Chapitre 59


La dernière altercation que Sabine avait eue avec Angélique chez les Haubourg de Longchamp avait causé dans l'âme de Mme de Castel-Morgeat de terribles ravages. Après avoir cru un temps qu'elle allait renaître, l'état dans lequel elle se trouvait retombée était pire que celui dans lequel elle avait tant bien que mal passé sa vie tourmentée et déçue. Pourquoi avait-il fallu qu'« ils » reviennent l'achever : Lui, Elle. L'achever, lui arracher son masque et qu'elle se découvre lépreuse.

Voilà pourquoi on la fuyait. Voilà pourquoi on ne lui accordait pas de sympathie et que l'amitié qu'elle portait aux êtres ne provoquait de leur part que froideur.

Elle savait qu'Angélique avait dit vrai, que cet amour brisé à peine né en son cœur, à l'aube de sa jeunesse, l'avait rendue malade pour la vie. Elle s'était enfermée dans sa maladie. Elle avait fui l'amour, elle avait tué l'amour. Elle s'était vengée de l'amour en le repoussant, en le chargeant d'opprobre, en lui donnant un visage hideux, celui du péché, se mentant à elle-même lorsque des nostalgies inavouables venaient tourmenter ses nuits maussades, haïssant ses désirs, appelant vertu l'éloignement qu'elle éprouvait pour la chair, alors qu'elle se montrait coupable envers elle-même. Pour avoir été frappée, injustement, lui semblait-il, par le sort, pour avoir été trahie par la vie puisqu'une autre lui avait pris l'objet de ses espérances, elle s'était volontairement mutilée.

Et maintenant, comme une aube qui étend lentement, puis brutalement, sa lumière, à l'instant où le poignard du soleil transperce l'horizon, le goût et l'appel de l'amour s'étaient réveillés en elle avec la venue de celui qui avait hanté ses rêves. Personnage de légende qu'elle croyait disparu à jamais et avec terreur elle avait vu s'avancer cette flotte où l'on disait qu'il se trouvait, ressuscité des morts, et elle l'avait vu, elle l'avait reconnu. Elle aurait pu être guérie d'un seul coup devant la matérialité d'un songe qu'elle n'avait cessé d'embellir et de parer de chimères. Au contraire, elle était retombée sous le joug d'une présence où se reconnaissait, enrichie et comme fortifiée d'une chaleur plus humaine, la séduction du grand seigneur inoublié. Le halo de la tragédie dont triomphait sa volonté, cette marque grise aux tempes qui trahissait les épreuves et la marche du temps, avaient ajouté à la passion vaine et folle qu'elle lui vouait. Or, maintenant qu'Angélique avait parlé, Sabine s'apercevait qu'il était trop tard. Elle s'apercevait qu'elle avait dressé comme une haie d'épines autour d'elle. Ce n'était pas seulement parce que le passage des années avait marqué son visage et son corps. Mais elle s'était enlaidie à plaisir, elle avait voulu éloigner d'elle tous hommages.

Et maintenant, maintenant qu'il était là, c'était elle qui n'existait plus. Elle avait posé un masque d'absence sur son être. Ce vivant fougueux et avide qu'était Joffrey de Peyrac, qu'avait-il à faire d'un fantôme amer ? La haie d'épines la préservait. Et s'il fallait en croire Angélique, il ne se souvenait pas d'elle... Il ne l'avait pas remarquée jadis et pourtant elle était déjà fort jolie et même belle. Angélique mentait. Lui, si attentif au charme des femmes, n'avait pu l'ignorer. Ou alors, il fallait croire qu'elle portait déjà en elle cette tare secrète qui écartait d'elle l'amour et retenait l'amitié à son égard.

Quel supplice ! Maintenant que son corps s'éveillait au point que certaines nuits elle se retournait sur sa couche, souffrant d'une faim qu'elle ne pouvait assouvir d'aucune façon. Maintenant il était TROP TARD.

Avec lui... Avec lui... combien l'amour aurait pu être merveilleux ... Elle se serait embrasée. Mais tout de lui était pour Angélique. Malgré sa courtoisie, on sentait que lorsqu'elle était présente les autres femmes lui importaient peu. Combien de fois, en les suivant des yeux lorsqu'ils sortaient ensemble d'une réception, avait-elle songé avec déchirement : « Ce soir, ils vont s'aimer... »

De longs instants elle s'arrêtait devant son miroir, elle touchait du doigt ses tempes pour éprouver la finesse de sa peau, du bout de l'ongle elle suivait la trace d'une ride au coin de la paupière.

Angélique avait beau lui dire qu'elle était belle, qu'elle avait du charme et de la prestance, elle savait bien qu'il était trop tard. Elle ne guérirait jamais de cet amour et elle ne guérirait jamais de son silence frustré.

Elle s'était fait détester des hommes. Elle n'avait eu de cesse de passer dans la catégorie des femmes qu'ils redoutent et qu'ils fuient comme la peste et aucun miracle ne pourrait entamer et ébranler la dure forteresse édifiée par ses soins et qui dirigeait désormais ses gestes, ses paroles, comme si elle ne pouvait s'empêcher d'y ajouter chaque jour une pierre, à ce mur intérieur la scellant aux regards de tous.

Angélique ! Elle avait le don du bonheur. De ses cheveux blancs elle faisait une parure de fée. Tandis que Sabine, horrifiée, arrachait les premiers fils d'argent qui se mêlaient à sa sombre chevelure, jusqu'alors d'un ébène profond.

L'espérance de l'amitié l'avait effleurée. Et dans ces réunions de Gascons au manoir de Montigny, elle s'était sentie mêlée à la chaude entente que le comte de Peyrac avait recréée pour eux. Parfois, il lui avait parlé. Elle avait répondu sans effort et de façon intelligente. Elle avait vu l'approbation de son regard. Sous ce rayonnement la vie prenait forme, couleurs... Elle n'en était retombée que de plus haut et pour s'apercevoir que sa condition était devenue plus épouvantable encore.

Joffrey de Peyrac et Angélique avaient achevé de détruire l'équilibre précaire de sa vie.

De même, des Indiens si ingrats et versatiles, Angélique n'avait-elle pas obtenu comme en se jouant un succès qu'on ne pouvait attribuer qu'à ce don d'enchanter sans effort, dont Sabine manquait singulièrement ? Qu'avait-elle fait, Angélique, pour s'attirer l'attachement des sauvages ? Sabine s'interrogeait en vain. La puissance de son charme échappait à l'analyse. Il fallait s'incliner. Sabine, jadis, avait enseigné le catéchisme à Piksarett et l'avait préparé au baptême. Aujourd'hui, il ne la reconnaissait même pas dans les rues, alors qu'il s'était constitué le gardien et le défenseur de cette intrigante, cette Angélique qui drainait tous les cœurs, tous les êtres, elle n'avait qu'à paraître. Elle, Sabine, n'avait qu'à paraître pour exaspérer les gens. Ou alors on l'effaçait. Et pourtant, elle avait tant aimé ce pays de Canada pour le meilleur et pour le pire. Elle s'y sentait devenue étrangère. Jusqu'aux quelques amis ou amies de choix qui appréciaient naguère sa conversation, comme Mme de Mercouville, M. Gaubert de La Melloise, etc., qui avaient pris prétexte de son coup de canon pour lui tourner le dos. Le procureur Tardieu était le seul à lui porter considération. Mais elle avait vite compris qu'il ne voulait que sa complicité pour un projet qu'il avait de faire abattre les maisons de bois perchées contre la falaise, sous le fort. Afin de lui faire plaisir ou pour s'en débarrasser, elle avait fini par se plaindre à Frontenac des fumées et des mauvaises odeurs qu'entraînait le quartier pourri de la Basse-Ville et le gouverneur s'était fâché et lui avait répondu tout à trac que si elle trouvait le château Saint-Louis inconfortable, elle n'avait qu'à retourner tenir ses quartiers dans sa maison ouverte à tous vents.

On ne s'adressait à elle, on ne faisait appel à son obligeance que lorsqu'on avait à lui demander un service, à se débarrasser d'une corvée.

Mme Favreau et deux habitantes de la banlieue refusèrent de se laisser installer des métiers à tisser dans leurs combles. Comme on ne savait où les mettre, on demanda à Mme de Castel-Morgeat de les entreposer dans une petite pièce, au rez-de-chaussée du château Saint-Louis, qui leur avait été attribuée comme débarras et qu'elle souhaitait transformer en oratoire. Personne ne l'en remercia.

Sabine n'existait plus. Il ne lui restait rien. Même pas son fils qui ne lui pardonnait pas d'avoir tiré sur la flotte de Peyrac. Il avait honte d'elle. Il lui échappait. Et c'était encore à cause d'eux, à cause d'elle : Angélique.

C'était atteindre le fond... Des pensées de suicide la hantèrent. Et si elle se jetait du haut du Sault-au-Matelot, ce coin de la falaise où le découvreur Cartier avait planté, à son premier voyage, une de ses croix géantes à l'écusson du Roi de France ? Elle s'imaginait au pied de cette croix rassemblant son courage avant de s'élancer dans le vide. La difficulté était de trouver le point de chute. De la Haute-Ville on finissait toujours par se retrouver sur les toits de la Basse-Ville.

Du greffe, perché en nid d'aigle, elle irait s'empaler sur les pointes aiguisées des troncs entiers formant la palissade du camp des Hurons.

De la terrasse du château Saint-Louis son corps bondirait sur deux seuils de roches et risquerait d'aller défoncer les masures du fameux quartier pourri qui ne semblaient plus tenir, en cette saison, que par le carcan des glaces.

Accablée de macabres visions, Sabine de Castel-Morgeat suivait son enterrement vers le cimetière de la Côte de la Montagne. On commenterait une fois de plus sa maladresse et celle ultime avec laquelle elle s'était donné la mort. L'évêque lui refuserait peut-être la sépulture chrétienne. Et l'on soupirerait qu'elle créait encore plus d'embarras morte que vivante.

Des cernes mauves se creusaient chaque jour plus sombres, sous ses yeux, dans son visage pâle.

Elle n'avait jamais connu l'amour. Elle ne connaîtrait jamais l'amour...

Un jour, seule dans son logis et presque en tremblant, elle se dévêtit et se regarda nue dans le miroir. Elle fut surprise de la rondeur de ses hanches, de la ligne en amphore de sa taille, de l'abondance de sa poitrine qui la choqua. Elle rougit d'y voir le petit scapulaire de toile blanche qu'elle portait en permanence. Mais ses seins de brune, aux mamelons trop larges et trop sombres à son goût, n'était-ce pas ce qui attirait la concupiscence des hommes ? Elle comprit qu'en un point de sa vie, elle avait été mystifiée.

« Je suis belle, pensa-t-elle. Et pourtant nul homme ne me l'a jamais dit... »

Ce qui était faux.

Des hommes le lui avaient dit ou le lui avaient laissé entendre avant qu'elle ne les décourage par son refus intérieur de s'accepter belle et d'être courtisée. Car ces aveux, elle n'aurait voulu les entendre que d'un seul homme, que d'une seule bouche.

Entêtée à ne pas se résigner, elle avait considéré comme une insulte, plus qu'un hommage, la passion fougueuse de Castel-Morgeat, Gascon, amateur de femmes, son empressement lui paraissait un signe insupportable de lubricité. Elle l'avait contraint par ses refus à déserter la couche conjugale, mais elle comprit, à s'examiner, que ce paillard n'y avait pas consenti sans regret. Elle eut une crise de larmes devant son miroir.

« Un corps mutilé ! Méprisé ! » se disait-elle se prenant en pitié.

« Une seule fois, songea-t-elle, connaître l'amour... Une seule fois !... Avant de mourir ! Avant de vieillir !... »

Elle arracha le scapulaire qu'elle portait au cou.

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