Chapitre 55


En revenant de sa promenade avec Loménie au jardin du gouverneur, Angélique trouva le lieutenant de Barssempuy qui l'attendait devant sa maison pour lui remettre une lettre du comte de Peyrac. Il était sur le point de repartir ne l'ayant pas trouvée.

Angélique rompit aussitôt le cachet et lut avec déception que Joffrey était passé le matin pour l'avertir qu'il partait en tournée le long du Saint-Laurent avec M. de Frontenac. Le temps était si constamment beau que cela permettait d'entreprendre, sans danger, quelques parcours en suivant les pistes du fleuve. Ils visiteraient des seigneuries dont le gouverneur souhaitait présenter à Peyrac les propriétaires, seigneurs pour la plupart entreprenants, soucieux du bien-être de leurs censitaires, et qui avaient le mérite et la conscience de vivre sur leurs terres même l'hiver. Ils inspecteraient aussi quelques redoutes de bois abandonnées que le comte de Peyrac proposait de remettre en état, car il n'y avait jamais assez de tours de guet le long du fleuve pour surprendre à temps une expédition des Iroquois. L'une d'elles, à l'embouchure de la Chaudière, route du Midi, pouvait être empruntée aussi par les sournois et haineux ennemis de la Nouvelle-France.

Joffrey lui expliquait tout cela avec sa minutie et sa gentillesse habituelles, protestant de son regret de ne l'avoir pas trouvée lorsqu'il était venu lui faire ses adieux. Il fallait se hâter de partir car les journées étaient courtes et, en dehors des environs d'une seigneurie bien peuplée, les pistes du fleuve n'étaient pas balisées.

Malgré les phrases aimables dont il enroba ses adieux, Angélique ressentit un sentiment de frustration car il s'y mêlait, en dehors du fait qu'elle voulait le VOIR et lui parler au moins des soupçons du Lieutenant de Police, un malaise qui lui restait à propos de l'assemblée des Gascons... Tourmentée, elle s'apercevait que, dans les derniers temps, elle s'était assez bien accommodée de le voir moins souvent. Les jours passaient, riches pour elle d'un bonheur très certain et très substantiel. Ne dit-on pas que la vraie signification du bonheur c'est qu'il délivre du malheur ? De quel malheur la délivrait cette liberté qu'elle avait réclamée ? Elle ne savait, mais elle en ressentait le bienfait.

Cependant, en cette occasion elle déplora de s'être trouvée absente toute la matinée. Devant Barssempuy elle ne voulut pas montrer sa contrariété.

Elle profita qu'elle le voyait tranquillement pour lui demander de ses nouvelles. Elle avait pris en pitié ce jeune homme sachant combien il avait souffert de la mort de la jeune fille qu'il aimait, Marie-la-Douce. Elle lui sourit et s'informa de sa santé, de son bien-aise et de l'état de son cœur dont elle espérait qu'après quelques mois à Québec il était moins endolori. On lui avait conté qu'une charmante demoiselle s'intéressait à ses beaux yeux. Tout cela avec une grâce et une expression charmeuse, mi-maternelle, mi-galante, qui fit noter à Mlle d'Hourredanne de son alcôve :

J'ai appris, hélas, de Mme de Peyrac en l'observant lorsqu'elle s'adresse à quiconque devant sa maison, où une sorte de cour des plus variées se succède, comme les courtisans et les quémandeurs dans l'antichambre du Roi, j'ai donc appris, vous dis-je, toutes les nuances de l'art de s'adresser à un être humain, homme, femme, enfant, vieillard, noble et pauvre, et de toutes les races ou couleurs que nous avons en notre cité, de s'adresser à lui en le charmant, ce qui n'est pas sans me causer une douleur assez cruelle et que vous comprendrez vous qui aimez vous pencher sur les subtilités du cœur humain, car si j'avais su en pratiquer les règles au temps de ma jeunesse, il me vient l'idée qu'en bien des occasions il m'aurait été donné de vivre de ces aventures de cœur, d'amour et de tendresse dont je vois passer le reflet sur son beau visage lorsqu'elle le lève sur un autre visage, serait-il celui de cet ivrogne d'Heurtebise ou de son Indien aux longues dents, le Narrangasett, au lieu de n'être aujourd'hui qu'une vieille femme dans son lit, que l'on n'aime point et dont la vie est bien pauvre en souvenirs aimables.

Barssempuy avait remercié Angélique de son intérêt. Tout allait bien pour lui, affirma-t-il, et pour son cœur aussi... bien que... Un éclair passa dans les yeux du jeune officier dont il ne fallait pas oublier qu'il avait été sous les ordres de Barbe d'Or, un franc pirate.

– Ceux qui l'ont tuée, celle que j'aimais, n'ont pas été assez châtiés, Madame... Mais, pour l'instant, Dieu m'a demandé de me résigner.

La vie était plaisante à Québec, et il fallait reconnaître que M. de Peyrac était un chef qui ne laissait guère chômer les hommes de sa recrue ou de ses équipages. Barssempuy disposait de peu de temps pour s'appesantir sur ses peines de cœur. Ayant donc « pris sur elle » comme le lui recommandait autrefois sa tante Pulchérie, car c'était le premier devoir d'une dame de qualité de savoir « prendre sur soi » dans le monde, afin de ne jamais rien laisser transparaître de son déplaisir, Angélique regagna la cour à l'arrière de la maison et rentra chez elle, le message de Joffrey à la main et sans être tout à fait sûre qu'elle n'était pas au bord des larmes.

M. de Ville d'Avray et Mme de Castel-Morgeat l'attendaient dans le petit salon assis tous deux sur le canapé. Ils se levèrent.

– Sabine s'est émue d'apprendre que vous la blâmiez d'être intervenue dans l'affaire du comte de Varange, dit le marquis. Elle souhaite s'en expliquer et je vous l'ai amenée.

Angélique le foudroya du regard. Ce que voyant le marquis s'esquiva avec un sourire hypocrite.

– Je vous laisse !

Le manteau de Mme de Castel-Morgeat était doublé de couleur prune. Debout dans le demi-jour qui venait de la rue, avec sa pâleur chaude, elle était décidément très belle.

– Monsieur de Ville d'Avray me rapporte qu'en m'intéressant au sort des petits Savoyards de Monsieur de Varange je vous ai contrariée, entama Sabine, dont les yeux andalous s'agrandirent sous l'effet de l'anxiété. Angélique, je suis très peinée. Vous auriez énoncé contre moi des accusations.

– Quelles accusations ?

– Que j'avais sciemment soulevé le cas des petits Savoyards pour vous mettre en cause près du Lieutenant de Police.

– Ah ! Ne tournez pas tout au tragique !

– Ma vie est tragique, s'écria Sabine de Castel-Morgeat.

– Alors que dirais-je de la mienne ! Asseyez-vous !

Mme de Castel-Morgeat reprit place sur le canapé tandis qu'Angélique s'asseyait à l'autre extrémité.

La femme du gouverneur militaire s'efforça au calme afin d'expliquer qu'elle n'avait jamais songé à causer le moindre tort à Mme de Peyrac. Elle avait été simplement la première à remarquer l'absence, dans le quartier où il habitait, de M. de Varange.

– Monsieur de Varange était notre voisin le plus proche avant que notre maison ne soit démolie. Nous le fréquentions peu mais j'observais les allées et venues de sa domesticité. Un temps, je lui fis observer qu'il devait envoyer ses petits laquais au catéchisme. Il me dit qu'il le ferait. Je ne sais s'il y a pensé par la suite. Les enfants sont originaires du pays de Savoie. Ils parlent à peine le français.

Un jour récent, elle avait constaté qu'il ne restait dans la demeure vide que les deux domestiques dont l'errance et l'état misérable avaient attiré son attention. Elle avait averti de ce fait étrange M. le procureur Tardieu qui lui-même en avait avisé M. Garreau d'Entremont. On découvrait alors que cela faisait des semaines et même des mois que le comte avait disparu. Quant aux enfants elle les avait tout d'abord recueillis au château Saint-Louis où ils pouvaient manger aux cuisines, puis M. Tardieu avait eu l'excellente idée de les prendre au greffe, pour le contrôle du ramonage des cheminées qui est le métier habituel des enfants savoyards. Petits et minces, se faufilant dans tous les orifices, ils accompagnaient les archers de contrôle et pouvaient témoigner prestement du bon état de nettoyage du conduit qui devait être ramoné tous les deux mois aux frais de l'habitant, sous peine d'une amende sévère. Les enfants restaient donc au greffe, entre les étalons de poids et de mesures d'après lesquels on établissait les fraudes commerciales. La gardienne du greffe les logeait et les nourrissait. Carbonnel, le greffier royal, les avait pris en charge. Il leur constituerait un petit pécule, en tant que fonctionnaires de l'État. Angélique était consciente de ne pouvoir expliquer à Sabine les vraies raisons de sa contrariété.

– Vous avez eu raison, dit-elle tout haut. Je n'ai pas mis en cause votre charité, Sabine. Je sais que vous êtes très bonne.

– Bonne, mais maladroite, ce qui revient à n'être point bonne...

Angélique ne sut que répondre.

– Il me semble, murmura Sabine de Castel-Morgeat, qu'on me tienne grief plus encore de mes actes de bonté que de mes interventions de colère ou de révolte. Comme si, en me permettant d'être bonne, je contrariais l'ordre des choses.

– Mais non ! Vous vous faites des idées.

– Pouvais-je laisser ces petits malheureux à l'abandon ? s'anima Sabine. Ils étaient d'une maigreur pitoyable. Les voisins de la Grande Allée sont pour la plupart des anciens « voyageurs » ou interprètes enrichis dans le commerce de la fourrure, et qui ont fait bâtir maison. Des gens durs à eux-mêmes et aux autres. Ils se contentaient en les voyant errer de leur jeter un quignon de pain ou de les frapper s'ils les surprenaient à rapiner dans les poulaillers. Même à Noël personne ne s'est préoccupé de savoir comment ils vivaient la fête bénie du Divin Enfant... Une fois au courant d'un tel état de choses, je ne pouvais m'en désintéresser. N'est-ce pas votre avis ?

– Mais oui ! Vous avez eu cent fois raison, répéta Angélique d'un ton si excédé et tourmenté qu'il annulait tout l'effet lénifiant de son approbation, atterrant Sabine de Castel-Morgeat et la laissant sans voix et presque sur le point d'éclater en sanglots.

– Ils ne pouvaient rester plus longtemps dans cette demeure sinistre, glaciale et humide, continuait Sabine, ils ne faisaient du feu que dans la cuisine, couchaient devant l'âtre sur un peu de paille. Monsieur Carbonnel n'est pas un mauvais homme. Le dimanche, il les emmènera manger chez lui à la table de famille. J'ai cru bien faire...

– Mais oui, vous avez bien fait. Mais taisez-vous, pour l'amour du ciel..., s'écria Angélique.

Et comme dans sa nervosité, elle tripotait l'accoudoir du canapé elle crut, à un craquement du meuble, que le mécanisme allait se mettre en marche. À la pensée qu'elle risquait de se retrouver basculant à la renverse avec Mme de Castel-Morgeat, elle éclata de rire, ce qui, pour lors, était déplacé.

Sabine se leva, blême.

– Vous vous moquez de moi !

– Je vous promets que non, affirma Angélique.

Le visage de sa visiteuse s'adoucit et elle sourit presque à son tour, en la regardant.

– Vous riez toujours !

Ç'avait été un des reproches d'Ambroisine, encore qu'Angélique ne se souvenait pas d'avoir été tellement gaie en sa présence.

– ... Je vous observe. Vous êtes gaie comme une femme qui... qui sait... qu'elle aura de l'amour quand viendra la nuit. Et qu'elle s'éveillera chaque matin, riche d'une encore nouvelle munificence, sûre d'être belle, d'être femme, d'être aimée. Et non pas s'endormant chaque soir et se réveillant chaque matin en exilée éternelle de ce paradis auquel tous les humains ont droit sur cette Terre : l'Amour.

– Qui vous empêche d'y accéder, à ce paradis ?

– Je n'attire pas l'amour.

– Parce que vous ne l'aimez point, et vous ne vous aimez point vous-même. Quelle maladresse envers la vie vous a donc poussée à vous haïr ainsi ? Savez-vous que moi que vous prétendez avoir tout reçu des fées à mon berceau, j'envie votre belle taille et votre poitrine sculpturale et vos cheveux noirs, si vous ne les cachiez point ? Vous êtes désirable, Sabine. Vos amants ne vous l'ont-ils jamais dit ?

– Des amants ! se récria-t-elle indignée. Qu'osez-vous dire ? Ah ! Je reconnais bien là la légèreté de votre morale.

– Alors, tant pis pour vous ! À vous fréquenter, je me demande si la vertu la meilleure n'est pas encore celle qui consiste à être heureux, à jouir des plaisirs de ce monde. Vous vous êtes laissé enfermer dans votre amour brisé comme dans une maladie... Vous avez voulu vous venger de l'amour en le reniant, mais maintenant c'est lui qui se venge de vous...

Sous son regard – ce regard qu'elle estimait triomphant – Sabine se sentait comme une lépreuse.

Elle se maudissait aussi de ne pouvoir jamais s'entretenir de sang-froid avec Angélique.

Chaque fois qu'elle lui parlait, elle finissait toujours par souffrir comme une damnée de regrets et de jalousie.

– On voudrait pouvoir vous haïr, murmura-t-elle.

– Il me semble que vous ne vous en privez pas, riposta Angélique. Et tout cela parce que vous prétendez que je vous ai « pris » l'homme que vous aimiez ! Que savez-vous de cet amour ?...

– Dès que je vous ai vue sur le chemin de Toulouse, atroce, j'ai su que j'avais perdu la partie parce qu'il ne pouvait échapper à un charme comme le vôtre. J'ai su que vous alliez l'enchaîner totalement, lui cet homme de goût, ce sensuel qui aimait les femmes comme de beaux objets mais qui ne s'était encore jamais rendu à aucune. Et cela était si injuste que ce fût vous, une Poitevine ! Vous, si éloignée de notre civilisation.

– Parlons-en de votre civilisation ! s'exclama Angélique qui s'enflamma. Voici des sornettes dont j'aimerais mieux le voir se détourner et qui lui ont coûté assez cher.

Angélique jeta un regard autour d'elle afin de vérifier que personne ne se trouvait à portée de voix.

– Je trouve que mon mari s'intéresse beaucoup à votre civilisation depuis que nous sommes à Québec...

– Vous ne pouvez lui demander de renier la culture des troubadours.

– Il n'y a plus de troubadours ! Cela ne vous suffit-il pas qu'il ait été torturé, condamné, et banni, sans que vous le remettiez en danger maintenant qu'il parvient, après des années, à être reconnu et peut-être réhabilité ?

– En danger ? répéta Sabine. Que voulez-vous dire ?

– Que nous ne sommes pas venus en Nouvelle-France pour donner au comte de Peyrac le loisir de comploter contre le Roi, dit précipitamment Angélique qui regrettait ses mots au fur et à mesure qu'ils lui sortaient de la bouche. Faudra-t-il que je découvre que l'injustice de notre souverain à son égard n'était pas sans fondement ?

– Que me baillez-vous là ? Vous perdez l'esprit ! Angélique, qu'allez-vous imaginer ? Nous sommes tous fidèles sujets du Roi de France.

– Je vous ai vus dans le bois rassemblés et il vous parlait en langue d'oc.

Mme de Castel-Morgeat sourit et cela irrita Angélique, car, à ce moment-là, elle se sentait très amoindrie.

– Nous nous réunissons souvent ainsi pour parler notre langue familière, celle de l'enfance et du pays, cela est doux aux exilés. Monsieur de Frontenac lui-même, qui est gascon, aime se joindre à nos colloques. Monsieur de Peyrac en nous conviant ainsi m'a rappelé de lui sa qualité la plus exquise, quoique la moins reconnue peut-être derrière son apparence parfois mordante. Il est très bon.

– Ce n'est pas vrai. Il n'est pas bon du tout. Il est même très méchant.

– Vous le connaissez peu décidément.

– Je le connais mieux que vous, il me semble. C'est mon mari ! Et tous vos souvenirs de lui n'y changeront rien, c'est moi qui suis sa femme. C'est moi qui ai pâti avec lui de sa disgrâce, et qui ai dû subir le sort des réprouvés parce que je portais son nom. Vous, vous l'aimiez parce qu'il était riche et fastueux, parce que vous vous croyiez régnant sur Toulouse, présidant les jeux floraux. Mais auriez-vous supporté de voir sa réputation, sa fortune s'effondrer ? Sa grandeur jetée à bas, ses amis se détourner de lui et vous-même livrée au plus affreux dénuement ?

– Et vous ? L'avez-vous supporté ?...

Sabine se dressait et l'affrontait, les yeux étincelants.

– ... Vous aussi vous l'aimiez parce qu'il était riche et fastueux ? Et vous n'avez pas supporté de le voir tomber de son piédestal ? Voilà ce que je sens derrière vos paroles... Vous lui en voulez toujours de l'abaissement auquel il vous a condamnée... Vous n'étiez même pas capable de souffrir avec lui et pour lui l'éclipse qu'il subissait.

Angélique se dressait à son tour.

– Sotte ! Ne vous mêlez pas de comprendre quelque chose aux sentiments ! De jurer de mon amour pour lui... On l'avait brûlé en place de Grève. Je n'ai su que plus tard que ce n'était qu'en effigie. Je l'adorais, je l'aimais, et il avait disparu à jamais. Une éclipse, dites-vous ? Vous en parlez à votre aise. Vous berciez votre petit Anne-François à l'ombre du château de Monsieur de Castel-Morgeat que vous aviez épousé par dépit, tandis que moi je pataugeais seule dans ma misère avec mes enfants en haillons...

– Qui vous dit que tout fut si facile ? Mon époux a pris fait et cause pour Monsieur de Peyrac et quand ces remous se sont calmés en Aquitaine nous avons reçu l'exil du Canada pour notre punition. C'est vous, quoique vous vous en plaigniez, qui avez reçu la meilleure part. Vous l'aviez aimé, il vous avait aimée. Être liée à un homme que l'on n'aime pas et qui vous répugne est bien la pire des misères.

– Qui vous obligeait à contraindre ainsi votre cœur et vos sens ? Vous êtes une sotte ! Une sotte ! Monsieur de Castel-Morgeat a toutes les qualités pour se faire aimer d'une femme et de bien des femmes.

– Oh, certes ! Il ne se prive pas de courir les putains !

– C'est vous qui l'avez envoyé à elles en vous refusant à lui. C'est vous qui le ridiculisiez par votre rancœur injustifiée et votre hargne. Pour moi, je le juge fort plaisant, courageux, fougueux et de bonne compagnie. J'ai beaucoup d'estime pour lui.

– Et vous vous croyez autorisée à le lui faire entendre afin de compter une victime de plus à votre tableau de chasse de séductrice ? Laissez mon mari tranquille, je vous prie !

– Et vous, de même pour le mien !

– N'est-ce pas suffisant qu'Anne-François, mon fils, se languisse pour vous d'un amour qui le ronge ? Il vous faut le père ?

– Je ne suis pas responsable des folies qui peuvent germer dans la cervelle de ce jeune homme, votre fils... Pour ma part je n'en éprouve qu'ennui... En revanche, l'intérêt qui vous fait vous pencher sur les travaux de mon fils Florimond me semble moins pur. Vous le flattez en vous intéressant à ses cartes, ses voyages, mais ne vous laissez-vous pas attirer par le jeune page-content-de-soi qui ressemble un peu trop à son père pour ne pas vous émouvoir ?

– Vous divaguez ! Je ne suis pas une dévergondée comme vous pour m'intéresser à votre fils...

– Vous m'accusez bien de séduire le vôtre ! En vérité, vous en voulez à Anne-François et vous m'en voulez parce que, en étant amoureux de moi, il vous échappe.

– Oui ! éclata Sabine avec rage. Je n'avais que lui au monde, mon fils ! À son retour des bois je ne l'ai plus reconnu. Il vous avait rencontrée à Tadoussac et il était entièrement changé. J'ai cru qu'il allait me haïr. Il s'est mis à vivre au château de Montigny, dans l'ombre de Florimond parce que c'était encore une façon de se rapprocher de vous. Ai-je commis une action si vile en m'intéressant à leur expédition commune à lui et à Florimond, afin de me rapprocher de mon fils unique ?... Ces deux garçons étaient fort contents de l'intérêt que je portais à leurs récits car la jeunesse aime parler de ses exploits et de ses travaux. Je ne pouvais supporter de perdre Anne-François tout à fait, c'était trop me demander. Sans lui il ne me restait plus rien. Pouvez-vous le comprendre ?

– Je comprends surtout que vous êtes une femme jalouse et qui vous accaparez tout le monde.

– Je vous retourne le compliment. Il ne vous sied guère de m'adresser ce reproche alors que vous n'avez cessé de drainer après vous l'amour de tous les hommes y compris les ecclésiastiques ou religieux comme Monsieur de Loménie, Chevalier de Malte.

– Vous n'êtes guère en reste là-dessus, vous non plus. Votre passion pour votre confesseur est assez connue.

– Mon confesseur ! s'écria Mme de Castel-Morgeat en portant la main à sa poitrine comme si elle allait s'évanouir. Quelle est cette nouvelle calomnie ? De quel confesseur voulez-vous parler ?

– Le très saint Père Sébastien d'Orgeval, naturellement... Vous n'allez pas nier que vous étiez folle de lui.

– Lui ! Jamais l'idée ne m'a effleurée de le regarder autrement que comme un guide de mon âme ! Comment osez-vous imaginer ?

– Je n'imagine rien ! Les manifestations de votre attachement n'ont leurré personne. Toute la ville s'en gausse...

– Vous êtes une vipère !

– Je suis franche. Je ne déguise pas sous des reniements vertueux des attachements venus du cœur et même de la chair et qui contiennent beaucoup plus de vertu à mon sens que vos hypocrisies stériles. Vous vous détruisez, Sabine, en voulant croire que nos élans d'amour ne viennent que de Satan. Car vous êtes une passionnée, une amoureuse, vous aussi...

Cette fois, Mme de Castel-Morgeat et Mme de Peyrac se quittèrent brouillées à mort. Ce n'était pas la peine de s'être réconciliées, d'une façon si éclatante et surprenante au bal de l’Épiphanie.

*****

Le monde, qui est lent à comprendre, ne s'aperçut de rien. On en restait à la réconciliation du bal de l’Épiphanie qui plaisait par son côté mystérieux qui n'avait jamais été éclairci.

Personne ne soupçonnait leur dernière querelle qui avait éclaté soudain, aussi stupide que violente, mais Angélique en gardait mauvaise conscience et Sabine était désespérée.

Dans cette même soirée, peu après le départ de Sabine, un message du chevalier de Loménie vint la distraire de ses remords. Il la conviait à partager son traîneau pour une grande promenade avec pique-nique que l'on ferait le lendemain dimanche aux chutes de Montmorency.

Pour racheter l'abandon dans lequel « ces messieurs », partis pour la Chaudière en amont du fleuve, avaient laissé « ces dames » attachées à leur piquet dans Québec, quelques-unes d'entre elles dont Mme de Mercouville et Mme de La Vaudière avaient organisé une grande partie à quelques lieues en aval. La moitié de la ville y serait. On passerait la journée au pied des chutes. On patinerait, on ferait des glissades sur le Pain de Sucre.

M. d'Arreboust avait laissé son traîneau à la disposition de M. de Loménie. Celui-ci priait donc Angélique de l'agréer comme chevalier servant. Elle s'empressa d'accepter par un mot qu'elle lui fit porter sur-le-champ. M. de Bardagne, M. de Ville d'Avray, M. de Chambly-Montauban, venus mettre leurs équipages à sa disposition, arrivèrent trop tard.

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