Chapitre 1
Alger-La-Blanche s'éveille. Le soleil dore les deux vieilles tours espagnoles, vestige de l'occupation ibérique, qui dut, au XVIe siècle, céder le pas au Turc asiatique. La lumière atteint la pointe des minarets d'un vert ou d'un gris très doux, de hauts minarets quadrangulaires, osseux et volontaires qui ne ressemblent pas aux énormes cierges d'Orient. Sali Hassan, Pacha de la Sublime Porte, songe une fois de plus qu'il n'aime pas ces minarets d'Alger. Ils sont à l'image de ces Algériens anguleux, toujours au bord de la dissidence, et plus encore de ces reis renégats qui apportent parmi l'oisiveté chère aux Orientaux l'ardeur, l'activité, l'âpreté au gain des Chrétiens et des races septentrionales. Maudits soient Endj'Ali, le Calabrais, et Ali Bitchin le Vénitien, et le Flamand Uver, et le Rochelois Soliman, et les Danois Simon Dantsat et Eric Jansen, et les Anglais Sanson et Edward, et le pire de tous, ce Mezzo-Morte, lui aussi fils de Calabre, en Italie. Ce sont eux, les renégats qui ont fait d'indolents musulmans des aigles de mer rapaces et infatigables et qui ont transmis le virus de la Course aux janissaires euxmêmes. Peu s'en fallut l'an dernier que Sali Hassan, Pacha d'Alger, fût assassiné par ses propres troupes, pour les avoir encouragées à se contenter de leur solde. Il a fallu céder et les laisser s'embarquer à leur tour comme volontaires pour tenter leur chance. Sali Hassan Pacha, délégué du grand Divan turc en cette forteresse sauvage d'Alger, se console en se disant que ce sont eux aussi, les renégats, qui ont fait d'Alger la grande écumeuse des mers. Et le huitième des richesses razziées ne revient-il pas de droit au Pacha ? Il a acheté son pachalik1 par de coûteux présents. Il lui faut rentrer dans ses débours et faire fortune dans le court délai de trois ans qui lui est accordé. S'il n'est pas assassiné ou empoisonné d'ici là, il retrouvera Constantinople et son luxe indolent. Mezzo-Morte a bien raison d'armer sans cesse, d'encourager les reis, d'entraîner ses troupes et ses mariniers. La ville ne vit que d'eux et par eux. Il n'est à Alger ni industrie ni commerce. Si la Course s'arrêtait, la population mourrait littéralement de faim. Le Pacha, privé du plus important de ses revenus, ne pourrait même plus payer la solde mensuelle des janissaires ; l'émeute éclaterait et se terminerait par le meurtre du souverain vice-roi et de ses conseillers, le renversement du Divan. Le maintien de l'ordre et de l'existence d'une population de cent mille âmes dépend de la piraterie, depuis la subsistance du plus misérable fellah jusqu'à celle du chef suprême de l'État. Pour cela il faut razzier encore, razzier toujours. Le jour qui se lève amènera-t-il au port d'autres vaisseaux victorieux ?
Sali Hassan Pacha se pourlèche les lèvres en songeant au grand galion de Naples que Mezzo-Morte a capturé la semaine passée. Chargé de blé, de dix mille paires de bas de soie, 20 caisses de fil d'or, 10 000 caisses de brocatelle, 76 canons, 10 000 boulets et 130 captifs dont beaucoup de qualité, qui vont payer d'énormes rançons. Mais de telles aubaines ne se renouvellent pas tous les jours. Cependant on peut toujours les espérer. C'est là l'attrait subtil de la Course, la chance, le coup de dés.
Le Pacha s'installe devant la fenêtre de son palais, qui domine la mer. Et tandis que ses pages entreprennent d'enrouler autour de son auguste tête des aunes et des aunes de mousseline verte, il demande sa longue-vue de marine, d'ébène cerclé d'or, et guette l'horizon.
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Le soleil est descendu de la pointe des minarets, où les muezzins psalmodient la prière du matin, jusqu'aux toits plats qui s'étagent de terrasse en terrasse. On voit alors s'y étirer de souples formes blanches. Les femmes ont dormi là, chassées de leurs appartements par la chaleur étouffante. Elles se sont étendues face aux étoiles, écoutant avec curiosité les rumeurs de la ville et celles de la mer, l'aboiement des chiens maigres et les cris des rixes qui viennent du bagne des esclaves chrétiens. Maintenant, c'est le jour. Les eunuques vigilants pressent leurs administrées de rentrer au bercail, c'est-à-dire de regagner les profondeurs grillagées et ombrées du harem, au sein des riches habitations des citadins d'Alger. Ces habitations sont groupées près de la mer, dans la partie occidentale de la ville. C'est le quartier de la Marine, fief de la puissante corporation des reis, le taïffe, que le Pacha résident de Constantinople considère non sans inquiétude du haut de la colline. Là vit l'amiral d'Alger, et les grands reis, ceux qui prennent encore la mer et ceux qui se sont retirés après fortune faite. Ils y ont pour voisins et pour vassaux leurs équipages et aussi toute cette population qui vit de la mer : cordiers, constructeurs de bâtiments, fabricants de goudron et de brai, marchands de biscuits et de poissons salés et, un peu plus loin, les marchands d'esclaves et ceux qui trafiquent sur les cargaisons prises, et les Juifs, changeurs de monnaie, accroupis à la turque devant leurs petites tables où ils ont des paras, des piastres ou patagons, des écus d'or en piles.
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Un rayon de lumière s'est glissé par les étroites ouvertures du bagne du Pacha, ou de celui d'Ali-Rami, ou de celui des Corlourlis, celui du Beylik derrière la casserie des janissaires ou d'Ali Arabadji près de la mosquée. Sur leurs nattes de jonc ou leurs lits de bois grossier, les esclaves s'éveillent. Ils ont rêvé du ciel gris de l'Angleterre ou de la Normandie, de la terre rouge espagnole, des oliveraies d'Italie. Ils ouvrent les yeux et voient la pièce froide et nue du bagne. Le mot vient de bano, le bain en espagnol, et s'est longtemps prononcé « baing ». C'est dans le bâtiment isolé réservé au bain qu'on a enfermé tout d'abord les esclaves, mais plus tard, les particuliers n'ayant pas de bain assez vaste pour contenir leurs centaines d'esclaves, on a fait construire des bâtiments spéciaux. Le nom est resté. L'intérieur du bagne ressemble à celui de toutes les maisons d'Alger : une cour intérieure entourée d'une galerie surmontée d'un étage. Des cloisons y aménagent des chambres qui peuvent contenir de quinze à vingt personnes. Aucun ameublement en dehors des nattes et des lits fabriqués par les captifs euxmêmes, quelques écuelles et jarres de terre cuite destinées à contenir l'eau et à préparer les aliments. Le patron s'occupe peu de la nourriture de l'esclave. Celui-ci a deux heures par jour pour se trouver à manger.
Le gardien Bachi presse les esclaves de partir au travail. Cet utile fonctionnaire est habituellement un renégat qui parle toutes les langues. Sa place est fort recherchée, car lucrative et peu fatigante. Quelques aides l'assistent. Son rôle se borne à maintenir un certain ordre à l'intérieur du bagne, à exiger que les chambres et les galeries soient nettoyées et blanchies à la chaux une fois par semaine et à s'assurer que tous les captifs sont bien rentrés au moment du couvre-feu. C'est encore lui qui, lors de la formation des équipes de Course, répartit la chiourme par escouades et désigne à chacun la place qu'il devra occuper à bord comme bogavant, postice ou tercerol. Il va les inspecter soigneusement pour s'assurer qu'aucun d'entre eux n'est atteint de maladie contagieuse et les faire entièrement laver et raser avant le départ. Il leur distribue en même temps cinq aunes de toile pour se fabriquer un caleçon et une chemise de galère : c'est la seule occasion où le patron daigne s'occuper de l'habillement de ses esclaves.
On rencontre de tout aux bagnes d'Alger : L'Italien souple et retors côtoie le Moscovite brutal et dur. L'Espagnol hautain et vindicatif méprise l'Anglais qui se laisse facilement gagner par la mélancolie. Catholiques, Luthériens, Calvinistes, Puritains, Schismatiques et Nicolaïtes, toutes les proliférations de l'arbre chrétien s'y rassemblent et princes et valets, militaires et marchands. Et les bonnets de laine et les culottes godronnées et fripées se mêlent aux soutanes et aux robes de bure, aux boléros brodés et aux vestes bariolées d'Albanie ou d'Italie.
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La clarté du jour pénètre de plus en plus au cœur de la ville. Elle rôde près de la porte Bab-Azoum et découvre un haut mur. Le long de ce mur sont fixés d'énormes crochets en forme d'hameçon, la pointe dressée en l'air. Ce sont les « ganches », le mur du supplice favori des Algérois. Du haut de la muraille, la victime a été jetée sur ces crocs qui la transpercent au hasard dans une partie quelconque du corps. Et ce clair matin, deux corps agonisent, retenus par les aisselles, le ventre traverse. C'est le troisième matin qui ramené sur eux la brûlure du soleil et le lent tournoiement des mouettes voraces et criardes qui leur ont déjà crevé les yeux.