Chapitre 45
– Est-ce que vous vous souvenez de la nièce de Carmencita ?
Angélique n'avait pu se retenir de poser la question, bien qu'elle eût pesé auparavant, par-devers elle, s'il n'y aurait pas plus d'habileté à laisser dormir des ressouvenances de ce genre. Puis l'idée lui vint que Joffrey avait peut-être de lui-même déterminé depuis longtemps qui était Sabine de Castel-Morgeat. Rien de surprenant à ce qu'il ait découvert ce fait et le lui cachât ; elle préférait s'informer. Il connaissait tous les grands noms de Gascogne et ici, à Québec, tous ceux qui de près ou de loin se rattachaient à l'Aquitaine se rassemblaient insensiblement autour de lui.
Le comte de Peyrac tourna vers Angélique un regard surpris.
– Quelle nièce ? Et quelle Carmencita ?
L'étonnement poli, un tant soit peu ironique qui présidait au ton employé et qui est celui des hommes lorsqu'ils se voient l'objet de questions incongrues de la part de charmantes femmes dont la logique ne leur est pas toujours claire, apporta aussitôt à Angélique un soulagement beaucoup plus grand qu'elle ne l'avait envisagé.
Elle put se permettre de rire.
– Ça, messire, je crois que vous faites montre d'une certaine ingratitude. Ne vous souvenez-vous pas de Carmencita de Mordorés, votre brûlante maîtresse qui régnait sur vos plaisirs, lorsque je me suis rendue à Toulouse pour vous y épouser ?
L'expression d'indifférence mêlée à l'effort de se souvenir pour la satisfaire qu'on pouvait lire sur les traits de Joffrey de Peyrac enchantait Angélique. Il n'aurait pas poussé l'hypocrisie jusque-là s'il avait voulu lui cacher quelque chose.
– Au moins, souvenez-vous de celle, vengeresse, qui est venue à votre procès vous accuser de l'avoir envoûtée.
– Oh, en effet ! Carmencita ! fit-il, comme si restait plus présent à sa mémoire le souvenir de la femme haineuse, que celui de la maîtresse à laquelle il devait de folles nuits. Il avait eu tant de maîtresses ardentes, parmi ces femmes d'Aquitaine qui étaient la parure des brillantes fêtes du Gai Savoir.
– Et sa nièce ? insista Angélique.
– Quelle nièce ?
Sur ce point, Joffrey était sincèrement incompréhensif. Angélique lui rappela – et, en vérité lui apprit – que Carmencita était accompagnée à Toulouse de sa jeune nièce qui lui servait de suivante, que celle-ci avait gardé du Palais du Gai Savoir un souvenir impérissable, et que, par les hasards de la vie, elle se trouvait aujourd'hui à Québec et n'était autre que Mme de Castel-Morgeat.
L'annonce l'amusa.
– Si elle avait gardé de mes palais un tel souvenir elle me l'a bien mal démontré en tirant sur mes navires.
Mais avec la meilleure volonté du monde et le secours de ces précisions, aucune trace de la nièce de Carmencita, même pas son nom ou son prénom, ne subsistait dans sa mémoire. Il avait parfaitement ignoré que Carmencita avait une nièce, unité infime, perdue dans l'assemblée qui gravitait autour de lui, et dont, ainsi que le Roi pour ses sujets, il ignorait le nombre.
Pauvre Sabine, qui s'imaginait avoir été « remarquée » au point qu'il aurait envisagé de l'épouser ! Angélique n'avait pas été sans se dire qu'elle se faisait des illusions, mais maintenant elle en avait la confirmation.
– Et quand vous avez décidé de vous marier, pourquoi n'avez-vous pas jeté les yeux sur une héritière de Gascogne, plutôt que sur une étrangère à votre province, comme moi ?
– Oh ! Mais, ma chère, je ne pensais pas à me marier. Je menais une existence libre qui convenait bien trop à mes goûts. En tant qu'héritier de notre fief toulousain, je pensais parfois qu'il me faudrait assurer ma descendance et me promettais de contracter un jour, le plus tard possible, un mariage d'alliance dans l'intérêt de ma province. N'est-ce pas ainsi que se sont passées les choses pour nous ? Souvenez-vous, ce fut une affaire de commerce, mot haïssable pour un noble et qui m'attira bien des avanies de la part de mes pairs, mais auquel j'avais la faiblesse de m'intéresser, car je pouvais ainsi asseoir ma position à la tête de ma province sans recourir, comme les autres possesseurs de fief, à la générosité du Roi. Liberté que donne l'or et l'argent, mais que j'ai également payée fort cher. Par un trafic habile, je pouvais poursuivre mes travaux dans le domaine de la science. Parmi mes plus actifs agents, il y avait Molines, l'intendant protestant de votre père, le baron de Sancé. Molines, comme tous les huguenots, jetait ses filets de finance dans toutes les directions. Aussi n'ai-je pu entrer en possession des mines d'argent que vous aviez sur vos terres en Poitou qu'en échange du mariage avec l'une des filles sans dot du baron de Sancé de Monteloup.
– Molines se mêlait de ce qui ne le regardait pas ! s'écria Angélique revivant sa colère d'antan, se souvenant comment elle s'était débattue entre son père et l'intendant pour fuir ce mariage exécré. En somme j'ai été, comme beaucoup d'autres, une fiancée vendue. Et vous ne vous préoccupiez pas de ma triste situation Vous m'achetiez comme du bétail, prêt une fois les noces accomplies, à me délaisser et à vous gausser de moi avec vos belles femmes d'Aquitaine.
– Cela, c'est vrai !
Le comte de Peyrac se leva. Il la prit dans ses bras en riant, la retenant contre lui, d'un geste possessif
– Mais du jour où je rencontrai les yeux verts de la fée Mélusine, j'ai perdu la mémoire des autres femmes.
– Que serait-il advenu si ?...
– Si une petite Poitevine ne m'avait pas été amenée a Toulouse en échange de quelques mines d'argent ? Je n'aurais pas connu la passion. Je n'aurais pas connu l'Amour...