel n'y vit qu'un peu de nuages dispersés en bouquets de plumes blanches. Mais la tempête arrivait, les augures l'avaient dit. Les taverniers ambulants démontaient leurs cabanes. Les gens se précipitaient dans les traîneaux. On y hissait ceux qui étaient venus à pied. Et l'un après l'autre les équipages s'élançaient vers Québec.
– J'ai déjà fait partir vos enfants avec leurs domestiques, l'informa M. de Loménie.
Elle le remercia et le pria de l'attendre un instant car elle voulait dire deux mots à M. de La Ferté. Rejoignant celui-ci au moment où il allait monter en traîneau, elle le prit à l'écart.
– Ne vous avais-je pas averti ? lui dit-elle tout bas, tremblant autant de rage que de peur rétrospective. Est-ce vous qui l'avez envoyé pour me tuer ?
– Quoi ? De qui parlez-vous ?
– De votre Martin d'Argenteuil, ce dément ! Il a essayé de m'étrangler. Était-ce sur vos ordres ?
– L'imbécile !
Le duc se reprit.
– Qu'imaginez-vous, ma chère ? J'ai trop bon espoir de vous reconquérir un jour pour lui donner des ordres de ce genre.
– Ne plaisantez pas. Cette fois, je peux avertir de vos agissements Monsieur de Frontenac. N'oubliez pas que le gouverneur a les pouvoirs du Roi en Nouvelle-France et que, dans l'impossibilité de s'en référer à Sa Majesté durant les glaces, ses décisions quelles qu'elles soient seront entérinées et approuvées à Versailles.
– Calmez-vous, pria le duc. Vous savez que Martin est fou et le climat le rend plus fou encore.
– Soit ! Je veux bien admettre qu'il a agi sur sa seule impulsion dans une crise de folie. Mais ne cherchez plus à attenter à ma vie, Monsieur de Vivonne, ni vous, ni vos amis, ni votre sœur...
Elle le bravait encore de ses yeux d'émeraude.
– ... Vous ne comprenez donc pas que vous ne pouvez rien contre moi ? Je suis la plus forte ! Si vous vous attaquez à moi, vous disparaîtrez tous !
– Ne criez pas si fort, dit le duc en regardant autour de lui avec inquiétude, car dans sa colère elle l'avait appelé plusieurs fois Monsieur de Vivonne...
Il ajouta :
– Où est-il ?
– Qui cela ?
– Martin d'Argenteuil.
Angélique, alors, réalisa le sens de la dramatique pantomime qui s'était déroulée sous ses yeux, tout à l'heure, au sommet du Pain de Sucre : Martin d'Argenteuil, frappé d'une flèche, était tombé dans le gouffre.
– Il est mort, répondit-elle. Mais ce n'est pas moi qui l'ai tué... Il a glissé et il est tombé dans les chutes.
Elle le quitta, le laissant interdit et épouvanté.
Le chevalier de Loménie l'aida à s'installer dans le traîneau. Sans en comprendre la raison, il la voyait pâle et bouleversée et ne disait mot. Avec soin, il ramena les fourrures autour de ses épaules. Puis il prit place à ses côtés. Le chemin de retour se fit en silence.
Il n'en était pas de même pour les autres participants de cette joyeuse journée. Les cris et les appels voguaient à travers la plaine chaotique du Saint-Laurent où des ombres s'allongeaient dans une lumière soudain plus glauque.
Aujourd'hui, les emprisonnés du Nouveau Monde avaient un peu tiré sur la corde autour de leur piquet. Ils s'en revenaient vers leur port d'attache, la petite cité de Québec, mi-normande, mi-bretonne, aux allures de Mont-Saint-Michel, cerné par les étendues d'un océan livide. Ils s'en revenaient la bouche pleine de saucisses et si réchauffés par le calvados, le gin, le rhum, l'eau-de-vie de noyau, de seigle, d'orge et l'eau-de-vie pure, simple et meurtrière des gourdes canadiennes, qu'il y eut des carambolages et que le traîneau de M. de Chambly-Montauban faillit passer sur le corps de Jean Prunelle, le mercier, couché en travers de la piste, le véhicule d'où il avait été éjecté emportant un bouquet de chants sonores.
Comme le traîneau dépassait sur la gauche la pointe de l'île d'Orléans, Angélique pensa avec rancune à la sorcière Guillemette.
« Ne devait-elle pas m'avertir quand un danger me menacerait ? »
Ce qui l'effrayait le plus dans ce qui venait d'arriver, ici, au Canada, c'était l'indifférence avec laquelle elle avait vu un homme s'engloutir dans ces bouillonnements de chaudière d'un Tatar glacé. N'était-ce pas déjà la Cour, où entre deux portes, on empoisonnait comme on ajouterait du sucre dans un breuvage, pour reparaître souriant et secouant ses manchettes... « Tout le monde le fait. »
Elle continuait à se heurter à son dilemme intérieur. Parlerait-elle de ces événements à Joffrey ? Dès qu'elle l'envisageait, des impossibilités se dressaient, compliquées d'un sentiment qu'il s'éloignait d'elle et qu'elle ne pouvait à l'avance être garante de ses pensées, à lui. C'était un homme secret et s'il s'était mépris sur son cœur à elle, elle de son côté avait de sa vie intérieure une image confuse, qui l'effrayait quelque peu et qu'elle n'avait jamais cherché à définir que par rapport à elle. Cela voulait-il dire qu'elle l'avait mal aimé ? Un millier d'aiguilles parurent lui hérisser la chair dans le frisson qui la saisit à l'énoncé d'une telle hérésie. Car c'était bien en leur chair que commençait le mystère qui la reliait à lui, comme d'ailleurs toute passion amoureuse.
Elle découvrait des choses banalement évidentes. Ce n'en était pas moins crucifiant et difficile à franchir.
*****
Québec était en vue. Angélique eut pour Loménie un sourire d'excuse et il lui répondit par un sourire si doux qu'elle en fut consolée. Il l'excusait en tout. Il n'exigeait rien d'elle.
La tempête arrivait. On la devinait avançant en noirs galops derrière une barrière de nuages d'un bleu d'ardoise frappés d'étincelles de rubis par le couchant et qui montaient du nord-est. L'animation et la bousculade étaient intenses aux abords du rivage où les traîneaux se heurtaient aux coques des navires et barques immobilisés dans les glaces du port. Il fallut prendre rang et se mettre en file pour remonter, par le chemin le plus praticable, sur la rive.
On apprit que l'expédition qui s'était rendue à l'embouchure de la Chaudière était de retour dans le même temps. Ce qui causait ce tohu-bohu. Elle n'avait guère pu dépasser l'embouchure de la rivière et Mme Le Bachoys avait dû renoncer à se rendre jusqu'au manoir de sa fille, faute de piste praticable.
En apprenant ce retour Angélique se ranima et ses yeux brillèrent de joie.
– Et Monsieur de Peyrac ? héla-t-elle.
Il n'était pas loin. On venait de le voir passer avec ses Espagnols...
Elle l'aperçut. Les premières rafales de neige cinglèrent la ville alors qu'elle se jetait dans ses bras.
À l'abri de l'alcôve, leurs baisers eurent la saveur des secrets inavoués.
Bien des choses en eux couvaient, qu'ils essayaient de se dire dans cet échange de lèvres. Des secrets, des secrets trop lourds ou trop imprécis qu'aucun mot ne pouvait, ne devait énoncer.
C'était toute l'ardeur des passions contenues, des interrogations anxieuses, des promesses apaisantes, des engagements irréversibles, des tendresses trop profondes et trop voluptueuses pour être exprimées qui affleuraient au seuil de leurs lèvres en ces baisers, infiniment répétés, au cœur de la nuit, bouche contre bouche, corps contre corps, et dont, enivrés et absents de ce monde, ils ne parvenaient pas à se lasser.
Elle rêva d'eau et de fleuve et qu'elle se noyait.
Elle était sur les bords de la Seine, en train de se baigner avec la Polak, dans l'un de ces établissements de bains que l'on trouvait le long des rives, les jours de canicule. Des pieux, plantés çà et là et cernés par de grands pans de toile, permettaient aux Parisiens de se rafraîchir hors des regards indiscrets, hommes d'un côtés, femmes de l'autre.
Dans son rêve, le policier Desgrez rôdait sur la berge.
Effrayée, elle glissa, perdit pied et se débattit tandis que l'eau lui entrait par la bouche et la suffoquait.
« Pourtant, je sais nager », se disait-elle.
Joffrey se dressait non loin, mais il ne lui tendait pas la main, D'un suprême effort, elle réussit à sortir de l'eau et se réveilla, haletante.
Elle mit un certain temps à réaliser où elle se trouvait et elle se cramponnait à Joffrey. Elle caressait sa nuque, glissant ses doigts dans ses épais cheveux. Des gestes de tendresse qu'elle n'avait pas souvent.
– Comme je t'aime ! Comme je t'aime !
– Mon bel amour, qu'arrive-t-il ? N'êtes-vous pas heureuse dans votre petite maison ?
– Oh ! si ! Je suis heureuse, heureuse !
Elle se rendormit et rêva encore d'eau et de fleuve.
Cette fois, c'était le Saint-Laurent, elle était assise sur un rocher qui partait à la dérive. C'était une plaque de glace. Elle appelait Joffrey, mais il ne l'entendait pas.
« Je dois m'en tirer seule », se dit-elle.
Elle aurait voulu plonger. C'était interdit, elle savait qu'elle ne retrouverait jamais l'eau première, l'eau de la liberté. Elle s'aperçut qu'elle était redevenue enfant, avec ses jupes courtes et ses pieds nus. Elle était calme et libre et sans aucune crainte comme lorsqu'elle était enfant.
Une lueur l'éveilla. Elle crut que c'était le soleil, mais la nuit était encore profonde, la maison silencieuse.
Joffrey avait allumé le réchaud de porcelaine et une enivrante odeur de rhum à la cannelle s'élevait de la cassolette posée dessus.
– Il faut vous réchauffer.
Ils allaient boire ensemble tous les deux, en riant, chacun tenant une anse de la tasse de vermeil, le « chaudau », destinée à recevoir le brûlant breuvage qui réconforte les amoureux.
De ces deux songes où elle avait vu Joffrey inatteignable, ou ne pouvant percevoir ses appels, Angélique ne garda qu'une impression : « Je dois m'en tirer seule ! » Et elle retrouvait la tranquillité de son enfance. Elle s'en tirerait seule et c'était pour cela qu'elle était venue à Québec y retrouver son passé comme pour un défi. Le temps était venu de son combat avec l'Ange. Celui que chaque être doit mener un jour seul à seul, comme Jacob. Elle ne savait pas très bien pour quelle victoire, mais elle n'avait plus peur.
Sans comprendre très bien comment, elle devinait que tout ce qui arrivait en cet hiver béni camouflait la longue marche secrète qu'ils avaient entreprise l'un vers l'autre pour se mieux connaître et s'aimer d'un plus grand amour.
Comme il en avait été pour Varange, on serait assez longtemps avant de s'aviser de la disparition de Martin d'Argenteuil et plus longtemps encore avant de s'en émouvoir. Vivonne devait se terrer avec son complice autour de sa table de jeu chez Mme de Campvert, tout en maudissant l'idée qu'il avait cru si bonne de venir se faire « oublier » au Canada.
Angélique n'osait plus parler de lui maintenant à Joffrey. Mais elle décida de lui relater la conversation qu'elle avait eue avec le Lieutenant de police. Or, elle apprit qu'après l'avoir reçue M. Garreau d'Entremont avait demandé un entretien à M. de Peyrac.
Comme Angélique s'y attendait, celui-ci ne se montra nullement ému des soupçons que nourrissait contre eux le Lieutenant de Police concernant la disparition du comte de Varange. Fort de la certitude que rien ne pouvait transpirer de leur secret, il avait opposé aux questions du magistrat une sereine indifférence. Mais il retenait que ce comte de Varange avait eu partie liée avec la duchesse de Maudribourg. Là encore Garreau d'Entremont était revenu à la charge pour obtenir des éclaircissements sur le naufrage de La Licorne mais il n'avait pas insisté et c'était Joffrey qui avait fini par apprendre de lui que tout n'était pas blanc comme neige du côté de la bienfaitrice. Le Lieutenant de Police avait reçu, dans l'été, un dossier établi sur elle, où l'on parlait des bruits qui avaient couru au moment de la mort de son vieil époux. Rien de plus. Et les gens de la Compagnie du Saint-Sacrement la soutenaient, certains de bonne foi. Mais s'il y en avait d'autres de l'acabit de ce comte de Varange, la réputation de la séduisante duchesse aurait fini par en souffrir.
L'allusion à l'opération de magie menée par Varange laissait Peyrac indifférent. Elle ne voulut pas lui montrer combien elle en était impressionnée. Il l'accuserait peut-être d'être superstitieuse, comme tous les habitants des sombres forêts celtiques. En effet, « comme ils sont différents de nous ces gens d'Aquitaine », se disait-elle en regardant Joffrey.
Jamais autant qu'à Québec, elle n'avait saisi cette différence qui résidait moins dans le comportement des individus que dans la mentalité, la conception qu'ils avaient de la vie. La civilisation du Nord – langue d'oïl, la sienne – plaçait en premier lieu la soumission aux forces de l'Au-delà, d'où une application rigide et primordiale de la religion. Quels étaient les concepts qui avaient régi l'ancienne civilisation du Sud – langue d'oc –, et qui donnaient aux Gascons une légèreté parfois scandaleuse : Amour et faste, liberté à l'égard du Ciel et de l'Enfer, du Bien et du Mal ?
– Ce Varange me paraît un triste personnage, dit-il. Mais je lui ai de la reconnaissance. Il m'a révélé les liens mystérieux que votre cœur avait pour moi. Puisque seul un instinct, très fort, a pu vous avertir que j'étais en danger, à sa merci.
– Comment en pourrait-il être autrement ? Vous êtes ma vie. Et je me sens très proche de vous... bien que je ne sois qu'une petite Poitevine, étrangère à votre province, à votre race et à votre culture, acheva-t-elle avec un soupir.
Surpris et intrigué, il lui releva le menton.
– Quelle est cette humeur ?
Mais elle ne se sentait pas en état de lui fournir une explication ou de lui en demander... Tout était trop confus. Elle craignait des paroles qui précipiteraient les événements et donneraient consistance à ce qui n'était peut-être encore qu'imagination de sa part.
Pourquoi parler de Bérengère-Aimée ? Des réunions de Gascons dans les bois ? Pourquoi en révélant ses doutes risquer par-dessus tout des divergences entre eux ? Mieux valait s'aimer et se taire.
*****
Dès le retour du beau temps, voulant revoir M. de Loménie, elle se rendit à son domicile, souleva le heurtoir de la porte de la petite maison, proche de la Prévôté, que M. d'Arreboust avait mise à la disposition du Montréalais exilé.
– Monsieur le chevalier est parti, lui dit le valet qui ouvrit.
– Parti ? répéta Angélique dont le sang ne fit qu'un tour. Où cela ?
Où pouvait-on partir lorsque le sort vous avait laissé choir sur un point du globe cerné par la plus cruelle sauvagerie polaire ?
Le valet eut un geste vague vers l'horizon d'or et de rosé infini.
– Hors les murs.
– Quels murs ? s'écria-t-elle, folle d'inquiétude.
Hors les murs de glace et de neige qui gardaient la cité, où pouvait-on partir ? Sinon vers le désert ? Où pouvait-on s'enfoncer ? À quelle recherche sinon celle du martyre ou de la mort par le gel dans la tempête aveugle.
Elle se précipita chez les Jésuites.
– Alors, lui aussi vous l'avez envoyé aux Iroquois ? demanda-t-elle fébrilement au Père de Maubeuge.
Le supérieur des Jésuites la fit asseoir et lui posa quelques questions avec calme afin d'orienter sa gouverne.
– Les chevaliers de Malte ne relèvent pas de notre direction, répondit-il après l'avoir écoutée. Leurs déplacements et leurs affectations dépendent du grand maître de l'ordre qui réside à Malte et qui délègue ses pouvoirs aux grands maîtres des huit divisions territoriales appelées « langues », soient-elles de Provence, d'Auvergne, de France, d'Italie, d'Allemagne, de Castille et d'Angleterre. À Québec, Monsieur de Loménie-Chambord, en l'absence de tout courrier provenant du commandeur de la « langue » de France à laquelle je suppose qu'il est rattaché et pouvant lui assigner d'autres tâches ou d'autres lieux de résidence, est seul juge de ses actes et de ses décisions. Il lui arrive de venir me demander conseil, mais je n'ai point à intervenir dans sa conduite. Voici plusieurs semaines que je ne l'ai vu et j'ignore où il se trouve. Voyez donc Monsieur de Frontenac, ajouta-t-il comme elle se levait en se mordant les lèvres de dépit et de chagrin. Il se peut que lui soit au courant...
– Monsieur de Loménie est aux récollets, la renseigna le gouverneur. Il souhaitait faire retraite pour se préparer au Carême, atténuer, m'a-t-il dit, la dissipation que toute cette période mondaine a entraînée pour lui. Il est venu me trouver afin de savoir si en tant que membre du Grand Conseil, je n'aurais pas à le convoquer durant cette quinzaine... Bienheureux chevalier !... soupira Frontenac en voyant le visage d'Angélique s'illuminer. Comme j'aimerais de même retenir votre attention...
– Mais vous l'avez, l'assura-t-elle. Et si je ne m'inquiète pas de vous c'est que je sais où vous trouver.
La gloire du soleil étincelant dans les arbres enrobés de cristal des vergers, tout au long du chemin qui descendait vers l'estuaire de la Saint-Charles sur les rives de laquelle était édifié le couvent des récollets, insultait à son inquiétude, se disait Angélique. La dérobade du chevalier de Loménie ne lui disait rien qui vaille.
Les petits clochers des paroisses de Beauport, l'Ange-Gardien, Château-Richier, dressés dans le matin, avec la pointe de leur flèche miroitant comme si le faîte eût été piqué d'une étoile de Noël éternelle et qui semblait crier « Nous sommes là ! Nous sommes là ! » d'un air fiérot, l'exaspéraient, car rien n'était plus précaire que leur existence de petites paroisses catholiques du Nouveau Monde et ils auraient dû le savoir...
Dans la cour du couvent des récollets, un autre équipage attendait. Elle reconnut le traîneau de Ville d'Avray. Le marquis était venu sans doute surveiller l'avance des travaux de son cher Frère Luc.
Du parloir où on la fit entrer, elle entendit les échos de sa voix qui discourait et sans doute s'extasiait. Mais presque aussitôt, un frère en bure grise vint la chercher et la conduisit dans un autre parloir plus petit à l'écart où l'attendait M. de Loménie-Chambord.
Une table, une chaise, un prie-Dieu, un crucifix au mur, au-dessus du prie-Dieu. Et sur la table posée devant la fenêtre, une écritoire et les feuilles pour écrire. Oratoire modeste, humble d'une sérénité ineffable.
Par la fenêtre on voyait, à quelque distance du couvent, un troupeau de vaches, qui avait traversé le fleuve depuis Beauport par les chemins balisés, prendre pied et se diriger vers le couvent, guidé par un bouvier en capot et robe de bure retombant sur ses bottes algonquines.
Souvent les paysans se rendaient entre eux le service de faire marcher les troupeaux à travers le Saint-Laurent afin de tasser la neige fraîchement tombée sur les pistes. Ce qui aérait et donnait de l'exercice au bétail enfermé tout le long de l'hiver dans les étables.
L'image était calme aussi et familière. Le meuglement des bêtes montait par intervalles dans l'air cristallin.
La porte de la cellule s'était refermée derrière Angélique. Elle se tint devant le chevalier de Loménie qui était debout près de la table. Elle ne voyait pas son expression car il se présentait à contre-jour, mais elle sentait sur elle son regard attendri et ardent. Elle sut qu'il était heureux qu'elle fût venue. D'un bonheur qu'il acceptait pour l'instant sans mélange.
Elle dit enfin après un long silence.
– Pourquoi êtes-vous parti ?
Il répondit.
– Vous le savez bien.
Sa voix était calme et assurée. Elle commença de craindre que la force d'âme de cet homme doux et lucide ne l'eût déjà entraîné vers un domaine dont elle était rejetée.
– N'auriez-vous pu au moins me faire porter un mot ?
– La décision que je prenais de faire retraite aux récollets ne concernait que moi. Je n'estimais pas nécessaire de vous en avertir, me reprochant déjà d'avoir quelque peu troublé votre conscience par mes confidences.
Angélique secoua la tête avec impatience.
– Ce n'est pas vrai, dit-elle d'une voix qui s'étranglait comme sous une brusque montée de larmes. La vérité est que vous m'abandonnez.
– Vous êtes assez forte pour être abandonnée. Et moi... Moi, je suis faible. Faible comme Adam aux premiers jours, lorsqu'il découvrit la Femme que Dieu lui avait donnée pour sa joie et sa consolation.
– Vous prenez des prétextes pour renier votre amitié. Et pourtant elle a été spontanée dès la première rencontre. Vous souvenez-vous de Katarunk ?
– Oui, dès Katarunk, je vous ai « vue ». Et ce qui s'est passé alors je n'en ai l'explication qu'aujourd'hui. Au long des jours j'ai ressenti votre absence comme un aiguillon et je ne comprenais pas. Ma très chère, je devrais me sentir coupable d'avoir éprouvé pour vous tant d'attirance, tant d'inexprimable tendresse, tant de dévotion pour ce que vous êtes, pour ce que vous signifiez. Mais je ne le puis. Rien de ce qui nous a rapprochés n'a été sans saveur et je remercie Dieu de m'avoir accordé de quelque façon de participer au festin du monde. J'ai appris par vous la valeur de ce que j'avais sacrifié sur l'autel de la chasteté... C'est beaucoup ! Avant je ne le savais pas...
– Je vois, dit Angélique. Vous aussi vous regrettez que j'existe.
Il lui sourit.
– Certes ! La vie serait plus simple sans vous, Madame. Mais combien moins merveilleuse ! La vie ! Soudain on voudrait en goûter tous les fruits. On découvre sa splendeur. On se demande parfois si ce n'est pas cela que Dieu a voulu en nous entourant de tant de beauté, en nous rendant dépositaires d'une si naturelle aptitude au plaisir de l'amour et si l'on ne le servirait pas mieux en passant par la joie de vivre selon la chair, plutôt qu'en y renonçant. Je ne renie rien. Et je dois m'incliner et reconnaître la joie déraisonnable qui m'envahit à la pensée que j'ai pu vous émouvoir et que vous vous attristez de ne plus me voir. Mais, enfin, soyons modeste ! Soyons modeste, répéta-t-il. Que suis-je et que serais-je en tant qu'homme, qu'amant et même en tant que compagnon de vie pour vous auprès de celui que vous aimez, de celui qui occupe votre cœur, captive votre corps, même lorsque vous êtes séparés, même lorsque vous vous croyez en désaccord. Lui, il est planté au milieu de vous comme une montagne brûlante, indestructible et inébranlable, de même que vous êtes plantée au milieu de lui.
Il prit sa main et porta à ses lèvres les doigts qu'elle serrait convulsivement autour des siens.
– ... Tout serait bien pâle... bien pâle, murmura-t-il.
Angélique aurait voulu le supplier d'être moins sévère. De rester au moins son ami. Pourquoi se refuser une douceur qui aide à vivre si l'on ne peut s'accorder que cela ? Mais elle comprit que pour l'instant c'était impossible... Plus tard, peut-être...
Il avait laissé retomber sa main, et se tenait immobile les yeux baissés.
– ... C'est aux rencontres que nous faisons qu'il nous est donné, chaque fois, de voir plus clairement où est notre cœur, notre voie, notre destin, dit-il encore. Je le sais aujourd'hui et je ne pourrais passer outre. Ma vie, tout mon être appartiennent à Celui qui a versé son sang pour l'Humanité : « Servir Dieu et mon Roi » dans les armes que j'ai toujours portées... mais je vous ai aimée...
– Venez voir, cria Ville d'Avray en entrant à toute volée dans la cellule, venez voir ces œuvres admirables que le Frère Luc a peintes pour moi...
*****
Dans son atelier le moine était occupé à réaliser le blason de M. de Ville d'Avray. Un grand pan de bois sur lequel étaient ébauchées les lignes d'une composition picturale où l'on devinait la mer, des tritons, des personnages aux vêtements gonflés par le vent, était dressé contre le mur. Le cadre une fois peint serait transporté jusqu'au navire de Ville d'Avray et on le fixerait sous le château arrière à l'emplacement appelé « tutelle » d'où on pourrait l'admirer et l'apercevoir de loin en mer.
– Regardez bien Madame de Peyrac, mon Frère, pria Ville d'Avray en présentant Angélique à l'artiste. J'aimerais que vous donniez les traits de son visage à la figure féminine principale de votre tableau.
– Ah non ! Je vous en prie, se rebella-t-elle. Cela me suffit d'être déjà représentée sur la tutelle du Cœur de Marie. Je sais que vous jalousiez Colin pour la beauté de cette peinture. Si vous aviez pu la lui arracher de son navire et l'emporter sous votre bras, vous l'auriez fait.
– Oh ! Certes, convint Ville d'Avray.
Il renifla à petits coups comme pour dissimuler un sourire, parut réfléchir, et d'un air faussement innocent :
– ... Alors c'est donc bien vous qui étiez représentée sur le Cœur de Marie ? Mes sens ne m'avaient pas trompé. Mais comment cela pouvait-il se faire ? Ce pirate aux robustes épaules, Colin Paturel, vous aurait-il connue jadis, avant de venir se faire capturer à Gouldsboro ? Vous me raconterez, n'est-ce pas ?
« J'emmène Madame de Peyrac, dit-il en s'adressant au comte de Loménie. Vous ne m'en voulez pas, chevalier ? Vous l'avez assez accaparée l'autre jour, aux chutes de Montmorency... Belle promenade, n'est-ce pas ?
Il jubilait en l'aidant à s'installer dans le traîneau.
– ... Plus je vous connais et plus votre vie me semble receler des mystères qui ne font qu'attiser ma passion pour vous. Je voudrais que vous m'apparteniez... Oui, vraiment, c'est le mot exact, que vous m'apparteniez.
– Comme vos tableaux ou vos verreries de Venise ?
– Oui, vous seriez le fantastique et le plus précieux de mes objets d'art... Un automate que j'aurais rapporté d'Allemagne, dirais-je. La plus jolie femme du monde. Il semble qu'elle soit vivante. Elle sourit... quand on a fini de l'admirer on tourne la clef et crac, elle raconte ses secrets...
Il était assommant, mais drôle.