Chapitre 48


Angélique s'assit dans la petite pièce transformée en laboratoire où aujourd'hui elle triait ses plantes.

Dans les profondeurs des caves de la maison, on entendait les coups sourds et réguliers frappés par Suzanne qui barattait du beurre de chèvre. Depuis quelque temps, Angélique s'était trouvée dans l'obligation de fabriquer une nouvelle provision de certains remèdes de sa composition que l'on disait miraculeux. De ce beurre de chèvre mêlé de baumes résineux et d'essences de plantes, elle allait faire quelques pots d'onguent d'après une vieille recette de la sorcière Mélusine, pour calmer les douleurs profuses des muscles, des nerfs ou des os. On lui en demandait de partout dans là ville.

Ce n'était pas de son plein gré et sans s'adresser des reproches qu'elle s'était remise à soigner les gens autour d'elle. Elle estimait qu'elle commettait là une imprudence.

Cela commença par Mme de Campvert. Angélique avait toujours évité de se rendre aux invitations de cette personne. Elle était trop certaine de retrouver dans ses salons des indésirables comme le duc de La Ferté. Mais un laquais lui porta certain jour un pli de la part de la dame, l'adjurant de répondre à sa demande de venir au plus vite chez elle. Le ton étant, inhabituel, Angélique ne pouvait faire autrement que de s'informer pour le moins.

Mme de Campvert l'accueillit sans aucune de ses façons moqueuses et hautaines de grande dame habituée à tricher aux tables de jeu du Roi.

Elle était en robe de chambre et n'avait pas mis encore sur son visage la couche de blanc de céruse mêlé de vermillon aux pommettes avec laquelle elle se faisait un masque de bonne santé, sinon de jeunesse. Ce n'était plus qu'une vieille femme désemparée qui saisit Angélique dans ses bras en s'écriant :

– Vous, au moins, vous ne me refuserez pas cela !

Elle l'amena devant une corbeille capitonnée où se mourait un petit singe. Le médecin Ragueneau avait refusé de venir, indigné qu'on eût recours à sa science, d'autre part si nulle, à propos d'un animal.

– J'ai pensé à vous, chère comtesse. Personne n'a de cœur en ce pays. Ne feignez point. Depuis deux années que je suis au Canada, l'on a assez parlé autour de moi de vos connaissances en médecine puisqu'on est allé jusqu'à vous annoncer comme sorcière.

– Mais c'est justement pour cela, Madame, que je ne veux point les pratiquer. L'on m'a aussi accusée de jeter des sorts.

– Mais c'est oublié tout cela, se récria Mme de Campvert. Le jésuite est loin, vous n'avez plus à craindre sa défiance jalouse et intolérante. Je vous en prie... Vous êtes la seule personne fréquentable sur cet îlot de malheur où je me meurs d'ennui et de froid. Ne me décevez point.

Les supplications n'auraient pas suffi à décider Angélique si les immenses yeux dévorants du petit singe ne l'eussent bouleversée. Lorsqu'elle le souleva, plus impondérable qu'un rameau privé de sève, il lui jeta autour du cou ses longs bras minces et noirs tandis qu'il se blottissait contre sa poitrine, en tremblant violemment. Il lui rappela le singe Piccolo de la Cour des Miracles qui était venu l'appeler au secours le soir où une bande de grands seigneurs avait assassiné le rôtisseur Maître Bourjus, patron de l'Auberge du Masque Rouge1.

La respiration du petit animal était sifflante. Il brûlait de fièvre.

– En effet, le froid est excessif pour lui en ce pays, dit-elle, c'était légèreté que de l'amener.

– N'avais-je pas abandonné assez de ma vie derrière moi, dans cet exil ? s'écria Mme de Campvert qui se mit à pleurer. Il ne me restait que mon petit compagnon.

Malgré le feu ronflant que Mme de Campvert ne cessait d'entretenir dans sa maison, l'entreprise d'arracher à la mort le pauvre animal paraissait vouée à l'échec.

Pourtant elle le guérit. Après être venue à bout de la congestion qui l'empêchait de respirer, elle l'avait gavé d'une huile extraite du foie de morues fraîches dont elle avait rapporté plusieurs vessies d'orignal pleines, de son séjour sur la côte est. Les marins bretons en faisaient commerce, empilaient les foies de morues dans des caillebotis d'où s'écoulait l'huile fondant au soleil. Ils lui en avaient vanté la vertu précieuse, pour se défendre des maux de l'hiver. L'odeur en était fâcheuse mais les résultats surprenants, tels que Mme de Campvert la trouvait la plus exquise du monde.

À partir de là, on ne cessa d'appeler Angélique dans les cas désespérés, parfois avant le prêtre, ce qui fit froncer les sourcils aux ecclésiastiques.

Comment aurait-elle pu se dérober, lorsqu'elle avait vu accourir, grise d'inquiétude, la nourrice antillaise Perrine et qu'elle apprenait que la petite Ermeline, sa miraculée, avait été s'engloutir dans une congère de neige poudreuse au cours d'une de ses fugues.

Jusque-là les Anges Gardiens avaient fait ce qu'ils avaient pu. On ne pouvait en disconvenir car c'était certainement par leur diligence et leur ingéniosité qui faisaient flèche de tout bois, même du plus pourri, lorsqu'il s'agissait de remplir leur mission, qu'un passant, ivre à tomber, était venu s'écrouler dans ce coin et avait discerné, malgré le brouillard qui troublait sa vue, un petit soulier de tripe blanche émergeant de la vague immobile d'un amas de neige fraîchement tombée. Ce qui avait eu pour effet de la dégriser et de le précipiter au secours de l'enfant. Elle respirait encore. On l'avait ranimée. Mais, malgré les soins énergiques, la maladie s'était déclarée, et l'on sentait bien, cette fois, que les Anges Gardiens déclaraient forfait. Seule Mme de Peyrac pouvait encore sauver la frêle enfant. Seule, elle pouvait intervenir, écarter l'ombre sinistre de la camarade qui rôdait près de l'oiseau rieur, du petit bébé gourmand. Gémissante, la négresse suppliait et se tordait les mains.

Angélique la suivit à la grande maison des Mercouville. Assise près du berceau, la petit main d'Ermeline blottie dans la sienne, avec en face d'elle la négresse marmottant d'obscures incantations africaines et, sur son perchoir, à deux pas, le perroquet silencieux, dansant d'une patte sur l'autre, en roulant des yeux désemparés de père au chevet de sa femme en couches. Angélique lutta plusieurs jours.

Elle retrouvait sa place, celle qui lui été dévolue par surcroît. Cela datait de l'enfance, quand les paysans, de leurs grabats dans les masures enfumées, suppliaient qu'on la fît venir, la petite fée du château.

Elle aimait bien se trouver là, elle aimait sentir le bienfait qui, venant d'elle, apportait secours, apaisait les traits crispés par la douleur et le soulagement qu'elle pouvait lire dans les yeux d'un être, enfant ou adulte.

La petit fille retrouva son sourire, sa gourmandise. Elle était moins enthousiaste pour l'huile de foie de morue que pour les pastilles de menthe mais les unes faisaient passer l'autre.

*****

La Polak était acoquinée avec une femme de l'île d'Orléans qui faisait de la magie. Elle avait initiée par elle à la lecture du Grand et du Petit Albert. C'était aussi une guérisseuse. Un après-midi de février, la Polak fit mander Angélique en la Basse-Ville.

– Elle va venir, lui confia-t-elle, et elle veut te voir. C'est rare qu'elle se hasarde sur le « continent ». Il faut vraiment qu'elle soit curieuse de te rencontrer.

– L'hébergeras-tu pour la nuit ?

– Non. Elle ne reste jamais la nuit.

– Pourquoi ?

– Elle a peur.

La sorcière arrivait par les chemins balisés du Saint-Laurent.

Elle s'annonça dès le lointain par une aura lumineuse de poudre de neige projetée et l'haleine condensée de ses chevaux nimbant son équipage. Plus elle se rapprochait et plus parvenaient aux oreilles les cris qu'elle poussait : « Yé-hé-i ! » et les claquements de son long fouet, encourageant son attelage lancé au grand galop.

Ce jour-là, tout était blanc et bleu, comme ciselé par le froid. Chaque son renvoyait de multiples échos.

La foule de la place, qui baguenaudait d'une boutique à l'autre, se rapprocha de la rive d'un mouvement insensible.

Lorsque le traîneau surgit entre les coques de barques et de navires pris dans les glaces qui encombraient l'anse du Cul-de-Sac, les gens s'écartèrent et les deux chevaux, attelés en flèche, bondirent et passèrent d'un seul élan du fleuve à la rive dans un bruit de sabots martelant et dérapant sur la glace et de grincements des patins du traîneau mordant la neige. Ils firent halte devant l'auberge du Navire de France sur le seuil de laquelle se tenaient Angélique et la Polak.

Une dernière fois, la longue mèche du fouet claqua comme une salve de mousquet. Plusieurs hommes et jeunes gens s'étaient précipités afin de retenir aux naseaux les chevaux qui haletaient, les yeux exorbités, enveloppés de vapeur. On les calmait, on jetait sur leurs échines en sueur des couvertures.

Une grande femme, debout, à l'avant du traîneau, lança les rênes à un garçon et sauta à terre.

Elle marcha vers l'auberge à grands pas d'homme, toujours son fouet en main et commençant d'enlever les écharpes de fourrure dont elle s'enveloppait.

– Viens par là, lui dit la Polak. Nous allons nous asseoir dans un coin de la galerie. De là, tu pourras voir ton île et de l'autre côté, la place, des fois que s'amènerait la maréchaussée.

Les trois femmes traversèrent la grande salle, entre les tables des buveurs et des joueurs qui se turent, mais aucun ne leva les yeux sur la sorcière.

Dans le coin isolé où elles s'installèrent, la femme acheva de se dépouiller de ses châles et étoles de laine tissée et de fourrure.

Elle arracha son bonnet et passa dans ses cheveux courts et très blancs, ses longs doigts effilés.

Parce qu'on avait annoncé une sorcière, Angélique se l'était imaginée bossue, rabougrie, sale et édentée, à l'image de la Mélusine des forêts de son enfance.

La femme qu'elle avait devant elle était âgée, certes, mais droite et grande avec une denture admirable. Sa peau parcheminée était à peine ridée. Elle avait d'extraordinaires yeux bleus, très clairs et rieurs, et elle était vêtue confortablement et avec recherche. Sa deuxième jupe de drap de laine marron gansée de noir se relevait à demi sur des bottes du pays, mi-cavalières, mi-sauvages, fourrées, brodées d'ornements à l'indienne, mais façonnées dans un cuir fin. Elle rappela à Angélique Mistress Williams, cette vieille dame de la Nouvelle-Angleterre, qu'une flèche abénakise avait tuée devant elle2 et qui, vers la fin de son existence, s'accordait le luxe de belles coiffes de dentelle.

Pour la sorcière de l'île d'Orléans, son luxe c'étaient ses vêtements, ses bottes, son fouet. Sa coiffure la préoccupait moins mais cette auréole de cheveux blancs ébouriffés lui allait très bien. Elle se présenta sans ambages.

– Je suis Guillemette de Montsarrat-Béhars, seigneuresse du fief de La Givanderie en l'île d'Orléans.

Elle s'appuyait des deux coudes sur la table et la Polak s'empressait de mettre devant elle un gobelet et un cruchon d'eau-de-vie.

– Alors, où en est-on dans cette ville de fourbes ? demanda Guillemette.

Elle prit sa pipe à sa ceinture et commença de la bourrer de tabac qu'elle puisait dans une blague en vessie d'orignal.

Elle examinait Angélique assise en face d'elle. Il y avait dans ses yeux une lueur douce de bienveillance et d'intérêt. Après quelques bouffées tirées en silence, elle glissa sa main ouverte en travers de la table. D'un geste du menton, elle intimait à Angélique de lui livrer sa main droite afin qu'elle pût lire son destin dans les lignes de sa paume. Angélique s'exécuta.

Guillemette se pencha mais, aussitôt, elle parut contrariée. Elle abandonna sa pipe pour chercher dans les poches de ses vastes jupes une paire de bésicles qu'elle mit sur son nez afin d'examiner de plus près le dessin de la main offerte.

– Mais ça ne va pas du tout ! s'exclama-t-elle. Ça ne réussira pas.

– Quoi donc ?

– Ce que tu souhaites.

– Mais que sais-tu de ce que je souhaite ? s'écria Angélique.

Le savait-elle elle-même ?

– En tout cas, cela ne réussira pas, répéta la sorcière d'un air déçu.

– Qu'importe, puisque tu ignores de quoi il s'agit.

Angélique se demandait si ce qu'elle souhaitait secrètement ce n'était pas retourner en France et de revoir Versailles, et elle éprouva un curieux pincement au cœur.

Dans le fond, elle comprenait ce que voulait dire Guillemette. Cela la décevait et la rassurait à la fois, comme si la sorcière de ses longs doigts patriciens avait effleuré en elle des vérités qu'elle ne s'avouait pas.

« Ce qui m'est dû réussira », pensa-t-elle pour se défendre d'un sentiment de déception. « Mais peut-être échouera ce que l'on imagine que j'attends... »

Il valait mieux ne pas savoir... ou au contraire... il valait mieux savoir afin de ne pas se bercer d'illusions.

Le bras de la Polak entourait les épaules de son amie de la Cour des Miracles.

– Pourquoi lui dis-tu de mauvais présages, Guillemette ? lui reprocha-t-elle.

– Ce ne sont pas de mauvais présages, riposta Guillemette de Montsarrat.

Mais elle paraissait décontenancée.

– Et pourtant, tu es une triomphante ! fit-elle brusquement.

– Oui, acquiesça Angélique, je suis une triomphante.

Guillemette paraissait surprise et choquée de ce qu'elle découvrait dans cette main ouverte devant elle, comme si Angélique, qu'elle n'avait jamais vue, l'avait sciemment trompée sur elle-même.

– Ah ! Tu es exigeante avec tes amis, soupira-t-elle, tu es dominatrice.

Angélique ne disait rien.

Il y avait du vrai et du faux dans les paroles de Guillemette. Celle-ci avait perçu quelque chose en elle, mais ne pouvait pas l'interpréter. Elle eut un geste d'agacement.

– Les mots n'ont pas le même sens lorsqu'il s'agit de toi. Tu es exigeante, c'est vrai, mais sans rien exiger. Tu es dominatrice, mais parce que les autres se mettent sous ta domination. C'est parce que tes amants ne peuvent pas t'oublier que tu les oppresses...

– Ainsi, tu ne me tiens pas pour responsable de leurs malheurs ? demanda Angélique en riant.

– Non... Mais tu ne fais rien pour leur éviter de tomber dans tes pièges... Et, après tout, tu as raison...

Elle cligna de l'œil d'un air entendu. Lorsqu'elle redevenait gaie, on devinait sa générosité profonde.

– Pardonne-moi, dit-elle. Je t'ai inquiétée.

– Ce n'est pas grave.

– En effet, ce n'est pas grave... Tu es très forte. Tu triompheras.

Mais elle ne paraissait pas heureuse et fumait avec humeur. Elle jeta un regard soupçonneux sur les deux femmes en face d'elle.

– Qu'est-ce qu'il y a entre vous ? Ça ne te va guère, Janine de faire amitié avec une grande dame. Qu'est-ce donc qui vous lie ?

– Ceci, dit la Polak en croisant les doigts d'une certaine façon.

– La matterie !

Derrière la sorcière, un garçon à l'air chafouin et moqueur croisait lui aussi les doigts en signe de reconnaissance,

– C'est le commis de Monsieur Basile, chuchota La Polak à l'oreille d'Angélique, il est de chez nous...

« Chez nous », c'était, pour Janine Gonfarel, la Cour des Miracles de Paris. Paul-le-Follet eut, en effet, un tour de main bien de « chez nous » pour faire glisser dans celle de la sorcière une bourse alourdie de quelques écus en échange d'un petit sac de toile qu'elle tira de sa ceinture.

Au cours de l'après-midi, un certain nombre de personnes s'approchèrent du coin où devisaient les trois femmes. À chacun la sorcière remettait un petit paquet qu'elle accompagnait de quelques recommandations.

L'homme qu'on surnommait le « Bougre Rouge », parce qu'on le disait lui aussi devin et sorcier, se montra mais n'approcha pas. Il craignait Angélique. Elle le soupçonnait d'avoir jeté une pierre à son chat, le jour de l'arrivée. C'est lui, disait-on, qui avait vu passer dans les airs les canots en feu de la « chasse-galerie » alors que la flotte du comte de Peyrac approchait de Québec. Depuis, ses dons de voyance s'étaient accentués. On le consultait beaucoup, et ses clients se hissaient, au péril de leur vie, jusqu'à sa masure qui était perchée par-dessus quelques autres au flanc de la falaise, sous le fort. D'escaliers en échelles on parvenait dans son antre à demi enseveli sous de longs stalactites de glace. Il vivait là avec son Indien eskimo et environné de livres et de grimoires pour lesquels la sorcière Guillemette avait aussi le plus profond respect.

– D'où les a-t-il sortis ces livres ? Il n'a pu les faire surgir de terre que par la grâce de Satan... ou les voler.

– Il a le Grand Albert et le Petit Albert.

– Et une copie du Livre de Toth.

– Ce qui est étonnant, c'est qu'avec de tels livres, le quartier n'a pas encore flambé, disait la Polak en regardant avec révérence vers les hauteurs caparaçonnées de glace où gîtait le sorcier. S'il savait cela, le procureur Tardieu ferait jeter à bas toutes les maisons. Il a déjà interdit que l'on construise sous la falaise à cause des éboulements.

Elles burent de l'eau-de-vie, ce qui les faisait parler légèrement de choses graves.

– « Ils » nous tueront toutes ! Ils nous tueront toutes ! disait Guillemette.

De qui parlait-elle ?

– Va ! Parle ! Dis ce qui te tourmente, la pria la Polak avec solennité. Après, on pourra deviser de meilleur cœur...

Mais la femme restait immobile, la tête un peu inclinée, comme enfermée en elle-même avec une vision déchirante. Enfin, elle s'ébroua, se remit à fumer. Et Angélique éprouvait sans savoir pourquoi de la pitié et du remords.

La sorcière se passa encore la main dans sa tignasse blanche. D'un geste inconscient, elle arrangeait des mèches sur son front, en frange, au bord de ses yeux bleus, d'un azur déconcertant.

– Bast ! fit-elle, ce qui se passait en Place de Grève, dans votre Paris, ce n'était rien... Mais dans les bourgs, les campagnes, ce fut pis...

– Pis ! Faudrait voir ! protesta Janine Gonfarel atteinte dans son attachement à la capitale du Royaume de France.

Elle tenait à ce que Paris fût excessif en tout, en bien comme en mal.

À mots couverts, à petites phrases qu'elle avait longuement retournées dans sa tête, elle évoquait la croisade de terreur, acharnée, depuis trois cents ans, à éliminer de la société les cueilleuses de « simples », dangereuses de posséder une science qu'on ne leur avait pas enseignée et que l’Église ne les avait pas encouragées à acquérir3...

– Ma mère était femme sage dans un gros bourg des marches de Lorraine, raconta-t-elle... Elle visitait aussi les campagnes... « Ils » l'ont conduite au bûcher. Et tandis que le feu craquait et la consumait, « ils » me tiraient les cheveux pour m'obliger à relever la tête et me criaient aux oreilles :

– Regarde ! Regarde ta mère qui brûle, petite sorcière !

Elle porta son gobelet d'étain à sa bouche, but et parut revenue à elle.

– ... Tu comprends, reprit-elle, « ils » ne voulaient rien nous laisser, même pas ce pouvoir-là. « Ils » ne peuvent supporter que nous soyons plus fortes qu'« eux ».

– Qui ça « ils » ? demanda Angélique.

– Les hommes !

Guillemette jeta le mot avec hargne. Comment pouvaient-ils supporter que les femmes, des femmes ignorantes, qui n'étaient pas passées par leurs universités et leurs examens de théologie, possédassent un tel pouvoir sur la vie et la mort, sur l'amour et la naissance ? Un pouvoir trop grand pour qu'on ne cherchât pas à le leur arracher.

– C'est pourquoi on les a brûlées et brûlées sans cesse, les sorcières, même et surtout celles qui faisaient le bien, qui guérissaient, qui soulageaient, mais qui osaient le faire « en dehors » de la puissance des hommes et de l’Église.

Derrière sa hargne, on sentait une douleur inhumaine et rongeante qui la ramenait sans cesse à vilipender contre ce mal devenu familier à force d'être commun : les bûchers des sorcières.

Pour elle, toutes étaient victimes.

– Mais il y a des sorcières qui empoisonnent, dit Angélique qui pensait à la Voisin.

– Certainement. On ne nous a laissé que le poison. On nous a interdit la bienfaisance. Sais-tu ce qu'il y a écrit dans le Livre des Inquisiteurs ?

Elle récita en appuyant sur les mots :

– « ... Nous devons rappeler que par sorcières nous n'entendons pas seulement celles qui tourmentent et tuent, mais bien tout devin, charmeur, jongleur et magicien, communément appelés hommes et femmes sages... ceux, celles que l'on considère comme bons et bonnes sorcières, qui ne font aucun mal... » Entends-tu, qui ne font aucun mal ! « ... qui ne souillent ni ne détruisent, mais qui sauvent et délivrent du mal... Il vaudrait mieux pour nous tous que la terre soit débarrassée de toutes ces sorcières et particulièrement de celles qui sont bienfaisantes... »

– On laisse pourtant nos religieuses soigner les malades...

– Parce qu'elles sont religieuses et sous l'égide de médecins imbéciles, plus ignares qu'elles, mais qui se sont adjugé le pouvoir.

– Calme-toi, dit la Polak, sinon tu vas finir par y avoir droit à tes trois cents fagots.

Le tuyau de sa pipe coincé entre ses dents, elle soufflait la fumée à petits jets, du coin des lèvres. Elle poursuivait rêveusement :

– Où était le-mal ?... dis-le-moi ? Les femmes ont toujours été des guérisseuses... Parce qu'elles ont le sens de la terre, des secrets et des mystères de la terre. Parce qu'elles donnent la vie. Elles ont souci de préserver ce corps, elles sentent en lui autre chose qu'un gibier pour la mort et l'enfer... Pas comme « eux ». Ils laissent périr les pauvres gens dans leur douleur. « Vous irez au ciel », disent-ils... Ils ne veulent pas qu'on leur échappe... Les femmes guérissent, soignent, soulagent... C'est pourquoi ils ont juré notre perte...

Son regard tombait sur les mains d'Angélique.

– ... Toi aussi, tu as des mains de guérisseuse... Mais tu es plus rusée et plus habile que moi... Tu leur échapperas...

Elle se leva et fit quelques pas à travers la salle. Elle se retourna brusquement. Son visage s'était adouci et ses yeux bleus à nouveau brillaient, gais et allègres.

– ... Viendras-tu avec moi dans l'île, ma belle petite ?

La lueur pourprée du ciel se glissait par la fenêtre et l'illuminait.

– ... Non... Tu viendras plus tard... à la saison des sucres... Quand la sève de l'érable coule... Tu verras, l'île est toute parfumée.

Elle reprenait ses fourrures jetées sur un banc et recommençait à s'en envelopper. Elle regardait au loin.

– ... Toute parfumée à l'extérieur et un peu acre et violente à l'intérieur comme une belle femme en sa nature... Le parfum, c'est l'encens des sucres que l'on cuit dans les érablières, et le puant, c'est l'odeur des fromages que l'on commence à fabriquer dans les entrailles de l'île. Sous les voûtes des fermes au printemps. Tu viendras ! Je te parlerai. Il faudra que je te dise beaucoup de choses que tu ne sais pas et pour lesquelles, pourtant, tu as été persécutée. Il faudra que tu saches le complot des hommes contre les femmes et tout ce qu'ils ont fait pour leur arracher le pouvoir qu'elles avaient reçu de Dieu : celui de guérir.

« Ah ! Ils en ont brûlé et brûlé des femmes sages et aussi des hommes sages qu'elles avaient initiés à leur science. Ah ! Tu vois, ce n'est pas fini... que de bûchers encore ! Que de bûchers !... Mon Dieu !

Une expression d'intense douleur crispa ses traits.

– Mais ne pense donc pas ! l'adjura la Polak... Ne pense donc pas ainsi et pars vite. Le soleil va disparaître.

Avant de lancer son attelage à travers le Saint-Laurent, Guillemette de Montsarrat se retournait encore vers Angélique.

– Tu me plais. Je vais préparer un « charme » de protection pour toi. Si un danger te menace, je viendrai t'avertir.

Au loin l'île d'Orléans s'enfonçait parmi des nuages lilas et roses s'étageant au-dessus de sa croupe boisée reflétant le soleil qui se couchait derrière les plaines d'Abraham.

*****

La Polak réprouvait la violence de la grande femme de l'île.

« Ce sont ses malheurs qui lui ont tourné la tête. Mais si elle continue à jaser ainsi, ils finiront par la brûler ou la pendre. »

À son avis, Guillemette dénonçait avec trop de hardiesse la malice humaine, ne cherchait pas à rassurer sur son compte.

Elle vivait en son manoir qui dominait la crique de Sainte-Pétronille et d'où elle apercevait au loin Québec, entourée de gens, de bêtes, d'Indiens, d'enfants, rassemblant le voisinage en des fêtes et des beuveries dont on exagérait la licence, fraternellement liée avec l'ardente Éléonore d'Aquitaine, sa voisine.

Ah ! Il s'en passait dans l'île avec cette sorcière pour y régner...

On ne la savait ni veuve ni mariée. Elle choisissait ses amants parmi les beaux jeunes gens, des gars qui auraient pu être ses fils, qui étaient peut-être ses fils après tout...

On en racontait de toutes sortes sur la sorcière et du pis.

En la paroisse de Saint-Marcel, près de Lévis, un jour où l'on s'escrimait à chasser le diable d'une possédée, une fille de seize ans aux cheveux pâles qui par ses maléfices avait causé la perte de la récolte de lin, elle avait surgi brusquement sur le seuil de l'église en faisant claquer son fouet. Et personne dans l'assistance n'avait bronché, sachant qu'elle pouvait très bien s'en servir. Elle avait remonté la nef, avait tendu les bras à la pauvre possédée et lui avait dit avec une douceur étrange :

– Viens ! Viens, mon enfant.

Calmée, l'autre, qui hurlait et se débattait, s'était relevée, avait suivi, ruisselante de l'eau qu'on lui avait jetée et du sang des piqûres d'épingles qu'on lui avait portées pour découvrir les « points du diable ».

Cinq minutes plus tard, le traîneau de la sorcière galopait à travers le Saint-Laurent emmenant la jeune fille.

« Elle est venue reprendre sa proie, la maudite », commentèrent les bonnes gens.

On disait maintenant qu'elle la soignait dans l'île avec des potions calmantes. Mais beaucoup parlaient plutôt de sabbat.

Revenue chez elle, Angélique posa ses mains sur les fleurs séchées, qu'elle triait au fur et à mesure que l'on venait lui demander des remèdes. Elle avait tout fait cependant pour éviter d'être sollicitée.

Plus renseignée que la Polak, elle était moins tentée de taxer Guillemette d'exagération. Car la science des plantes avait conduit des centaines de milliers de femmes au bûcher.

« Tant de folie, pourquoi ? » se dit-elle en refermant doucement le coffre aux médecines. Saint Cosme et saint Damien veillaient. Ils étaient bien la preuve que tout se rejoignait sur Terre, et que même la folie avait sa contrepartie de bon sens.

Devant ses sachets de plantes et de fioles, elle se sentait proche de Joffrey qui, au milieu de ses cornues, avait lui aussi inspiré la méfiance et donné prise à la persécution. C'est pourquoi ils se ressemblaient tous deux et qu'avait pu naître entre eux un merveilleux amour.

Dans le crépuscule glacé, d'un bleu d'eau profonde, les lumières des fermes lointaines, au long de la côte de Beaupré, brillaient comme des yeux de loup.

Un feu parfois tressautait, fleur rouge, au bord d'un rivage ou à l'orée d'un bois.

Une lumière se déplaçait telle une luciole dans l'immensité bleue noyée d'ombre du fleuve gelé et Angélique devina que Guillemette, la sorcière, faisait galoper son traîneau et ses deux cavales favorites. Elle regagnait son repaire, son manoir plein de vie, hors des lois communes.

Angélique sut qu'un jour elle aimerait s'asseoir en la grande salle du manoir de Guillemette de Montsarrat-Béhars, et celle-ci lui dirait son secret.

Elle irait la visiter en l'île d'Orléans lorsque viendrait la saison qui précède le printemps et qu'on appelait au Canada « le temps des sucres ».

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