Chapitre 23
Un groupe de femmes traversa le patio où s'ébattaient les colombes. L'esclave qui réparait le mécanisme du jet d'eau dit à mi-voix :
– La Française ?...
Angélique l'entendit et ralentit son pas, laissant ses compagnes aller devant. Elles n'étaient pas accompagnées d'eunuques, se trouvant dans leur cour intérieure. Comment un esclave français pouvait-il travailler là impunément ? Si un eunuque l'apercevait, il se ferait égorger.
Penché sur la canalisation qu'il dévissait :
– C'est vous la captive française ? chuchota-t-il.
– Oui, mais prenez garde. Il est interdit aux hommes de pénétrer dans cette enceinte.
– Vous en faites pas pour moi, grommela-t-il. J'ai droit de circuler à mon aise dans le harem. Faites mine de vous intéresser aux colombes pendant que je vous parle... Colin Paturel m'envoie vers vous.
– Oui ?
– Êtes-vous toujours décidée à fuir ?
– Oui.
– Moulay Ismaël vous a épargnée parce que vous lui cédiez ?...
Angélique n'avait pas le temps de lui expliquer la ruse du Grand Eunuque.
– Je ne lui ai pas cédé, je ne lui céderai jamais. Je veux fuir. Aidez-moi !
– Nous le ferons à cause du vieux Savary, qui s'était mis dans la tète de vous sortir de là. C'était votre père, je crois. On ne peut pas vous laisser derrière, bien que ce soit un risque supplémentaire de prendre une femme en charge. Enfin, voilà. Un soir, dont on fixera la date, Colin Paturel ou un autre vous attendra à la petite porte du Nord qui donne sur un tas d'immondices. S'il y a une sentinelle il la tuera, il ouvrira la porte avec la clé, car elle ne s'ouvre que de l'extérieur, vous serez derrière et il vous prendra en charge. Votre partie à vous, c'est de vous procurer cette clé.
– Il paraît que le Grand Eunuque en possède une et la négresse Leïla Aïcha une autre.
– Hum ! Pas commode. Enfin, nous, sans cette clé, on ne voit guère d'autre moyen. Cherchez, ayez donc une idée. Vous êtes dans la place, vous pouvez payer des servantes. Quand vous l'aurez, vous me la remettrez. Je suis toujours à rôder par là. J'ai entrepris de réviser tous les jets d'eau des patios du harem. Demain, je serai à travailler dans celui de la sultane Abéchi. C'est une brave dame aimable et qui me connaît bien, elle nous laissera causer sans histoires.
– Comment parvenir à avoir cette clé ?
– Faut vous débrouiller, ma petite ! De toute façon vous avez quand même quelques jours devant vous. Nous attendrons les nuits sans lune pour l'évasion. Bonne chance ! Quand vous voudrez me voir, vous demanderez Esprit Cavaillac, de Frontignan, l'ingénieur de Sa Majesté...
Il ramassa ses outils et la salua d'un petit sourire encourageant. Elle devait apprendre plus tard son histoire par la sultane Abéchi, très bavarde. Pour le faire apostasier, Moulay Isamël lui avait imposé des supplices particulièrement odieux, lui faisant attacher par une ficelle ce que l'on n'ose nommer et arracher par l'élan de son cheval. Esprit Cavaillac avait été soigné par ses compagnons et avait survécu à ses horribles blessures. Grâce à sa mutilation, il avait libre accès à l'intérieur du sérail et pourrait servir de messager entre Angélique et les conjurés de l'extérieur.
Sa rencontre réveilla le courage de la jeune femme. On ne l'oubliait pas ! On pensait encore à elle ! On envisageait encore possible son évasion !... Eh bien ! cela serait. Osman Ferradji n'avait-il pas dit que sa force était celle d'un volcan ? Alors qu'elle se sentait si faible, malade, le dos meurtri, ces paroles lui avaient paru dérisoires. Maintenant, il lui revenait tout ce qu'elle avait osé et accompli en quelques années dans sa vie et elle ne voyait pas – non elle ne voyait pas – pourquoi elle ne réussirait pas cette chose insensée : s'échapper du harem ! Vivement, elle contourna le patio, enfila d'un pas léger une longue galerie, traversa un jardin où deux figuiers renversaient sur une vasque d'eau leurs ombres bibliques, pénétra à l'intérieur d'un autre patio et de là, sous les arceaux formant cloître qui précédaient les porches sombres des appartements. Raminan, le cher des gardes de la sultane Leïla Aïcha parut devant elle.
– Je voudrais voir ta maîtresse, lui dit Angélique.
L'œil froid du nègre la dévisagea, hésitant. Que voulait l'inquiétante rivale, la créature du Grand Eunuque, pour laquelle Leïla Aïcha et Daisy-Valina convoquaient depuis huit jours les charmes maléfiques de leurs sorciers ? L'impérieuse Soudanaise de la tribu de Loubé ne s'était pas trompée sur le sens de la flagellation subie par Angélique. En lui résistant, elle avait adopté le plus sûr moyen de s'attacher Moulay Ismaël. La pointe du poignard que la révoltée avait posé sur sa gorge, aiguillonnait son désir. Il lui tardait de mater cette tigresse, de la rendre roucoulante comme les colombes. Il en avait fait la confidence à Leïla Aïcha elle-même. Il disait que cette femme ne pouvait résister à l'amour. Sans l'imprudence d'avoir gardé son poignard à sa ceinture, la Française serait déjà pâmée entre ses bras. Il se faisait fort de la maintenir sous la dépendance de la volupté. Il endormirait son esprit et captiverait son corps. Pour la première fois, Moulay Ismaël se laissait aller à l'invraisemblable ambition de s'attacher une femme, prêt à tout pour lui arracher un sourire et un seul geste d'abandon. La lucide négresse était très sensible à ce changement. La colère et la peur l'envahissaient de leurs flots noirs. Pour peu que la Française fût habile, elle s'attacherait le tyran de façon indéfectible, elle le mènerait en laisse comme un guépard apprivoisé, comme elle-même Leïla Aïcha retenait la panthère Alchadi.
Diabolique, Osman Ferradji jouait le jeu de l'étrangère. Il faisait courir le bruit que la Française était mourante. Le Sultan demandait sans cesse de ses nouvelles. Il voulait aller la voir. Le Grand Eunuque s'y opposait. La malade était encore terrifiée et l'aspect de son seigneur et maître pourrait faire revenir la fièvre. Cependant elle avait souri en recevant le présent que Moulay Ismaël lui avait fait porter : un collier d'émeraudes, razzié sur une galère italienne. La Française aimait donc les bijoux !... Du coup, le Sultan recevait les orfèvres de la ville et examinait à la loupe leurs plus belles pièces.
Toutes ces folies agitaient Leïla Aïcha et Daisy. Elles avaient envisagé toutes les solutions et la plus simple, d'abord, puisque leur inquiétante rivale était mourante : d'aider par des tisanes appropriées une œuvre si bien commencée. Mais les servantes les plus habiles et les féticheurs les plus retors, chargés d'apporter le remède, s'étaient heurtés à la surveillance renforcée des gardes d'Osman Ferradji.
Et maintenant la Française était là de nouveau, en santé semblait-il, et demandant à s'entretenir avec celle qui la poursuivait de ses imprécations et de sa haine. Raminan, après réflexion, la pria d'attendre. Le prince Bonbon – turban framboise et robe blanc sucre – jouait non loin de là à couper des têtes avec son sabre de bois. On lui avait ôté son sabre d'acier, qui avait occasionné trop de blessures autour de lui. L'eunuque revint et d'un geste introduisit Angélique dans la pièce où l'énorme négresse trônait parmi un amoncellement de braseros, de réchauds et de cassolettes de cuivre où brûlaient des herbes odoriférantes. Daisy-Valina était près d'elle. Deux tables basses supportaient des hanaps ciselés en verrerie de Bohême, dans lesquels les sultanes buvaient leur thé à la menthe, et un grand nombre de boîtes de cuivre contenant du thé, des confiseries ou du tabac.
La première femme de Moulay Ismaël retira de ses lèvres sa longue pipe et envoya une bouffée de fumée vers les plafonds en bois de cèdre. C'était son vice secret, car le Sultan réprouvait hautement les pratiques de fumer comme celles de boire, interdites par Mahomet. Lui-même ne buvait que de l'eau et n'avait jamais porté à ses lèvres le bec d'un narguilé, comme le font ces Turcs corrompus qui jouissent de la vie sans se préoccuper de la grandeur de Dieu.
Leïla Aïcha se procurait tabac et eau-de-vie par des esclaves chrétiens qui seuls pouvaient en consommer et en acheter.
Angélique s'avança puis s'agenouilla humblement sur les somptueux tapis. Elle demeura ainsi la tête basse devant les deux femmes qui l'observaient en silence. Puis elle ôta de son doigt la bague avec une turquoise que lui avait donnée jadis l'ambassadeur persan Bachtiari bey et la posa devant Leïla Aïcha.
– Voici mon présent, dit-elle en arabe. Je ne peux rien t'offrir de mieux, car je ne possède rien d'autre.
Les yeux de la négresse flamboyèrent.
– Je refuse ton présent ! Et tu es une menteuse. Tu possèdes aussi le collier d'émeraudes que t'a donné le Sultan.
Angélique secoua la tête et dit en français à l'Anglaise :
– J'ai refusé le collier d'émeraudes. Je ne veux pas être la favorite de Moulay Ismaël et je ne le serai jamais... si vous m'y aidez.
L'Anglaise traduisit et la négresse s'inclina soudain vers elle d'un mouvement avide et attentif.
– Que veux-tu dire ?
– Que vous avez mieux à faire pour me supprimer que de m'empoisonner ou de me vitrioler : Aidez-moi plutôt à fuir.
Elles parlèrent tout bas et longtemps, rapprochées et complices. Angélique avait transformé a son service la haine que ses rivales lui portaient. Au fond, que risquaient-elles dans l'aventure ? Ou bien Angélique réussissait son évasion et elles ne la reverraient de leur vie ; ou elle était reprise et cette fois, vouée à une mort horrible. De toute façon, on ne pourrait faire porter aux deux premières sultanes la responsabilité de sa disparition, comme il en serait si on la retrouvait morte des effets d'un poison. Elles n'étaient nullement responsables du harem. La fuite d'une concubine ne pouvait leur être incriminée.
– Jamais une femme ne s'est enfuie du harem, dit Leïla Aïcha. Le Grand Eunuque aura la tête tranchée !
Les prunelles jaunâtres injectées de sang brillèrent d'un feu rouge.
– Je comprends. Tout s'ordonne... Mon astrologue a bien lu dans les astres que tu serais la cause de la mort d'Osman Ferradji...
Un long frisson parcourut l'échiné d'Angélique.
« Lui aussi l'a lu, sans doute, songea-t-elle. Voilà pourquoi Ferradji me regardait de cet air étrange. « – Maintenant il va me falloir lutter contre le sort, Firouzé, pour que tu ne sois pas plus forte que moi !... »
L'angoisse éprouvée au sommet de la tour Mazagreb l'envahit de nouveau. L'odeur des herbes, du thé et du tabac l'étouffait et elle sentait la sueur mouiller ses tempes. Elle s'employa avec une ténacité épuisante à obtenir de Leïla Aïcha la petite clé de la porte Nord. Celle-ci la lui remit enfin. Elle n'avait opposé de résistance que par habitude et goût des longues palabres. En fait, dès les premiers mots d'Angélique, elle avait été ralliée à son plan. Il la débarrasserait de sa dangereuse rivale et entraînerait du même coup la perte de son ennemi le Grand Eunuque ; il la mettait à l'abri de la colère de Moulay Ismaël qui ne lui aurait pas pardonné de mettre à mal sa nouvelle passion et elle s'arrangerait pour connaître par Angélique le plan des fugitifs et les faire rattraper, ce qui assiérait son prestige et ses dons de divination auprès du Maître. Il fut entendu que la nuit de l'évasion, Leïla Aïcha en personne accompagnerait Angélique et la guiderait à travers le harem jusqu'au petit escalier donnant sur la cour du secret où s'ouvrait la porte dérobée. Ainsi pourrait-elle lui éviter d'être la proie de la panthère, tapie dans quelque coin. Elle connaissait le langage de l'animal et lui apporterait des friandises pour T'amadouer. Les gardes aussi laisseraient passer la Sultane des sultanes dont ils craignaient la vindicte et le mauvais œil.
– Il n'y a que le Grand Eunuque dont il faut nous méfier, objecta Daisy. Lui seul est redoutable. Que vas-tu lui raconter s'il te demande pourquoi tu es venue nous rendre visite ?
– Je lui dirai que j'avais appris votre colère à mon égard et que je voulais vous amadouer par une docilité apparente.
Les deux femmes hochèrent la tête, approuvèrent.
– Il se peut qu'il te croie. Oui, TOI, il te croira !
L'après-midi, Angélique rendit visite à la sultane Abéchi, grosse musulmane d'origine espagnole, à laquelle le roi prodiguait encore quelques hommages. Il avait failli en faire sa troisième femme.
Elle vit Esprit Cavaillac et lui glissa la clé.
– Vous alors ! dit-il stupéfait, on peut dire que vous avez fait vite ! Le vieux Savary avait bien dit que vous étiez maligne et courageuse et qu'on pouvait compter sur vous comme sur un homme. Il vaut mieux savoir cela que d'emmener une empotée. Bon, maintenant vous n'avez plus qu'à attendre. Je vous préviendrai le jour convenu.
*****
Cette attente fut ce qu'Angélique avait connu de plus cruel et de plus angoissant. À la merci de deux femmes venimeuses et sournoises, sous l'œil dé devin du Grand Eunuque, il lui fallait feindre, et calmer jusqu'à l'impatience de sa propre pensée. Son dos se remettait. Elle se soumettait avec docilité aux soins que lui prodiguait la vieille Fatima. Celle-ci espérait bien que sa maîtresse avait fini de faire la mauvaise tête. Tous les ennuis qu'elle éprouvait pour l'heure, avec ses onguents et ses médecines, et sa peau arrachée et abîmée, lui démontraient bien qu'elle ne serait pas la plus forte. Alors pourquoi s'entêter ?
Sur ces entrefaites le bruit courut que le Grand Eunuque partait en voyage. Il allait voir ses tortues et les vieilles sultanes. Son absence n'excéderait pas un mois, mais en l'apprenant, Angélique poussa un grand soupir de soulagement.
Il fallait absolument mettre cette absence à profit pour s'évader. Ainsi les choses seraient facilitées et le Grand Eunuque étant absent ne pourrait avoir la tête coupée. Elle ne voulait pas croire à cette éventualité, estimant que même pour l'évasion d'une esclave, le grand Noir était trop bien en cour pour risquer la colère d'Ismaël, mais elle ne pouvait aussi s'empêcher de songer aux prédictions de l'astrologue de Leïla Aïcha : « Il a lu dans les astres que tu serais la cause de la mort d'Osman Ferradji... »
Il fallait éviter cela à tout prix ! L'occasion s'en offrait : son départ.
*****
Le Grand Eunuque était venu lui faire ses adieux et lui recommander une grande prudence. Il était admis qu'elle était fort malade encore et terrifiée donc Moulay Ismaël patienterait. C'était un miracle ! Qu'elle ne gâchât donc pas ses chances en s'acoquinant avec Leïla Aïcha qui ne cherchait qu'à lui nuire !... Dans un mois, il serait de retour et alors les choses s'arrangeraient. Elle pouvait lui faire confiance.
– Je vous fais confiance, Osman Bey, dit-elle.
Lui parti, elle entreprit de décider les captifs, par l'intermédiaire d'Esprit Cavaillac, d'avancer le jour de leur départ. Colin Paturel lui fit répondre qu'il fallait attendre les nuits sans lune. Mais alors le Grand Eunuque risquait à nouveau d'être de retour. Elle se mordait les doigts d'impuissance. Est-ce qu'elle pourrait leur faire comprendre, à ces Chrétiens barbares, qu'elle avait entrepris une course contre la montre, contre la marche inexorable du Destin ? Une lutte monstrueuse contre l'oracle qui voulait qu'elle fût cause de la mort d'Osman Ferradji !
Un combat titanesque contre les astres ! Et elle voyait dans ses cauchemars le ciel étoile fondre sur elle en tournoyant, et l'écraser.
Enfin Esprit Cavaillac lui dit que le roi des captifs se rendait à ses raisons. Mieux valait pour elle que son évasion eût lieu en l'absence du chef du sérail. Pour les autres, la clarté de la lune ajouterait un risque supplémentaire, mais tant pis ! Colin Paturel dépouillé de ses chaînes ferait le tour de l'alcassave, tuant les sentinelles pour pénétrer dans la seconde, puis dans la troisième enceinte. Il lui faudrait traverser le petit bois d'orangers et une cour qui menait jusqu'à la petite porte. Il n'y avait plus qu'à prier Dieu que des nuages, cette nuit-là, vinssent voiler le dernier quartier encore trop indiscret de la lune. Date fut prise.
*****
Ce soir-là, Leïla Aïcha lui envoya des poudres à glisser dans les boissons de ses servantes-gardiennes.
Angélique offrit du café à Rafaï, venu s'informer de sa santé. En l'absence du Grand Eunuque, il était responsable du sérail. Le poussah aimait à prendre les airs mi-familiers, mi-protecteurs du Grand Eunuque, vis-à-vis de ses pensionnaires. Cette attitude, si naturelle à la personnalité princière d'Osman Ferradji, n'allait pas du tout au gros Rafaï. Il s'attirait les rebuffades des moqueuses. Aussi se réjouit-il de voir Angélique s'humaniser et but-il jusqu'au fond la tasse de café qu'elle lui offrait. Après quoi, il alla mêler ses ronflements à ceux des servantes, prostrées.
Angélique attendit un temps qui lui parut infini. Quand l'appel d'un oiseau de nuit lui parvint, elle descendit à pas de loup dans le patio. Leïla Aïcha était là avec, près d'elle, la silhouette frêle de Daisy. L'Anglaise portait une lampe à huile. La lumière était inutile pour l'instant car, hélas, la lune brillait comme une voile latine voguant sur l'océan de la nuit, dans un ciel qu'aucun nuage ne brouillait.
Les trois femmes traversèrent le petit jardin et s'engagèrent sous une longue galerie voûtée. De temps en temps, Leïla Aïcha tirait de son ample poitrine un son étrange, une sorte de roucoulement rauque et Angélique comprit qu'elle appelait la panthère. Elles arrivèrent au bout du passage voûté sans encombre. Elles suivirent encore les galeries à colonnades encadrant un autre jardin à la douce haleine de rosés. Soudain, la négresse s'arrêta.
– Elle est là ! chuchota Daisy, crispant sa main sur le bras d'Angélique.
La bête sortit des buissons, le museau au sol, les reins hauts, dans la posture d'un énorme chat qui va bondir sur une souris.
La sultane noire lui tendit une carcasse de pigeon, tout en continuant son roucoulement sauvage. La panthère parut se calmer. Elle s'approcha et Leïla Aïcha lui passa une chaîne à son collier.
– Restez à deux pas derrière moi, dit-elle aux deux Blanches.
Elles reprirent leur marche. Angélique s'étonnait de ne pas rencontrer plus souvent des eunuques mais Leïla Aïcha avait choisi de passer par le quartier des anciennes concubines, les délaissées, qui n'étaient jamais gardées avec trop de rigueur. La discipline se relâchant encore en l'absence du chef du sérail, les eunuques préféraient se réunir dans leur causerie personnelle pour s'y livrer à d'interminables parties d'échecs. Des servantes ensommeillées les virent passer et s'inclinèrent devant la Sultane des sultanes.
Maintenant, elles montaient un escalier conduisant aux remparts. C'était l'endroit le plus difficile à franchir ! Elles suivirent le chemin de ronde dominant d'un côté le gouffre sombre des jardins entourant la mosquée dont on voyait luire la coupole de tuiles vertes, de l'autre une place de sable déserte où se tenait parfois le marché intérieur de l'alcassave, vraie ville fortifiée. Moulay Ismaël s'était construit un palais dans lequel il pourrait résister des mois aux révoltes possibles de la ville qui l'entourait. Au bout du chemin de ronde il y avait un garde, debout sur un des merlons, le dos tourné, surveillant la place, sa lance dressée vers les étoiles. Les trois femmes se rapprochèrent, se glissant dans l'ombre des merlons. À quelques pas de l'eunuque immobile, Leïla Aïcha eut un geste brusque. Elle lança dans sa direction la carcasse de pigeon, qu'elle n'avait pas encore donnée à la panthère. La bête fit un bond en avant pour attraper son morceau. Le garde se retourna, vit le fauve sur lui. Il poussa un cri, terrifié, trébucha et bascula dans le vide. On entendit le bruit sourd de son corps s'écrasant au pied des remparts.
Les femmes attendirent, retenant leur souffle. D'autres gardes seraient-ils attirés par les cris de leur compagnon ? Mais rien ne bougea.
Leïla Aïcha recommença son manège pour calmer la panthère, puis reprit en main l'extrémité de sa chaîne.
Ensuite, elles pénétrèrent à l'étage d'un autre bloc d'habitation, désaffecté. On était sur le point d'entreprendre sa démolition pour rebâtir une autre construction. Les Sultanes conduisirent Angélique jusqu'au sommet d'un raide petit escalier qui plongeait dans l'ombre d'une courette profonde comme un puits.
– C'est là, dit la négresse. Tu descendras ! Tu verras la cour et la porte ouverte. Si elle ne l'est pas, tu attendras. Ton complice ne peut tarder. Tu lui diras de remettre la clé dans une petite anfractuosité du mur sur la droite. J'enverrai demain Raminan la reprendre. Maintenant, va !
Angélique commença de descendre, leva la tête, se crut obligée de dire : « Merci » et pensa qu'elle n'avait jamais rien vu de plus singulier que la vision de ces deux femmes qui, penchées côte à côte, la regardaient s'éloigner : la blonde Anglaise levant haut sa lampe à huile et la sombre négresse retenant par le collier la panthère Alchadi. Elle descendit. La clarté de la veilleuse cessa de la suivre. Elle trébucha un peu aux dernières marches mais tout de suite aperçut le dessin de la porte en forme de serrure qui se découpait, inondée de clair de lune. Ouverte !... Déjà ! Le captif était en avance... Angélique s'approcha hésitante, et malgré elle angoissée au moment d'accomplir les derniers pas.
Elle appela à mi-voix en français :
– Est-ce vous ?
Une silhouette humaine se courba pour pénétrer dans l'étroite ouverture, l'obstruant et voilant du même coup la clarté, si bien qu'Angélique ne put distinguer aussitôt celui qui entrait. Elle ne le reconnut que lorsqu'il se redressa et qu'un rayon de lune fit miroiter son haut turban de lamé or.
Le Grand Eunuque, Osman Ferradji, était devant elle.
– Où vas-tu, Firouzé ? demanda-t-il de sa voix douce.
Chavirée, Angélique s'appuya au mur. Elle aurait voulu y disparaître. Elle croyait faire un cauchemar.
– Où vas-tu, Firouzé ?
Il fallait l'admettre. Il était là. Elle se mit à trembler, à bout de forces.
– Pourquoi êtes-vous là, dit-elle, oh ! pourquoi êtes-vous là ? Vous étiez en voyage.
– Je suis rentré depuis deux jours, mais je n'ai pas cru nécessaire de répandre le bruit de mon retour.
Diabolique, Osman Ferradji ! Tigre doucereux et implacable. Il se tenait dressé entre elle et la porte de son salut. Elle tordit ses mains jointes en un geste désespéré.
– Laissez-moi fuir, supplia-t-elle haletante. Oh ! laissez-moi fuir, Osman Bey. Vous seul le pouvez. Vous êtes tout-puissant. Laissez-moi fuir !
L'expression du Grand Eunuque fut aussi outrée qu'à l'énoncé d'un sacrilège.
– Jamais une femme n'a fui le harem dont j'étais le gardien, affirma-t-il, farouche.
– Alors ne dites pas que vous voulez me sauver ! cria Angélique avec colère. Ne dites pas que vous êtes mon ami. Vous savez bien qu'ici je n'ai d'autre destin que la mort !
– Ne t'ai-je pas demandé de me faire confiance ?... Oh ! Firouzé, pourquoi veux-tu toujours forcer le sort ?... Écoute, petite rebelle, ce n'est pas pour aller voir les tortues que je suis parti mais pour essayer de joindre ton ancien maître.
– Mon ancien maître ? répéta Angélique, ne comprenant pas.
– Le Rescator, ce pirate chrétien qui t'a achetée 35 000 piastres à Candie.
Tout se mit à tourner autour d'Angélique. Comme chaque fois que ce nom était jeté devant elle, elle éprouvait le même trouble fait d'espérance et de regrets, et ne savait plus que penser.
– J'ai pu joindre un de ses navires en escale à Agadir et le capitaine m'ayant indiqué où il se trouvait j'ai pu correspondre avec lui par deux messages de pigeons voyageurs... Il vient... Il vient pour te chercher !
– Il vient pour me chercher ? répéta-t-elle, incrédule.
Et peu à peu le poids qui oppressait son cœur s'allégea. Il allait venir la chercher... C'était sans doute un pirate, mais c'était tout de même un homme de sa race. Jadis il ne lui avait inspiré aucune crainte. Il n'aurait qu'à paraître, noir et maigre, qu'à poser sa main sur sa tête si humiliée aujourd'hui, pour que la chaleur de la vie revînt en elle. Elle le suivrait et elle lui demanderait : « Pourquoi m'avez-vous achetée 35 000 piastres à Candie ? Me trouviez-vous si belle ou bien aviez-vous lu dans les astres, comme Osman Ferradji, que nous étions faits pour nous rejoindre ? »...
Que répondrait-il ? Elle se souvenait de sa voix difficile et rauque, qui avait fait passer un frisson en elle. C'était pourtant un inconnu, mais elle se voyait pleurant sur son cœur, lorsqu'il l'aurait emmenée loin d'ici, loin. QUI était-il ? Il était le voyageur venant de l'horizon, chargé de la provende des temps futurs. Il l'emmènerait...
– C'est impossible, Osman Bey. C'est de la folie de votre part ! Comment Moulay Ismaël consentirait-il jamais à cela ! Il n'est pas de ceux qui lâchent aisément leur proie. Le Rescator devra-t-il encore me racheter le prix d'un navire ?
Le Grand Eunuque secoua la tête. Il se prit à sourire et elle vit apparaître dans ses yeux ce regard plein de sérénité et de bonté qu'elle avait cru y lire lorsque pour la première fois elle l'avait rencontré et qu'elle l'avait pris pour un mage.
– Ne te pose plus de questions, madame la Turquoise, fit-il d'un ton heureux. Sache seulement que les étoiles n'ont pas menti. Moulay Ismaël aura plus d'une raison de consentir à la demande du Rescator. Ils se connaissent et se doivent de nombreuses obligations. Le trésor du royaume ne saurait se passer du pirate chrétien qui l'alimente d'argent frais en échange de sa bannière. Mais il y a plus. Notre Sultan, si respectueux des lois, ne pourra que s'incliner. Car c'est là que le doigt d'Allah intervient, Firouzé. Écoute. Cet homme était jadis...
Il s'interrompit et eut une sorte de hoquet.
Angélique, qui le regardait, vit ses yeux s'agrandir, s'emplir de l'expression étonnée et horrifiée qu'il avait eue pour elle l'autre soir, au sommet de la tour Mazagreb.
Il eut un nouveau hoquet. Tout à coup un flot de sang gicla de sa bouche, éclaboussant la robe d'Angélique, et il s'abattit d'une masse, les bras en croix, la face contre le sol. Derrière lui se découvrit un géant blond et barbu, vêtu de haillons, et dont la main tenait le poignard dont il venait de frapper.
– Prête, petite ? demanda Colin Paturel.