Chapitre 46
D'avoir parlé d'un secret qui lui tenait à cœur depuis tant d'années et dont le poids s'était fait plus lourd encore dans les mois récents avait transformé Sabine de Castel-Morgeat. Ce changement heureux et l'importance d'une telle victoire qui lui était attribuée ajoutèrent au renom d'Angélique et à l'affection en laquelle beaucoup la tenaient.
Angélique ne regrettait pas d'avoir porté secours à une femme moins fortunée qu'elle dans la réussite de l'amour. Mais l'intrusion de celle-ci dans un tableau où jusqu'alors elle ne s'était jamais vue que seule avec Joffrey – lui s'avançant sur le chemin vers elle qui arrivait pour l'épouser – lui en atténuait l'image idéale. Ne pouvant parler qu'avec elle de ce passé, Sabine la recherchait. Il ne déplaisait pas à Angélique de revenir sur ces belles visions de rêves et de soleil des palais toulousains et les détails qu'y ajoutait Sabine contribuaient à faire renaître plus vivants encore ces inoubliables souvenirs, mais elle s'habituait : une femme étrangère et considérée jusqu'ici comme leur étant ennemie parlait de Joffrey avec une familiarité enthousiaste, comme si le fait d'en avoir été amoureuse avant elle lui conférait un droit de propriété. Elle en dressait un portrait où Angélique ne reconnaissait pas tout à fait celui qui s'était révélé à elle pour la conquérir, ou ne montrant qu'un aspect de lui qu'elle craignait de ne pas connaître, comme si, avant qu'elle ne vînt à Toulouse, Joffrey de Peyrac avait été un autre homme que le mariage avait « enchaîné ». Pour avoir prononcé ce mot, Sabine de Castel-Morgeat vit Angélique se rebiffer.
– Voici des chaînes qu'hélas il n'a pas eu à porter trop longtemps. Les chaînes des galères ont remplacé celles du mariage.
– Pardonnez-moi, murmura la femme du gouverneur militaire. Je parle de tout cela comme je parlerais de fantômes. Vous ne pouvez pas comprendre.
– Si, je peux vous comprendre. Je sais que c'est un homme qu'on ne peut oublier et de quelle nostalgie son souvenir peut vous hanter. Je l'ai cru mort, et j'ai été séparée de lui de longues années.
– Mais vous avez eu la meilleure part... Vous avez été son amour, vous êtes restée son amour... Tandis que moi, je ne pouvais même pas pleurer, et je n'étais pas certaine d'avoir été digne d'une de ses pensées.
Angélique se retenait de lui dire qu'en effet Joffrey n'avait aucune souvenance de celle qui avait été la nièce de Carmencita. Pour l'instant, il n'y avait pas d'utilité à la réveiller brutalement de ses rêves.
Sabine continuait à affirmer que jamais elle ne voudrait révéler sa véritable identité à Joffrey, craignant sa déception lorsqu'il la reconnaîtrait chargée du poids des ans et Angélique se gardait bien cette fois de l'encourager à sortir d'une discrétion bienséante. Qu'aurait-elle à gagner, en effet, à s'apercevoir qu'elle n'avait laissé aucune trace dans la mémoire de son idole ? Angélique laissa entendre à Sabine que ce n'était pas à elle, femme du comte de Peyrac, de parler à celui-ci d'un passé disparu derrière bien des tragédies et des injustices et qu'il n'avait peut-être pas tellement envie d'évoquer. Elle se sentait la conscience tranquille car Joffrey avait opposé à ses révélations d'un amour fou qu'il aurait inspiré jadis à une jouvencelle devenue aujourd'hui Mme de Castel-Morgeat une indifférence bien masculine, et qu'il étendait même à la belle et incendiaire Carmencita. Il ne professait pas à son égard de rancune pour le témoignage qu'elle avait porté contre lui et qui avait entériné les accusations de sorcellerie qu'on lui imputait. « De toute façon, j'étais condamné », disait-il, « car le Roi voulait m'écarter et me déposséder. Ce ne sont pas ses cris d'envoûtée qui ont fait pencher plus ou moins la balance de mon destin... Et son intervention était de qualité... Il faut reconnaître qu'elle était fort belle et fort haineuse, Carmencita. »
– Je crois aussi que vous l'aviez bien maltraitée à Toulouse lorsqu'elle se cramponnait à vous, ne supportant pas de vous avoir perdu, après votre mariage avec moi. Pour calmer ses cris, un jour vous lui aviez renversé un bassin d'eau sur la tête. Je me souviens.
– C'est possible ! L'homme est cruel lorsqu'il n'aime plus. Et surtout lorsqu'il aime ailleurs.
Cette affaire avait rappelé à Angélique qu'elle n'avait pas été sans redouter jadis la séduction des belles femmes d'Aquitaine. S'ils avaient vécu à Toulouse au lieu d'être séparés par une catastrophe, leur bonheur aurait-il été assez fort pour résister à ces audacieuses conquérantes au teint laiteux, aux yeux de velours, à l'odeur pimentée des brunes dont elle craignait le pouvoir sur le sensuel comte toulousain ?
Ces discussions réveillaient donc en elle, dans un recoin très oublié de son esprit, une appréhension et aussi un regret de ne pas avoir connu en Joffrey l'homme qu'il avait été avant elle, et elle admettait sans difficulté que dans les circonstances présentes et après tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, c'était un sentiment des plus vains. Elle évita de se rendre à plusieurs réceptions où elle aurait pu rencontrer Sabine de Castel-Morgeat. Elle ne voulait pas qu'on pût remarquer que sa victoire, si mystérieusement acquise, lui pesait, et que la transformation qu'elle avait encouragée chez celle qui avait été son ennemie déclarée commençait à l'inquiéter. D'autant plus qu'on ne manquait pas de l'en féliciter à tout propos.
– Comment vous y êtes-vous prise ? ne cessait d'interroger Ville d'Avray plus qu'intrigué.
– Secret de femme, répondait Angélique moqueuse.
*****
Au « lever » il arrivait à Angélique de pousser son vantail sur une aube fourmillante d'étoiles. Le froid était vif, immobile, d'une pureté vibrante. Le silence de la nature était si profond que parvenait jusqu'à elle le grondement lointain de la chute d'eau sise à deux lieues de Québec et qu'on appelait le Sault de Montmorency.
Puis le jour se levait avec des lueurs liliales ou fleur de pêcher. Une lueur carmin rampait à la lisière des montagnes. Toutes les aspérités du paysage, toutes les pointes de clochers, les pignons des demeures même les plus éloignées, se piquaient d'un rubis et le versant glacé des champs luisait sous la caresse du soleil levant comme une verrerie précieuse. Le bleu des bois sur les côtes se confondait avec celui du ciel tant il devenait pur et intense.
Mais parfois tout était blanc de la terre et du ciel. Et, de la côte de Beaupré, on ne devinait la vie qu'aux rubans vacillants des fumées s'échappant des cheminées. Sous les hauts toits à la normande, l'habitant entouré de sa famille et de ses « engagés » s'asseyait devant son premier verre d'eau-de-vie et de la grande jatte de lait trempé de morceaux de pain, posée au milieu de la table.
Durant le mois de janvier, la vie de la cité était très animée. Le Carême viendrait assez tôt, disait-on, avec son cortège de pénitences : quarante jours de jeûne et abstinence en perspective, les boucheries et les pâtisseries fermées...
On mettait « les bouchées doubles » en toutes choses : nourriture, plaisirs, divertissements. Il y avait beaucoup de soupers d'église, c'est-à-dire des repas de confréries, prétexte à réunir sous l'œil indulgent de leur saint patron les membres d'une pieuse corporation ou d'une diligente société de charité.
Prétexte à boire plus que de raison. Les dames se passaient leurs recettes culinaires ou de boisson qui faisaient de leurs maisons un lieu réputé où l'on se rendait volontiers.
La demoiselle Euphrosine Delpech, dont les « bouilleurs de cru » parlaient avec révérence parce qu'elle avait la meilleure levure pour les alcools, fabriquait un ratafia des quatre graines : fenouil, angélique, coriandre et céleri, qui était une merveille, et qu'on affectait de prendre pour un remède, alors qu'il n'y avait pas meilleur à boire avant d'aller au lit en galante compagnie. Pour les vertus de son ratafia aphrodisiaque, on lui pardonnait d'être la plus mauvaise langue de la ville.
On lisait, on se recevait, les gens aimaient les beaux discours, les beaux sermons, les offices grandioses.
Mme de Campvert donna un grand bal. Comme elle avait du faste, de la grâce quand elle voulait s'en donner la peine et que sa verve intimidait, tout le monde s'y rendit, sauf Mme Le Bachoys qui retint ses filles et ses amants dans ses jupes.
« C'est une dépravée, disait-elle, et l'amour ne gagne rien à porter masque de débauche. »
L'on dansait, l'on jouait aux cartes avec frénésie et l'on aimait.
Médisances, calomnies et rivalités allaient leur train, mais c'était une société où l'on ne reprochait pas aux autres d'avoir moins de naissance car tout le monde au Canada travaillait ou s'employait pour le service du Roi.
Mlle d'Hourredanne avait commencé sa lecture de La princesse de Clèves, histoire d'amour écrite par ]'une de ses amies parisiennes, Mme de La Fayette, qui se piquait de belles-lettres.
Ces soirs-là, on trouvait dans sa « ruelle » en sus de Mme de Peyrac et sa fille, le marquis de Ville d'Avray, l'intendant Carlon, M. de Bardagne et M. de Chambly-Montauban, Mme Haubourg de Longchamp, sa camériste et sa fille d'une dizaine d'années, Mme de Mercouville et ses deux filles aînées, M. Le Bachoys qui montait exprès de la Basse-Ville, etc.
Les soirées de l'agréable lectrice étaient fort courues. Sire Chat se faufilait avec obstination sur les talons d'Angélique et d'Honorine attiré par cette demeure mystérieuse. On renvoyait alors la chienne de Mlle d'Hourredanne à la cuisine avec la servante anglaise. Mais celle-ci tenait à assister à la lecture et elle s'installait dans un coin de la pièce les mains sur les genoux, comme si elle s'apprêtait à écouter un sermon sur la Bible, le jour du Seigneur, dans la meeting-house de son établissement bostonien.
La chienne, dans la cuisine, gémissait car elle aussi appréciait cette heure où elle était bercée par la douce voix de sa maîtresse. On devait la ramener dans le cercle de famille. Chien et chat finirent par s'entendre et c'était merveille de voir Sire Chat, perché au sommet du baldaquin, plisser les paupières d'un air pénétré lorsqu'à certains passages la voix de la lectrice tremblait d'émotion et la chienne, couchée, rêveuse, aux pieds de l'Anglaise, toutes deux parfois soupirant profondément.
On se demandait ce que la captive de Nouvelle-Angleterre pouvait bien comprendre aux intrigues amoureuses et alambiquées de ces ducs et princesses de France qui ne cessaient de s'interroger, de gémir, de pleurer et de mourir, passaient comme des ombres auréolées de leurs grandes fraises godronnées, des couloirs du Palais du Louvre sur les rives de la Seine, à ceux des résidences royales sur les bords de la Loire, cadre qui avait été celui de la Cour d'un des derniers rois Valois, Henri II, au siècle dernier.
Bérengère-Aimée de La Vaudière, dès le début, s'était montrée assidue aux lectures chez Mlle d'Hourredanne. Espérait-elle y rencontrer Peyrac ? Avoir la possibilité de l'apercevoir plus facilement et comme par hasard ? Pensait-elle qu'un soir Angélique l'inviterait chez elle et qu'elle pourrait s'introduire dans la petite maison pour y papillonner en observant tout et dans quelle intention, finalement ? On ne savait trop que penser. Les uns disaient que c'était une enfant qui ne se rendait pas compte de son comportement. D'autres, que c'était une rouée.
Et il était désagréable à Angélique de penser que dans son dos bien des commères se confiaient qu'à sa place elles se méfieraient.
Sa présence gâchait pour elle les heures agréables des soirées où se poursuivait le récit du fatal amour de Mme de Clèves pour M. de Nemours. À la lecture de la mort de Mme de Chartres, mère de Mme de Clèves, Bérengère éclata en sanglots.
– Oh ! Que je me languis de ma mère, gémit-elle. Cet exil est trop long... Plus de neuf mois sans missive, sans que je puisse savoir ce qu'elle devient ni lui confier mes peines.
– Faites comme moi, écrivez ! lui conseilla Cleo.
– Non ! Non : À quoi bon écrire à un fantôme. Peut-être est-elle morte déjà elle aussi... Oh ! Je ne peux plus durer... Je veux revoir ma mère... ma mère... Ho ! Ho !...
Les pleurs redoublèrent et se changèrent en cris. On dut l'entourer pour essayer de l'apaiser. Mme de La Melloise pressait Angélique de l'emmener dans sa maison juste en face pour lui faire boire quelque chose.
Angélique se garda bien de jouer les sœurs de charité. Elle fit la sourde oreille. Les larmes de Bérengère ne l'attendrissaient pas. Tout lui était bon pour faire la comédie. Nul n'était plus habilité pour consoler Mme de La Vaudière que son beau et charmant mari, déclara-t-elle en appuyant sur le mot charmant. Il fallait la reconduire dans la Basse-Ville où le couple avait son hôtel.
– Je l'accompagne, décida Ville d'Avray.
Les hôtes de Mlle d'Hourredanne, après l'avoir vue sortir ployée sous le poids de son chagrin mais tendrement soutenue par le marquis, s'accordèrent à dire que celui-ci serait un consolateur beaucoup plus efficace que le mari.
*****
En ce début d'année, outre la succession ininterrompue des visites que tout le monde voulait se rendre, à plusieurs reprises, il y eut au château de Montigny collations, jeux, bals, petite musique ou petit théâtre suivis de médianoche.
Et l'on conservait l'habitude parisienne de sortir masqué le soir dans les rues, ce qui avait l'avantage, les masques étant de velours ou de soie, de protéger les visages des intempéries souvent cinglantes.
Malgré les fêtes il y avait beaucoup d'activités. Les deux prisonniers anglais arrivaient chaque matin du campement des Hurons pour enseigner à Mme de Mercouville comment teindre sa laine et son lin. Mais la veuve indienne, qui était à un double titre la maîtresse de l'un d'eux puisqu'il remplaçait près d'elle à la fois un domestique auquel elle avait bien droit, son fils qui devait l'assister ayant été tué au combat contre les Anglais et un mari, également tué au combat, prit ombrage de ces visites qu'elle avait autorisées pour faire plaisir à M. l'intendant et à Onontio, c'est-à-dire au gouverneur.
Elle vint elle-même, solennellement, voir de quoi Mme de Mercouville avait l'air et, la trouvant avenante, elle fit toute une histoire. C'est qu'elle y tenait à son John, la veuve ! Il lui plaisait ce laboureur puritain du Massachusetts, qui était dur à l'ouvrage et avait au moins le mérite de ne pas rechigner à faire l'amour. Encore que moins entreprenant que les Français, il était, comme tous les Européens, porté sur la chose, ce que les femmes indiennes apprécient, leurs guerriers, chez elles, étant trop souvent préoccupés de ménager leurs forces pour courir plus vite, combattre plus habilement et supporter plus vaillamment la torture, lorsque leur tour viendrait de tomber entre les mains des Iroquois.
Elle ramena donc, avec diligence, son captif anglais au bourg de Lorette et Mme de Mercouville dut se contenter de l'autre, un jeune rouquin, tout à fait indianisé, mais qui se souvenait de ce que lui avait appris son père, artisan à Salein.
L'intendant Carlon, lui, réquisitionnait du monde pour porter les métiers à tisser dans les différents foyers où les femmes se mettraient à l'ouvrage. C'étaient des engins fragiles, lourds, encombrants, mais la colonie devait se suffire à elle-même, répétait-on. C'était important les toiles, les étoffes. Cela coûtait cher à importer. Et puis les femmes ne devaient pas rester oisives.
Tout en aimant bien sa Haute-Ville, ses salons, églises et monastères, Angélique se trouva à descendre quotidiennement dans la Basse-Ville, au Navire de France où là, les souvenirs évoqués, s'ils n'avaient pas le raffinement de ceux du palais du Gai Savoir, au moins n'appartenaient qu'à elle.
Or, on remarqua ceci... Le jeune Cantor de Peyrac, cet adolescent grave, beau comme un ange, mais dont l'expression rappelait parfois à Angélique celle un peu maussade de certains des garçons de Sancé de Monteloup, ses propres frères : Josselin, Gontran, Denis... ne riait et ne plaisantait qu'avec Madame Gonfarel, patronne du Navire de France.
Un jour qu'il était venu à l'auberge avec une bande d'amis et quelques officiers de la recrue de Peyrac, l'aimable tavernière qui était un peu ivre lui dit :
– Bonjour, mon ch'tit. Vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais et depuis longtemps. Je vous ai quasiment donné le sein.
Cantor éclata de rire. Il se leva de son banc d'un air ravi et lui jetant les bras autour du cou l'embrassa sur les deux joues.
– Y m'a reconnue ! confia la Polak bouleversée à Angélique quand elle la revit, pense ce que tu voudras ! Y m'a reconnue ! Il se souvient de moi quand j'ai couru jusqu'à Charenton pour l'arracher aux Bohémiens... Tu sais, les bébés, ça regarde et ça ne dit rien. Mais ça se souvient.
C'était un fait que Cantor revenait fréquemment au Navire de France et se montrait toujours très joyeux et aimable avec Janine Gonfarel. Cette gaieté, qui ne lui était pas habituelle, le transformait, faisant briller ses yeux verts et lui conférant la beauté si vivante de sa mère.
– Ah ! Je me le paierais bien, ce beau petit, confiait la Polak à Angélique lorsqu'elle était un peu éméchée. Tu sais ce que je ressens, ce côté incestueux des nourrices...
– Mais tu n'as jamais été sa nourrice ! protestait Angélique. Personne n'a jamais été la nourrice de Cantor... Même pas moi... Je n'avais pas de lait... Il a été nourri au « petit pot ».
Aujourd'hui Florimond et Cantor de Peyrac allaient sur leurs dix-neuvième et dix-septième années, et se trouvaient au Canada, beaux, vigoureux, bien portants et heureux selon les apparences, bien qu'ayant traversé tant de « hasards », comme on disait.
La considération dont les membres de la famille de Peyrac honoraient l'auberge du Navire de France amena en ces lieux la fine fleur de la noblesse comme de la haute bourgeoisie.
On y vit même l'intendant Carlon. Nicolas de Bardagne était un fidèle.
Les manières civiles et amènes de l'envoyé du Roi, sa simplicité et sa complaisance à vider force hanaps lorsque l'occasion s'en présentait, ce qui rappelait qu'il avait une saine disposition à apprécier les plaisirs de la vie, lui avaient attiré beaucoup d'amis. Les officiers de sa maison et jusqu'à son écuyer, son secrétaire et son premier valet de chambre étaient issus de bonnes familles bourgeoises ou de petite noblesse.
On aimait les voir arriver au Navire de France.
En revanche, la joyeuse exubérance se refroidissait lorsqu'on voyait paraître le duc de La Ferté et ses compagnons. Ils s'étaient fait des ennemis par leur morgue et en traitant les habitants du Canada de « manants » et de « croquants ».
La Polak répétait chaque fois qu'elle saurait leur faire comprendre un jour de n'avoir pas à se représenter chez elle, mais elle n'en faisait rien car elle leur savait l'escarcelle bien garnie.
Pour Nicolas de Bardagne c'était une épreuve d'être obligé de rencontrer M. de La Ferté lorsque Angélique était présente.
– Ainsi, il fut votre amant... Il l'est peut-être encore ? lui dit-il un jour.
– Monsieur de Bardagne, vous m'insultez et vous insultez à l'honneur de mon époux, présent dans cette ville. J'avais perdu jusqu'au souvenir de ce Monsieur de La Ferté et je ne vous cache pas que sa présence m'a surtout contrariée, mais qu'y pouvons-nous ?
– Ainsi vous avouez, dit Bardagne en pâlissant c'est donc bien vrai. Il a été votre amant ?
– Mais puisque vous en êtes persuadé vous-même à quoi bon nier, fit Angélique en s'énervant. Admettez une fois pour toutes que j'ai eu un passé et n'en faites pas toute une tragédie qui ne rime à rien dans les circonstances présentes. Il ne peut plus rien y avoir désormais entre ce gentilhomme et moi.
– Il m'y semblerait fort disposé pour sa part.
– Mais dans ces sortes d'échanges, ce sont mes préférences qui priment, vous devriez le savoir, vous me connaissez assez.
– Hélas ! Je croyais vous connaître. Mais les facettes inattendues de votre caractère ont jeté le doute dans mon esprit. À La Rochelle, qui aviez-vous comme galant ?
– Vous !
C'était devenu presque un jeu entre eux que ces conversations auxquelles Bardagne se présentait bourré de pensées dramatiques qu'il avait longuement ressassées et qu'Angélique affectait de prendre à la légère. La discussion se développait suivant un certain tour théâtral sur les mêmes thèmes remaniés, développés.
De plus, la passion de Bardagne l'environnait d'une quête sensuelle qui, pour être contenue mais journellement exprimée par des regards, des soupirs, des allusions, une attitude d'empressement et de câlinerie dans les gestes et les attentions qu'il lui dispensait, créait un climat excitant autour d'elle qui ne lui déplaisait pas et contribuait a la rendre gaie et tolérante envers son amoureux transi. De savoir le désir obsédant qu'il avait d'elle ne l'irritait pas comme les déclarations du duc de Vivonne, mi-insolentes, mi-cajôleuses, qui, lorsqu'il avait bu, semblait envisager comme allant de soi puisqu'ils avaient été amants jadis, qu'elle lui accordât de nouveau ses faveurs.
Bardagne laissait repousser sa moustache. Il la taillait très au-dessus de la lèvre, en virgule mince, à la façon du Roi.
Au début, lorsqu'il la retrouvait au Navire de France, il lui reprochait de fréquenter des lieux malfamés ce qui ne lui seyait guère. Elle avait rétorqué qu'il était mal venu de lui faire la morale, car elle avait appris que, peut-être pour se consoler de son inguérissable chagrin d'amour, il s'était organisé, grâce à la discrétion de sa closerie, de joyeuses parties, où il conviait des compagnons de beuveries et de jeux accompagnés de quelques femmes d'heureux caractère et point trop dévotes.
Nicolas de Bardagne s'inquiéta.
– Mes invités se montrent-ils trop bruyants ? Troublent-ils votre sommeil et la paix de votre rue ?
– Pas le moins du monde.
La situation d'envoyé extraordinaire du Roi permettait à Nicolas de Bardagne de se tenir en dehors des cercles mondains et religieux et il était considéré trop étranger à la vie du pays pour qu'on se préoccupât de sa bonne ou mauvaise conduite.
Plus d'un enviait sa liberté.
Angélique savait qu'il avait écrit une lettre au Roi, à Tadoussac, que le commandant du Maribelle avait emportée.
Elle souhaitait éclaircir un point. Nicolas de Bardagne avait-il parlé d'elle au Roi ? Celui-ci l'avait, en effet, chargé de savoir si la femme qui accompagnait le comte de Peyrac n'était pas celle qu'il faisait rechercher par toutes ses polices : la Révoltée du Poitou.
Un après-midi qu'elle se trouvait en compagnie au Navire de France elle risqua une approche.
– Mon cher Nicolas, je m'aperçois que nous n'avons eu guère le temps de nous voir depuis le Grand Conseil auquel j'avais eu l'honneur d'assister. J'en ai gardé l'idée que nous avions à vous adresser des remerciements pour l'avis favorable que vous avez donné sur nous dans votre missive au Roi.
Nicolas de Bardagne était sans soupçon, trop heureux d'avoir pu faire plaisir à Angélique par son intervention au Grand Conseil et il lui exposa volontiers, dans les grandes lignes, la teneur de la missive qu'il avait écrite au Roi à Tadoussac, et fait envoyer par le Maribelle, dernier navire quittant le Canada et cinglant vers la France.
– Sa Majesté n'a pu manquer d'être impressionnée par la rapidité avec laquelle j'ai pu donner réponse aux divers points concernant ma mission, grâce à vous, chère amie, je le reconnais, puisque par notre rencontre, j'ai su, à peine avais-je posé le pied sur la terre du Canada, tout ce que j'avais à savoir sur celui qui était devenu, hélas, votre époux.
« Je n'ai donc pas caché au Roi, dussiez-vous m'en tenir rigueur, que celui qui se disait possesseur du Maine occupant indûment divers territoires et côtes de l'Acadie française, était bien ce même Rescator, aventurier-pirate, qui avait jadis combattu ses galères en Méditerranée. En revanche, affirma-t-il avec force car il avait conscience de ce que ses paroles pouvaient avoir de détestable pour Angélique, je lui ai assuré que vous n'étiez pas, comme il semblait, je ne sais pourquoi, le soupçonner et le redouter, cette femme rebelle qu'on a appelée « La Révoltée du Poitou » et qu'il fait rechercher assidûment.
« J'ai pu lui affirmer que la compagne du pirate n'avait rien à voir de près ou de loin avec cette misérable créature. N'étais-je pas bien placé pour le savoir ? conclut-il avec un demi-sourire complice, puisque je vous connaissais et que vous étiez pour moi une ancienne amie de La Rochelle. Mais cela je ne le lui ai pas dit. C'est une affaire personnelle. Je me suis contenté de me porter garant de la bonne source de mes renseignements et qu'il pouvait en toute quiétude accorder foi à mes affirmations.
Angélique l'avait écouté en ouvrant la bouche à plusieurs reprises dans l'intention de l'interrompre. Mais elle y renonça. Elle finit par boire une gorgée d'eau pour se donner une contenance. Pourquoi le détromper ? Grâce à Dieu, il ignorait qu'elle était la Révoltée du Poitou, ce qui était au fond normal. Mais une fois de plus elle se trouvait devant le dilemme de le laisser dans son erreur, ou de le mettre au courant et de soulever des problèmes inextricables qui ne pouvaient qu'augmenter l'imbroglio et déchaîner des controverses qui pourraient tourner au drame, inutiles et stériles par surcroît.
Cette lettre au Roi était partie depuis novembre et l'on ne voyait vraiment pas comment on pourrait la rattraper et en rectifier les propos avant la fonte des glaces et le retour des navires. Et peut-être Louis XIV apprendrait bientôt qu'il ne s'était pas trompé dans son intuition, par Desgrez qui, lui, aurait reçu sa lettre à elle, envoyée aussi de Tadoussac par le Maribelle. En lui écrivant, elle avait voulu mettre entre les mains du policier une arme qu'elle savait qu'il utiliserait au mieux.
Elle l'imaginait assez bien se présentant à Versailles, s'inclinant très respectueux, et disant d'une voix neutre : « Sire, c'en est fait. Nous avons retrouvé la trace de Madame du Plessis-Bellière... Elle est au Canada... »
Afin de s'absoudre personnellement de garder un silence qui se révélerait un jour coupable envers un ami, somme toute dévoué, Angélique sourit à Nicolas de Bardagne avec une grande gentillesse. Les sourires d'Angélique, même les plus indifférents, avaient toujours le don de combler d'aise ceux qui les recevaient. Quand elle y mettait de l'intention, il était difficile au bénéficiaire de ne pas céder à un sentiment d'euphorie qui pouvait se prolonger plusieurs heures, voire toute une journée et plus, accompagné parfois des rêves les plus fous.
Bardagne était sans défense devant un don si spontané. Rien ne lui parut plus merveilleux, plus enivrant que ce visage de femme d'une beauté harmonieuse et touchante, émergeant devant lui comme un songe, nimbé d'un halo vacillant par la clarté des lampes à huile perçant tant bien que mal le brouillard dense de la salle surchauffée.
Dans cette auberge du bord du fleuve, le silence opaque du Saint-Laurent était perçu de façon plus tangible encore que dans la Haute-Ville.
À quelques pas au-dehors, la rive basse caparaçonnée de glaces se soudait à la plaine neigeuse, noyée d'obscurité. Par ce silence écrasant on éprouvait la féroce étreinte du froid subjuguant terres et eaux et dont la tenaille glacée mordait le Roc. Il en résultait, pour l'instant suspendue, une qualité de solitude plus parfaite et plus indomptable qu'en tout autre lieu du monde.
À la pensée qu'il s'y trouvait enclos et que le rêve de sa vie, depuis La Rochelle, se tenait devant lui, une vague de bonheur submergea le comte de Bardagne. Il tendit le bras à travers la table et posa sa main sur celle d'Angélique, main qui lui parut dans la sienne d'une petitesse et d'une fragilité surprenantes. Il s'aperçut qu'il ne s'était jamais avisé de la joliesse des doigts d'Angélique et cet oubli l'effraya, de sa part, comme une aberration. Il ne la connaissait donc point en tout, lui qui ne cessait de la détailler des yeux avec avidité ? Que de choses n'avait-il pas encore à découvrir en elle : ses pieds, ses genoux, la pointe de ses seins, son sexe mystérieux, adorable...
Son trouble le fit trembler.
Il murmura :
– Je suis heureux.
*****
Le duc de Vivonne prenait ombrage de l'empressement de Bardagne. Il voyait rarement Angélique.
Il buvait. Il s'ennuyait. Âcrement, il se faisait la réflexion que la société de M. et Mme de Peyrac était très recherchée alors qu'on le boudait lui, homme de cour brillant, et qui n'avait jamais connu que des succès dans le monde. Il avait quelques aventures avec ces femmes de fonctionnaires qui s'ennuient et qui s'imaginent qu'en menant une vie un peu canaille elles persuaderont les gens qu'elles ont vécu à la Cour.
Il se disait qu'il ne l'obtiendrait jamais. Il réalisa que lui la voyait. Elle était là et jamais elle ne lui avait paru aussi inaccessible.
Elle était inaccessible car elle pensait à autre chose et c'était cela qui le rendait fou. Parce qu'on ne savait pas QUI elle était, parce qu'on ne savait pas comment la retenir, la séduire. C'était un mystère odieux.
Et le Roi s'y était brisé le cœur comme un vulgaire manant.
Il lui fallait souligner devant Sainte-Edme et Bessart le moindre détail qui lui permettait de l'évoquer.
– N'avez-vous point remarqué le manège du Roi quand il se promène en ses jardins. Il s'arrête parfois au sommet du bassin de Latone. Et ma sœur est furieuse car elle sait qu'il pense à ELLE...
Vivonne s'interrompait, frappé par les sinistres figures de ses compagnons. Il se détournait, furieux. C'était donner des perles aux pourceaux que de parler devant ces faces de Carême !
Les autres échangeaient un regard entendu. On avait le temps devant soi mais il faudrait veiller dès maintenant à ce que le crédit d'une rivale aussi redoutable pour Mme de Montespan ne fût pas alimenté.
Il serait désastreux qu'elle pût revenir à la Cour et même en France. Il ne fallait pas qu'elle eût jamais l'occasion de revoir ce Desgrez, l'âme damnée de ce La Reynie, lieutenant de police du Royaume. Ils discutaient de La Reynie. Un honnête homme, très habile, et qui change tout le système. Il a mis partout des lumières dans les rues. Dispersée la Cour des miracles, renfermés les pauvres. Le Roi veut le crime châtié. Paris et Versailles vont devenir très ennuyeux.
En parlant, ils excitaient Martin d'Argenteuil, lui rappelant que Mme de Peyrac avait été l'amante du policier François Desgrez, qui avait si vilainement trahi Mme de Brinvilliers et l'avait conduite à l'échafaud, si bien, que dans son cerveau fumeux le maître paumier n'était pas loin de l'accuser d'avoir dénoncé la marquise et d'être responsable de leurs ennuis présents qui avaient contraint M. de Vivonne à prendre le large, ce qui, à quelques mois près, aurait pu être la vérité.
Avec cette prescience aiguisée des êtres sur le bord de la démence, Martin d'Argenteuil disait qu'il sentait l'ombre du policier derrière Angélique et si elle l'avait su elle n'aurait pas manqué d'être impressionnée car elle pensait souvent à Desgrez. Quel usage ferait-il des renseignements qu'elle lui avait donnés ? Parlerait-il pour eux ?
Le comte de Saint-Edme, malgré ses forces de magicien, se reprochait de ne pouvoir jamais prononcer le nom de Mme de Peyrac. Martin d'Argenteuil, dans ses mauvais jours, se souvenait que le Bougre Rouge l'avait vue à bord d'un des canots de la chasse-galerie et cela ne lui signifiait rien de bon.
Les gants rouges de Martin d'Argenteuil et ses mains qu'il ouvrait et refermait avec une vaniteuse satisfaction pour faire jouer ses muscles inspiraient aussi la méfiance. Une adolescente de douze ans ayant été trouvée étranglée et violée dans la Basse-Ville, on en accusa spontanément « l'homme aux gants rouges ». La fille appartenait à ce fonds de « pauvres » et de miséreux qui peuplait le quartier Sous-le-Fort, anonymes, composés d'immigrants mal lotis, de malchanceux, de paresseux. La mère était soupçonnée de hanter pour galanterie les appartements cachés du Navire de France. Les bruits qui accusaient Martin d'Argenteuil du crime ne circulèrent que « sous le manteau ».
Martin d'Argenteuil, avec quelques jeunes gens, avait organisé un jeu de paume dans un vieil entrepôt de la Basse-Ville. On y allait comme au spectacle car c'était merveille de le voir jouer avec ses mains gantées de rouge, la paume musclée ouverte pour recevoir le choc de la pelote de cuir, fusant comme un boulet et qu'il relançait aussitôt avec un mouvement du poignet et du bras d'une vigueur impressionnante.
– Je n'aimerais pas être lapidée par vous, dit Mme Le Bachoys avec un frisson.
– Vous n'avez rien à craindre, chère Madame, répondit-il avec ce mélange de flagornerie et de goujaterie qui venait de sa bêtise, vous n'êtes pas la femme adultère.
Mme Le Bachoys fut la seule à beaucoup rire de la réplique qu'il s'imaginait galante.
On le trouva idiot et maladroit. Il n'était au courant de rien.