Chapitre 44
Ayant affirmé, « Je suis la nièce de Carmencita », Sabine de Castel-Morgeat attendit, muette et immobile comme une statue de sel. Angélique aurait cru à sa folie déclarée si ce nom de Carmencita ne lui avait pas rappelé quelque chose. Derrière ce nom était la clé de l'énigme.
– Ne vous souvenez-vous pas ? insista Sabine de Castel-Morgeat. Voyons, faites un effort. Carmencita de Mordorés qui était alors la maîtresse de celui que vous veniez pour épouser à Toulouse.
– Toulouse ! répéta Angélique, cela remonte donc aussi loin...
– Pas pour moi... C'est proche. C'est hier. Voilà pourquoi votre présence m'est intolérable, j'ai trop souffert en ce temps-là.
– Allons nous asseoir, dit Angélique, et expliquez-vous.
Elles traversèrent les salons en se frayant un passage, saluant et souriant machinalement, mais personne ne songea à les arrêter tant on était stupéfait de les voir ensemble.
Elles trouvèrent un coin discret dans un boudoir attenant où déjà quelques couples s'étaient rejoints et échangeaient des confidences tout en surveillant par la porte grande ouverte l'arrivée des invités et l'ordonnance des cérémonies afin de ne pas manquer le signal de se rendre dans la salle de banquet.
– Parlez maintenant, dit Angélique. Si je comprends bien, vous vous trouviez à Toulouse lorsque j'y ai été conduite pour épouser Monsieur de Peyrac.
– Oui. J'avais vingt ans. Ma tante, Carmencita de Mordorés, m'avait emmenée comme suivante. Je quittais pour la première fois mon vieux château béarnais. Ma famille est d'origine cathare. C'est-à-dire que j'avais vécu jusque-là de façon austère. Et tout à coup, en arrivant au Palais du Gai Savoir à Toulouse, je découvrais toutes les beautés et les plaisirs du monde, un luxe inimaginable, les charmes de l'esprit, de la poésie, la riche culture intellectuelle de mon pays, une licence amoureuse que ces déploiements paraient d'une sorte de vertu, celle d'honorer la créature humaine et de répondre aux vœux de son Créateur qui la voulut heureuse. Comment ne pas être fascinée ? Et surtout par celui qui ordonnait cette fête perpétuelle : Joffrey de Peyrac de Morens d'Irristru, le grand seigneur qui régnait sur Toulouse. Il avait déjà la stature qu'on lui retrouve aujourd'hui mais plus méphistophélique un peu effrayant. Il accentuait ce côté provocant parce qu'il était né pour être le premier homme de sa province et tout le monde le sentait.
« Ma tante Carmencita était folle de lui. Elle avait trente ans et avait toujours mené une vie dissolue C'est pourquoi elle me considérait de haut. Il faut reconnaître qu'elle était intelligente et cultivée. Pourtant, je crois qu'il s'est assez vite lassé d'elle et par deux fois, elle s'était enfuie en Espagne puis était revenue. Moi, je réussissais entre-temps à demeurer à Toulouse.
– Je me souviens d'elle, maintenant. Carmencita cette folle qui, déguisée en nonne hystérique, a témoigne plus tard au procès de Joffrey, l'accusant de l'avoir envoûtée.
– Pour se venger de lui et de ses dédains. Vous comprenez maintenant pourquoi j'éprouve à votre égard tant de rancune.
– Prenez-vous donc tellement fait et cause pour votre tante ?
– Non, mais moi aussi j'étais concernée. Moi aussi j'étais amoureuse de lui..., dit Sabine avec véhémence
Elle haussa les épaules et poussa un profond soupir
– Qui ne l'était pas ?
– Comment ne serais-je pas tombée follement amoureuse de lui, poursuivait Sabine de Castel-Morgeat, moi, jeune fille de vingt ans, qui n'avais jamais rêvé et découvrais le sentiment d'aimer pour la première fois. À Toulouse, ma tante m'entretenait sans cesse de lui... Il parlait d'amour dans les assemblées Il chantait selon la tradition des troubadours. On l'appelait : le Magicien...
Mme de Castel-Morgeat parlait dans un rêve ramenée a ces jours anciens de bonheur dont le souvenir avait alimenté les songeries de son existence morne.
Elle-même, Angélique, ne se sentit pas en état de l'interrompre. Elle recommença d'avoir très mal à la tête et éprouva de la peine à rassembler trois pensées cohérentes.
– Quel coup de tonnerre dans un ciel si bleu, reprit son interlocutrice, lorsqu'on apprit que le Magicien qui ne comptait plus ses succès féminins avait décidé de se marier. Lui ! Lui ! Lui qui ne redoutait pas de laisser entendre qu'il appartenait à toutes et que toutes lui appartenaient. On parla au début d'une alliance avec une famille de haut lignage et d'une très jeune fille, et je me persuadais qu'il s'agissait de moi car je savais qu'il m'avait remarquée et me considérait avec intérêt. Je me taisais devant ma tante qui, vous le devinez, était dans une inquiétude mortelle. Il ne s'était pas préoccupé de lui donner les raisons de son geste. Elle craignait de voir la fin de son règne. Pour ma part, je vécus quelques jours de folle espérance. Puis le couperet tomba. Ce fut la certitude qu'il s'agissait d'une étrangère. Elle venait du Poitou. Il ne l'avait même pas choisie parmi les jeunes filles de sa province... Et nous allâmes en cortège au-devant de vous...
Angélique regardait Kouassi-Bâ debout devant elle avec son turban à aigrettes et son costume oriental. Il lui présentait une tasse de café sur un plateau d'argent.
À sa vue troublée, il était le même que le grand esclave qu'elle avait connu pour la première fois à Toulouse, et que les paroles de Sabine venaient d'évoquer.
– ... Vous pouvez sourire, fit remarquer Sabine, amère, que de cœurs ont perdu tout espoir en vous apercevant... Pour ma part, j'ai tout de suite compris qu'il allait se passionner pour vous. Vous étiez si jolie... Si jolie ! Et, en effet, tout a changé à partir de votre arrivée... J'assistais aux colères impuissantes de ma tante dépossédée. Elle était folle de rage... Si elle-même avait perdu ses chances, alors que pouvais-je espérer, moi ?... Qu'il vous ait épousée, ce n'était rien. Mais il apparut bientôt aux yeux de tous qu'il s'était mis à vous aimer...
Elle baissa la tête d'un air accablé.
Kouassi-Bâ était revenu vers elles avec un petit trépied de bois de fer chinois sur lequel il vint déposer à nouveau son plateau et sa cafetière de Damas, accompagnés cette fois d'une seconde tasse pour Mme de Castel-Morgeat. Mais celle-ci repoussa l'offre.
– Non ! Cela me rappellerait de trop cruels et délicieux souvenirs.
Angélique, sans insister, but sa seconde tasse de café et se sentit revivre. Kouassi-Bâ avait préparé le breuvage comme elle l'aimait, l'avait bien sucré et y avait ajouté quelques grains de coriandre.
– Kouassi-Bâ, merci à toi, mon ami ! Tu m'as ressuscitée.
– Le maître s'inquiétait, dit le serviteur. Il m'a envoyé te porter du café.
Levant les yeux, Angélique aperçut de loin Joffrey de Peyrac qui regardait dans leur direction. Dans son habit rouge sombre aux reflets de braise qui brillait à chacun de ses mouvements, il était grand, peut-être moins méphistophélique, comme disait Sabine de Castel-Morgeat, mais toujours attirant et un peu inquiétant, même s'il cherchait moins qu'autrefois à provoquer, contraint à plus de ruse et de prudence.
« Il n'a pas changé... »
– Il n'a pas changé, murmura en écho la voix de Sabine de Castel-Morgeat. Il est toujours le même, surtout quand il s'agit de retenir une femme, de la séduire... Et cette femme, c'est vous. De vous rien ne lui échappe, il devine tout... Voyez... Nous parlions... Mais de loin il a remarqué que vous étiez émue, peut-être mal à l'aise... Et il a envoyé Kouassi-Bâ vous porter du café. Où qu'il aille, si vous êtes présente, il vous regarde sans cesse... Personne ne s'en avise... Même pas vous. Mais moi, je le vois... Et ce qu'il a dans ses yeux quand il vous regarde me transperce le cœur. Après tant d'années ! J'aurais espéré, au moins, que le temps me vengerait... Mais il n'en est rien !... Vous avez toujours eu de la chance.
– De la chance, c'est selon.
La porte du passé se referma avec un bruit sourd et elles se retrouvèrent au Canada.
– Vous êtes-vous fait reconnaître de lui ? s'informa Angélique, car Joffrey ne lui avait parlé de rien.
Mme de Castel-Morgeat eut un rire qui ressemblait à un hennissement désenchanté.
– Cela jamais... Je n'ai rien dit et lui ne pouvait pas me reconnaître. Qu'il m'ait remarquée autrefois, cela est certain. J'étais grande et belle. Mais maintenant, je suis vieille et déchue. Tandis que lui est resté le même : magnifique. Et vous aussi. Votre entrée à Québec valait bien celle de Toulouse.
– Sauf que nous avons, comme vous, quelque vingt ans de plus.
– Pas vous ! Vous, vous êtes une créature de vie et de bonheur. Tandis que moi je suis devenue cette femme sans séduction...
– Ah ! Ne recommencez pas, Sabine ! Je vous en prie...
À ce moment le duc de Vivonne sortant de la foule se dirigea vers elles. C'en était trop.
– Savez-vous ce que vous allez faire, Sabine ? fit-elle en se tournant vers Mme de Castel-Morgeat d'un air inspiré. Vous allez avoir l'occasion, ce soir, de vous venger de moi, de m'écarter, de m'effacer, de me rejeter à mon tour dans l'ombre, au point qu'on m'oubliera et qu'on ne verra plus que vous... Je ne serai pas brillante ce soir. Vous connaissez les raisons de ma défaillance et ce ne sont pas les révélations que vous venez de me faire qui contribueront à me remettre d'aplomb. Alors, saisissez l'occasion et rendez-moi service en même temps. Délivrez-moi de ce duc de La Ferté qui m'obsède. J'ai mes raisons de ne pas l'aimer. Écartez-le. Retenez son attention. Une femme habile doit pouvoir y parvenir... Qui sait ? À vous découvrir une vraie femme d'Aquitaine, mon mari vous reconnaîtra peut-être.
– Vous êtes étonnante ! fit Sabine.
Mais elle était piquée au vif et elle se leva subjuguée, tandis qu'une nuance rose montait à ses pommettes. Elle jeta à Angélique un dernier regard indécis.
– Surprenez-le ! s'écria celle-ci. Surprenez-les tous.
Mme de Castel-Morgeat marcha au-devant de M. de La Ferté et du comte de Saint-Edme avec audace. Elle les entraîna aussitôt vers les buffets et ils ne purent résister à son empressement sans risquer de se montrer grossiers.
Angélique soupira d'aise.
Bardagne vint s'asseoir auprès d'elle. Presque tout le monde était arrivé et l'on commençait à s'étonner de ne pas la voir dans les salons.
– Le traité que je viens de passer avec Madame de Castel-Morgeat méritait une éclipse, expliqua-t-elle. Les hommes sont accoutumés à prendre plus de temps dans ce genre de travaux pour moins de résultats. Nous autres femmes nous avons nos méthodes. La vie est amusante, ne trouvez-vous pas ?
– Qu'a-t-elle d'amusant ?
– Eh bien ! Je suis là, vous êtes là ! Le passé et le présent se mêlent.
Elle se leva, posa la main sur le poignet qu'il lui tendait, et ils revinrent tous deux vers les salons. Bardagne ne regrettait plus d'être à Québec. Le monde, sa vie s'arrêtaient là.
La soudaine exubérance de Mme de Castel-Morgeat avait donné un regain d'ardeur à l'entrain général. Et des plus jeunes aux plus âgés, tout le monde parlait, se présentait, s'exclamait, et l'on commençait de danser.
*****
Cette veuve au beau visage qu'on appelait la Dentellière et que courtisait le baron de Vauvenart était venue, se joignant à quelques dames comme elle appartenant aux premières familles de la colonie. Celles qui avaient partagé entre elles le premier pain du premier blé. Ces grandes familles, la plupart très riches aujourd'hui, composaient une aristocratie qui ne frayait guère avec les nouvelles couches d'immigrants.
Vauvenart, sanglé dans un habit de velours prune, le manteau à collet sur l'épaule et l'épée au côté, put lui faire une cour empressée. Il éclatait de satisfaction.
Au cours de la fête, chacun ayant beaucoup bu de part et d'autre, le marquis de Ville d'Avray dit à Vauvenart, avec une moue :
– La Dentellière ! Vous auriez pu mieux choisir.
Le seigneur acadien faillit avoir une attaque.
– Qu'est-ce que vous dites ? balbutia-t-il, cette femme est admirable !
– Mais elle est la mère de Nicolas Carbonnel, le greffier. Ne le saviez-vous pas ?
En effet, ce fut une surprise pour beaucoup. On n'imaginait pas le greffier du Conseil Souverain ayant une mère et surtout une mère faisant de la dentelle.
Mais Carbonnel était là également avec sa femme – car il avait aussi une épouse – et, en dehors de ses fonctions, il se révélait fort disert, contant de bonnes histoires, et vers la fin de la soirée on avait oublié qu'il était le greffier hargneux, distribuant des amendes.
Après la Dentellière était arrivée Mme Le Bachoys.
La Polak disait que Mme Le Bachoys était une « drôle ». Elle n'en disait pas plus d'ailleurs car Mme Le Bachoys avait le talent d'inspirer de l'estime et même une affection indulgente à tous. On l'appelait « la consolation des affligés... » ou « l'auberge accueillante ».
Les plaisanteries n'allaient pas plus loin.
Elle s'habillait en dépit du bon sens. Elle disait que, dans les affaires galantes, les vêtements étant faits pour être ôtés, elle ne voyait pas pourquoi il fallait leur accorder tant d'importance auparavant.
Elle faisait refaire les toilettes qu'on lui apportait de France. On aurait dit qu'il fallait absolument qu'elle se rapprochât le plus possible des nippes à la mode d'Henri IV que sa grand-mère qui l'avait élevée lui avait fait endosser en sa jeunesse et dont elle déclarait qu'elle s'était trouvée fort bien. Ayant eu dès l'âge de seize ans plus qu'il ne fallait de soupirants, elle ne voyait aucune nécessité à abandonner une mode qui lui avait si bien réussi.
Elle vint au bal de l’Épiphanie avec son éventail de dindon sauvage dont elle ne se séparait jamais, portant une « fraise » ronde godronnée sur une robe violette qu'elle avait fait regarnir de passementeries.
Cela n'était rien encore. La couleur lui aurait assez bien convenu si elle n'avait pas couvert son visage rebondi de fards généreux.
Au milieu de tout ce rouge, ses beaux yeux bleus, tendres et rieurs, avaient comme une gentillesse encore plus grande et l'ensemble donnait surtout envie de lui sauter au cou et de l'embrasser avec attendrissement.
Mme de Mercouville essaya en vain de l'attirer dans un coin pour lui conseiller d'atténuer un peu, à l'aide d'un mouchoir, sa bonne mine.
Elle n'eut pas le temps car Mme Le Bachoys fut tout de suite en main. Elle dansait admirablement.
Les jeunes femmes de Québec pouffèrent mais déchantèrent assez vite en voyant son succès.
Malgré les efforts dignes d'éloge de Mme de Castel-Morgeat, Angélique ne put éviter d'être abordée par le duc de Vivonne. La rejoindre était le but avoué de sa présence au bal. Par correction mondaine, elle accepta de grignoter une bouchée et de boire un verre de champagne en sa compagnie. Il ne paraissait plus se souvenir des paroles peu amènes qu'ils avaient échangées au lendemain de Noël et c'était bien dans les manières de la Cour, où l'on se haïssait à mort un jour, pour se faire mille caresses le lendemain.
Il sut la retenir habilement.
– Je ne pouvais parler devant mes compagnons, mais je veux que vous le sachiez... Je n'ai jamais pu vous oublier.
– Moi si !
Il ne se décourageait pas d'elle. Elle lui plaisait lorsqu'elle prenait cet air de hauteur. Le dédain sied aux belles femmes.
Elle le regardait de haut.
Détachés de la brillante volière s'ébattant autour du Roi Soleil, ces courtisans dévoilaient le clinquant de leurs oripeaux, privés de l'éclat qui émanait du monarque et les faisait scintiller. Ils drainaient dans les plis de leurs manteaux parfumés au musc ou à la violette les relents de scandales sordides, de mesquines intrigues.
– Je ne vous comprends pas, Monsieur de Vivonne. Vous avez reconnu que ce serait pour votre sœur un très grand déplaisir que de me revoir.
– Heureusement, ma sœur a plus d'un tour dans son sac.
– Je sais.
– Vous savez trop de choses. Athénaïs disait que vous aviez des accointances avec la police et les classes dangereuses.
– Elle aussi.
– Pas avec la police.
– Alors, reconnaissez que je suis doublement armée. Mon mari l'est aussi, quoique d'une autre façon. Vous rappeliez l'autre jour qu'il avait tiré sur les galères du Roi. Mais c'est le passé. Madame de Montpensier a aussi tiré en son temps sur le Roi, son cousin. Princesse devant laquelle aujourd'hui on s'incline bien bas. Personne ne peut préjuger des revirements du Roi. En somme que voulez-vous de moi ?
– Que vous ne me soyez pas trop cruelle, dit le duc qui se sentait démantelé comme un pantin de bois. Rencontrons-nous de temps à autre. Je vous parlerai de toutes les nouveautés de la Cour.
Mais elle le quitta avec une expression qui ne signifiait ni oui ni non.
Depuis qu'il lui avait parlé en sortant de l'église, il oscillait dans son jugement. C'était bien elle avec toutes ses promesses flamboyantes. Et puis ce n'était plus elle...
Tour à tour il se disait qu'elle serait facile à reconquérir et puis que cela n'en valait pas la peine, enfin qu'il était fou à lier.
En trois longues tablées le festin fut servi. À la table des « puissances » les messieurs mangeaient en grand apparat, le chapeau sur la tête, le manteau à l'épaule et l'épée au côté.
Ce fut Mme Le Bâchoys qui gagna la fève. Le roi fut Florimond de Peyrac.
– Tout cela a été arrangé exprès, chuchotait Bérengère-Aimée, maussade de n'avoir pas été choisie par le sort.
On lui fit remarquer que Mme Le Bachoys étant canadienne, d'âge mûr, de condition bourgeoise, il n'y avait aucune raison qu'on lui accordât d'office cette souveraineté éphémère.
Un choix dirigé, cherchant à flatter, aurait plutôt désigné Mme de Peyrac comme reine et M. de Frontenac pour le roi.
Néanmoins, le sort en choisissant Florimond de Peyrac ne manquait pas de tact. On se félicita de voir couronner le fils des hôtes étrangers qui avaient organisé dans la capitale tant de réjouissances.
Florimond était d'ailleurs tout à fait dans son rôle. Jamais on ne vit couple d’Épiphanie plus disparate et mieux accordé. Florimond et Mme Le Bachoys dansèrent avec entrain une pavane, un menuet, puis tous deux entraînèrent l'assemblée dans une folle sarabande.
Vers la fin du banquet, Florimond s'éclipsa, remettant au vol sa couronne à un laquais, et sortit pour guider les artificiers qui devaient bouter le feu aux fusées du feu d'artifice.
Il avait lui-même présidé à leur mise en place.
Toute la compagnie passa sur la terrasse du château Saint-Louis qui dominait le fleuve.
La beauté illuminée du paysage, l'enchantement des spectateurs, le dessin des toits et des cheminées étagées, la douceur de la lune, l'éclat de la neige posant son bouclier glacé sur les monts lointains et le vaste déroulement pâle de la plaine du Saint-Laurent composaient une nuit inoubliable.
En contrebas, au-dessous du fort, on voyait courir en ombre noire sur des ruissellements de fontaines d'argent ou de pourpre, de déploiements de gerbes jaunes, vertes ou rouges, la longue silhouette de Florimond qui ressemblait tant à celle de son père.
Angélique évoqua les plaisirs de Versailles et comment M. de Saint-Aignan, chargé d'organiser les fêtes royales dans le parc, avait souvent requis les offices du petit page.
Pour faire participer Québec au décor de fête, on avait ordonné aux habitants d'allumer une chandelle derrière chaque fenêtre. Pour les pauvres on n'exigeait qu'une bougie ou une lampe à huile.
Cela faisait à la ville de jolis yeux clairs et brillants derrière les vitres de verre, roussâtres ou jaune miel lorsque la bougie des pauvres rayonnait à travers les carreaux de papier huilé ou de peau de chevreuil passée.
Noël Tardieu de La Vaudière pinçait les lèvres et s'agitait. Avec cette débauche de fusées et de flambeaux, de bougies et de lampes à huile, on était mûr pour un incendie, prédisait-il.
– C'est pitié de voir un si beau jeune homme se faire tant de soucis pour des billevesées, dit Mme Le Bachoys. Il gaspille son printemps. Ne ferait-il pas mieux de se réjouir comme tout le monde d'une telle nuit et d'en profiter pour conter fleurette à quelque esseulée... ou au moins pour surveiller sa femme qui semble prendre la vie d'une façon plus légère ?
Chaque fois qu'Angélique regardait dans la direction de Joffrey de Peyrac, elle était certaine de voir virevolter alentour la gracieuse Bérengère-Aimée, et elle commençait à se demander si ce qu'elle avait pris pour de la coquetterie de jeune femme, désireuse d'essayer ses armes sur un séducteur réputé, ne cachait pas un sentiment plus excessif et que la courtoisie aimable de Joffrey aurait encouragé. Il ne fallait pas oublier que Bérengère avait du charme, de l'esprit et qu'elle était gasconne. Ce fut très fugitif comme pensée mais très désagréable. À ce moment, elle sentit le bras de Joffrey qui entourait sa taille et sa voix qui lui parvenait à travers les explosions du feu d'artifice, lui demandant si elle était satisfaite de la réception. Elle fut transportée aussitôt dans ce paradis de sécurité et de bonheur que sa seule présence recréait autour d'elle. Les difficultés s'évanouirent. Il ne restait que la certitude de leur complicité qui semblait se fortifier d'être plus secrète et moins exprimée.
Angélique remit à plus tard les questions qu'elle aurait voulu lui poser. Avait-il reconnu en Mme de Castel-Morgeat la nièce de Carmencita, son ancienne maîtresse volcanique ? Elle était plutôt portée à croire que non. Mais, à d'autres moments, le pincement du doute l'effleurait. Puis elle oubliait. La fête était très réussie.
Vivonne rôdait encore autour d'elle. Les yeux bleus ironiques se posaient sur elle avec insistance. Or, jamais Angélique n'avait été plus éloignée de se laisser séduire par lui qu'en cette soirée du bal de l’Épiphanie. Après le feu d'artifice, les gens, plus ou moins transis, rentrèrent dans les salons et un dernier vin brûlant fut distribué.