Chapitre 6
C'était le silence de la nuit. Et sur le sol envahi de clarté lunaire, la grille de la fenêtre projetait une dentelle noire. Un parfum de menthe et de thé vert flottait. Angélique sortit de sa prostration et se redressa. C'était le silence, parfois rompu d'un long cri aigu et lointain. Elle savait qui poussait ce cri d'animal pris au piège : l'une des deux Islandaises que le Grand Eunuque ramenait dans ses bagages, comme présent pour son maître. Elle, Angélique, n'avait pas crié. Elle s'était laissé emmener, maintenue par deux eunuques qui l'avaient chargée dans un palanquin escorté d'une garde de dix eunuques. Ce qui ne l'avait pas empêchée de surprendre au passage les clameurs du pauvre comte de Loménie, que son maître Mohammed Celibi Oigat faisait bâtonner vigoureusement. Elle ignorait ce qu'était devenu le valet Lucas et qui les avait trahis. Peut-être le commis, peut-être la Musulmane jalouse ?... Cela n'avait plus d'importance maintenant. Elle était séparée du monde. « Enfermée dans un harem » et la solitude dans laquelle on l'avait laissée depuis sa reprise ne présageait rien de bon. C'était moins la peur qui l'accablait qu'un sentiment de défaite totale. En lui dévoilant son piège tortueux, Mezzo-Morte lui avait ôté jusqu'au goût de se débattre. Rien n'était vrai dans ce qui l'avait soutenue et lui avait donné tous les courages. La présence proche de son mari qui pendant quelques jours l'avait habitée comme d'une certitude, n'était plus qu'un leurre. Il n'y avait RIEN derrière cela. Il n'était pas à Bône, il n'était nulle part ! Il était peut-être mort, peut-être vivant, mais Mohamed Raki, lui, était mort certainement. Et l'insaisissable souvenir de l'évadé français se perdait donc, s'estompait. Et Angélique s'était laissé capturer pour « rien ». Elle s'était jetée tête baissée dans la destinée absurde et dramatique promise trop souvent aux voyageuses imprudentes de l'époque. La souricière était close. Le clapet aux délicieuses arabesques de fer forgé était retombé. Comme maintes fois en des occasions où son impulsivité l'avait jetée dans des situations sans issue, elle tourna sa colère contre elle-même et la pensée de ce que dirait Mme de Montespan si elle venait à apprendre le sort fait à sa rivale la brûla comme un fer rouge.
« Mme du Plessis-Bellière... Savez-vous ? Ha ! ha ! ha ! Capturée par les Barbaresques !... Ha ! ha ! ha ! On dit que le Grand Amiral d'Alger l'a offerte en présent au Sultan du Maroc ha ! ha ! Que c'est drôle ! La pauvre chère !... »
Le rire moqueur de la belle Athénaïs résonna à ses oreilles. Angélique se leva, cherchant quelque chose à briser. Il n'y avait rien. Elle était dans une cellule nue que le revêtement à la chaux eût rendue monastique sans l'opulence du divan garni de coussins où on l'avait jetée comme un paquet. Pas de fenêtres, et pour seule ouverture cette sacrée grille de fer forgé !
Angélique se rua sur cette grille pour la secouer. Elle eut la surprise de la sentir céder au premier chef. Hésitante d'abord, puis rapidement elle enfila la galerie qui s'ouvrait devant elle. La silhouette sombre d'un eunuque se leva, sortit de l'ombre et la suivit. Un autre, avec sa hallebarde se trouvait au sommet d'un escalier. Il avança le bras pour lui barrer le passage. Angélique se sentait la force d'un torrent. Elle écarta l'homme d'un coup d'épaule. Il la saisit au poignet. Toute la maîtrise de la tenancière du « Masque Rouge » qui jetait les ivrognes à la porte lui revint. Elle gifla les joues flasques du garde, le saisit au collet et l'envoya rouler à terre. Les deux eunuques se mirent à glapir comme des singes, tandis qu'Angélique dévalait les marches, pour trouver au bas trois autres Noirs hurlant à leur tour et contre lesquels elle se débattit en vain. Leurs voix de fausset s'entrecroisaient au-dessus d'elle. Elle se débattait comme une tigresse, mais elle fut bientôt immobilisée. Un gros poussah brandissant son fouet, un martinet garni de nœuds, s'approcha. Osman Ferradji, qu'on était allé chercher de toute urgence, le calma d'un signe. Il n'avait pas son grand manteau et son turban d'apparat, ne portant qu'une sorte de gilet de satin cramoisi sans manches et un long pantalon bouffant retenu par une ceinture de métal précieux. Son turban, fermé d'une aigrette, coiffait étroitement sa tête fine. Dans cette tenue d'intérieur on distinguait mieux l'ambiguïté de son sexe. Ses bras lisses et ronds, garnis de bracelets et ses mains baguées eussent pu appartenir à une très belle négresse.
Il abaissa un regard serein sur Angélique échevelée et dit en français, de sa voix harmonieuse :
– Voulez-vous boire du thé ? Ou du sirop de citron ? Voulez-vous qu'on vous fasse porter des brochettes de mouton grillé ? Du hachis de pigeon à la cannelle ? Ou des cornes de pâte d'amandes ? Vous devez avoir faim et soif !
– Je veux l'air libre, cria Angélique. Je veux voir le ciel, je veux sortir de cette prison.
– N'est-ce que cela ? dit doucement le Grand Eunuque. Veuillez me suivre, je vous prie.
Si l'offre était libérale, les gardes n'en lâchèrent pas pour autant la jeune femme qui était devenue leur terreur depuis que son évasion avait entraîné l'exécution de cinq d'entre eux. Elle dut remonter l'escalier étroit, puis un autre. Tout à coup elle se trouva sur un toit en terrasse avec toute l'immense voûte étoilée du ciel, déployée au-dessus d'elle. La lueur lunaire imprégnait la fraîche brume exhalée de la mer et qui devenait d'un bleuâtre clair enveloppant tout, donnant un aspect vaporeux jusqu'à la lourde coupole d'une mosquée proche. Et son haut minaret semblait transparent, perméable aux rayons de la lune, donnant le vertige à regarder dans ce brouillard de lumière bleue tant il semblait agrandi, inconsistant et léger.
Des aboiements de chiens voguaient par intermittence dans le silence, portés sur la tiédeur lourde de la nuit avec le soupir du ressac. Les clameurs de la taverne du bagne ne parvenaient pas jusqu'à ce quartier environné de beaux jardins où les aristocrates d'Alger avaient leur sérail. C'était le silence nocturne des nuits musulmanes, aussi passionnées et fertiles que le jour et peut-être plus encore, car c'est la nuit que se trament les intrigues, que s'exécutent les complots, que les muets étranglent et que les femmes prisonnières ont le droit d'aller rêver devant l'immensité du monde interdit. Leurs formes blanches se devinaient de toits en toits lovées sur les divans et les coussins ou bien se mouvant en de lentes promenades. Elles avaient le visage enfin découvert, et goûtaient la brise et le sel venus de la mer. Au murmure des flots répondait le murmure de leurs voix caquetant avec des rires discrets, dans un tintement de gobelets d'argent et une odeur fraîche de thé à la menthe et de pâtisserie.
De temps à autre un des eunuques gardiens se levait et faisait sa ronde, suivant le rebord étroit des toits et les cours des maisons. Ils allaient, noirs et lents sur le ciel lunaire, l'œil soupçonneux, fouillant le creux des ruelles où pourrait se cacher l'amant audacieux, mais se montrant indulgents aux échanges de rires et de salutations entre voisinage. Les gardiens avaient lâché Angélique. Elle se tourna et découvrit la mer, immense nappe d'améthyste sillonnée d'argent. Il était difficile d'imaginer que de l'autre côté de cette féerie existaient les rives européennes et leurs hautes maisons de pierres brunes ou grises, ouvertes de mille yeux curieux, mais closes vers le ciel. Angélique s'assit au bord du rempart. Sur cette terrasse où elle se trouvait, il y avait aussi d'autres femmes, accroupies sur des coussins, mais elles demeuraient silencieuses et même les servantes qui leur versaient le thé et passaient les plateaux de gâteaux semblaient timides car elles étaient toutes des esclaves acquises par le Grand Eunuque ou offertes par Mezzo-Morte et elles ne se connaissaient pas encore.
Osman Ferradji observait Angélique avec une grande attention. Il dit, comme saisi d'une inspiration subite :
– Voulez-vous du café turc ?
Les narines d'Angélique palpitèrent. Elle sut brusquement que ce qui lui manquait le plus depuis qu'elle était à Alger, c'était le café turc !
Sans attendre son approbation, Osman Ferradji frappa dans ses mains et donna des ordres brefs. En quelques instants un tapis fut déroulé, des coussins amoncelés, une table basse apportée, et la vapeur odorante du café noir s'éleva. Osman Ferradji fit signe aux servantes de s'écarter. Assis sur le tapis, ses longues jambes croisées, il tenait à servir lui-même la captive française. Il lui présenta le sucre et lui proposa le poivre pilé et la liqueur d'abricots, mais elle refusa. Elle buvait le café juste à peine sucré. Ses yeux se fermèrent sous l'effet d'une nostalgie violente.
« L'odeur du café me rappelle Candie... et la salle des ventes où son parfum se mêlait si fort à celui de la fumée du tabac... et je voudrais retourner à Candie, à ce moment où une main m'a relevé la tête... le café sentait bon. J'étais heureuse à Candie... »
Elle but trois gorgées et enfin se mit à pleurer, la gorge remuée de sanglots véhéments qu'elle essayait en vain de retenir. Elle n'aurait pas voulu cette faiblesse, cette défaite devant les yeux du Grand Eunuque, d'autant plus que l'absurde de son sentiment lui apparaissait total. À Candie, elle n'était qu'une malheureuse esclave brutalisée, elle avait été mise en vente au batistan. Mais à Candie, elle avait encore de l'espoir à revendre, un but ! Elle avait aussi là son vieil ami l'industrieux Savary pour l'encourager, la secouer, la guider, pour lui passer des lettres à signer par les grilles de son cul-de-basse-fosse, ou lui faire des signes cabalistiques sous ses oripeaux de mendiant. Où se trouvait-il, le pauvre Savary ? Peut-être lui avait-on crevé les yeux pour tourner la noria du puits à la place de l'âne ? Ou l'avait-on jeté à la mer ou aux chiens ?... Ils en étaient bien capables !...
– Je ne comprends pas, dit la voix douce d'Osman Ferradji, que vous pleuriez, ni que vous criiez, que vous vous débattiez et vous énerviez ainsi...
– Ah ! vraiment, fit Angélique entre deux sanglots. Vous ne comprenez pas qu'une femme qu'on sépare des siens et qu'on emprisonne puisse pleurer ! Je ne suis pas la seule, il me semble. Écoutez donc l'autre en bas qui hurle.
– Mais vous, ce n'est pas la même chose.
Il leva la main, ouvrant en éventail ses longs doigts bagués aux ongles rouges et compta.
– La femme qui a rendu fou le marquis d'Escrainville la Terreur de la Méditerranée, qui a poussé Don José de Almada, le plus prudent commerçant de ma connaissance, à monter jusqu'à 25 000 piastres une enchère dont il n'avait que faire, celle qui a échappé à l'invincible Rescator, celle qui a parlé en face à Mezzo-Morte sur un ton injurieux qu'aucun de ses ennemis même n'eût osé. Et j'ajouterai : la première femme qui se soit évadée des mains du Grand Eunuque Osman Ferradji ! C'est une grande référence cela. Quand on est cette femme-là, madame, on ne pleure pas et on n'a pas de crises de nerfs !...
Angélique chercha son mouchoir et avala d'un coup sa tasse de café qui refroidissait. Le palmarès que lui dédiait Osman Ferradji n'était pas sans l'impressionner sur ses propres ressources et réveillait sa combativité. Elle songea :
« Pourquoi, après tout, ne serais-je pas aussi la première femme qui réussirait à s'échapper d'un harem ? »
Ses yeux verts se posèrent sur le Grand Eunuque, en face d'elle. Elle retrouvait le sentiment de sympathie et de déférence qu'il lui avait spontanément inspiré quand elle s'était, assise à ses côtés, le jour du supplice du chevalier allemand. Eclairé par la lune, ce visage semblait d'un bronze délicat, aux ombres pleines et trop ciselées pour un homme, mais ses sourcils bas lui donnaient un air de gravité sévère lorsqu'il ne souriait pas. Mais le Grand Eunuque sourit. Il pensait que les yeux verts de cette femme pouvaient ressembler à ceux d'une panthère. Elle était de la même race et ses pleurs ne signifiaient rien d'autre que le dépit de s'être laissé vaincre. Il saurait captiver son ambition.
– Non, fit-il en secouant la tête, moi vivant vous ne vous échapperez pas ! Voulez-vous des pistaches ? Elles viennent de Constantinople. Sont-elles au moins bonnes ?
Angélique grignota du bout des dents et dit qu'elle en avait mangé de meilleures.
– Où cela ? fit Osman Ferradji, subitement très anxieux. Avez-vous retenu le nom et l'adresse du marchand ?
Il ajouta que c'était un souci pour lui que de satisfaire la gourmandise des centaines de femmes de Moulay Ismaël. On attendait monts et merveilles de son voyage en Alger où il était venu pour se réapprovisionner en vins grecs de Malvoisie et en bonbons d'Orient. Les harems de Moulay Ismaël étaient les mieux fournis de Barbarie grâce à ses soins. Quand elle serait à Miquenez, elle verrait...
Angélique se dressa, toutes griffes dehors.
– Je n'irai jamais à Miquenez. Je veux ma liberté.
– Qu'en ferez-vous ?
C'était une question si doucement étonnée que la révolte d'Angélique se dégonfla comme une baudruche crevée. Elle aurait pu crier qu'elle voulait retrouver les siens, revoir son pays, mais tout à coup elle ne savait plus, et son existence lui apparaissait comme une dérision. Elle n'avait plus d'attaches, à part ses deux jeunes fils, et eux-mêmes ne les avait-elle pas entraînés déjà dans la confusion de ses projets insensés !
– Ici ou là, murmura la voix du Grand Eunuque, où Allah nous veut, goûtons les saveurs de la vie. Les femmes ont une grande faculté de s'adapter. Vous avez peur car nos peaux sont noires ou brunes et notre langue vous est inconnue ; mais qu'y a-t-il parmi nos mœurs qui puisse vous causer tant d'effroi ?
– Vous croyez qu'un petit spectacle comme l'exécution du chevalier de Malte à laquelle nous avons assisté l'autre jour, me prédispose à trouver agréables les mœurs musulmanes ?
Osman Ferradji parut sincèrement surpris.
– N'y a-t-il pas dans votre pays des exécutions où l'on tire les hommes à quatre chevaux ? Les Français avec lesquels j'ai parlé m'en ont fait le récit.
– C'est exact, convint Angélique. Mais... pas tous les jours. Ce supplice ne s'applique qu'aux régicides.
– Celui du chevalier de Malte était aussi un événement rare. C'est reconnaître la valeur d'un ennemi, la peur qu'il inspire et le mal qu'il a infligé que de l'avoir traité ainsi. C'était un grand honneur pour lui. Vous avez peur, madame, parce que vous êtes ignorante comme tous les Chrétiens qui ne veulent pas savoir ce qu'est l'Islam. Ils s'imaginent que nous sommes des sauvages. Vous verrez nos villes du Maghreb, du pays du couchant suprême, Marocco qui est rose comme un feu au pied des montagnes de l'Atlas où la neige scintille comme des pointes de diamants, Fez dont le nom veut dire : or, et Miquenez, capitale du Sultan, qui semble bâtie dans de l'ivoire. Nos villes sont plus belles et plus riches que les vôtres.
– Non, c'est impossible. Vous ne savez pas ce que vous dites. Vous ne pouvez comparer à Paris ce ramassis de cubes blancs...
Elle eut un geste vers Alger endormie à leurs pieds et s'arrêta. C'était un monde inimaginable, hors du temps, comme un rêve.
Là, à ses pieds, une ville bâtie par la magie de la lune, dans une porcelaine translucide, au bord d'une mer d'améthyste ; un rêve, et sous les oripeaux criards de la ville des pirates, la révélation de l'âme lente et méditative de l'Islam.
– Vous n'êtes point faite pour la peur, disait Osman Ferradji en hochant la tête. Soyez docile et il ne vous sera fait aucun mal. Je vous laisserai le temps de vous habituer à nos mœurs islamiques.
– Je ne sais si je m'habituerai jamais à ce mépris que vous avez de la vie humaine.
– La vie humaine mérite-t-elle tant d'inquiétude ? Il est vrai, en effet, que les Chrétiens ont une peur effroyable de la mort et de la torture. Votre culte semble mal vous préparer à supporter la vue de Dieu.
– Mezzo-Morte m'a déjà dit quelque chose de ce genre.
– Ce n'est qu'un renégat, un « Turc de profession », fit le Grand Eunuque sans cacher son dédain, mais j'aime à croire qu'il ne fut pas seulement attiré vers nous par l'esprit de lucre et d'ambition, mais aussi par cette liberté de croyance qui donne le goût de vivre et le goût de mourir et non la peur de l'un et de l'autre, comme chez vous, Chrétiens.
– Il est en effet regrettable que vous n'ayez pu vous faire marabout, Osman Bey. Vous prêchez bien. Croyez-vous parvenir à me convertir ?
– Vous n'aurez pas le choix. Vous deviendrez Musulmane en étant l'une des femmes de notre grand seigneur Moulay Ismaël.
Angélique serra les lèvres pour éviter de répondre. Elle pensa irrévérencieusement
« Compte là-dessus ! ».
Le croque-mitaine marocain qu'on lui réservait pour maître était loin, heureusement !
D'ici là, il lui faudrait bien trouver la possibilité de s'échapper. Et elle la trouverait. Osman Ferradji avait eu raison de lui faire boire du café !...