Chapitre 63
Dans le matin plus dur, froid et étincelant qu'une armure, les chevaux piaffaient, impatients de s'élancer dans la blancheur immaculée de la neige fraîchement tombée. Angélique s'apprêtait à monter en traîneau pour regagner Québec qui, là-bas, brillait comme une perle sur son roc.
Elle et Guillemette de Montsarrat-Béhars avaient passé une partie de la nuit à parler, Guillemette fumant sa pipe d'un tabac si rustique qu'on tombait dans une hallucination légère.
Étrange Guillemette, aux yeux bleus, si savante, et qui redevenait faible quand dans la nuit la hantait l'insupportable vision : « Regarde ! Regarde, petite sorcière ! Regarde ta mère qui brûle... »
– Mais ma mère était si bonne, disait Guillemette, tu ne peux pas savoir. Elle n'a fait que du bien, que du bien !
« Quand elle a été conduite au bûcher, elle me tenait par la main, mais c'était moi qui la guidais et la soutenais car elle était devenue folle. De tout ce qu'on lui avait fait endurer et des interrogatoires et des tortures, pour qu'elle avoue... qu'elle avoue quoi ? Qu'elle avait copule avec le Diable, qu'elle empoisonnait les enfants, qu'elle détruisait les récoltes, que sais-je encore ? J'étais petite, j'avais sept ans, mais je me suis occupée d'elle jusqu'au bout. Ses pouvoirs sont passés en moi...
Guillemette s'enveloppait de fumée. Puis elle reprenait son monologue, doucement.
– ... Ils nous haïssent... pour le bien que nous faisons plus encore que pour le mal. Parce que nous nous occupons des corps et non pas de l'âme, des beaux corps vivants, des pauvres corps malades... Pour eux, le corps n'est que péché.
– Dans chaque homme il y a toujours un prêtre.
– Les prêtres nous tueront. Ils nous brûleront. Mais ici dans mon île je suis à l'abri.
Du pied du bûcher où elle avait vu se consumer sa mère au jour où elle avait posé son pied sur ce rivage, elle ne gardait nul souvenir des pays parcourus et des actes accomplis.
Elle avait commencé de revivre, à respirer l'odeur suave qui s'exhalait des érablières au « temps des sucres » lorsque les sauvages commençaient à inciser les troncs des arbres pour en recueillir et faire bouillir la sève. Une odeur de miel inconnu, suave et amère comme celle d'un souffle dans un baiser.
Le grand calme de l'île et l'éloignement du lieu de ses douleurs l'avaient guérie du plus aigu.
Ce pays grandiose, sans passé, la rassurait. Elle regardait Québec au loin, comme un rêve, et ne lui en voulait plus.
Elle s'était abandonnée au déroulement des jours et des saisons ne lui apportant que baume, tendresse et complicité, celles de la neige et des tempêtes qui abritent, protègent. Et quand il fait beau, la folle gaieté de l'hiver dans ses couleurs gris perle, rosée ou bleu lavande.
Elle avait moins peur des Iroquois que de ses souvenirs, moins peur de la solitude que des hommes.
Elle aimait les Indiens parce que leur vue lui rappelait qu'elle était loin du Vieux Royaume.
Les femmes qu'elle soignait, le goût des plantes et de ses travaux, l'amour des beaux gars, le pouvoir de rendre heureux apaisaient sa révolte.
Angélique regardait la grande femme debout sur la rive dans le soleil, avec ses yeux étonnamment bleus et elle lui rappelait alors Mrs Williams, la grande Anglaise au village de Newchewanik. Mais tandis que la raide dame puritaine hésitait à s'offrir la folie d'une coiffe de dentelle, Guillemette s'offrait toutes les folies.
Elle pouvait galoper à travers la grande étendue blanche et sans fin. Quand viendrait le dégel, en haut-de-chausses et mitasses comme un homme, elle irait tirer sa barque de la glace des chenaux ; avec les beaux jeunes gens de l'île, hardis et vigoureux.
– Et lui ? demanda subitement Angélique. Lui, l'homme que j'aime ? Tu ne m'as pas parlé de lui.
– Je ne le connais point, répondit la sorcière.
Et elle détourna la tête avec un sourire.
– Tu devrais pourtant le deviner, il a tant de force.
– Il ne faut pas trop essayer. Il y a trop de choses autour de lui.
Elle restait songeuse à regarder vers la ville, comme sans y attacher d'importance, elle souriait d'un air indulgent.
– Tu es une femme heureuse..., murmura-t-elle.
Puis son visage s'assombrit et elle jeta comme malgré elle :
– Il ne faut pas qu'il aille à Prague !
– Prague ! répéta Angélique ahurie.
– Oui, Prague !... La ville !... Tu es ignare ?
Puis pour compenser l'inquiétude inutile qu'elle venait de faire naître, maternellement, elle lui caressa la joue, voulant effacer les ombres.
– Mignonne ! Ne crains rien !... C'est loin, loin. Et peut-être que cela ne sera pas... Et toi, sache-le, tu seras toujours la plus forte. Je le vois inscrit sur ton front. Et maintenant va, Angélique-la-Belle !...
*****
À Québec Angélique apprit avec déception que M. de Peyrac était à Sillery.
Euphrosine Delpech, à guetter aux abords du château de Montigny la sortie de Mme de Castel-Morgeat qu'elle avait vue s'y engouffrer dans un état proche de l'hystérie, fut punie de sa démarche malveillante car elle eut le nez gelé.
Fort marrie, et après avoir consulté le médecin, les voisins et les sœurs de l'Hôtel-Dieu qui hochèrent la tête, elle se décida à se rendre chez Mme de Peyrac car elle avait, disait-on, des « remèdes magiques ».
Celle-ci venait de revenir de sa visite chez la sorcière de l'île d'Orléans, ce qui augmentait encore l'espoir d'Euphrosine de trouver un remède à ses maux. Son nez avait doublé de volume et présentait une variété de couleurs que n'aurait point désavouée la palette de Frère Luc : bleu, rouge, jaune, vert, violet.
Pour des raisons qu'elle gardait pour elle seule pour l'instant et qui lui étaient inspirées par les réflexions qu'elle s'était faites durant cette très longue visite que Mme de Castel-Morgeat avait rendue au comte de Peyrac et des déductions qu'elle en avait tirées, surtout après avoir vu le visage illuminé de la visiteuse lorsque celle-ci avait quitté le manoir, la demoiselle Delpech était très gênée de se présenter en face de Mme de Peyrac, et elle y aurait renoncé si elle n'avait pas eu si peur de perdre ce précieux appendice que tout humain porte au milieu du visage.
– Comment avez-vous pu vous laisser prendre ainsi par le gel, vous, une Canadienne ? s'étonna Angélique.
– Le soleil brillait et je me suis persuadée de sa tiédeur. Aussi suis-je restée un bon moment immobile sans y penser.
« Elle devait être en train de surveiller un voisin et a préféré se laisser brûler par la bise que de ne pas pouvoir satisfaire sa curiosité », pensa Angélique qui avait des antennes et connaissait la dame.
Des deux côtés de l'emplâtre qu'elle lui faisait maintenir sur son visage, les petits yeux de la commère l'examinaient, ne notaient qu'une tranquille assurance dans son maintien, et sur ses traits la sérénité animée qui en faisait le charme. Les traits d'Angélique se crispaient rarement : colère, joie se révélaient chez elle par l'expression des lèvres et l'intensité des yeux, leur éclat ou leur douceur. Tandis qu'une onde passait sur elle, ombre ou clarté, de joie ou de déplaisir.
Euphrosine nota pourtant un mouvement des blonds sourcils qui paraissait atténuer son habituelle expression ouverte et aimable.
– Euphrosine, ma chère, dit Angélique, vous qui savez tout mieux que la gazette du pays, pouvez-vous me dire ce qu'il en est de cette histoire de Sabine de Castel-Morgeat avec mon mari ?
S'il ne l'avait été déjà le visage d'Euphrosine Delpech serait passé par toutes les couleurs sous son masque. Mais ce n'était pas ce qu'elle croyait.
Par Janine Gonfarel, tandis qu'elle était à l'île d'Orléans, Angélique savait qu'on était venu chercher M. de Castel-Morgeat à l'auberge, l'appelant au duel contre M. de Peyrac qui, paraît-il, avait frappé l'épouse du lieutenant des armées royales en Amérique.
– Ce bruit absurde vient à peine de me parvenir aux oreilles et il y a eu, je m'en doute, quelque incident qui lui a donné naissance, mais de quelle sorte ? Je ne sais car je vous l'avoue je ne vois pas mon mari lever la main sur une femme, si insupportable qu'elle soit.
La honte s'empara d'elle, et voyant qu'elle était sur le point de commettre encore un de ces péchés de médisance pour la pénitence desquels son confesseur lui donnait des aunes de chapelets à réciter, elle rougit ce qui augmenta ses douleurs et se mit à pleurer.
– Souffrez-vous beaucoup ? s'enquit Angélique.
Et comme Euphrosine secouait négativement la tête.
– Alors pourquoi pleurez-vous ?
– Parce que je ne suis pas une bonne femme, répondit la Delpech entre deux reniflements laborieux. Non, je ne suis vraiment pas bonne, et croyez que je le regrette. Vous êtes mille fois meilleure que moi, Madame, quoi qu'on en dise, et vous ne méritez point le mal qu'on vous veut, ni les trahisons dont on vous afflige. Pardonnez-moi, Madame, je vous prie. Pardonnez-moi, je vous le demande humblement.
Les protestations d'Euphrosine Delpech qui partit, un pot d'onguent sous le bras et noyée dans les larmes que lui faisait verser un mystérieux repentir, laissaient à Angélique une impression douteuse. S'il était déplaisant de passer pour une diablesse, il ne lui agréait pas non plus de passer pour une sainte. Qu'était-il donc arrivé en son absence, pourtant courte, qui mêlait l'incorrigible Sabine à leurs noms ? M. de Castel-Morgeat s'était-il battu en duel avec Joffrey de Peyrac ? Personne n'en parlait.
Elle se rendit au château Saint-Louis avec l'intention d'encourager Sabine à prendre des « simples » qu'elle rapportait de chez Guillemette et ainsi elle serait peut-être renseignée car l'impulsive Sabine ne savait rien dissimuler de ses émotions.
On lui dit que Mme de Castel-Morgeat était à l'église. Elle la rencontra sur le parvis et aussitôt son regard nota l'ecchymose qu'elle portait à la tempe.
– Que vous êtes-vous fait là ? demanda Angélique, après qu'elles eurent échangé des salutations banales.
Sabine ne broncha pas.
– Oh ! Cela ! dit-elle en portant un doigt à la blessure. Ce n'est rien, je me suis heurtée à l'angle d'un meuble.
Elle eut ce sourire trop rare qui la rendait belle en effaçant les plis d'amertume aux coins de sa bouche.
– ... Vous n'ignorez pas ma maladresse...
La voyant l'humeur accessible, Angélique lui remit le petit sachet que lui envoyait Mme de Montsarrat-Béhars.
– On raconte bien des choses sur elle, mais c'est une personne de cœur et fort savante, croyez-moi.
– Si vous la recommandez, je ne saurais penser autrement... Votre avis ne me surprend pas. Je sais que ceux qui la vouent au bûcher sont souvent les premiers à venir lui demander secours...
Elle prit le sachet que lui tendait Angélique.
– Votre bonté me touche, Angélique. Il n'y a pas au monde deux femmes comme vous.
– Elle est tout à fait transformée, lui dit peu après Mme de Mercouville. Les médecines que vous avez réussi à lui conseiller y sont peut-être pour quelque chose, mais je crois connaître le fin mot de cette conversion. J'ai tout su par le valet de M. de Frontenac. Il paraît qu'il y a eu une dispute terrible entre les deux époux... c'était la nuit de la tempête qui vous a retenue à l'île d'Orléans. Ils n'en étaient pas, certes, à leur première querelle et nous sommes accoutumés à voir Sabine nous revenir portant au visage les marques de ce brutal mais cette fois, et j'ai le témoignage du domestique, il y a eu réconciliation et réconciliation sur l'oreiller, qui est, vous n'en disconviendrez pas, la meilleure façon, quoi qu'en disent nos confesseurs. Et cela dure ! C'est un miracle ! Les dames de la Sainte-Famille et moi-même avions promis une neuvaine et vingt cierges à brûler au sanctuaire de Sainte-Anne-de-Beaupré si Sabine sortait du terrible état dans lequel elle se trouvait. Voyez, ajouta la pétulante et fervente Mme de Mercouville, à quel point le ciel se montre clément avec nous. Tout lui est bon et même les transports coupables de l'amour lorsqu'il s'agit de sauver une âme humaine !...
L'explication de Mme de Mercouville calma les appréhensions incertaines d'Angélique. En revanche, avait dit Mme de Mercouville, un sacrifice leur était demandé à toutes : il fallait renoncer à monter une pièce de théâtre pour la mi-carême. On avait trop atermoyé, l'évêque était trop réticent car ces festivités tombaient avec celles de la Saint-Joseph, patron de la Nouvelle-France et qu'il craignait de ne pas voir honorer assez solennellement et religieusement. Et puis... Il faisait trop froid, trop froid... Et ce froid ne fit qu'augmenter dans les jours qui suivirent. Aux plus actifs, les déplacements coûtaient mille morts, et les femmes craignaient de voir la peau de leur visage éclater sous le gel comme le bois des arbres dans les forêts.
Les chutes de Montmorency s'étaient arrêtées de couler. Tout à fait gelées. Le corps de Martin d'Argenteuil devait avoir été broyé derrière ces colonnades de glace.
M. de La Ferté avait dit que son écuyer était malade. Ce qui laissait tout le monde indifférent. À part Mlle d'Hourredanne qui blêmit : le mal napolitain !
– Par grâce ! Ne le soignez pas, supplia-t-elle Angélique.
Piksarett était absent. Il avait quitté la ville disant qu'il allait consulter un célèbre « jongleur », ainsi nommait-on les chamans indiens qui avaient le don d'interpréter les songes.
Le froid dura. On s'encapuchonnait aussi serré que des cocons et les rues étaient peuplées d'aveugles qui se heurtaient partout pouvant à peine risquer un œil pleurard dans la fente de leurs capuches.
Honorine pensait au chien des Banistère et tendait des bras suppliants vers Angélique.
– Va le délivrer ! Va le délivrer !
– Les chiens résistent au froid !
– Pas lui, il est trop bête et trop maigre.
– La dernière tempête l'achèvera, annonçait Adhémar sinistre.
L'absence d'Honorine qui, dans la journée, était à l'école, donnait à Yolande plus de liberté et les dames ursulines avaient accepté de prendre aussi Chérubin qui s'ennuyait. Car elles recevaient à l'occasion quelques tout petits garçons de moins de six ans. Yolande avait mis à profit ses heures de liberté pour rencontrer ses compatriotes acadiens. Et Adhémar trouvait qu'elle prenait bien fréquemment le chemin de la rue Saint-Jean où ils se retrouvaient entre eux dans une grande auberge-caravansérail à l'enseigne de la Baie Française. Adhémar se sentait exclu et se demandait s'il n'avait pas, par une conduite trop respectueuse et qu'elle avait pu juger timorée, déçu les espérances de la solide fille de Marcelline.
Il retrouvait ses peurs irraisonnées et ses rêves prémonitoires, de préférence sinistres.
– Comment peut-on savoir que c'est la dernière tempête ?
– Parce qu'elle est la plus terrible, m'ont dit les gens d'ici, on la reconnaît aux ravages qu'elle cause.
Angélique n'avait pas revu Joffrey à son retour de l'île d'Orléans et cela faisait près de quatre jours.
On le disait à Sillery.
Il était bien souvent à Sillery. Et Angélique ne poussait pas la sottise à penser qu'une de ces dames, et surtout Bérengère, pût le rejoindre dans ces forts inconfortables, mais ces absences ne marquaient-elles pas une désaffection ? Avait-il été mécontent de son escapade à l'île d'Orléans ? Voilà qui serait fort. Ou la « querelle d'Aquitaine » laissait-elle plus de séquelles qu'il ne l'affirmait ? Quand elle pensait au « recul », elle éprouvait un petit choc, mais chassait très vite cette subtile inquiétude.
Barssempuy vint avec quelques hommes s'informer de son confort. Le comte lui en avait donné consigne. Le temps de venir du château de Montigny à la maison de Ville d'Avray réclamait de l'héroïsme. La bise les avait transformés en pantins de bois.
Eloi distribua son plus fort alcool.
M. de Peyrac était toujours à Sillery.
– Il est souvent à Sillery, dit Angélique avec rancune.
– Les hommes en garnison dans nos forts ont besoin de le voir aussi.
Le temps s'adoucit enfin et quand le dimanche vint, le soleil réchauffa quelques heures. Angélique était tracassée par l'idée de la coquette Bérangère tournant autour de Joffrey, guettant son retour et l'attendant, au moins avec autant d'impatience qu'elle.
Dans la maison, elle croisa Cantor qui, sa guitare sous le bras, se rendait au château de Montigny afin d'y chanter quelques chansons du Languedoc à la compagnie.
– Alors, toi aussi, tu vas à ces assemblées de Gascons ? lui dit-elle.
Il la regarda avec surprise et un brin de morgue.
– Mais je suis cadet de la maison de Peyrac, ma mère. Moi aussi, je suis d'Aquitaine.
Ce qui était l'évidence même.
Ce n'était pas parce qu'il rappelait à Angélique ses frères, les Sancé de Monteloup qui étaient poitevins, qu'il n'en avait pas dans les veines le sang de ce brun Méridional, grand seigneur de Toulouse, son père.
Un petit incident acheva de lui mettre les nerfs à fleur de peau.
Honorine était à la maison, ce dimanche-là.
– Viens, lui dit Angélique. Laissons les petits seigneurs d'Aquitaine et leur père à leurs assemblées. Nous qui sommes des Poitevines, allons nous promener dans la forêt.
Le soleil brillait et il faisait un « froid magnifique ». Dès qu'elle se vit marchant, tenant la main d'Honorine sur le sentier de neige durcie qui s'enfonçait à travers bois derrière la ville, Angélique retrouva sa bonne humeur.
Sa première intention était de se rendre aux récollets. Jolie promenade. Mais à quoi bon ? La porte, en Carême, lui resterait fermée. Chez Suzanne ? Par les hauteurs ?... Bientôt elle comprit qu'elle avait dépassé la banlieue et se trouvait assez loin « hors des murs » de ce Québec qui n'avait point de murs, mais seulement quelques bastions de bois veillant aux points stratégiques. Marcher dans l'air pur et froid qui rendait la neige si dure que les sentiers tracés devenaient accessibles sans raquettes leur faisait du bien. Angélique oubliait l'absence de Peyrac et la conduite insolente de Bérengère, qui y avait peut-être contribué. Elles avançaient vers les bois qui se faisaient de plus en plus serrés. C'était un mouvement naturel lorsqu'on voulait s'évader de Québec et se donner l'illusion d'aller et de venir librement, que de tourner le dos au fleuve et, lorsqu'on habitait la Haute-Ville, on piquait droit, en suivant la crête du cap vers ce nord-ouest, domaine du couchant pourpre au creux duquel s'alanguissaient les Laurentides. Cette piste, par les piétinements qu'elles y voyaient, semblait fort suivie surtout ce jour-là.
Entre les arbres, elles aperçurent la silhouette furtive du greffier Carbonnel, seul, et portant un grand parapluie de toile gommée. Se voyant reconnu, il les rejoignit sur le sentier. Il paraissait embarrassé et crut devoir leur expliquer qu'il profitait du dimanche pour aller arpenter des concessions nouvellement distribuées sur Lorette et les îles Vertes.
Avait-on seulement planté les bornes ? Tracé les clôtures ? Respecté le passage pour le chemin du Roi ?
Pourquoi le greffier se croyait-il obligé de lui fournir tant d'explications ? Dimanche, il est vrai, montrait les gens sous un autre aspect. On découvrait d'eux des manies imprévues. Il avait pris son parapluie parce qu'il détestait recevoir dans le visage la poudrerie de la neige que soufflait le vent.
– Mais vous n'êtes pas vêtu ! lui dit-elle.
Car il se promenait en redingote de solide lainage mais sans manteau. À quoi il répondit que, tout greffier qu'il était, il ne s'en reconnaissait pas moins canadien de souche, c'est-à-dire endurci de naissance aux températures les plus basses.
Elle le pria de ne pas se retarder pour elles et comme il marchait très rapidement, il eut bientôt disparu à un tournant.
Une brume légère commença de sourdre cachant peu à peu les pieds des arbres. Elles traversèrent une esplanade plantée de courtes épinettes et de petits mélèzes mauves et gris. L'air était pur encore et le soleil imprégnait la brume qui comme un halo s'élevait ras du sol et montait. Un homme qui sortait des arbres de l'autre côté de la clairière était plongé dans ce brouillard jusqu'à mi-cuisse. Il donnait l'impression d'avancer comme s'il marchait dans une eau lumineuse. Il prit de biais la clairière pour se diriger droit vers le sentier et comme il s'approchait, Angélique reconnut le Bougre Rouge.
Elle s'arrêta. Le lieu était désert. Il y avait beau temps qu'Angélique avait cessé d'accrocher un ou deux pistolets à sa ceinture. On ne s'introduit pas, dans les salons d'une ville raffinée, harnachée comme un corsaire. Le Bougre Rouge, lui, armé d'un épieu et d'une arbalète, revenait de la chasse. Il avait tué un loup dont il portait le cadavre en travers des épaules. Il avançait en se dandinant car il était chaussé de raquettes et le poids du loup qui était une bête de grande taille ralentissait sa marche. Manifestement, l'ayant aperçue, il voulait la joindre. Et puisqu'elle aussi méditait de lui rendre visite à brève échéance, autant l'attendre.
Vu de près, il paraissait plus court, plus trapu qu'elle ne l'avait cru. Un petit homme aux allures de coureur des bois dans son justaucorps de peau de caribou, le bonnet de laine rouge enfoncé jusqu'aux yeux, arrêté à quelques pas, il posait sur elle un regard perspicace et tranquille et un silence prolongé tint lieu de préliminaires.
Ce fut Angélique qui parla la première.
– Pourquoi avez-vous jeté une pierre à mon chat le jour de l'arrivée de notre flotte ?
– Les chats sont des bêtes magiques et l'on vous avait annoncés dangereux. J'ai voulu voir.
– Et qu'avez-vous vu ?
– La pierre a dévié. Le chat a un esprit.
Il eut une moue ironique de ses lèvres minces, qui constatait, approuvait.
– Voulez-vous une dent de loup ? Des poils de son museau ? On fait de bons charmes avec cela...
– Compère, vous ne m'aurez pas si facilement. J'ai encore une question à vous poser. Vous avez dit à Monsieur de Saint-Edme, car c'est lui qui me l'a rapporté, que j'avais tué le comte de Varange ?
– N'est-ce pas vrai ?
Les petits yeux brillants se vrillaient dans les siens. Devant l'extra-lucidité de ce regard, elle retenait encore sa question spontanée qui l'aurait fait ricaner : « Comment l'avez-vous su ? Qui vous l'a dit ? » Personne ne le lui avait dit. Il l'avait su par l'autorité d'une très vieille science dont les pouvoirs ne pouvaient être méconnus. Ils restèrent à se regarder sans broncher un long temps. Elle dit tout à coup :
– Que lui aviez-vous montré dans le miroir magique ?
– Ce qu'il voulait savoir. C'était une opération simple, mais il n'était pas assez fort pour la poursuivre jusqu'au bout.
Malgré le poids de ses armes et de sa capture, il ébaucha un mouvement d'épaules dédaigneux.
– ... Ceux qui viennent au jour d'aujourd'hui, nous embrouillent. Ils veulent s'asservir Satan comme on passerait contrat avec un engagé. Ce n'est pas si simple et vous le savez. Il a voulu user de ce qu'il avait appris pour perpétrer une vengeance grossière, un guet-apens ! Avec des armes... Peuh ! Toutes ces erreurs se sont retournées contre lui... C'était fatal ! Et il vous a trouvée sur son chemin, vous qui êtes née pour dénoncer l'imposture.
Son regard d'eau étincelant la traversait.
– ... Nous pourrions faire alliance, dit-il.
– Contre qui ?
– Maman ! J'ai froid aux pieds, s'écria Honorine.
Elle en avait assez de ces haltes et de ces conciliabules oiseux. Tout à l'heure avec l'homme au parapluie, maintenant, l'homme à l'arbalète... Si cela continuait, l'on n'arriverait jamais. Où ? Elle ne savait pas, mais elle voulait marcher. Sans compter ce pauvre loup, à la langue rouge pendante, qui la regardait d'un œil à demi fermé et qui lui navrait le cœur. Elle tirait de toutes ses forces pour entraîner Angélique.
– Venez me voir dans ma cambuse, dit le Bougre Rouge, je vous montrerai des livres...
Cet allié inattendu compensait une impression d'échec qui paraissait annoncer que sa chance tournait. Elle continua de marcher ainsi à l'aventure et s'enfonça dans le bois. Et de tenir la main de l'enfant ajoutait à son entrain. Il fallait vivre pour cette jeune vie.
« Tu es née et tu dois vivre, petite fille. Je t'emmènerai, nous te bâtirons un royaume. Tu auras un destin heureux. »
« On aime à combler l'innocence », avait dit Loménie.
On aime à la défendre aussi. Une main d'enfant dans une main d'adulte oblige à la grandeur.
« Tu m'as tant donné déjà, petit cœur. »
– Je n'ai pas pris mon arc et mes flèches, dit tout à coup Honorine.
La brume au sol s'était dissipée. Ce n'avait été que le temps de traverser un espace sans doute marécageux. Dans les branches dépouillées des arbres, on ne sentait que le mouvement des petits animaux à fourrure, pilleurs de poulaillers aux dents aiguës, qui se glissaient l'hiver dans les étables et les greniers.
Une martre fila le long d'un tronc et leur montra entre deux branches sa petite face plate et triangulaire. Dans l'ombre étincelaient ses yeux verts. Un farfadet !
Elles montèrent une côte où la neige était peu épaisse et le roc affleurait soutaché de lichens jaunes. Puis le brouillard revint, descendit du sommet et elles entendirent de la musique. À mesure qu'elles avançaient, la ritournelle se faisait plus fournie et plus entraînante, comme si des esprits invisibles s'amusaient à danser la bourrée et le rigodon au fond des bois. Attirées, elles quittèrent le sentier pour marcher dans cette direction et rejoignirent bientôt un chemin mieux tracé qui, au bout de quelques pas, les ramena devant un étang gelé, traversé de pistes. De l'autre côté de l'étang se dressaient quelques tipis et wigwams d'écorce et, dans le fond d'une clairière, une grande habitation devant laquelle des musiciens d'instruments campagnards, violes et violons, vielles à rouet faisaient sauter quelques couples forts joyeux. Une femme les aperçut et leur fit signe.
– Hé ! Venez donc ! On va chez les Berrichons ! Ils ont eu des viandes et de la volaille et invitent qui voudra.
Reconnaissant Angélique comme elle s'approchait, quelqu'un lui dit :
– Oh ! Madame, vous ne nous dénoncerez pas à Monseigneur l’Évêque. Il faut bien s'ébaudir un peu le dimanche, Carême ou pas.
*****
La grande salle-cuisine de l'habitation était déjà comble et parfumée d'odeurs délectables. Les musiciens furent acclamés. On les attendait avec impatience et l'on commença à dégager une partie de la salle pour danser. Beaucoup de fumée de tabac, de bruits de cornets de dés. Et Angélique aperçut le greffier Carbonnel, attablé une serviette au cou, devant une tranche de bœuf juteuse. Elle comprit pourquoi il avait paru embarrassé en la rencontrant. Cet ardent défenseur de la loi se rendait furtivement à de coupables agapes. Hors l'agglomération sanctifiée de Québec, rompre le jeûne était-il un péché ? On pouvait se le demander. Privés de tous plaisirs et soigneusement surveillés par un personnel ecclésiastique nombreux et rigoureux, bien des Québécois avaient pris l'habitude d'aller faire ripaille chez l'habitant. On se passait le mot, on s'indiquait la bonne adressé. L'hôte, assez courageux pour braver les interdits et pour transformer sa maison isolée en auberge d'un jour, était récompensé de diverses manières : avantages administratifs ou financiers. La meilleure récompense était d'avoir encore trompé la longueur de l'hiver par une joyeuse journée de rencontre. Honorine était ravie.
– Moi aussi, je veux danser. Tu vas toujours danser sans moi.
La maîtresse de maison s'appelait Solange. Elle vint converser avec Angélique. Leur famille était du Berri et leur patois avait des consonances avec ceux des régions de l'Ouest. Elle proposa des ortolans qu'elle venait de sortir de leurs pots de grès et de rôtir avec des navets.
Angélique et sa fille se restaurèrent de bon cœur. Mais Angélique souhaitait ne pas s'attarder. Elle sentit un regard sur elle. Un soldat, dans un coin, l'observait. Il détourna vivement ses yeux luisants. Il jouait aux cartes avec d'autres soldats comme lui, mal rasés. Soldats, on ne les reconnaissait qu'à leurs uniformes plus ou moins accommodés à la façon indienne, mais dont ils conservaient le justaucorps gris-blanc et devenu plus gris que blanc, du régiment de Carignan-Salière, et le feutre brodé d'un galon déteint de passementerie, qu'ils se plantaient sur l'occiput, par-dessus un bonnet de laine. C'étaient à coup sûr des déserteurs qui, après s'être « habitués avec les sauvages », comme l'on disait, se rapprochaient des habitations l'hiver pour troquer des fourrures et retrouver un peu de civilisation originelle. Mais celui-ci lui parut, quoique négligé, différent, moins crasseux, moins grossier. Il avait un regard inquiet et lorsqu'il croisa le sien elle y lut de la peur.
L'idée lui vint qu'il s'agissait du soldat que recherchait Garreau, celui qui avait fait les conjurations sur le crucifix, dans la séance de magie.
Elle ne voulait pas non plus troubler plus longtemps la digestion de Nicolas Carbonnel qui avait longue mine en la reconnaissant. Elle lui adressa en se levant un sourire rassurant, mais elle n'en pensait pas moins que ce petit secret entre elle et lui pourrait le rendre un jour un peu plus souple dans l'application de ses ordonnances.
*****
Elles reprirent le sentier qu'elles avaient suivi à l'allée. Honorine était très contente. Elle aimait les réunions enfumées et bruyantes qui lui rappelaient le fort de Wapassou.
Pour Angélique, cet intermède avait rempli son but. Elle avait oublié les raisons de son impatience et, par échappées, apercevait au loin les hauts de la ville. Les clochers de la ville entr'aperçus au flanc du Cap commençaient de dorer dans le lointain et lui envoyaient par bouffées des appels de cloches. Il n'était pas tard. Le ciel restait blanc à son zénith : une nacre. Mais par moments l'ombre s'épaississait sous une longue voûte de branches refermées et elle fut saisie de la peur du bois. En se retournant pour observer la marche du soleil entre les branches, elle crut distinguer une silhouette qui suivait le même sentier. Quelqu'un revenant de chez les Berrichons, sans doute.
Elle était impatiente d'arriver à la clairière où elle avait rencontré le Bougre Rouge. Quelques minutes de marche suffiraient ensuite pour atteindre la petite maison rassurante du marquis. Toutes deux, elles se déchausseraient, se frotteraient les pieds et les mains devant le feu, puis se changeraient et se mettraient en tenue de ville pour se rendre chez Mlle d'Hourredanne.
Elle se retourna encore. Dans la lumière filtrant des branches l'homme se rapprochait. C'était le soldat qui avait croisé son regard dans la grande salle des Berrichons.
Lorsque l'on commence à interpréter les faits comme relevant d'une possible action maléfique, tout s'y rapporte et l'on ne voit plus que la logique des coïncidences, claire à votre interprétation, invisible aux autres. Piège où l'on se débat seul, parce que seul à comprendre et à voir.
– Pourquoi marches-tu si vite, Maman ? se plaignit Honorine.
Angélique la prit dans ses bras.
La clairière était en vue. Maintenant, elle était certaine que c'était elle que le soldat suivait et s'efforçait de rejoindre. En se retournant, elle captait, bien qu'à distance encore, son regard qu'elle sentait faux et méchant. Elle le perdit de vue en traversant l'espace découvert, mais elle n'était pas arrivée à l'autre extrémité qu'il surgissait de nouveau.
Cependant les premières maisons n'étaient plus loin. Comme elle allait franchir un dernier boqueteau clairsemé, une silhouette massive s'interposa devant elle, éclaircie de face par le soleil qui. commençait à décliner. Eustache Banistère se tenait en travers du chemin aussi grand et sombre qu'un ours.
Angélique s'arrêta, se retourna vers son poursuivant. Elle tenait Honorine ferme dans ses bras et son regard alla du massif individu au soldat qui se rapprochait, scrutant l'un et l'autre, cherchant à deviner leurs intentions.
– Bonsoir, voisin, dit Angélique s'adressant à Banistère d'un ton confiant.
Il ne la regarda même pas.
– Que veux-tu, toi, demanda-t-il au soldat qui l'apercevant s'était arrêté, indécis.
– Et toi que veux-tu ? répliqua l'autre, s'efforçant à l'insolence.
– Réponds, toi ! grommela Banistère en se renfrognant plus encore.
– Écoute, Banistère, dit le soldat affectant de lui parler d'un air complice. Elle sait trop de choses sur nous. Voilà ce qu'« ils » m'ont dit... Parce qu'elle est sorcière ou magicienne.
– Veux-tu dire qu'« ils » t'ont payé pour nuire à cette dame ? Voilà pourquoi tu viens traîner ta casaque par ici, La Tour ?
– Elle peut nous conduire au gibet, voilà ce qu'« ils » disent parce qu'elle tient l'évêque, le gouverneur et l'intendant.
Comme il chuintait entre ses dents gâtées, brunies par le tabac, ce qu'il disait était assez inintelligible et Angélique qui en attrapait péniblement quelques bribes se demandait avec un mélange d'incrédulité et d'inquiétude si c'était bien d'elle qu'on parlait.
– Aide-moi, Banistère, insistait l'homme. Tu y as autant d'intérêt que moi... Je te promets. On partagera le butin... Et, s'il y a des écus, on partagera pour tes procès.
Le géant resta si longuement silencieux, immobile et impassible, qu'on pouvait se demander si les trois silhouettes qui se tenaient à l'orée du bois et dont l'une portait un enfant et qui se détachaient en sombre comme des statues de bronze sur la clarté du ciel, ne venaient pas de geler sur pied d'un seul coup.
« Ce qui ne tarderait pas à arriver », se dit Angélique frigorifiée.
L'un de ces deux brutaux avait l'intention de lui faire un mauvais parti à deux pas de Québec et pourquoi ? Et pour qui ? Et comme elle savait obscurément les réponses elle ne bougeait pas non plus. Québec proche ne signifiait pas le secours. La vie, la mort se côtoyaient et chacun vivait son destin dans le secret.
Au même instant, le soldat, impatient, ébaucha un mouvement en avant. Banistère le cloua sur place d'un seul grognement mauvais.
– Bouge pas !
Puis il eut un geste bref et sans appel du menton.
– ... Retourne d'où tu viens, La Tour. Et plus loin encore si possible...
– Tu es fou, Banistère... Tu sais ce que tu risques ? Pourquoi la défends-tu ?
– C'est ma voisine, répondit Banistère comme il aurait dit : c'est ma cousine, reconnaissant à ce lien des obligations inaliénables de se prêter assistance.
La clarté dorée du ciel derrière eux accentuait l'imprécis de leurs ombres respectives. On n'y voyait luire que les yeux. Mais Eustache Banistère n'en perçut pas moins le mouvement de la main de La Tour vers l'entrebâillement de sa casaque. D'un coup de pied il cueillit cette main, ne lui laissant pas le temps de révéler si elle comptait se saisir d'un pistolet ou d'un couteau. Puis attrapant le bonhomme par la nuque, il lui fit craquer les os, le rossa de trois coups de poing puis le lâcha en le projetant au loin, en direction de la forêt. L'autre se rattrapa tant bien que mal. Il n'était pas mort. Il n'avait pu pousser que quelques râles et reprenait souffle avec peine. On aurait dit qu'il ne savait plus que faire de ses bras.
– Je t'ai laissé tes jambes, dit le colosse, pour que tu puisses filer plus vite. Sinon on aurait dû te conduire à l'Hôtel-Dieu et le Ronchon aurait vite été au pied de ton lit...
– Ça ne t'aurait pas plus arrangé, cornard ! Ton compte est bon, à toi aussi !
Mais prudemment le soldat s'éloignait en claudiquant.
– Qu'est-ce qui t'a pris, Banistère ?
Son timbre rauque se perdit, tandis que l'ombre des bois happait sa silhouette, trébuchante.
Ayant retrouvé mouvement et déposé Honorine à terre, Angélique s'avança pour remercier Banistère de lui avoir assuré sa protection. Mais il leva une main large comme un battoir.
– C'est pas pour vous !... J'allais relever des pièges, j'ai rencontré le Bougre Rouge qui m'a dit : un danger attend la dame par là. Tiens-toi à cet endroit et arrange-toi pour qu'il ne lui arrive pas malheur. Faut jamais désobéir à un sorcier...
Puis il la précéda et elle marcha derrière lui, avec l'enfant, jusqu'aux abords de leurs demeures.
En apercevant le raidillon qui conduisait aux cours sur l'arrière de la maison et de la chaumière, Honorine s'élança appelant ses amis. Elle était ravie de sa promenade. Angélique moins.
– Méfiez-vous, dit Banistère avant de les quitter, « ils » veulent votre perte.
Les « ils », dont Banistère et le soldat parlaient, devaient être les amis de Vivonne : Saint-Edme, Bessart, et le duc lui-même, une fois de plus mêlé à leurs manigances d'apprentis sorciers. Avec une science insuffisante, rien n'était plus dangereux que de pénétrer dans le domaine maléfique. La désobéissance, la maladresse du conjurateur n'étaient pas seulement payées de l'échec, mais de maux indicibles qui se retournaient contre lui. L'opération magique à laquelle s'était livré Varange semblait destinée à entraîner une avalanche de cadavres. Il était notable qu'au centre de presque toutes les manipulations de magie noire on trouvait l'animal ou l'enfant immolé comme symbole d'innocence pour satisfaire le dieu cruel des Ténèbres.
Le seul initié, le Bougre Rouge, n'en était pas pour autant un être rassurant. Elle ne devait pas oublier qu'il avait aidé le comte de Varange à savoir ce qu'il était advenu d'Ambroisine par l'intervention du diable. Comme Angélique quittait la cour des Banistère le chien maigre sous l'arbre la regardait, et il paraissait de plus en plus amaigri avec un regard de plus en plus éteint dans le buisson d'aiguilles de glace de ses poils.
Elle rentra chez elle, oppressée d'un poids terrible.
Honorine était déjà dans un baquet d'eau chaude avec Chérubin et pérorait tandis que Yolande l'étrillait énergiquement.
– J'ai passé une très belle journée. J'ai mangé des ortolans et j'ai dansé.
– En Carême ! s'exclamait Yolande.
– Veillez bien sur elle, dit Angélique. Veillez bien sur les enfants... Et remettez-leur au cou les images de Monsieur de Loménie.
– Le chat ? Où est le chat ?
Elle le chercha de la cave au grenier et, ne le trouvant pas, se persuada qu'elle était arrivée trop tard. « Ils » s'étaient emparés de lui et étaient en train de l'écorcher vif pour l'offrir au démon.
Elle jeta un manteau sur ses épaules.
– Je sors, lança-t-elle à la cantonade.
– Maman, cria Honorine, n'oublie pas que nous allons ce soir écouter l'histoire de la princesse de Clèves.
Comme elle se dirigeait vers la porte, Angélique aperçut le chat, dans les hauteurs, perché sur une tablette, à côté d'un crucifix et suivant ses allées et venues d'un regard olympien.
– Tu m'as fait une belle peur, petit pendard !
Puisqu'elle était sur le point de sortir elle décida d'aller jusqu'à la Prévôté. En chemin elle se souvint que c'était le dimanche du mois que M. Garreau d'Entremont consacrait à sa dévotion particulière de saint Michel Archange. Elle entra dans la cathédrale et trouva le lieutenant de Police en prière à l'écart. Quelle lumière demandait-il au ciel et pour éclairer quelle lanterne ?... Était-ce la grâce de déceler le Mal qu'il devait pourfendre sous des masques souvent bien trompeurs ?
La tâche avait été plus simple pour l'archange saint Michel dont la petite statue de bois peint dominait, posée sur un socle de pierre, au-dessus d'un plateau de cierges. Le dragon représentant Lucifer était suffisamment hideux pour qu'il fût terrassé de bon cœur. Mais Angélique estima qu'on avait peint le monstre encore d'un trop beau vert.
Avertissant M. d'Entremont qu'elle avait à lui faire une communication urgente, elle l'entraîna sur le parvis. Elle pouvait, lui dit-elle, lui indiquer où trouver le soldat La Tour qui avait fait la conjuration sur le crucifix dans l'affaire Varange. Il avait parlé devant elle et, se devinant surpris, il avait essayé de lui faire un mauvais parti. Quelqu'un était intervenu à temps. L'homme était blessé et ne pouvait être allé bien loin. On le trouverait chez les Berrichons ou dans les parages.
Il nommerait sans difficulté ceux qui le payaient pour toutes sortes de manigances et de conjurations criminelles, les amis de ce Varange, dont ce Saint-Edme qui avait répandu des calomnies absurdes sur elle, un baron de Bessart, leur valet à la parfaite mine de bandit un nommé La Corne.
– Vous devriez les arrêter, au moins les mettre sous surveillance car ils sont dangereux.
– Mais ces gens appartiennent à la maison du duc de La Ferté, il me semble, émit Garreau d'Entremont en fronçant les sourcils. C'est un grand seigneur de l'entourage du Roi, à Versailles.
– Qui est ici sous un faux nom comme vous le savez sans nul doute. Ne serait-ce pas pour fuir les conséquences d'actes plus que répréhensibles ?
– Je ne le nie pas, Madame. Mais ces indésirables échappent à mon contrôle, encore que Monsieur le Gouverneur, auquel ils sont recommandés, soit très attentif à surveiller leur conduite. Mais nous avons consigne d'éviter de leur déplaire.
– Alors soyez vigilants. Car ceux-là sont de vrais assassins, je vous l'affirme.
M. Garreau d'Entremont plissa des yeux. Une expression assez fine passa sur son épais visage.
– Et qui placez-vous, Madame, dans la catégorie des « faux » criminels, disons, si je vous comprends bien, des criminels justiciers ? Vous, peut-être ?
– Ah ! Vous en revenez toujours à ce soupçon étrange envers moi. C'est Monsieur de Saint-Edme, ce vieillard lubrique, mêlé à ces horribles orgies, qui est venu m'accuser après avoir lu peut-être cette révélation en signes cabalistiques dans le miroir magique ? Et c'est vous, un policier, qui réclamez des preuves et des cadavres pour accuser, qui ajoutez foi à des sorcelleries ? Eh bien oui ! Sachez-le, si j'avais eu l'occasion de tuer votre immonde Varange, je l'aurais fait cent fois et je m'en féliciterais.
– Mais vous ne le diriez pas...
– Monsieur d'Entremont, vous me blesseriez si je ne sentais que vous veillez sur nous comme Monsieur de La Reynie veille sur Paris, et c'est ce qui vous porte à ne négliger aucune piste... même des plus impensables. Eh bien voyez ! Je vous apporte un renseignement : trouvez le soldat. Peut-être ses aveux vous conduiront-ils au cadavre de M. de Varange... ou à son assassin. Je vous pardonne. Votre tâche n'est pas facile. Maintenant que je vous ai vu, je me sens rassurée. Je suis désolée d'avoir ainsi troublé vos oraisons et vous supplie de m'accorder votre indulgence...
« Ces jolies femmes sont émotives », se dit Garreau en la suivant des yeux... « Mais combien charmantes... »
Il ne la voyait pas tuant quelqu'un.
Et pourtant...
*****
En arrivant chez Mlle d'Hourredanne où la lecture était déjà commencée, Angélique trouva tout le monde en larmes y compris Honorine.
M. de Clèves venait de mourir.
Il était mort de désespoir d'amour. Les aveux que Mme de Clèves lui avait faits de sa passion pour M. de Nemours l'avaient frappé au cœur aussi sûrement qu'un poignard.
– Je vous l'avais dit : n'avouez jamais ! s'écria Ville d'Avray. Cette sotte se confesse et tout le monde en meurt. Joli résultat : de toute façon, il n'y avait rien de grave dans tout cela... Rien !
En amour rien n'est grave, ni ne mérite qu'on se donne la mort et qu'on se prive des bienfaits de la vie...
On pensait trop dans cette ville. On y vivait trop. On y aimait trop. Le vent sifflait.
– Maman, intercédait Honorine, maintenant que Banistère est devenu gentil, peut-être pourrais-tu délivrer le chien ?
Angélique avait la tête qui éclatait.
*****
La confection d'une soupe aux fèves qu'elle élabora le lendemain avec la Polak lui ménagea un temps de répit.
À elles deux, elles dénudèrent activement plus d'un boisseau de fèves. La première peau enlevée, les légumes furent plongés dans l'eau bouillante salée où trempaient des brins de sarriette. Puis on les égoutta et une certaine quantité en fut réservée pour la garniture.
Énergiquement, le reste fut pilé dans des mortiers de bois et la purée, ainsi obtenue, allongée avec l'eau de cuisson. Après un nouveau bouillon dans le chaudron, le potage fut passé à l'étamine dans un autre récipient.
Angélique et Janine discutèrent sur la quantité à délayer dans du lait froid d'une farine anglaise que La Polak gardait cachée et qu'elle ne réservait qu'à des préparations de qualité. Ce produit extrait d'un rhizome exotique et que les « yenglish » appelaient arrowroot, elle l'estimait meilleur pour « lier » les potages que les farines ordinaires.
Le dosage s'étant révélé juste après une nouvelle ébullition qui vit le potage s'épaissir et devenir onctueux comme une crème, quantité de jaunes d'œufs furent ajoutés, plus les fèves réservées et la moitié d'une motte de beurre.
La Polak avait sa façon à elle de mener le Carême de ses clients.
– Les curés n'y peuvent rien redire, c'est du potage de pénitence : légumes et laitage.
Tout en épluchant, pilant et tournant, Angélique mettait son amie au courant de ses déboires et de ses inquiétudes.
Ce qui était réconfortant lorsqu'on parlait à la Polak, c'est que tout lui était vraisemblable. Elle ne doutait pas. Ni de votre esprit, ni de votre bon sens, ni de ce que vous aviez vu et entendu, ni de l'interprétation que vous en donniez. Elle tenait pour évidentes, acquises, toutes les manifestations que peut prendre le drame humain et ne voyait pas d'obstacle à ce qu'elles se manifestassent toutes à la fois, le danger et le miracle, l'espoir et la victoire, l'intervention du diable comme celle de la maréchaussée. Elle adhérait à tout, vous suivait dans tous vos dédales, partageait, réfléchissait, souffrait et tremblait avec vous. Après quoi, elle s'employait avec plus de fougue encore que vous-même à faire le point et à tirer des plans d'attaque et de défense. Allant et venant de son mortier à ses marmites et, de là, à son oratoire où elle alluma deux chandelles dans les chandeliers de bois doré que lui avait offerts Angélique.
– Ne t'en fais pas, frangine, dit-elle. Y a des moments comme ça dans la vie où tout vous tombe sur le râble. Quand on vous veut du bien tout va bien. Mais quand on vous veut du mal, c'est signe qu'on dérange. Et quand on dérange c'est signe qu'on est plus fort que d'autres... Et qu'il y a quelque part un enjeu d'importance à gagner. Où sont-ils ceux qui veulent ta peau ou au moins te réduire au silence ? De quoi ont-ils peur ? Que tu deviennes trop puissante ? Près de qui ? Que tu révèles leurs manigances ? À qui ? Ce soldat, il a peur qu'on apprenne son sacrilège. Et le Ronchon, il veut savoir qui a assassiné le comte de Varange. De ce côté-là, je suis tranquille. Tout ce beau monde se mord la queue. Va voir le Bougre Rouge, il peut te dire de qui te méfier et de qui prendre garde, ou te faire une petite conjuration pour les décourager. Mais, si tu veux mon avis, ça ne tourne pas si mal pour toi et je te vois bien placée.
– C'est ce que m'a dit le Père de Maubeuge.
– M'étonne pas ! Moi et les jésuites, tu vois on se comprend...
En quittant la Polak, elle leva les yeux. Au flanc de la falaise, la lune allumait des diamants aux guirlandes de glace et, sous des babines de neige, de longues dents de cristal pendaient dans l'ombre des cours et des recoins du vieux quartier Sous-le-Fort, au sommet duquel habitait le Bougre Rouge.
Elle irait demain.