Chapitre 5
Le lendemain ils descendirent vers la plaine. Ils aperçurent encore des lions qui dévoraient les restes d'un cheval, ce qui leur fit penser qu'ils n'étaient pas loin d'un adouar. Des aboiements de chiens leur parvinrent et ils obliquèrent de nouveau vers la montagne. La vue d'un puits les ramena vers les parages dangereux des régions habitées. Par bonheur, personne ne paraissait aux environs. Hâtivement, une corde fut nouée autour du plus mince, Jean-Jean de Paris, qui descendit avec deux gourdes dans le puits. Ils l'entendirent pousser un cri, patauger et gargouiller, et le remontèrent en hâte. Le pauvre garçon vomissait à rendre l'âme. Il avait posé les pieds sur la carcasse d'un animal crevé qui obstruait le fond du puits. Poussé par la soif, il n'avait pu se retenir de se pencher pour boire, mais l'eau qu'il avait puisée dans le ventre de cette bête morte était si infecte qu'il avait cru en mourir sur place. Tout le reste du jour, il fut secoué de malaises, se traînant avec peine. Les gaz vénéneux accumulés au fond du puits l'avaient comme empoisonné.
Ce fut encore une journée éprouvante et, seulement vers le soir, le salut parut miroiter à leurs yeux sous l'image d'une eau bleue au creux d'un vallon ombragé de figuiers et de grenadiers, au-dessus desquels se balançait le haut panache des dattiers. N'en pouvant croire ce mirage, ils dévalèrent la pente. Le vieux Caloëns arriva le premier et courut sur la petite plage de graviers blancs. Il n'était qu'à quelques pas de l'eau merveilleuse lorsqu'un bruit sourd s'entendit et la silhouette d'une lionne traversa l'espace et s'abattit sur le vieillard. Colin-le-Normand bondit et frappa le fauve de sa massue à coups redoublés. Il lui fit éclater la tête et lui brisa les vertèbres. La lionne retomba de côté, se débattant en de violentes convulsions d'agonie.
Le cri du marquis de Kermœur se confondit avec un autre rugissement.
– Prends garde, Paturel !
À son tour, l'épée haute, il s'était jeté entre le Normand qui tournait le dos et le bond d'un lion à crinière brune surgissant des fourrés. L'épée transperça le fauve dans la région du cœur, mais avant d'expirer les griffes redoutables fendirent en deux coups le ventre du gentilhomme breton et répandirent ses entrailles sur le sable... Ainsi, en quelques instants, l'oasis enchanteresse offrait une scène de carnage, où le sang des hommes et des fauves coulait jusqu'à l'eau limpide. Debout, sa massue rougie à la main, Colin Paturel guetta une autre apparition des redoutables bêtes. Mais le lieu avait retrouvé sa tranquillité. L'arrivée des esclaves avait dû déranger un couple isolé à la saison des amours.
– Faites le guet à droite et à gauche avec les lances !
Il se pencha vers le marquis de Kermœur :
– Mon compagnon, tu m'as sauvé la vie !
Le regard vitreux du marquis chercha à le distinguer.
– Oui, Majesté, bredouilla-t-il.
Sa vision se brouillait, se superposait à d'autres réminiscences.
– Votre Majesté... est-ce qu'à Versailles... Versailles...
Il mourut sur ce mot lointain et prestigieux.
Caloëns respirait encore. Il avait l'épaule arrachée. L'os apparaissait à vif.
– L'eau, murmura-t-il avec avidité, l'eau !...
Colin alla puiser dans une gourde l'eau si chèrement acquise et lui donna à boire. Tel était son ascendant sur ses compagnons que malgré leur soif torturante, les autres, frappés de stupeur, ne songeaient même pas à s'approcher de l'oued.
– Buvez donc, imbéciles ! leur lança-t-il avec colère.
C'était la seconde fois qu'il devait fermer les yeux d'un de ses compagnons qu'il s'était juré de mener vivants à la liberté. Et il pouvait pressentir qu'il accomplirait bientôt une troisième fois ce triste rite...
On découvrit sous une retombée de lianes blanches l'antre des fauves où traînait encore le cadavre à demi dévoré d'une gazelle. Le blessé y fut porté, étendu sur une litière d'herbes sèches. Colin avait vidé sur ses plaies le fond de sa gourde d'eau-de-vie et l'avait pansé de son mieux. De toute façon, il fallait attendre pour savoir dans quel sens réagirait le vieillard. Peut-être guérirait-il ? Il en était bien capable... Mais combien de temps pourrait-on s'attarder dans ces parages, où l'eau attirait les bêtes et les humains ? Le chef calcula sur ses doigts le nombre de jours dont ils disposaient avant le rendez-vous de l'oued Cebon. Même en se remettant en route ce soir, ils auraient deux jours de retard ! Et c'était impossible avec le vieux Caloëns moribond. Il décida de passer la nuit sur place. Il fallait enterrer le marquis de Kermœur et réfléchir à la situation. Tous avaient besoin de repos. Demain, on aviserait.
Lorsque la nuit fut tombée, Angélique se glissa hors de la grotte. Ni la crainte des lions ni l'angoisse qui planait sur eux avec le souffle rauque du vieillard, ne pouvaient la détourner du désir excessif qu'elle avait de se plonger dans l'eau. L'un après l'autre, les captifs avaient savouré les délices de la baignade, mais durant ce temps-là, elle était demeurée au chevet du blessé. Caloëns la réclamait avec cette soudaine exigence des hommes qui dans la douleur se tournent vers la femme, maternelle, créatrice de douceur, qui comprend les plaintes et les écoute avec patience.
– Petite, tiens-moi la main. Petite, ne t'éloigne pas.
– Je suis là, grand-père.
– Donne-moi encore de cette belle eau à boire.
Elle lui avait lavé le visage, cherchant à l'installer le mieux possible sur sa couche d'herbes. De minute en minute, il souffrait plus atrocement. Colin Paturel distribua les derniers morceaux de galette. Il restait une provision de lentilles. Cependant, le chef s'opposa à ce qu'on fît du feu.
Maintenant, Angélique s'avançait dans l'obscurité complice. La clarté de la lune plongeait discrètement à travers le bois, où s'allumait et s'éteignait, intermittente, l'étincelle d'or des lucioles dansantes. La source apparut, calme miroir, qui ne se troublait qu'au bord du roc sombre d'où l'eau jaillissait à petit bruit. Le coassement d'une grenouille, le crissement continu des criquets s'intégraient au silence.
La jeune femme retira ses vêtements couverts de poussière et imprégnés de la transpiration de ces longs jours de fatigue inhumaine. Elle poussa un soupir de soulagement en se laissant glisser dans l'eau fraîche. Jamais, pensa-t-elle, elle n'avait éprouvé une sensation aussi merveilleuse. Après s'être abondamment arrosée, elle nettoya ses vêtements, ne gardant que le burnous, dont elle s'envelopperait en attendant que la brise de la nuit eût séché les autres. Elle lava aussi ses longs cheveux poissés de sable et ternis ; avec volupté, elle les sentit revivre sous ses doigts. La lune glissa derrière un palmier et révéla le long filet d'argent de la source qui coulait le long de la noire. Angélique se hissa sur une pierre et livra ses épaules à l'éclaboussement presque glacé de la douche. L'eau était vraiment la plus belle invention du Créateur ! Elle se souvint du porteur d'eau criant à travers les rues de Paris « Qui veut l'eau pure et saine ?... C'est l'un des quatre éléments... ». Le visage levé, elle regarda avec amitié les étoiles clignoter entre l'éventail sombre des palmiers. L'eau ruisselait sur son corps nu, brillait sous le rayonnement de la lune et elle devina son propre reflet, tremblant d'une blancheur de marbre, dans les ténèbres de la vasque.
– Je suis vivante, dit-elle à mi-voix. Je suis VIVANTE !
Chaque instant qui passait effaçait en elle et sur elle, les traces de l'épuisante lutte. Elle resta ainsi longtemps, jusqu'au moment où un craquement de brindilles qui eut la sécheresse d'un coup de feu, dans le sous-bois, l'alerta.
Alors la peur lui revint. Elle se souvint des fauves aux aguets et des Maures haineux. Le doux paysage redevint ce piège hostile dans lequel ils se débattaient depuis d'interminables jours. Elle glissa dans l'eau pour regagner la rive. Maintenant, elle en était sûre, il y avait quelqu'un qui l'observait, caché dans les fourrés. À vivre en bête pourchassée, elle en avait acquis l'instinct. Elle sentait le danger à fleur de peau. Une bête ou un Maure ?... Elle s'entortilla dans son burnous et se mit à courir pieds nus à travers le maquis des lianes et des agaves pointus qui la blessaient. Elle se heurta avec violence contre le dur obstacle d'une présence humaine en travers du sentier, poussa un faible cri et crut qu'elle allait partir à la renverse, dans un vertige de la terreur, quand elle reconnut, à la lueur crayeuse de la lune, la barbe blonde de Colin Paturel. Une étincelle brillait au fond des orbites du géant normand, profondes comme deux trous d'ombre. Pourtant sa voix fut égale quand il dit :
– Vous êtes folle ? Vous êtes allée vous baigner seule ?... Et les lions qui peuvent venir boire, et les guépards et, qui sait ? les Maures qui peuvent rôder...
Angélique eut envie de se jeter contre cette large poitrine pour y calmer sa terreur, d'autant plus violente qu'elle l'avait saisie après un moment de paix, de joie rare et presque surnaturelle. Toujours, elle se souviendrait de la source de l'oasis ! La Béatitude du Paradis doit être de cette nature...
Maintenant elle retrouvait les hommes et la dure lutte pour préserver sa vie.
– Les Maures ? fit-elle, la voix tremblante, je crois qu'ils sont là. Il y avait quelqu'un tout à l'heure qui me regardait, j'en suis sûre...
– C'était moi. Je suis parti à votre recherche, voyant que votre absence se prolongeait anormalement... Maintenant, venez. Et ne recommencez pas de pareilles imprudences ou, foi de Paturel, je vous étranglerai de mes propres mains.
Une nuance d'ironie atténuait la menace du ton. Mais il ne plaisantait pas. Elle sentit qu'il avait réellement envie de l'étrangler ou tout au moins de la battre et de la secouer d'importance.
*****
Le sang de Colin Paturel s'était glacé dans ses veines quand il s'était aperçu que leur compagne s'était éloignée et ne revenait pas. « Encore un drame, avait-il pensé... encore une tombe à creuser !... Dieu juste, abandonnerais-tu les tiens ?... » Sans bruit, il avait suivi le bord de l'oued, en esclave habitué à rôder et à se glisser dans la nuit. Et elle lui était apparue, dressée sous le filet d'argent de la source, ses longs cheveux de naïade couvrant ses épaules et son corps de neige se reflétant dans l'eau nocturne.
*****
Angélique comprit soudain qu'il avait dû la voir lorsqu'elle se baignait. Elle se troubla. Puis elle se dit que c'était sans importance. Cet homme était une brute et ne professait à son égard que la condescendance dédaigneuse du fort pour le faible, pour l'être encombrant dont il avait dû se charger contre son gré. Elle se défendait mal d'une certaine rancune à son égard, car il était responsable de la quarantaine dans laquelle elle s'était courageusement maintenue vis-à-vis des autres captifs, ne se mêlant à eux que lorsqu'il fallait soigner les blessés. Et c'était plus difficile de supporter tant de misères à l'écart, seule, et non aimée. Il n'avait peut-être pas tort, mais il était dur, intransigeant et il continuait à l'impressionner jusqu'à la timidité. L'équilibre moral et physique de l'hercule normand semblait un défi à tout ce qu'elle sentait trembler en elle d'incertitude, de faiblesse, de fragilité féminine, de nerveux et d'émotif. Ce regard bleu qui d'un coup d'œil perçant enregistrait sa lassitude ou son effroi ou constatait ses imprudences, la méprisait un peu, lui semblait-il. « Il a pour moi le dédain du chien de berger pour la brebis stupide », se dit-elle.
Elle s'assit au chevet de Caloëns, mais son regard revenait malgré elle vers le profil broussailleux du chef, qu'éclairait la lueur d'une lanterne sourde. Colin Paturel dessinait sur le sable, à l'aide d'un court bâtonnet, un plan de la route à suivre et le commentait pour le Vénitien, Jean-Jean de Paris et le Basque, penchés près de lui.
– Vous vous arrêterez en lisière du bois. Si vous apercevez un mouchoir rouge à la branche du deuxième chêne, vous avancerez et pousserez le cri de l'engoulevent. Alors le Juif Rabi sortira des fourrés...
– Petite es-tu là ? dit la voix faible du vieux Caloëns. Donne-moi la main. J'avais une petite fille de dix ans qui agitait son bonnet quand j'ai pris la mer il y a vingt ans. Elle doit te ressembler à présent. Elle s'appelait Mariejke.
– Vous la reverrez, grand-père.
– Non. Je ne crois pas. La mort va me prendre. Et c'est mieux ainsi. Que ferait Mariejke d'un vieux marinier de père qui s'en revient d'esclavage après vingt ans pour lui salir les beaux carreaux de sa cuisine et radoter des histoires de pays de soleil ? C'est mieux ainsi... Je suis heureux de reposer dans la terre du Maroc. Je vais te dire, petite... Mes jardins de Miquenez commençaient à me manquer et de ne plus voir Moulay Ismaël y galoper comme la colère de Dieu... J'aurais mieux fait d'attendre qu'il me casse la tête avec sa canne...