Chapitre 10
En débouchant sur le rebord d'un petit plateau rocheux, Angélique découvrit la cavalerie de Moulay Ismaël, en pleine fantasia. D'admirables chevaux paraissaient voler sans densité dans la lumière incandescente, avec lesquels semblaient faire corps les cavaliers dont le vent et la charge gonflaient les burnous. Ils parcouraient la plaine dans un ébouriffement de crinières et de queues, voletant, repartant, s'arrêtant net en frémissant. Formant contraste avec ce tableau exubérant de couleurs et de vivacité, débouchait sur la gauche un groupe d'esclaves chrétiens couverts de sueur et de poussière, la barbe et les cheveux hirsutes, leurs caleçons haillonneux retroussés jusqu'en haut des cuisses laissant voir leurs jambes striées de coups de cour-bâche, et qui portaient en ahanant un énorme chaudron de fonte qu'on eût dit dérobé aux cuisines de l'Enfer. Plus prosaïquement, cette vaste cuve, où deux hommes entiers eussent pu cuire comme des poulets, avait été destinée aux rhumeries des Américains, mais les corsaires saléites3 en avaient fait don à leur souverain. Les esclaves l'avaient portée sur quatre lieues depuis Miquenez et se demandaient avec angoisse si l'on avait l'intention de prolonger longtemps Ta promenade. Ils arrivaient à un carrefour où poussaient au bord d'un puits des palmiers indolents. La charrette avec les bourreaux et le bois venait d'arriver. Auprès d'eux, assis, jambes croisées sur un carré de pourpre, se tenait un personnage vêtu de jaune que deux petits Noirs éventaient. Ce fut vers lui qu'Osman Ferradji descendu de sa monture se dirigea, ployant sa haute taille en multiples saluts pour se prosterner et, enfin le front dans la poussière. Le personnage en jaune, sans doute un alcaïd haut placé, répondit en touchant de la main son front et son épaule et en la posant ensuite sur la tête d'Osman Ferradji. Puis il se leva et le Grand Eunuque l'imita. Tout homme près de ce dernier paraissait de petite taille. L'alcaïd, plus grand que la moyenne, lui atteignait l'épaule. Ses vêtements étaient simples : une ample robe dont il relevait les manches pour laisser ses bras nus et un burnous d'un safran plus foncé que la robe, avec une capuche terminée d'une touffe noire. Un turban de mousseline crème assez volumineux le coiffait. Comme il approchait, Angélique vit que c'était un jeune homme aux traits négroïdes dont le teint foncé montrait cependant des zones de clarté, des luisances de bois clair aux pommettes, au front, à l'arête du nez. Une courte barbe noire garnissait son menton bien modelé. Il se mit à rire avec gaieté en voyant sept des caravaniers d'Osman Ferradji s'avancer vers lui, tenant chacun par la bride les splendides chevaux sellés qu'envoyait Mezzo-Morte au Sultan du Maroc. Les Noirs se prosternèrent le front contre terre.
Angélique se pencha vers l'un des eunuques, le gros poussah Rafaï et lui chuchota en arabe :
– Qui est cet homme ?
Les yeux du Noir brillèrent.
– C'est LUI... Moulay Ismaël, notre souverain...
Il ajouta, en roulant ses prunelles blanches comme des billes d'agate :
– Il rit, mais c'est nous qui devons trembler. Car il a revêtu le jaune, la couleur de sa colère.
Cependant les captifs, croulant sous le poids de leur charge, entamèrent un concert de gémissements.
– Que faisons-nous du chaudron, Seigneur ? Que faisons-nous du chaudron ?
Moulay Ismaël le leur fit déposer sur un vaste feu de bois qu'on venait d'allumer. On versa la poix, l'huile et le suif pour la délier. Les heures suivantes se passèrent à présenter les premiers cadeaux algérois. Dans la chaudière, le goudron commençait à fumer lorsqu'un vacarme assourdissant de tambourins, de salves de mousquets et de cris déchirants annonça l'arrivée du rebelle vaincu.
Le neveu du sultan, Abd-el-Malek, était du même âge que l'oncle qu'il avait combattu, c'est-à-dire fort jeune. Il était monté sur une mule, les poings liés derrière le dos. Son lieutenant, Mohammed-el-Hamet, le suivait, également ligoté sur une mule, et toute sa smala poussée en avant par les janissaires qui les avaient rattrapés dans leur fuite. Les femmes se déchiraient le visage avec leurs ongles et poussaient des hurlements farouches. Moulay Ismaël, d'un signe, fit avancer son cheval noir et bondit en selle. Il parut soudain se transformer, grandir, se gonfler étrangement dans l'envol de son burnous couleur de soleil, tandis qu'il faisait cabrer à plusieurs reprises sa monture aux yeux de feu. Sur l'émail bleu du ciel, son visage prit des reflets de bronze, les nuances mouvantes de l'acier en fusion traversé d'éclairs et de zones obscures. Son regard, sous l'arcade des sourcils charbonneux, devint pénétrant et redoutable. Il brandit son javelot et se lança dans un court galop, stoppant net à quelques pas de ses ennemis enchaînés. Abd-el-Malek descendu de sa mule et se jetant à terre se prosterna à plusieurs reprises. Le roi lui appuya sa lance sur l'estomac. Le malheureux prince jetait ses regards sur la chaudière où bouillonnait la poix et sur Tes bouchers armés de leurs coutelas et l'effroi le gagnait. Il ne craignait pas la mort, mais Moulay Ismaël était réputé pour la cruauté des supplices qu'il infligeait à ses ennemis. Abd-el-Malek et Moulay Ismaël avaient été élevés ensemble dans le même harem. Ils avaient fait partie de la même bande redoutable que représentait la descendance d'un grand chérif, troupe de petits loups cruels que personne n'osait corriger et dont la plus innocente des distractions consistait à cribler des flèches de leurs sarbacanes les esclaves chrétiens au travail. Ils avaient le même jour mis les pieds dans leurs premiers étriers, tué ensemble leurs premiers lions au javelot et ensemble participé aux raids de soumission du Tafilelt. Ils s'aimaient comme des frères, jusqu'au jour où les tribus du Sud et des montagnes de l'Atlas s'étaient tournées vers Abd-el-Malek pour lui faire remarquer que ses droits au trône de Marocco étaient plus certains que ceux d'un fils de concubine soudanaise. Abd-el-Malek, de race pure, Maure d'ascendance kabyle, avait répondu à l'appel de son peuple. Ses chances, au départ, dépassaient de loin celles de son oncle. La ténacité, le sens de la guerre, l'impérieux pouvoir que Moulay Ismaël avait sur les êtres, avaient amené la victoire de ce dernier.
Abd-el-Malek s'écria :
– Pour l'amour d'Allah, n'oublie pas que je suis ton parent !
– Tu l'as bien oublié toi-même, chien !
– Souviens-toi que nous avons été comme des frères, Moulay Ismaël !...
– Mes propres frères, j'en ai tué six de ma main et fait occire dix autres. Alors que m'importe toi, un neveu !
– Pour l'amour de Mahomet, pardonne-moi.
Le roi ne lui répondit pas. Il fit signe qu'on le prît et qu'on le fît monter sur la charrette.
Deux gardes s'y juchèrent avec lui. Ils lui prirent le bras droit, l'un par le coude, l'autre par la main et appuyèrent son poignet sur un billot...
Le roi appela l'un des bouchers et lui ordonna de faire l'exécution. Le Maure hésitait. Il était de ceux qui avaient secrètement désiré la victoire d'Abd-el-Malek. Seul, ce jeune prince avait drainé avec lui toutes les aspirations des tribus, avides de se fonder une dynastie de noble extraction comme celle des Almoravides ou des Almohades. Avec sa mort, ce rêve disparaissait. L'obscur boucher-bourreau avait dissimulé ses sentiments, mais il fallait croire que l'œil de Moulay Ismaël l'avait percé à jour. Il s'apprêta à monter, puis s'arrêta et faisant un pas en arrière dit qu'il ne couperait jamais la main à un homme d'une aussi noble naissance, au propre neveu de son souverain, qu'il préférait qu'on lui coupât la tête.
– Qu'il en soit donc fait ainsi ! cria Moulay Ismaël, et tirant son sabre il la lui trancha d'un seul coup précis qui révélait une longue habitude de ce cruel exercice.
L'homme s'effondra, sa tête roula, le sang s'élargit sur le sable brûlant. Un autre boucher désigné, intimidé par cet exemple, monta en chancelant sur la charrette. Pendant qu'il montait, le roi fit approcher les enfants, les femmes et les parents d'Abd-el-Malek et leur dit :
– Venez voir couper la main de ce cornard qui a osé prendre les armes contre son roi et voyez couper ce pied qui a osé marcher contre lui !
Des hurlements désespérés s'élevèrent dans l'air surchauffé et couvrirent le cri du prince, auquel le boucher venait de couper la main. On lui coupa ensuite le pied. Le Sultan s'approcha et lui dit :
– Eh bien, Cara, me reconnais-tu à présent pour ton roi ? Tu ne me connaissais pas auparavant ?
Abd-el-Malek ne répondit pas, regardant couler le sang de ses artères. Moulay Ismaël se mit à caracoler sur place, tournant vers le ciel son visage terrible, en proie à une agitation qui glaçait de terreur tous ceux qui le regardaient. Soudain, il leva sa lance et tua d'un coup au cœur le boucher qui avait fait l'exécution.
Ce que voyant, son ancien rival écroulé dans son sang cria :
– Voyez donc le vaillant homme, voyez sa bravoure ! Il tue celui qui lui obéit, il tue celui qui ne lui obéit pas. Tout ce qu'il fait est vain. Allah est juste. Allah est grand !
Moulay Ismaël se prit à rugir pour couvrir la voix de sa victime. Il criait qu'il avait apporté la chaudière pour y faire connaître au traître le suprême supplice, mais que parce qu'il était grand et magnanime, la poix de ce supplice servirait au contraire à le sauver, qu'il avait agi comme un roi outragé devait agir, mais qu'il laisserait à Allah le soin de décider si Abd-elMalek devait vivre ou mourir. Ainsi il ne serait point dit que c'est lui qui avait tué son frère car trop de choses les liaient et il connaissait aujourd'hui la plus grande douleur de sa vie. Le couteau du boucher lui avait tranché, à lui aussi, la main et le pied semblait-il. Et pourtant Abdel-Malek n'était qu'un traître qui, s'il avait triomphé, l'aurait égorgé de sa propre main. Il le savait. Pourtant il lui faisait grâce !...
Il ordonna qu'on mît le bras et la jambe de son neveu dans le goudron bouillant, afin d'arrêter le sang.
Ensuite, il fit faire une décharge générale par ses mascarins et chargez quatre alcaïds de conduire son neveu vivant à Miquenez.
Les officiers s'informèrent du sort qu'il réservait au lieutenant Mohammed-el-Hamet. Moulay Ismaël le livra à ses chasserots qui étaient des petits nègres de douze à quinze ans. Ils entraînèrent le cheik sous les murs de la ville. On ne sait ce qu'ils lui firent, mais quand ils le ramenèrent à la tombée du jour il était mort et bien mort et aucun des siens n'eût pu le reconnaître...
Moulay Ismaël et son escorte, et la caravane brune et multicolore d'Osman Ferradji avaient atteint Miquenez à l'heure du couchant, à l'heure où les bannières montaient aux boules d'or des minarets, et que l'appel impérieux et plaintif des muezzins planait sur la ville couleur de bel ivoire, allongée sur son éperon rocheux dans l'ardeur d'un ciel écarlate. La gueule noire de la massive porte de guerre engouffrait les silhouettes fourmillantes, avalait sa ration de guerriers et de cavaliers, d'esclaves et de princes, de chameaux et d'ânes, avant de laisser le bled désertique à la nuit. La ville emmagasinait derrière ses remparts tous ces bruits humains, les cris et les pleurs, la fièvre et les passions. En passant sous la Porte Neuve, Angélique détourna les yeux. Un esclave nu et qui lui parut gigantesque était cloué au vantail par les deux mains. Sa tête blonde et embroussaillée retombait en avant comme celle d'un christ mort.