Chapitre 18
Angélique et ses compagnes avaient aussi contemplé, de loin, le feu d'artifice. Après beaucoup d'hésitation, voyant que le climat était à l'indulgence, Angélique demanda au Grand Eunuque s'il ne pouvait lui permettre une entrevue avec l'un des Pères de la Mission. Elle avait besoin des secours de sa religion. Osman Ferradji ne crut pas devoir lui refuser cette rencontre.
Deux eunuques furent envoyés à la maison des Juifs, où les Pères attendaient le résultat des pourparlers en cours et recevaient sans cesse les visites des captifs, chacun venant supplier d'être sur la liste des deux cents Français rachetés. Le révérend père de Valombreuze fut prié de suivre les gardes noirs : une des femmes de Moulay Ismaël désirait lui parler. À l'entrée du harem, on lui banda les yeux. Il se retrouva devant un grillage de fer forgé derrière lequel se trouvait une femme très voilée et ce ne fut pas sans étonnement qu'il l'entendit parler français.
– Je crois que vous êtes satisfait de votre mission, mon père ? demanda Angélique.
Le père fit remarquer, avec prudence, que tout n'était pas encore achevé. L'humeur du roi pouvait tourner. Les récits que lui faisaient à chaque heure les captifs venant le voir n'étaient pas pour le rassurer. Avec quelle hâte, il souhaitait se retrouver à Cadix en compagnie de ses pauvres captifs, dont l'âme était en si grand péril sous le règne de ce roi sanguinaire.
– Et puisque vous fûtes chrétienne vous-même, madame – je n'en doute pas à votre langue – je vous prierai d'intercéder auprès du roi, votre seigneur, pour que son indulgence et ses bonnes dispositions nous soient conservées.
– Mais je ne suis pas renégate, protesta Angélique. Je suis chrétienne.
Le père de Valombreuze caressa sa longue barbe avec embarras. Il avait entendu dire que toutes les femmes ou concubines du Sultan étaient considérées comme Musulmanes et devaient suivre ouvertement la religion de Mahomet. Elles avaient une mosquée pour elles, bâtie à l'intérieur de l'alcassave.
– J'ai été capturée, répéta Angélique, ce n'est pas de mon plein gré que je suis ici.
– Je n'en doute pas, mon enfant, murmura le prêtre, conciliant.
– Mon âme aussi est en grand péril, dit Angélique en se cramponnant à la grille avec un subit désespoir, mais cela vous est bien égal. Personne ne cherchera à me sauver, personne ne cherchera à me racheter. Parce que je ne suis qu'une femme...
Elle ne parvenait pas à s'exprimer, dire qu'elle commençait à redouter plus que les tortures cette vague de sensualité dorée qui ouatait le harem, la lente désagrégation de son âme qu'envahissaient peu à peu les plantes vénéneuses de la paresse, de la volupté et de la cruauté. C'était cela qu'avait voulu Osman Ferradji. Il connaissait l'éternel féminin en sommeil et les moyens de le mettre au jour. Le religieux entendit pleurer cette femme voilée. Il hocha la tête avec compassion.
– Prenez votre sort en patience, ma fille. Vous au moins vous n'avez pas à souffrir de la faim et de la fatigue de travaux dont vos frères sont accablés.
Même aux yeux du bon père, la perte de l'âme d'une femme paraissait moins importante que celle d'un homme. Moins par dédain que parce qu'il pensait que la complexion et l'irresponsabilité féminines lui méritaient quelque indulgence de la part de Dieu. Angélique se reprit. Elle tira une des bagues de son doigt, un très gros diamant qui portait à l'intérieur la devise et le nom des Plessis-Bellière. Elle hésita, gênée par la présence du Grand Eunuque, qui la surveillait. Elle avait bien réfléchi. Le temps lui était compté maintenant, elle le savait, où Osman Ferradji la ferait conduire dans l'appartement de Moulay Ismaël. Il lui avait donné la possibilité de comprendre qu'elle devait suivre ses avis. Elle perdrait son appui à le décevoir, elle s'aliénerait le roi à le braver, elle y laisserait sa vie et périrait dans les tortures.
Et elle en arrivait à se demander, avec terreur, si elle n'était pas impatiente que l'heure de sa défaite sonnât, plutôt que de se nourrir de fausses espérances. Nul ne pouvait l'aider, ni au-dedans ni au-dehors. L'industrieux Savary n'était qu'un pauvre vieil esclave qui avait trop présumé de ses Forces. On ne jouait pas n'importe quel tour au sultan Moulay Ismaël. Et si les captifs chrétiens se lançaient dans une de ces impossibles évasions que quelques audacieux méditaient, ils n'iraient pas s'encombrer d'une femme. « On ne s'échappe pas d'un harem. » Au moins pouvait-elle essayer de n'y point finir ses jours. Elle ne voyait qu'un seul être qui pût se dresser et subjuguer l'intraitable Ismaël jusqu'à lui faire rendre une de ses proies. Elle tendit le bijou à travers les fleurons de la grille.
– Mon père, je vous supplie... Je vous adjure de vous rendre à Versailles dès votre retour. Vous demanderez audience au roi, vous lui remettrez cette bague. Il y verra mon nom gravé. Alors vous lui raconterez tout, que j'ai été capturée, que je suis prisonnière. Vous lui direz...
Son ton baissa et elle acheva d'une voix étouffée :
– Vous lui direz que je lui mande son pardon et que je l'appelle à mon secours.
*****
Les négociations n'étaient, hélas, pas terminées lorsque Moulay Ismaël apprit par un renégat français que le vocable des Pères de la Rédemption cachait l'Ordre des Pères de la Trinité. Sa colère fut terrible.
– Tu m'as encore trompé avec ta langue fourchue, rusé Normand, dit-il à Colin Paturel. Mais cette fois-ci tu n'as pas eu le temps de mener à bien ta plaisanterie.
Il lui fit remplir la barbe, le nez et les oreilles de poudre à canon avec l'intention d'y mettre le feu. Puis il se ravisa. Il ne ferait pas encore mourir Colin Paturel. Il se contenta de le faire lier sur une croix et de l'exposer, nu, au soleil brûlant de la place, avec deux Noirs armés d'un mousquet ; ceux-ci devaient tirer sur les vautours qui essayaient de lui crever les yeux. L'un des gardes ayant tiré maladroitement blessa le Chrétien à l'épaule. Le roi, l'ayant appris, vint et trancha la tête du garde d'un coup de sabre.
Angélique frissonnante, l'œil collé à la fente étroite de la meurtrière, ne pouvait détacher le regard de ce gibet horrible. Elle voyait parfois se tordre les muscles du captif cherchant à se redresser pour libérer ses membres tuméfiés par les cordes. Sa grosse tête blonde aux longs cheveux retombait en avant. Mais très vite, il se redressait. Il tournait lentement son visage de droite à gauche, regardait vers le ciel. Il bougeait sans cesse, comme pour empêcher la circulation de se ralentir dans ses membres torturés. Sa complexion prodigieuse eut raison du supplice. Lorsque le soir on le descendit, non seulement il n'était pas mort, mais le roi lui ayant fait donner à boire un bouillon d'épices, il se redressa, et ses compagnons, qui déjà le pleuraient, le virent arriver vers eux, marchant la tête haute, malgré le sang de ses blessures.
Les nouvelles circulaient très vite et l'on vivait dans une tension orageuse. Dans sa colère, le roi avait craché sur les présents des pères. Il avait donné les colliers et les bagues à ses négrillons. Il avait déchiré le vêtement de drap vert. Il n'alla pas cependant jusqu'à casser les pendules.
Les pères, qui reçurent l'ordre de sortir incessamment de Miquenez sous peine d'être brûlés vifs dans leur maison, étaient dans la consternation. Ils se consultèrent sur ce qu'ils devaient faire. Très courageusement les deux marchands de Salé, les sieurs Bertrand et Chappe-de-Laine, qui n'avaient pas été désignés pour l'exécution de ce départ, dirent qu'ils allaient demander audience au roi et obtenir des explications tandis que les religieux, pour ménager son humeur intraitable et fantasque, rassemblaient déjà leurs affaires et montaient sur leurs ânes. Mais Colin Paturel, prévoyant les obstacles, avait allumé un contre-feu moral que cette lamentable situation déclencha. Les jours précédant l'arrivée des pères, il était allé voir toutes les familles de Maures ayant des captifs sur les galères de France et leur avait fait miroiter l'espoir qu'un échange allait se négocier, qui bientôt leur permettrait de les faire revenir. Maintenant, voyant que par l'humeur du roi les négociateurs s'en allaient sans que rien fût traité, les Maures se ruèrent en foule vers l'alcassave, injuriant et suppliant tour à tour le roi de ne pas laisser passer cette occasion qu'ils avaient, pour la première fois, de faire revenir leurs captifs musulmans pris par les Chrétiens.
Moulay Ismaël fut obligé de céder. Ses gardes galopèrent derrière les pères et leur ordonnèrent de rentrer dans Miquenez sous peine d'être décapités. Les pourparlers reprirent et furent orageux ; ils durèrent trois semaines. Enfin les pères obtinrent douze captifs au lieu des deux cents promis. Chacun devait être échangé contre 3 Maures et 300 piastres. Les pères les ramèneraient sous Ceuta où ils attendraient jusqu'à ce que l'échange fût fait.
Le roi choisit lui-même les douze esclaves, parmi les plus vieux et les plus faibles. Il les fit passer en revue devant lui et, naturellement, ils marchaient de l'air le plus pitoyable qu'ils pouvaient. Moulay Ismaël se frottait les mains et dit avec satisfaction :
– Ils sont vraiment tous pauvres et misérables...
Le gardien approuva :
– Tu dis bien, Seigneur !
Pour plus de certitude le roi se tourna vers son talbe et s'enquit de ce qu'il en pensait. Le talbe approuva.
– Tu as bien dit, Seigneur, quand tu as dit qu'ils étaient pauvres et misérables.
On allait les enregistrer quand un captif boiteux se présenta soudain et fit remarquer que le vieux Caloëns n'était pas français, car il avait été pris sous la bannière d'Angleterre. L'affaire datait de vingt ans et on n'avait guère le temps de vérifier. Le vieux Caloëns se retrouva à la porte de la cour comme à celle du Paradis terrestre. Le boiteux prit sa place. Les pères hâtèrent leur départ, voyant que chaque jour on leur suscitait de nouvelles avanies. La jalousie et le chagrin aigrissaient les captifs qui les poursuivaient de leurs plaintes. Il fallait payer et combler de cadeaux tous ceux des alcaïds et des renégats qui prétendaient leur avoir rendu service.
Ils quittèrent Miquenez sous les huées et les pierres, tant des Musulmans que des Chrétiens, qui désormais ne voyaient plus de fin à leur misère. Le vieux Caloëns pleurait.
– Ah ! Quand reviendront les Frères-aux-ânes !... Moi, je suis perdu !
Il croyait sentir sur sa tête chauve le pommeau de la canne du roi. Il se rendit dans la palmeraie et se pendit. Colin Paturel arriva à temps pour le dépendre.
– Ne désespère pas, grand-père, dit-il, nous avons tout essayé pour améliorer notre sort. Maintenant, il reste encore une issue : la fuite. Il faut que je m'en aille. Mes jours sont comptés. Renaud de Marmondin, le chevalier, prendra ma place. Si tu ne te sens pas trop vieux, tu viendras avec nous.
Ce n'est pas sans raison que Colin-le-Normand avait insisté près des pères pour qu'ils apportassent des pendules. Au bout de quinze jours, elles ne marchaient plus. Un horloger genevois, Martin Camisart, se proposa pour les réparer. Il lui fallait seulement une multitude de petits instruments, des tenailles, des limes, des pinces... Quelques-uns s'égarèrent on ne sait comment, et lorsque les pendules retrouvèrent leur tic-tac le Genevois avait mis de côté assez d'outils pour venir à bout des chaînes de Colin Paturel et le libérer le jour venu. Il briserait aussi celles de Jean-Jean de Paris, le « talbe » des captifs. Avec ces deux-là, inséparables depuis dix ans, il y aurait encore Piccinino-le-Vénitien, le marquis de Kermœur, gentilhomme breton, Francis Bargus surnommé l'Arlésien, natif de Martigues, Jean d'Harrostegui, un Basque de Hendaye.
Les fortes têtes du bagne, tous assez fous pour risquer cent fois la mort avant de se retrouver en terre chrétienne. À eux se joindrait le pauvre Caloëns, le chauve condamné, et ce vieil apothicaire nommé Savary qui avait su leur soumettre, idée après idée, les mille façons les plus saugrenues de fausser compagnie à Moulay Ismaël et les convaincre enfin que l'impossible était devenu possible.