Chapitre 12

Elle eut quelque peine à le reconnaître. Il s'était teint la barbe en rouge-brun, ce qui lui donnait l'apparence d'un ermite marocain, apparence accentuée par une sorte de djellaba couleur de rouille en poil de chameau dans laquelle se perdait son corps fluet. Il paraissait en bonne forme physique quoique maigre comme un vieux sarment et tanné comme une noix. Elle le reconnut à sa paire de grosses lunettes, derrière lesquelles ses yeux rayonnaient.

– Tout va bien, chuchota-t-il en croisant ses jambes pour s'asseoir près d'elle, jamais je n'aurais pu imaginer que les événements s'arrangeraient si merveilleusement. Allah... hum ! je veux dire Dieu, nous a guidés par la main.

– Vous avez trouvé des complices, un moyen de fuir ?

– Fuir ?... Ah ! oui, oui, cela viendra en son temps, ne vous impatientez pas. En attendant, regardez.

Des plis de sa houppelande, il mit au jour une sorte de poche d'étoffe et, avec un sourire qui joignait les deux oreilles, se mit à en extraire des fragments d'une matière noire et poisseuse.

Les yeux fatigués par la fièvre, Angélique dit avec lassitude qu'elle ne voyait pas ce qu'il lui présentait.

– Eh bien ! si vous ne voyez pas, sentez, dit Savary en lui mettant sous le nez la chose innommable.

L'odeur fit sursauter Angélique, et malgré elle un sourire lui échappa.

– Oh ! Savary... La MOUMIE !...

– Oui, la moumie, dit Savary, jubilant. La moumie minérale, la même que celle qui coule des rochers sacrés en Perse, mais cette fois à l'état solide.

– Mais... comment est-ce possible !...

– Je vais tout vous raconter, dit le vieil apothicaire en se rapprochant encore.

Avec des regards furtifs et des accents de prophète il fit le récit de sa découverte. C'était arrivé au cours de la longue marche de la caravane, en traversant la région des étangs salés, les Chotts Naama aux confins de l'Algérie et du Maroc.

– Vous vous souvenez de ces longues étendues arides, miroitantes de sel au soleil ?

Rien de précieux ne semble être détenu par ces paysages désolés. Et c'est alors... devinez ce qui s'est passé ?

– Un miracle, sans doute, dit Angélique, touchée de tant de foi naïve.

– Oui, un miracle, vous l'avez dit, chère marquise, s'exclama Savary, exalté. Si j'étais un fanatique je parlerais du « miracle du chameau »... Écoutez...

Il avait remarqué, dit-il, un chameau squameux, pareil à un vieux rocher de mousse jaune, que la gale avait mis à nu en partie. Un soir, à la halte, ce chameau s'était mis à humer le sol. Il avait pris le vent et s'était enfoncé vers le désert, reniflant à intervalles le sol des dunes. Savary, qui ne dormait pas, le suivit, désireux de ramener la bête vagabonde au chamelier qui récompenserait l'esclave d'une ration supplémentaire de semoule. Ou peut-être poussé par une « prémonition », le doigt d'Allah... hum... de Dieu. Les sentinelles qui le confondaient souvent avec un Arabe ou un juif ne prirent guère garde à lui. Elles somnolaient pour la plupart. Il n'y avait pas à craindre d'attaques de bandits et encore moins d'évasions d'esclaves chrétiens, dans ces zones où l'on pouvait marcher des jours et des jours sans trouver trace de nourriture et d'eau potable.

Le chameau alla, longtemps, dépassant les dunes, où Savary faillit être englouti par du sable meuble, puis il sortit sur un espace plus dur, de terre et de sel agglutiné. Avec ses pattes étranges qui ne sont pas des sabots mais des sortes de semelles élastiques, le chameau s'était mis à écarter les blocs de cette croûte, puis à arracher avec sa gueule des morceaux et à creuser un trou.

– Un chameau creusant un trou avec ses pattes qui ne peuvent supporter le contact des cailloux, avec ses genoux, avec ses dents, j'ai vu cela. Vous ne me croyez pas ? interrogea Savary en regardant Angélique avec un soudain soupçon.

– Mais si...

– Vous vous imaginez que j'ai rêvé ?

– Certes non.

– ...Alors cette bête déterra de cette terre brune, que vous-même n'avez pas manqué de reconnaître aussitôt. Puis il en sortit avec sa gueule de pleines pelletées, qu'il aligna sur le bord du trou, formant méthodiquement un matelas, sur lequel il se roula et se frotta de toutes parts.

– Et sa gale guérit miraculeusement ?

– Elle guérit mais vous devriez savoir qu'il n'y a là-dedans rien de miraculeux, rectifia Savary. Vous avez déjà constaté, comme moi, l'heureux effet médicinal de la moumie sur les maladies de peau. Cependant, faisant moi-même provision de ces morceaux de terre, je n'avais pas encore remarqué l'analogie existant entre eux et la divine liqueur persane et je comptais m'en servir aussi comme onguent pour mes malades. Mais voici que je LA reconnus !

Et, en même temps, je faisais une découverte scientifique prodigieuse.

– Ah ? Encore ? Laquelle ?

– Celle-ci, madame. Le SEL SUIT la moumie minérale. C'est exactement comme en Perse. D'ailleurs, plus n'est besoin pour moi d'aller en Perse. Je sais qu'en retournant dans le Sud-Algérien, je retrouverai des gisements peut-être immenses de la substance précieuse et qui ont au moins le mérite de n'être pas gardés comme les gisements de Perse réservés au Shah. Je pourrai y retourner librement.

Angélique soupira.

– Les gisements ne sont peut-être pas gardés comme en Perse mais c'est vous qui l'êtes, au Maroc, mon cher Savary. Est-ce que cela change beaucoup votre sort ?

Elle se reprocha son scepticisme envers son seul ami et, se ravisant, félicita chaudement Savary qui fondit de gratitude, proposant aussitôt de faire venir une brassée d'épineux et un plat de cuivre ou de terre.

– Pour quoi faire, grand Dieu ?

– Pour vous distiller de ce produit. J'ai fait l'expérience de le brûler dans un pot de terre clos et cela explosa comme un coup de canon.

Angélique le dissuada de procéder de nouveau à cette expérience, en plein harem. Son mal de tête se dissipait sous l'action des tisanes que lui avait fait boire le Grand Eunuque. Une sueur abondante commençait à mouiller son corps.

– La fièvre vous quitte, lui dit Savary en jetant par-dessus ses lunettes un coup d'œil professionnel.

L'esprit d'Angélique devenait en effet plus lucide.

– Croyez-vous que votre moumie pourrait encore nous servir à quelque chose dans notre fuite ?

– Vous songez donc toujours à fuir ? demanda Savary d'un ton neutre, en remettant avec soin les morceaux de sable bitumineux dans leur enveloppe.

– Plus que jamais, s'écria Angélique en se redressant d'un sursaut indigné.

– Moi aussi, dit Savary. Je ne vous cache pas que j'ai désormais hâte de rentrer à Paris pour me livrer aux travaux qu'exigé ma récente découverte. Là seulement, dans mon laboratoire, j'ai les alambics de distillation et les cornues convenant à la poursuite de l'étude scientifique de ce combustible minéral qui mènera, je le sens, l'humanité entière vers l'avant...

Il ne put se retenir, reprit un fragment de terre et l'examina avec une petite loupe d'écaillé et d'ébène. C'était un des arts du vieux Savary que de posséder, dans le plus complet dénuement, les objets les plus variés qu'il semblait créer pour les besoins de la cause, avec une habileté de prestidigitateur. Angélique lui demanda d'où il tenait cette loupe.

– C'est mon gendre qui m'en a fait présent.

– Je ne l'avais jamais remarquée auparavant.

– Je ne la possède que depuis quelques heures. Mon gendre, ce charmant garçon, voyant ma convoitise, me l'a remise en signe de bienvenue.

– Mais... QUI est votre gendre ? demanda Angélique, croyant que le vieillard divaguait.

Savary plia la minuscule loupe et l'escamota dans les plis de son vêtement.

– Un juif du mellah de Miquenez, murmura-t-il, un changeur en métaux précieux, ainsi que l'était déjà son père. C'est vrai, je n'ai pas eu l'occasion de vous tenir au courant, mais j'ai assez bien employé les quelques heures qui se sont écoulées depuis notre arrivée dans cette bonne ville de Miquenez. Elle a beaucoup changé depuis le temps de Moulay Archy. Moulay Ismaël fait construire partout ; on circule au milieu des échafaudages comme à Versailles.

– Mais... et votre gendre ?

– J'y arrive. Je vous avais dit que j'avais eu deux agréables aventures marocaines du temps de mon premier esclavage.

– Et deux fils.

– C'est cela, sauf que mes souvenirs étaient un peu imprécis, car de Rébecca Maïmoran j'avais eu, paraît-il, la joie d'avoir une fille et non un fils. C'est donc cette fille que j'ai retrouvée aujourd'hui dans la fleur de l'âge et mariée à Samuel Cayan, le changeur qui a eu l'amabilité de me donner cette loupe...

– ...En signe de bienvenue. Oh ! Savary, dit Angélique, ne pouvant se retenir de rire faiblement, vous êtes tellement français que cela me fait du bien de vous écouter. Quand vous prononcez les mots « Paris » ou « Versailles », il me semble que j'échappe à cette odeur bizarre de cèdre, de santal, de menthe, et que je suis à nouveau la marquise du Plessis-Bellière.

– Vous désirez vraiment le redevenir ? Vous désirez vraiment fuir ? insista Savary.

– Mais je vous l'ai déjà répété ! s'exclama Angélique avec un brusque mouvement de colère. Pourquoi faut-il que je vous répète cette affirmation cent fois ?

– Parce qu'il faut que vous sachiez à quoi vous vous exposez. Vous aurez l'occasion de mourir cinquante fois avant de vous trouver seulement hors du sérail, de mourir vingt fois avant de franchir les portes de l'alcassave, le palais de Moulay Ismaël, de mourir dix fois avant d'avoir quitté Miquenez, de mourir quinze fois avant d'avoir atteint Çenta ou Sainte-Croix5, de mourir trois fois avant de pénétrer dans l'un ou l'autre de ces bastions chrétiens...

– De sorte que vous ne me laissez que deux chances sur cent de réussir dans une pareille entreprise ?

– Certes.

– Je réussirai quand même, maître Savary !

Le vieil apothicaire secoua la tête d'un air soucieux.

– Je me demande parfois si vous n'êtes pas trop têtue. Forcer le sort dans cette mesure, ce n'est pas sain.

– Oh ! vous parlez maintenant comme Osman Ferradji, dit Angélique d'une voix étouffée.

– Souvenez-vous ; à Alger, vous vouliez absolument essayer une évasion que même les plus anciens esclaves, ennuyés par quinze ou vingt années de captivité n'auraient osé tenter. J'ai eu bien de la peine à vous faire prendre patience. Eh bien ! voyez, n'avons-nous pas été récompensés... J'ai trouvé la « moumie » sur les chemins du désert et de l'esclavage ! Alors, parfois, je pensais si ce sérail princier vous avait convenu, si la... personnalité du grand Moulay Ismaël ne vous avait pas trop déplu... ce serait plus simple... Oh ! je n'ai rien dit, consolez-vous...

Il lui avait pris la main et la tapotait doucement. Pour rien au monde, il n'aurait voulu faire pleurer cette grande dame qui s'était toujours montrée pour lui une amie hors pair, qui avait toujours écouté avec patience ses élucubrations de vieillard et qui avait reçu pour lui, des mains de Louis XIV, la bonbonne du précieux liquide persan. Pourquoi cette jeune femme qui pouvait tout n'était-elle pas devenue la maîtresse du Roi ? Ah ! oui, il y avait l'histoire de ce mari dont Mezzo-Morte s'était servi comme appât pour l'attirer dans un piège. Il eût été plus raisonnable qu'elle n'y pensât plus.

– Nous fuirons, lui dit-il, indulgent, nous fuirons, c'est entendu !

Il lui exposa qu'à Miquenez les chances de réussir un pareil exploit étaient quand même meilleures qu'à Alger. Les captifs, tous aux mains du roi, formaient une sorte de caste qui commençait à s'organiser. Ils avaient un chef élu, un Normand de Saint-Valéry-en-Caux nommé Colin Paturel, esclave depuis douze ans, et qui avait pris un grand ascendant sur ses compagnons de misère. Pour la première fois dans l'histoire de l'esclavage, les chrétiens de différentes confessions cessaient de se haïr et de s'entre-déchirer, car il avait formé une espèce de Conseil où un Moscovite et un Candiote représentaient les orthodoxes, un Anglais et un Hollandais les protestants, un Espagnol et un Italien les Catholiques. Lui, le Français, rendait la justice et tranchait les différends.

Il avait toutes les hardiesses pour s'adresser à Moulay Ismaël, que bien peu osaient aborder car ils y risquaient leur vie, et on ne savait pas par quelle persuasion ou habileté il avait réussi à se faire écouter du tyran. De ce fait, la situation des esclaves, tout en demeurant terrible et sans espoir en apparence, s'était améliorée. Un trésor commun, fondé sur le montant des fortunes de chacun, permettait de payer des complicités. Piccinino-le-Vénitien, ancien commis de banque, avait la haute main sur les comptes de ce trésor secret. Des Maures, attirés par l'appât d'un gros gain, acceptaient de servir de guides aux fugitifs. On les appelait les métadores. Sous leur égide, six évasions déjà avaient été tentées le mois dernier. Une avait réussi. Le roi des captifs, Colin Paturel, jugé responsable, avait été condamné à être attaché aujourd'hui même par les deux mains avec de gros clous à la porte de la ville et à demeurer ainsi suspendu jusqu'à ce qu'il expirât. La révolte avait grondé parmi les captifs devant cette condamnation qui les privait de leur chef. À coups de bâton et bientôt de lance, les gardes noirs faisaient reculer les esclaves jusque dans leur enclos, lorsqu'on avait vu reparaître Colin Paturel, appelant au calme ses frères. Ses mains s'étant déchirées après douze heures de supplice, il était tombé vivant au pied de la porte et loin de s'enfuir il était rentré paisiblement dans la ville et avait demandé à parler au Roi.

Moulay Ismaël n'était pas loin de le considérer comme protégé d'Allah. Il craignait et estimait l'hercule normand et se distrayait à s'entretenir avec lui.

– Tout ceci pour vous expliquer, madame, qu'il est infiniment préférable d'être esclave dans le royaume de Maroc que dans ce nid pourri d'Alger. Ici, l'on vit intensément, vous comprenez ?

– Et l'on meurt pareillement !

Le vieux Savary eut un mot superbe :

– C'est la même chose. Le principal, madame, pour un esclave, c'est de pouvoir se battre, et lorsqu'un homme traverse assez de tourments pour se féliciter chaque soir d'être encore vivant, cela le maintient en bonne santé. Le roi du Maroc s'est constitué un peuple d'esclaves pour bâtir ses palais, mais cela deviendra bientôt une plaie à son flanc. L'on murmure que le Normand vient de réclamer hautement au Roi de faire venir des Pères de la Trinité pour la rédemption des captifs, comme dans les autres États barbaresques. J'ai songé à une chose. Si jamais une Mission parvenait jusqu'à Miquenez, pourquoi ne lui confieriez-vous pas une missive à remettre à Sa Majesté le roi de France pour lui exposer votre triste état ?

Angélique rougit et sentit la fièvre battre à nouveau ses tempes.

– Croyez-vous que le roi de France lèverait des légions pour venir à mon secours ?

– Il se peut que son intervention et ses réclamations ne soient pas indifférentes à Moulay Ismaël. Il professe une grande admiration pour ce monarque qu'il voudrait imiter en tout et surtout dans son ambition de bâtisseur.

– Je ne suis pas tellement sûre que Sa Majesté soit vraiment soucieuse de me tirer de ce mauvais pas.

– Qui sait ?...

Le vieil apothicaire parlait la voix de la sagesse, mais Angélique eût préféré souffrir mille morts qu'une humiliation de ce genre. Tout s'embrouillait dans sa tête. La voix de Savary devint lointaine et elle s'endormit profondément tandis qu'une nouvelle aube se levait sur Miquenez.

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