Chapitre 15
Les jardins de Miquenez étaient merveilleux. Angélique s'y rendait souvent, mêlée au groupe de quelques femmes, ou dans une chaise à deux roues tirée par deux mules. Les portières glissées la dissimulaient aux regards, mais elle pouvait voir et jouir de la beauté des fleurs et des arbres, exaltée par la lumière ardente du soleil. Elle appréhendait parfois ces promenades, anxieuse que la diplomatie du Grand Eunuque n'ait prévu une rencontre avec le maître au détour d'une allée.
Or, cela arrivait souvent, Moulay Ismaël ayant pour la promenade dans les jardins un goût qui l'apparentait à son lointain exemple de souverain, à Louis XIV. Il voulait voir, lui aussi en personne, la marche des travaux. Cependant l'heure était favorable pour l'aborder sous son meilleur jour. Principalement lorsqu'il tenait entre ses bras un de ses fils derniers-nés ou l'un de ses chats, tout en parcourant d'un pas très mesuré les allées ombragées, suivi de quelques grands personnages de sa Cour. Chacun savait que c'était le moment de lui présenter une requête difficile. Moulay Ismaël ne se fâchait alors jamais, de peur de troubler la petite poupée brune et parée qu'il tenait contre son sein ou l'opulent matou qu'il caressait. Il avait pour les bébés et les animaux une passion et une douceur qui frappaient tous ceux qui l'approchaient, autant qu'étonnait sa brutalité sauvage envers ses semblables. Les jardins, les palais étaient pleins d'animaux rares. Les chats de toutes les espèces, soignés par une armée de serviteurs, étalaient partout, dans les arbres, dans les cours, sur les pelouses, sous les fleurs, leurs opulentes fourrures grises, blanches, noires ou tachetées. Leurs yeux pers, leurs prunelles d'or fluide suivaient longuement les promeneurs au long des allées. Cela faisait de multiples présences invisibles et veloutées, qui hantaient les jardins comme des djinns protecteurs et leur donnaient une âme rêveuse et secrète.
Les chats n'étaient pas dressés à garder les esclaves ou les trésors, comme en Orient. On les choyait pour eux-mêmes, ce qui les rendait doux et satisfaits. Les bêtes étaient heureuses chez Moulay Ismaël. Les chevaux, l'espèce animale qu'il adorait le plus avec les chats, avaient des écuries splendides, aux voûtes de marbre, avec, de place en place, entre les deux galeries, des fontaines et abreuvoirs de mosaïques vertes et bleues. Au bord d'un étang des flamants rosés, des ibis, des pélicans s'ébattaient sans frayeur. Par endroits, la verdure était si dense, l'alignement des oliviers et des grands eucalyptus si bien ordonné, que la perspective d'un grand bois s'offrait à la vue faisant oublier la prison des murailles crénelées qui les gardaient.
Les eunuques accompagnaient généralement les femmes dans leurs promenades car, malgré les remparts de l'alcassave, trop d'allées et venues suspectes avaient lieu à l'intérieur de l'immense enceinte, à cause des travaux. Seules les petites cours des patios avec leurs jets d'eau et leurs buissons de lauriers-roses leur étaient librement accessibles.
*****
Ce matin-là Angélique songeait à aller rendre visite à l'éléphant nain. Elle espérait ainsi rencontrer Savary, qui était le premier médecin du précieux animal. La petite Circassienne et deux autres concubines de Moulay Ismaël se joignirent à elle : une grande et gaie Éthiopienne, Mouïra, et une Peuhl à l'impassible visage très clair, couleur de bois de citronnier. Elles prirent le chemin de la ménagerie sous l'égide de trois eunuques dont Ramidan, le chef de la garde de la Reine, qui portait sur son bras le petit prince Zidan. Celui-ci ayant entendu parler de l'éléphant avait réclamé à cor et à cri qu'on l'emmenât. Les prévisions d'Angélique s'avérèrent justes. On trouva Savary armé d'une énorme seringue de plomb et qui s'apprêtait, avec l'aide de deux autres esclaves, à administrer un clystère à son patient. L'éléphant avait mangé trop de goyaves. Le petit prince voulut immédiatement lui en offrir encore. Le médecin n'eut garde de s'opposer à ce caprice. Quelques goyaves de plus ou de moins n'ajouteraient rien à l'indisposition du pachyderme et mieux valait ne pas encourir la colère du royal négrillon. Angélique en profita pour glisser à Savary deux petits pains mollets qu'elle gardait sous ses voiles. Le poussah Rafaï la vit mais ne dit rien. Il avait des ordres très précis en ce qui concernait la captive française. Il ne fallait pas la braver par une discipline tatillonne. Angélique murmura :
– Prévoyez-vous quelque plan pour notre évasion ?
Le vieil apothicaire jeta un regard inquiet et répondit entre ses dents :
– Mon gendre, le Juif Samuel Cayan, ce charmant garçon, est prêt à m'avancer une somme importante pour payer les métadores qui nous serviraient de guides. Colin Paturel en connaît et qui ont déjà réussi des évasions.
– Sont-ils sûrs ?
– Il s'en porte garant.
– Pourquoi alors ne s'est-il pas encore échappé lui-même ?
– Il est toujours enchaîné... Son évasion est au moins aussi difficile que la vôtre. Il dit que jamais une femme n'a essayé de s'évader... Ou, si elle a essayé on ne l'a jamais su. À mon avis, attendez plutôt la venue des Pères de la Rédemption et faites intervenir Sa Majesté le roi de France.
Angélique voulut répliquer vivement, mais un grognement de Rafaï lui fit comprendre que le colloque secret, dont il ne pouvait comprendre un mot, n'avait que trop duré. Dès lors les gardes pressèrent les femmes de repartir. On eut plus de peine à convaincre le prince Bonbon. Ramidan dut le reprendre sur son bras. Sa colère se calma lorsqu'il rencontra autour d'une allée un vieil esclave à demi chauve, Jean-Baptiste Caloën, un Flamand, qui ramassait les feuilles tombées. L'enfant cria qu'il voulait lui couper la tête parce qu'il était chauve et ne servait plus à rien. Il fit un caprice épouvantable, si bien que les eunuques conseillèrent à l'esclave de tomber aussitôt qu'il aurait été frappé. Le petit prince leva son cimeterre miniature et frappa de toutes ses forces. Le vieux se laissa tomber à terre et fit le mort. Il n'en avait pas moins le bras bien entamé d'une grosse coupure. À la vue du sang, le charmant marmot fut rasséréné, et continua gaiement sa promenade. Ils passèrent près d'un jardin très enfoncé qui était rempli de trèfle pour les chevaux du palais. Une balustrade suivait la terrasse. Un peu plus loin ce fut un petit bois d'orangers et de rosés. C était le lieu le plus charmant de l'alcassave dont le plan avait été tracé par un jardinier espagnol et qui mariait non seulement les coloris des arbres d'un vert-bleu où s'allumaient les grosses lanternes des oranges, avec ceux des massifs de rosés qui étaient à leur pied, mais aussi les parfums délicats des fruits et des fleurs. Deux esclaves étaient au travail. En passant, Angélique les entendit parler français. Elle se retourna pour les regarder. L'un des deux, beau gaillard à l'air fin, racé, qu'on imaginait fort bien avec une perruque et un jabot de dentelles, lui adressa un clin d'œil joyeux. Il faut qu'un Français soit bien accablé par le joug de l'esclavage pour ne pas sourire au passage de mystérieuses beautés voilées, dût-il y laisser sa vie. La petite Circassienne s'écria tout à coup :
– Je veux cette orange si belle, là-haut. Dites aux esclaves de me la cueillir.
En réalité, elle avait remarqué le beau garçon et désirait s'arrêter, l'examiner. L'expérience de l'amour aux bras du voluptueux Ismaël avait fait de la fillette ignorante une femme curieuse et désireuse d'essayer de ses charmes sur d'autres mâles. Ceux-ci, malgré leur carcasse de mal nourris et leurs haillons misérables, étaient les premiers qu'elle rencontrait en dehors du roi depuis que celui-ci lui avait révélé les premières règles du jeu subtil et violent qui depuis que le monde est monde oppose et rapproche Ève et Adam. Ses yeux magnifiques au-dessus du voile de mousseline examinaient avidement les esclaves à la peau blanche. Ils étaient vraiment très musclés et poilus !... Mais le grand jeune homme au sourire d'ange avait des poils blonds et soyeux. Cela devait être étrange de se trouver nue dans ses bras. Comment les Chrétiens se comportent-ils dans l'amour ?... On dit qu'ils ne sont point circoncis...
– Je veux qu'on me cueille cette belle orange là-haut, insista-t-elle.
Le gros Rafaï lui fit remarquer sévèrement qu'elle n'avait pas le droit de réclamer des fruits qui tous appartenaient exclusivement au roi. La petite se mit en colère et riposta que ce qui appartenait au roi lui appartenait à elle aussi. Car elle avait tout pouvoir sur lui désormais. Il le lui avait assuré. Et elle se plaindrait au roi de l'insolence des eunuques, qui seraient châtiés.
Les deux esclaves suivaient du coin de l'œil la discussion. Le jeune homme blond qui était le marquis de Vaucluse, captif depuis quelques mois, souriait avec indulgence heureux d'entendre une voix féminine et capricieuse, mais son compagnon, un Breton, Yan Le Goën, vieux routier de l'esclavage avec ses vingt ans de Maroc, lui conseilla vivement à voix basse de détourner son regard et de s'absorber dans sa tâche, car il était interdit aux esclaves de regarder les femmes du roi sous peine de mort. Le marquis haussa les épaules. Elle était gentille cette petite, du moins ce qu'on en devinait. Qu'est-ce qu'elle voulait au juste ?
– Elle veut qu'on lui cueille une orange, traduisit le Breton.
– Peut-on refuser cela à une aussi jolie fille ? dit le marquis de Vaucluse qui, laissant là sa serpette, redressa sa taille élégante sous un pourpoint défraîchi pour tendre la main vers l'oranger.
Il cueillit le fruit et, s'inclinant devant la Circassienne comme il l'eût fait devant Mme de Montespan, il lui remit l'orange.
Ce qui fondit sur eux ensuite arriva avec la vitesse de l'ouragan. Quelque chose siffla dans l'air et la pointe d'un javelot lancé presque à bout portant, transperça la poitrine du marquis de Vaucluse qui s'effondra. À l'orée d'un sentier herbeux, Moulay Ismaël dressé sur son cheval blanc apparaissait, le visage convulsé de fureur. Il enleva sa bête d'un coup d'éperon pour s'approcher, arracha sa lance du cadavre et se tourna vers l'autre esclave pour le transpercer à son tour. Mais le Breton, plongeant en avant, s'était précipité entre les pattes du cheval, criant lamentablement en arabe :
– Grâce, Seigneur, grâce par la sainteté de ton cheval sacré, pèlerin de La Mecque. Mouley Ismaël cherchait à l'atteindre sous le ventre de l'animal, mais le captif, au risque de se faire assommer par les sabots de l'animal inquiet, ne quittait pas son abri. Certains des chevaux de Moulay Ismaël avaient la réputation d'être sacrés, particulièrement ceux qui avaient été à La Mecque et qui étaient hadj. Yan Le Goën avait reconnu à temps une des bêtes, la plus admirée et la plus aimée du Sultan. Celui-ci finit par céder, par amour pour Lanilor.
– C'est bon, dit-il à l'esclave, au moins tu connais nos usages sacrés. Mais ôte-toi de ma vue, immonde vermisseau, et que je n'entende plus jamais parler de toi !
Le Breton s'élança de sous le cheval, enjamba le corps de son compagnon mort et s'enfuit à toutes jambes à travers le petit bois fleuri et parfumé. Moulay Ismaël se retourna, la lance levée. Il cherchait parmi les eunuques celui qu'il allait frapper le premier pour les punir de leur négligence, mais à son tour Ramidan trouva le moyen de l'attendrir en tendant vers lui le petit Zidan que tout ce spectacle enchantait.
– Par la grâce de ton fils, Seigneur, par la grâce de ton fils !...
Avec volubilité, l'eunuque expliqua que la Circassienne s'était vantée de les faire punir par lui, le maître, alors qu'il avait toujours accordé entière confiance à ses eunuques pour dompter ces indociles. Elle voulait une orange ! Elle prétendait que ce qui appartenait au roi lui appartenait !
Moulay Ismaël devint sombre comme la nuit, puis un sourire sardonique découvrit ses dents.
– Tout ici m'appartient à moi seul. Tu l'apprendras à tes dépens, Marryamti, fit-il d'un ton lourd.
Faisant faire volte-face à sa monture il partit au galop.
*****
Les femmes furent ramenées dans le harem. Tout le jour une atmosphère angoissée pesa sur les appartements et les cours où les courtisans prenaient languissamment le thé en chuchotant.
La petite Circassienne était blême. Ses immenses yeux erraient sur les visages de ses compagnes, cherchant à y lire le secret de sa condamnation. Moulay Ismaël allait la supplicier. L'horrible verdict ne faisait pas de doute.
Lorsqu'elle avait appris, par Ramidan, l'incident, la négresse Leïla Aïcha avait préparé elle-même sur un brasero une boisson d'herbes connues d'elle seule et avait envoyé deux servantes la porter à la Circassienne. Que l'enfant la bût tout de suite : elle s'endormirait sans douleur dans la mort ! Ainsi elle échapperait aux tortures atroces que le maître lui préparait pour la châtier de son insolence.
Lorsque la Circassienne comprit enfin ce qu'on lui recommandait, elle jeta un cri d'horreur et repoussa le bol de poison, qui se renversa. Leïla Aïcha fit une moue de guenon vexée. Elle avait agi par pure bonté d'âme, disait-elle. Maintenant qu'importait ! On laisserait faire le Destin...
Cependant l'un des chats ayant lapé le liquide répandu, trépassait à l'instant. Les femmes, affolées, l'enterrèrent en secret. Il ne manquait plus que le roi apprît le décès d'un de ses animaux chéris.
La petite Circassienne s'était réfugiée dans les bras d'Angélique. Elle ne pleurait pas. Elle tremblait comme une bête forcée par la meute. Et pourtant tout était silence. Le parfum des fleurs s'exhalait dans le soir qui doucement tendait au-dessus des patios un ciel de jade. Mais l'esprit du chasseur sadique et invisible planait sur sa proie désignée et dispersait dans l'ombre des appartements les créatures muettes et oppressées. Angélique caressait les cheveux bleu de nuit de la Marryamti. Elle rassemblait quelques mots d'arabe pour la rassurer.
– Pour une orange !... Ce n'est pas possible qu'il te punisse si cruellement... Peut-être te fera-t-il fouetter. Mais il l'aurait déjà ordonné... Rien ne se passera. Rassure-toi !...
Mais elle-même ne parvenait à se rassurer. Elle sentait battre, inégal, le cœur de la malheureuse.
Soudain la Circassienne poussa un hurlement.
Du fond de la galerie, les eunuques s'avançaient. En tête marchait Osman Ferradji. Ils avaient leurs bras croisés sur leur gilet de satin rouge. Un sarroual du même rouge était serré à la taille par une ceinture noire où pendait leur cimeterre. Ils ne portaient pas de turban et l'on voyait leurs crânes rasés avec une seule mèche nattée sur l'occiput. Ils s'avançaient sombres et muets et aucune expression ne se jouait sur leurs visages gras. Les femmes s'enfuirent. Elles avaient reconnu le costume des exécutions. La jeune fille tourna sur elle-même comme une bête affolée cherchant une issue. Puis elle se jeta de nouveau aux genoux d'Angélique, s'accrochant à elle de toutes ses forces. Elle ne criait pas mais son regard pathétique appelait désespérément au secours. Osman Ferradji détacha lui-même les doigts frêles.
– Que va-t-on lui faire ? interrogea Angélique haletante, en français. Ce n'est pas possible qu'on lui fasse du mal... pour une orange !
Impassible, le Grand Eunuque dédaigna de répondre. Il remit la victime à deux autres des gardes qui l'entraînèrent. Elle criait maintenant, dans sa langue natale, appelant son père et sa mère que les Turcs avaient tués, suppliant les saintes icônes de la Sainte Vierge de Tiflis de la sauver.
La terreur décuplait ses forces. Ils durent la traîner sur le dallage. Ainsi l'avaient-ils déjà emmenée vers l'Amour. Ce soir, ils l'emmenaient vers la Mort. Angélique demeura seule, les nerfs à bout. Elle vivait un cauchemar, et le doux murmure du jet d'eau, dans sa perfection, lui causa une terreur animale comme un objet monstrueux dans son inconscience. Elle vit l'Éthiopienne qui de la galerie du haut lui faisait signe de venir, avec un large sourire. Elle rejoignit un groupe de femmes penchées par-dessus la balustrade.
– D'ici on entend tout !
Un long cri monta aigu, puis d'autres, d'autres encore. Angélique se boucha les oreilles et s'écarta comme d'une tentation. Pour ces accents d'agonie et de douleur inhumaines qu'un tyran sadique arrachait au corps d'une petite esclave coupable seulement d'avoir cueilli une orange, elle éprouvait une sorte de fascination horrible, quelque chose qu'elle n'avait jamais éprouvé depuis sa toute petite enfance. Elle revit la nourrice, une flamme dans ses yeux de Mauresque, leur contant à elle et à ses sœurs les tourments que Gilles de Rais infligeait aux innocents qu'il enlevait pour Satan... Elle erra le long des galeries.
– Il faut faire quelque chose ! On ne peut pas laisser faire cela !
Mais elle n'était qu'une esclave enfermée dans un harem, dont la vie était aussi en jeu. Elle aperçut une femme qui se penchait, l'oreille tendue vers les appartements du roi. Ses longues tresses blondes pendaient. C'était l'Anglaise, Daisy. Angélique s'approcha d'elle. Elle se sentait de sa race parmi les trop brunes Orientales, Espagnoles et Italiennes. C'était la seule blonde avec la pauvre Islandaise, inutilisable et qui n'en finissait plus de mourir. Elles ne s'étaient encore jamais parlé. Cependant quand elle s'approcha, l'Anglaise lui mit un bras autour des épaules. Et sa main était glacée. De là aussi, on « entendait ».
À un gémissement plus inhumain, Angélique répondit par un gémissement sourd. L'Anglaise l'étreignit. Elle murmura en français :
– Oh ! pourquoi, pourquoi n'a-t-elle pas bu le poison que Leïla Aïcha lui a envoyé ? Je ne peux m'habituer à ces choses !
Elle parlait le français avec un fort accent mais assez couramment, car elle étudiait les langues pour se distraire, ne parvenant pas à céder à la paresse intellectuelle des autres courtisanes. Longtemps, Osman Ferradji avait aussi misé sur cette chrétienne nordique, sans passions, mais Leïla Aïcha la lui avait prise.
Ses yeux clairs cherchèrent le visage d'Angélique.
– Il vous fait peur, n'est-ce pas ?... Pourtant vous êtes une femme dure comme un sabre. Quand Leïla Aïcha vous regarde, elle dit que vous portez des couteaux dans vos yeux... La Circassienne prenait la place qu'Osman Ferradji vous réserve... Et vous tremblez de son supplice ?...
– Mais enfin, que lui font-ils ?
– Oh ! l'imagination du seigneur n'est pas à court pour inventer des supplices raffinés. Savez-vous comment il a fait périr Mina Varadoff, la belle Moscovite qui lui avait parlé avec insolence ? En lui coupant les seins avec le couvercle d'un coffre sur lequel il fit peser deux bourreaux. Et ce n'est pas la seule femme qu'il a fait torturer ainsi... Regardez donc mes jambes.
Elle releva le bas de son sarroual. Ses pieds et ses chevilles portaient les traces rosés et boursouflées d'affreuses brûlures.
– On m'a plongé les pieds dans l'huile bouillante pour me faire apostasier. Je n'avais que quinze ans. J'ai cédé... Et l'on aurait dit qu'il m'aimait doublement de la résistance que je lui avais opposée. J'ai connu des jouissances merveilleuses entre ses bras...
– Est-ce de ce monstre que vous parlez ?
– Il a besoin de faire souffrir. C'est chez lui une forme de luxure... Chut ! Leïla Aïcha nous observe.
L'énorme négresse se tenait debout au seuil d'une porte.
– La seule, l'unique femme qu'IL aime, chuchota Daisy avec un mélange de rancœur et d'admiration. Il faut être AVEC elle. Alors il ne vous arrivera rien de fâcheux... Mais méfiez-vous du Grand Eunuque, ce tigre doucereux et implacable...
Angélique s'enfuit, suivie du regard des deux femmes. Elle se réfugia dans son appartement. Fatima et les servantes lui présentèrent en vain des pâtisseries et du café. Sans cesse, elle les envoyait aux nouvelles : la Circassienne était-elle morte ? Non. Moulay Ismaël ne se rassasiait pas de ses tortures et les pires précautions étaient prises pour que la mort ne survînt pas trop vite.
– Oh ! que la foudre tombe sur ces démons ! disait Angélique.
– Mais ce n'était ni ta fille ni ta sœur, s'étonnaient les servantes.
Elle finit par s'anéantir sur son divan, les mains sur les oreilles, des coussins par-dessus la tête. Quand elle émergea, la lune se levait. Le silence régnait. Elle crut voir passer dans la galerie le Grand Eunuque faisant sa ronde. Elle se précipita et descendit à sa rencontre.
– Elle est morte, n'est-ce pas ? cria-t-elle. Ah ! pour l'amour du ciel, dites-moi qu'elle est morte !
Osman Ferradji regarda avec perplexité ces mains suppliantes, ce visage défait par l'angoisse.
– Oui, elle est morte, dit-il. Elle vient d'expirer...
Angélique poussa un soupir de soulagement qui ressemblait à un sanglot.
– Pour une orange ! POUR UNE ORANGE ! Et voilà le sort que vous me réservez, Osman Bey. Vous voudriez que je devienne SA favorite pour qu'il me fasse mourir ainsi dans les supplices, au moindre geste.
– Non, cela ne pourra t'arriver. Je te protégerai.
– Vous ne pouvez rien contre la volonté de ce tyran !
– Je peux beaucoup... Presque tout.
– Alors pourquoi ne l'avez-vous pas protégée, elle ? Pourquoi ne l'avez-vous pas défendue ?
Un étonnement peiné parut sur le visage du Grand Eunuque.
– Mais... elle n'était guère intéressante, Firouzé. C'était une toute petite cervelle. Avec un beau corps certes, une science instinctive de l'amour et déjà perverse. C'est par ce côté qu'elle s'attachait Moulay Ismaël. Il commençait même à avoir beaucoup trop de goût pour elle. Il le savait et lui en voulait. Sa colère a été bonne conseillère. L'exécution d'aujourd'hui l'a débarrassé d'une obsession qui l'avilissait... et laisse la place libre pour toi !...
Angélique se recula jusqu'à sa couche, le revers de sa main sur ses lèvres.
– Vous êtes un monstre, dit-elle à mi-voix. Vous êtes tous des monstres. Vous me faites horreur !
Elle se rejeta sur les coussins, secouée d'un tremblement convulsif. Un peu plus tard Fatima-Mireille se présenta avec un bol de tisane calmante que le Grand Eunuque l'avait chargée de porter. Avec le bouillon, elle ramenait des cuisines des détails tout chauds sur les divers supplices qu'avait subis la Circassienne et brûlait d'en faire le récit horrifié à sa maîtresse. Mais, dès les premiers mots, celle-ci la gifla et piqua une crise de nerfs dont la vieille Provençale eut bien de la peine à venir à bout.