Chapitre 4
Ils errèrent trois jours ainsi parmi les rochers brûlants et déserts. La soif recommençait à les tourmenter. Ils ne marchaient plus la nuit afin de ne pas risquer de terribles accidents dans les ténèbres. La région était peu fréquentée. Cependant, le deuxième jour, deux bergers maures qui faisaient paître leurs moutons au flanc d'une ravine herbeuse, les hélèrent de l'autre côté. Ils considéraient avec soupçon cette troupe haillonneuse parmi laquelle on entrevoyait une femme et la lévite noire d'un juif.
Colin Paturel leur répondit qu'ils se rendaient à Meld'jani. Les bergers poussèrent des exclamations outrées. Qui se rendait à Meld'jani en passant par la montagne alors que la route la plus courte était tracée dans la vallée et si bien tracée depuis que Moulay Ismaël y avait envoyé ses Noirs travailler ?... Étaient-ils des étrangers qu'on avait induits en erreur ? Ou des bandits ? Ou, qui sait, des chrétiens évadés ?... Les deux bergers ayant émis cette dernière supposition en ricanant, changèrent subitement d'expression. Ils se consultèrent à voix basse en jetant des regards aigus vers les voyageurs de l'autre bord de la faille.
– Passe-moi ton arc, Jean d'Harrostegui, dit Colin Paturel, et toi, Piccinino, mets-toi devant moi pour qu'ils ne voient pas ce que je prépare.
Les Maures soudain se mirent à glapir et s'enfuirent à toutes jambes. Mais les flèches du Normand les rattrapèrent dans le dos et, transpercés, ils roulèrent sur la pente tandis que leurs moutons dévalaient en marée brune et bêlante et se brisaient les pattes dans les ravins.
– Ils ne risquent plus de donner l'alarme. Nous aurions trouvé tous les villageois à nous attendre au passage du col.
Ils demeurèrent en alerte jusque-là. Ils apercevaient la route dont avaient parlé les bergers. Mais il n'était pas question pour eux de la suivre. Leurs vêtements déchirés, leur aspect fatigué et inquiétant les trahiraient au premier passant. Il fallait continuer d'avancer à travers la rocaille coupante, sous le soleil de feu et le ciel indigo, pesant et vertigineux, qui donnait aux pierres un aveuglant aspect d'ossements, la langue gonflée par la soir, les pieds en sang. Vers le soir, ils virent miroiter l'eau salvatrice au bord d'un précipice et malgré la raideur des parois entreprirent d'y descendre. Mais comme ils en approchaient un grondement monta, répercuté par les échos.
– Les lions !
Ils demeuraient accrochés au flanc de la falaise, tandis que les fauves, qu'avaient irrités les morceaux de roches détachés par eux éclataient en rugissements sonores. Répercutés par les falaises, le bruit devenait un tapage affreux et redoutable. Angélique voyait les formes blondes des gros fauves s'agiter à quelques pieds au-dessous d'elle. Elle se cramponna à une touffe de genévriers avec l'horrible impression que les racines allaient s'en arracher. Le Normand qui se trouvait un peu au-dessus d'elle la vit pâlir tandis que ses prunelles vertes s'emplirent de panique.
– Angélique ! appela-t-il.
Quand il commandait, sa voix habituellement lente et calme changeait. On n'échappait pas à l'emprise de ce ton bas et bref.
– Angélique, ne regardez pas en bas, petite ! Ne bougez plus. Tendez-moi la main.
Il l'enleva comme un fétu et elle se laissa aller contre lui, cachant son front contre l'épaule massive pour échapper au cauchemar de la vision dantesque. Il attendit avec patience qu'elle eût fini de trembler puis, profitant d'un moment d'accalmie dans le roulement orageux des clameurs, il cria :
– On remonte, les gars ! Pas la peine d'insister...
– Et l'eau ? Et l'eau ? gémit Jean-Jean de Paris.
– Va la chercher si le cœur t'en dit !
*****
Le soir de ce jour Angélique alla s'asseoir à l'écart, tandis que les captifs installaient un petit campement autour d'un maigre feu qu'ils osèrent allumer pour cuire des tubercules sauvages sous la cendre.
Elle appuya son front contre une pierre et resta là, hantée jusqu'à la torture par des visions de sorbets, de boissons glacées et transparentes, d'eau miroitante sous les palmes.
– Me laver ! Boire ! Je ne puis plus. Je ne pourrai pas aller plus avant.
Une main se posa sur sa tête. Une main aussi large ne pouvait appartenir qu'au Normand. Comme elle n'avait pas la force de bouger, il tira légèrement sur ses cheveux pour la contraindre à relever le front et elle vit une gourde de peau qu'il lui présentait avec la valeur d'une tasse d'eau au fond.
Son regard vacilla, interrogateur.
– C'est pour vous, dit-il. On l'a gardée pour vous. Chacun a donné la dernière goutte de son outre.
Elle but l'eau tiédie, comme un nectar. La pensée que ces hommes rudes s'étaient privés pour elle ranimait son courage.
– Merci, cela ira mieux demain, dit-elle en essayant un sourire de ses lèvres gercées.
– Sûrement ! S'il y en a qui restent en route, ce ne sera certainement pas vous, répondit-il avec une si intime conviction qu'elle en fut ébranlée.
« Les hommes me croient toujours beaucoup plus forte que je ne suis », pensa-t-elle en s'étendant, un peu réconfortée, sur son dur lit de pierre.
Elle se sentait extrêmement solitaire, enveloppée dans sa fatigue, sa misère et sa peur comme une gangue qui l'isolait du monde entier. Dante, lorsqu'il descendit les cercles infernaux pour y entendre aboyer le Cerbère à trois têtes, éprouvait-il cette impression ? L'Enfer était-ce cela ?... Sans doute, mais sans le geste d'un compagnon tendant le dernier verre d'eau, ans l'espérance. Or, l'espérance demeurait. « Un jour, nous apercevrons les clochers d'une ville chrétienne sur le ciel étoile, un jour nous respirerons, nous boirons... »