Chapitre 9 Clair-obscur


En débarquant à Londres en gare de Victoria, Morosini regretta de ne pouvoir se rendre à son cher Hotel Ritz dont il appréciait tant l’atmosphère et le confort douillet. Bien qu’en digne descendant de tant de seigneurs de la mer il pût se vanter d’avoir le pied marin, la Manche l’avait si malmené, secoué, tiraillé, trituré, concassé, qu’il s’était vu contraint, pour la première fois de sa vie, de lui accorder un tribut humiliant. Revenu sur la terre ferme, il se sentait encore verdâtre et les jambes molles. Aussi fut-ce avec un soupir de regret qu’il découvrit Théobald sur le quai de la gare. Le fidèle valet d’Adalbert venait le chercher pour le conduire jusqu’au nouvel appartement de Chelsea. Pas question d’y couper ! Aldo ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, puisqu’il avait annoncé son arrivée par télégramme. D’autre part, Vidal-Pellicorne n’eût pas apprécié de n’être pas prévenu.

– Monsieur le prince n’a pas bonne mine, remarqua Théobald en s’emparant des valises. La mer, je suppose ? Et aussi ce fichu climat débilitant ! Comment peut-on être anglais ?

– Parce que vous appelez ça un climat ? grogna Morosini en remontant le col de son pardessus.

Londres baignait dans l’un de ces brouillards glacés dont elle détient le secret, où se dissolvent formes et bâtiments et dans lesquels les plus puissants réverbères se réduisent à des lueurs jaunes et diffuses évoquant la lumière pauvre des chandelles.

– Monsieur le prince se sentira mieux quand nous serons à la maison. Nous avons réussi à en faire quelque chose d’assez coquet. Ce dont je ne me féliciterai jamais assez, vu l’humeur de monsieur Adalbert ces jours-ci.

– Il lui est arrivé quelque chose ? demanda Morosini en casant ses longues jambes dans la voiture de location dont on lui ouvrait la portière.

– Monsieur le prince ne lit donc pas les journaux ?

– Pas depuis que j’ai quitté Venise. J’ai tué le temps en dormant le plus possible et en luttant contre le mal de mer... Qu’y trouve-t-on, dans ces journaux ?

– La découverte, voyons ! L’incroyable découverte que vient de faire en Egypte, dans la vallée des Rois, Mr. Howard Carter : la tombe d’un pharaon de la dix-huitième dynastie avec tout son trésor intact ! C’est inouï, prodigieux ! La découverte du siècle !

– Et cela ennuie votre maître ? En bon égyptologue il devrait plutôt être content ? La dix-huitième dynastie c’est son dada favori, si je ne m’abuse ?

– Oui, mais Mr. Carter est britannique.

En raison des difficultés de la circulation par temps de brouillard, Morosini cessa de poser des questions et le trajet s’effectua sans anicroches jusqu’à ce que Théobald arrête son véhicule devant une vieille – et charmante – demeure en brique rouge encore ornée de ses anciennes grilles de fer forgé.

– Si nous pouvions obtenir du ciel un jour digne de ce nom, ce dont je commence à désespérer, monsieur le prince pourrait voir que Chelsea est un quartier pittoresque et plutôt agréable, un beau vieux quartier aristocratique devenu avec le temps une sorte de Montparnasse. Il y a partout des ateliers habités par des peintres, des sculpteurs, des étudiants des Beaux-arts qui amènent avec eux une atmosphère nonchalante et bohème et qui...

– Votre exposé est parfait, grogna Morosini, coupant court à l’envolée lyrique de Théobald, mais je connais déjà. C’est même pour ça que je suis inquiet...

À tort. L’ancienne demeure de Dante Gabriel Rossetti, autrefois nommée maison de la Reine en souvenir de Catherine de Bragance, était non seulement fort belle mais des plus plaisantes. Le voyageur y trouva son ami étalé devant un feu pétillant, au milieu d’une véritable marée de journaux qu’il épluchait avec fièvre. Réchauffé par de grands rideaux d’un velours jaune doux et un archipel de tapis diversement colorés, le salon où se déroulait cette scène de genre apparut d’autant plus aimable à Morosini qu’une table servie attendait non loin de la cheminée de marbre blanc.

– Juste à l’heure ! s’écria Adalbert en se relevant et en secouant le pli de son pantalon. Avec ce brouillard c’est un record ! Tu as fait bon voyage ? ... Non, tu n’as pas fait bon voyage, rectifia-t-il aussitôt. Et en plus, tu es bourré de soucis : ta mine est épouvantable. Viens que je te montre ta chambre.

Là aussi, Théobald avait fait merveille : le feu brûlait près d’un bon fauteuil et un bouquet de marguerites d’automne corrigeait la sévérité du mobilier et des tentures en velours vert.

– Toi aussi tu as des soucis, fit Aldo avec un demi-sourire. La tombe découverte par ce Carter aux environs de Louxor...

– Une veine incroyable ! soupira Vidal-Pellicorne les yeux au plafond. Un tombeau indemne : celui de Toutankhamon, un pharaon sans grande importance qui n’a régné que huit ans mais qui pendant ce temps-là s’est amassé un sacré trésor funéraire ! C’est à en pleurer quand je pense à mon cher M. Loret, mon bon maître qui, là-bas, s’évertue sans grands résultats ! Il est vrai que nous autres, pauvres Français, ne bénéficions pas des largesses d’un mécène tel que lord Carnarvon ! ... j’aimerais bien aller voir ça de près !

– Qu’est-ce qui t’en empêche ? Tu as un peu avancé l’affaire de la Rose ?

– Pas vraiment ! J’ai déjà exploré deux impasses sans résultat. J’ai écrit à Simon pour lui demander s’il n’aurait pas d’autres lumières... Je t’avoue que je commence à perdre courage.

– Et l’affaire d’Exton Manor ? Toujours rien ?

– Rien. Le ménage Killrenan semble vivre dans une entente parfaite. Il est vrai que Yuan Chang, lui, a eu quelques petits ennuis qui ont dû retarder ses projets. Mais le ptérodactyle te racontera ça, je l’ai invité à dîner. Au fait, qu’est-ce qui te ramène ?

Pour toute réponse, Aldo tendit la lettre d’Anielka.

– Ouais ! fit Adalbert en la lui rendant. Les affaires ne s’arrangent pas pour elle non plus. Elle passe en justice dans une dizaine de jours. En voyant ta tête, j’ai un peu regretté d’avoir convié Warren, maintenant je commence à croire que j’ai eu raison.

– Tout à fait. Il me faut d’urgence une autorisation de visite pour Brixton.

– Je m’en doute. Alors installe-toi, fais un brin de toilette et repose-toi un peu ! On dîne à huit heures.

Pour être policier on n’en est pas moins homme du monde, et le smoking du superintendant n’avait rien à envier à ceux de ses hôtes.

– Content de vous voir ! fit-il en serrant la main de Morosini. C’est parce que vous arriviez que j’ai accepté de venir ce soir. Lady Ferrals nous pose de gros problèmes...

– Je pensais pourtant avoir apporté une preuve de non-culpabilité en démontrant comment son époux avait été empoisonné.

– Vous savez bien que c’est insuffisant. Demeure la quasi-certitude de complicité avec un autre meurtrier, en admettant qu’il y en ait un. En outre, un domestique jure avoir vu lady Ferrals seule dans le bureau de son époux à plusieurs reprises.

– Je suppose qu’étant dans sa propre demeure elle avait le droit d’aller dans toutes les pièces ?

– Alors, pourquoi nous refuse-t-elle toujours – à son père, son avocat et moi-même – son aide pour retrouver ce damné Polonais ?

– Peut-être me parlera-t-elle à moi ? Je suis venu à cause d’une lettre : celle-ci...

Warren la parcourut rapidement puis la rendit à son propriétaire.

– Demain vous aurez votre autorisation de visite. Je vous la ferai porter par un planton. Autant que vous le sachiez : elle a eu une véritable crise de désespoir lorsqu’elle a appris que vous étiez reparti pour Venise.

– De désespoir ?

– Interrogez maître Saint Albans, il vous le confirmera. Pas de Champagne, s’il vous plaît ! ajouta-t-il à l’intention de Vidal-Pellicorne qui lui tendait une coupe : je ne bois du vin qu’à table et encore pas tous les jours.

En fait, il buvait beaucoup plus qu’il ne mangeait, sans que son comportement s’en trouvât affecté. Non sans surprise, Aldo, qui choisit de garder le silence la majeure partie du repas, s’aperçut qu’en son absence l’archéologue et le policier avaient noué des liens d’amitié. C’était peut-être difficile à comprendre mais c’était un fait qui pouvait avoir son utilité. Les deux hommes parlèrent de l’affaire du tombeau égyptien qui, à les entendre, passionnait l’Angleterre. Face à son invité, Adalbert se gardait de montrer sa frustration. Le dialogue était courtois, aimable, érudit même quand c’était Adalbert qui menait mais, au bout d’un certain temps, Morosini en eut assez. Profitant de ce que le Super attaquait le rosbif sans lequel il n’est pas de repas convenable pour tout bon Anglais, il lança :

– À propos, avez-vous réussi à reprendre le diamant du Téméraire à Yuan Chang ?

– Non, en dépit de la perquisition poussée à laquelle mes hommes se sont livrés au Chrysanthème rouge et dans sa boutique. Cependant, nous avons réussi à mettre Yuan Chang à l’ombre. Grâce à la trahison d’une femme, l’amie d’un des frères Wu, nous avons pu lui tendre un piège. Il a été pris sur un bateau en train de réceptionner une importante quantité d’opium et de cocaïne. Il a perdu son sang-froid et deux policiers ont été blessés. On l’a arrêté avec plusieurs de ses hommes.

– Et lady Mary ?

– Sage comme une image. J’ai interrogé moi-même le Chinois et, sans entrer dans les détails, je lui ai dit que je savais le diamant en sa possession, mais je n’ai pas réussi à l’amener à « mouiller » sa complice. C’est un homme d’une grande patience et il ne tient pas à perdre cet atout qu’il garde caché dans sa manche.

– Jusqu’à quel point a-t-elle trempé dans le meurtre de George Harrison ?

– Je pense qu’elle a joué le rôle de la vieille lady dont elle est cousine et qu’elle voyait souvent, assez peut-être pour s’attirer le dévouement de gens au service d’une maîtresse connue pour son avarice : d’où la femme qui l’accompagnait et la voiture... à moins que celle-ci n’ait été louée. Pointer a cherché de ce côté-là mais n’a rien trouvé. Nous avons encore du pain sur la planche ! Quant à notre ravissante lady, elle mène une agréable vie mondaine et profite de la publicité que le procès Ferrals procure à son époux. Presque chaque week-end, elle reçoit à Exton Manor... que nous continuons à surveiller de près.

– Sir Desmond ne sait toujours rien ?

– Des activités de sa femme ? Non. Je vous l’ai dit, je souhaite la prendre la main dans le sac. Mais du danger qui le menace, oui. Après l’arrestation de Yuan Chang je lui ai « confié » au cours d’un entretien que, selon certains renseignements sur lesquels je ne me suis pas étendu, le Chinois guignait sa collection de joyaux impériaux. Il est donc mis en garde : à lui de prendre les précautions nécessaires.

– Elles ne serviront pas à grand-chose s’il ne soupçonne pas sa femme, puisque c’est sur elle que comptait Yuan Chang.

– Il ne soupçonne pas davantage que son château est surveillé. En effet, que le chef de la bande soit en prison ne me suffit pas. D’abord parce qu’il réussira à en sortir un jour ou l’autre ; ensuite parce que nous ignorons beaucoup de choses concernant ceux qu’il emploie. Et je crains qu’ils ne soient nombreux. Alors...

– Il est évident que dans ces conditions il ne reste plus qu’à attendre...

– D’autant plus, compléta Vidal-Pellicorne lorsque le superintendant eut pris congé, que nous nous fichons que l’on retrouve ou non le faux diamant. C’est le vrai qui nous intéresse et j’en arrive à me demander si nous relèverons sa trace un jour ou l’autre.

– Puisque tu as prévenu Aronov, attends qu’il te réponde, il aura peut-être une idée, lui qui sait toujours tout, ajouta Morosini avec une vague rancune en évoquant la promenade autour de Hyde Park où le Boiteux lui avait fait promettre de laisser Solmanski et les avocats s’occuper seuls du sort d’Anielka. Si tu veux bien m’excuser, je vais dormir. Une traversée impossible et un policier inquiet, c’est trop pour le vieil homme fatigué que je suis...

Se laissant aller au fond de son fauteuil, Adalbert offrit ses semelles au feu de la cheminée et se mit à tirailler la mèche rebelle qui, une fois de plus, lui tombait sur le nez.

– Encore une petite question qui ne t’épuisera pas : où en es-tu avec l’adorable lady Ferrals ? Tu l’aimes toujours ou bien, en volant à son secours, tu obéis à ton célèbre instinct chevaleresque ?

– Ça, mon bonhomme, c’est une question à laquelle je répondrai quand je l’aurai vue.

De nouveau la petite pièce grise, étroite, mal éclairée par une fenêtre haut placée, de nouveau la table de bois, les deux chaises et puis la porte qu’ouvrit une gardienne en uniforme pour livrer passage à la jeune veuve. Aldo s’inclina en étouffant un soupir de soulagement.

Tout au long du chemin il appréhendait cette entrevue tellement souhaitée. Il craignait, l’ayant sue malade, de voir apparaître une ombre, la forme presque désincarnée de l’éblouissante jeune fille dont il était tombé si facilement amoureux. Il craignait un visage pâle, creusé par l’angoisse et la souffrance, des yeux rougis, plombés, pleins d’une infinie lassitude, mais Anielka était semblable au souvenir qu’il gardait de leur dernière entrevue : la même robe noire gainait le corps mince et gracieux, les cheveux moussaient comme une auréole autour du fin visage au teint si pur, et surtout, il y avait, dans les larges prunelles dorées, une étincelle de joie. En le voyant elle eut un sourire, un peu tremblant peut-être, mais un sourire tout de même.

– Vous êtes revenu ? murmura-t-elle comme si elle n’y croyait pas.

– Ne m’avez-vous pas appelé ?

– Si... mais sans y croire. Wanda aurait pu se tromper dans la suscription de l’adresse, la lettre pouvait ne pas vous parvenir et surtout vous auriez pu être absent... Pourquoi êtes-vous parti ?

– Pour la plus banale des raisons : ma maison avait besoin de moi, mais vous voyez que je n’ai pas hésité un instant à vous rejoindre. Comment allez-vous ? La dernière fois que j’ai voulu vous rendre visite vous étiez malade, hospitalisée...

– Je sais. Un moment même j’ai cru que j’allais mourir et j’en étais presque heureuse, mais cela va mieux... puisque vous venez m’aider, n’est-ce pas ?

– Depuis que je vous le demande, reprocha-t-il doucement, vous m’accorderez que ce n’est pas ma faute si je suis resté si longtemps dans l’incapacité de vous porter secours.

Un élan soudain la jeta vers lui les mains tendues. Il les prit en les serrant contre lui, désolé de les sentir si froides.

– Mon Dieu ! Vous êtes glacée !

Il allait la prendre dans ses bras quand la voix de la gardienne leur parvint :

– Vous devez vous asseoir de chaque côté de la table. C’est le règlement.

– Quel règlement stupide ! grommela Morosini qui, sans la lâcher, fit asseoir Anielka et s’installa en face d’elle. Voilà ! Essayons à présent de nous mettre au travail, dit-il avec un sourire tellement communicatif qu’elle ne put que lui répondre. Cependant il demeurait inquiet. Il la sentait fragile, nerveuse. Son regard, instable, était celui d’un être traqué. Allait-il pouvoir, dans ces conditions, obtenir d’elle un aveu ?

– Je suppose, reprit-il plus bas, que vous désirez me dire quelque chose ?

– Oui, et vous êtes sans doute le seul être au monde à qui je puisse me confier sans courir de risques et cela pour une seule raison : Ladislas ne vous a jamais vu, il ne vous connaît pas. Ses amis non plus.

– Moi je le connais, fit Aldo qui n’avait aucune peine à revoir sur l’écran fidèle de sa mémoire le jeune homme en noir des jardins de Wilanow. Et quand il m’intéresse je n’oublie plus un visage. Sauriez-vous par hasard où l’on a une chance de le retrouver ?

– Peut-être. C’est une chance assez mince maïs elle est la seule qui me reste si je ne veux pas être condamnée.

– Pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ? Sinon à la police, puisque vous craignez des représailles, au moins à votre père ?

– Mon père ? Il ne connaît qu’une attitude : la manière forte. Qu’il se trouve en face de Ladislas et il l’abattra sans lui laisser le temps d’un soupir : il n’écoute que sa haine !

– Pourquoi pas de temps en temps son amour ? Vous êtes sa fille et la seule façon de vous sauver c’est d’amener le Polonais bien vivant devant les juges...

– Peut-être avez-vous raison ? Quoi qu’il en soit, je ne veux pas courir ce risque. J’en ai accepté bien assez jusqu’à présent.

– C’est ce que je n’arrive pas à comprendre. Vous pouviez, dès la mort de votre époux, charger ce Ladislas et réclamer la protection de la police. Or vous vous êtes laissé arrêter, enfermer, en vous contentant de proclamer votre innocence. C’est idiot !

– Peut-être faisais-je un peu trop confiance à la grande réputation de Scotland Yard. J’espérais qu’ils le trouveraient sans mon aide. Et puis je croyais aussi en lui : « Sois tranquille, disait-il, si nos affaires en venaient à tourner mal, nous saurions bien, mes amis et moi, te sortir de là. »

– Et vous l’avez cru ? Enfin, Anielka, ne pensez-vous pas qu’il serait temps de me dire enfin la vérité ?

– Quelle vérité ?

– La seule valable : qu’y a-t-il au juste entre cet homme et vous ? Il a été votre amant, vous me l’avez dit, mais Wanda semble persuadée que vous êtes liés l’un à l’autre par un amour comme il n’en fleurit que dans les légendes et que vous l’aimez autant qu’il vous adore.

Le petit rire d’Anielka eût été charmant s’il n’eût été si triste.

– Vous pouvez juger de cet amour par l’abandon dans lequel il me laisse. Pauvre Wanda ! Elle ne cessera jamais d’être une enfant nourrie de contes de fées et de récits héroïques comme on les aime tant dans notre chère Pologne !

– Ce qu’elle pense est une chose ; ce que vous pensez en est une autre. Je veux savoir si vous aimez encore ce garçon et je vous avoue que je ne suis pas loin de le croire.

Elle ouvrit de grands yeux embués de larmes, semblables à deux lacs d’or liquide, contemplant avec une sorte de désespoir le visage fier de celui qui lui faisait face et s’attachant surtout au regard d’acier bleu comme si elle voulait s’y noyer.

– Il me semblait vous avoir dit, à plusieurs reprises, que je vous aimais, que je voulais être à vous. Avez-vous oublié le Jardin d’Acclimatation ? Je vous avais offert d’être votre maîtresse alors même que je devais épouser Eric. Je vous l’ai même écrit...

– Il est difficile de vous croire, Anielka. John Sutton affirme que Ladislas était redevenu votre amant, qu’il l’a vu sortir de votre chambre.

Se laissant aller sur le dossier de sa chaise avec un soupir de lassitude, elle retira ses mains d’entre celles d’Aldo et ferma les yeux.

– Si vous préférez croire cet abominable menteur, libre à vous ! En ce cas, je crois que nous n’avons plus grand-chose à nous dire... Laissez-moi à mon destin quel qu’il soit et ne parlons plus de rien !

Elle ébauchait déjà un mouvement pour se relever mais, se jetant en avant, il la retint d’une poigne solide.

– Oh si, nous allons parler ! Vous n’imaginez pas que j’ai parcouru tout ce chemin pour rien ? N’y aurait-il qu’une chance de vous sauver je la courrais. Ensuite, rendue à la liberté, vous ferez de vous-même ce que bon vous semblera ! Y a-t-il un endroit où vous pensez qu’il serait possible de trouver Ladislas, fût-il retourné en Pologne !

– Non. Je suis certaine qu’il est toujours en Angleterre parce que la mort de mon époux n’était pas l’achèvement prévu de sa mission. Mais si je vous donne une adresse, me jurerez-vous de n’en parler ni à mon père, ni à un membre quelconque de la police, ni à mon avocat ?

– Je ne dirai rien. Vous avez ma parole.

– Vous agirez seul ?

– Pas obligatoirement. Vous avez quelque chose contre Adalbert Vidal-Pellicorne ? Il s’est pourtant déjà dévoué pour vous.

Un court instant, elle retrouva un sourire d’enfant espiègle et l’atmosphère du parloir en fut tout éclairée.

– L’égyptologue un peu timbré ? Il est là lui aussi ? ... S’il veut vous aider je ne demande pas mieux : il s’est montré un bon ami au moment de cet affreux mariage, et Ladislas ne le connaît pas non plus. Vous comprenez, ce qu’il faudrait, c’est que vous parveniez à entraîner Ladislas, à l’enlever au besoin comme si vous aviez un compte privé à régler avec lui. Cela m’évitera peut-être la vengeance de ses amis.

– Ce qui ne serait pas le cas s’il était pris par la police, même par l’entremise de sir Desmond. J’ai compris, soyez tranquille ! J’agirai de façon à éviter de vous mettre en danger. Où dois-je aller ?

– A Shadwell. C’est un faubourg de Londres. Dans Mercer Street il y a l’église polonaise – Polish Roman Catholic Church – dont le sacristain est un ami de Ladislas. Le seul qu’il m’ait indiqué, sans doute parce que c’est le seul que Scotland Yard n’aurait pas l’idée de soupçonner, sa réputation étant celle d’un saint homme. Ladislas me l’avait désigné pour le cas où j’aurais besoin de l’atteindre d’urgence durant l’un de ses jours de repos, ou si j’avais besoin d’un refuge devant un danger pressant.

– Il avait pensé à vous mettre à l’abri ? dit Aldo avec un dédain non dissimulé.

– Même quand il m’a fait chanter, il n’a pas cessé un instant de me répéter qu’il m’aimait et voulait vivre avec moi.

– Mais pas mourir à votre place ? ... Magnifique ! Quel grand cœur ! Et, à votre avis, qu’est-ce qu’il attend pour tenter de vous aider ? Le procès ? J’imagine mal un coup de théâtre. Il n’a pas eu l’idée d’envoyer des lettres à la police, anonymes même, pour dire et répéter que vous êtes innocente. Il a bien trop peur que l’on retrouve l’expéditeur !

Non seulement c’est un meurtrier, mais c’est un lâche.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait suivi d’un raclement de gorge marqua le retour de la gardienne. Le temps imparti était écoulé. Morosini devait se retirer. Il n’essaya pas d’obtenir de prolongation, se leva, baisa la main qu’il tenait toujours.

– Je vais remuer ciel et terre pour vous. Soyez tranquille !

– Dites-moi seulement que vous m’aimez.

– Comme si vous ne le saviez pas ? Je vous aime, Anielka, et je vous sauverai ! Au fait, il s’appelle comment, votre bedeau ?

– Dabrovski, Stephan Dabrovski.

Shadwell, c’était un peu la mémoire de l’empire maritime anglais. On y jouissait de larges vues sur le trafic fluvial et, en outre, on y avait ouvert, quelques mois plus tôt, le King Edward Memorial Park où se trouvait un monument dédié aux grands marins qui, au xvi siècle, couraient les mers pour la plus grande gloire de leur pays : sir Martin Frobisher, sir Hugh Willoughby et quelques autres. Tout cela conférait une certaine noblesse à ce quartier plutôt paisible. Quant à Mercer Street, c’était une petite rue où l’église polonaise ne tenait pas grand-place.

S’agissant d’un sanctuaire catholique, Morosini ne vit aucun inconvénient, bien au contraire, à y réciter une courte prière qui lui permit d’inspecter les lieux. Par chance l’église était vide, à l’exception d’un homme d’une trentaine d’années, blond et d’aspect vigoureux sous ses vêtements noirs usagés, qui s’occupait à enlever les restes de cierges et les coulures de cire sur l’un des deux plateaux disposés devant une grande statue de la Vierge.

Pensant qu’il s’agissait de celui qu’il cherchait, Aldo se munit du plus gros cierge qu’il put trouver et s’approcha de l’autel. Il alluma la mèche de coton blanc, planta la longue chandelle sur la pointe la plus centrale du porte-cierges nettoyé, puis observa un moment de silence. Le sacristain, qui lui tournait le dos, ne lui prêtait aucune attention et poursuivait son ouvrage. Enfin, Morosini se tourna vers lui.

– Êtes-vous Stephan Dabrovski ? demanda-t-il en français.

L’autre fit volte-face. Il considéra cet homme de si grande allure sous des vêtements plutôt modestes. Ses yeux bruns, enfoncés sous l’arcade, s’attachèrent aux traits fiers et au regard droit et calme avant d’admettre dans la même langue :

– C’est bien moi. Qui êtes-vous ?

– Je crains que mon nom ne vous dise pas grand-chose. Je m’appelle Aldo Morosini, je suis vénitien et antiquaire. Je voudrais vous parler sans crainte d’être entendus. Où pourrions-nous aller ?

– Pourquoi pas ici ? Il n’y a personne sinon Celle qui peut tout entendre et ne répète rien, ajouta-t-il avec un léger salut à l’adresse de la statue.

– Vous avez raison, d’autant plus qu’en pareille présence seule la franchise est de mise. J’irai donc droit au but : je veux voir celui qui se faisait appeler ici Stanislas Razocki mais dont le nom réel est Ladislas Wosinski. On m’a dit que vous le connaissez et surtout ne dites pas le contraire, ce serait un mensonge.

– Je le connais en effet. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

– Lui parler.

– De quoi ?

– C’est une affaire entre lui et moi, si vous le permettez.

– Qui vous a donné mon nom ? Questions et réponses partaient à un rythme

rapide, comme un échange de balles. Aldo pensa que ce jeune homme d’aspect si paisible devait être plus coriace qu’il ne l’imaginait. Avec un bref coup d’œil à la Madone pour s’excuser à l’avance des mensonges qu’il allait devoir proférer, il offrit à Dabrovski un sourire bon enfant.

– Un Polonais qui travaille dans les bureaux de la Légation à Portland Place, mais j’aurais aussi bien pu m’adresser à n’importe qui dans ce quartier. Tous vos compatriotes londoniens – ils ne sont pas si nombreux – connaissent ce sanctuaire, ses desservants et son sacristain, puisque c’est la seule église catholique et polonaise. Si on veut retrouver quelqu’un c’est sans doute le meilleur endroit. Alors, me direz-vous où je peux trouver Ladislas ?

– Vous êtes un de ses amis ?

– Disons que nous avons des amis communs mais je l’ai rencontré au printemps dernier à Wilanow. Voulez-vous que je vous le décrive ?

– C’est inutile. Si vous voulez le voir, vous n’avez qu’à retourner à Varsovie. Il y est reparti. Bonsoir, monsieur !

Morosini leva un sourcil étonné bien qu’il s’attendît un peu à ce genre de réponse.

– Déjà ?

– Oui. Si vous le permettez, je dois préparer le prochain service religieux.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire mais bien : il est « déjà » reparti ? Quand revient-il ?

– Sauf votre respect, monsieur, vous dites des sottises. Pourquoi devrait-il revenir ?

Il se détournait pour se diriger vers la sacristie mais Aldo le retint d’une poigne de fer : le jeu à fleurets mouchetés était terminé. L’explication plus musclée, destinée à faire naître la crainte, commençait.

– Et pourquoi pas pour sauver la vie d’une jeune femme qui a cru en lui, qui l’a abrité sous son toit et qu’il abandonne avec la dernière des lâchetés ?

L’autre devint pâle et se mordit les lèvres, et ses prunelles se rétrécirent jusqu’à devenir de petits points sombres.

– Vous êtes de la police ? J’ai déjà vu quelques-uns de vos semblables et j’aurais dû m’en douter. Il est vrai que vous ne ressemblez pas aux autres...

– Pour l’excellente raison que je n’en suis pas. Je le jure sur la Madone ! Voulez-vous voir mon passeport ? ajouta-t-il en tirant le document d’une poche intérieure. Dabrowski le prit et y jeta un coup d’œil tandis qu’il ajoutait : Vous voyez, je suis prince chrétien et, sur mon honneur, je jure que je ne suis l’envoyé de personne, que ce soit Scotland Yard, le comte Solmanski ou l’avocat de la prisonnière, sinon de cette même prisonnière. C’est elle qui m’a donné votre nom parce que Ladislas le lui avait confié afin qu’en cas de danger pressant, il puisse être prévenu. Or le danger est pressant. Quand on aime une femme...

– Il ne l’a que trop aimée ! Elle s’est jouée de lui comme de quelques autres dont vous me semblez faire partie. Aller l’aider, c’est se passer la corde au cou et nous, ses frères, ne le permettrons jamais. Qu’elle se sorte elle-même du piège où elle l’a entraîné ! D’ailleurs je vous l’ai dit : il est parti mais vous pouvez aller à Varsovie si vous voulez essayer de le convaincre. Ce qui m’étonnerait.

– Ce qui m’étonnerait, moi, c’est qu’il ait quitté ce pays. Il y a des semaines que la police le cherche et elle fait bonne garde. Alors, ce départ, je n’en crois rien.

– Personne ne vous y oblige... À présent, il faut j’aille à mon ouvrage : les premiers fidèles arrivent pour le salut.

– De toute façon et où qu’il soit, je le retrouverai, mais s’il vous arrive de le voir, dites-lui ceci : je suis prêt à lui verser une grosse somme d’argent en échange de la confession écrite qui sauvera lady Ferrals. J’irai même jusqu’à l’aider à sortir d’Angleterre en le faisant passer pour mon serviteur. De cela je vous donne ma parole mais, s’il ne fait rien pour elle, s’il la laisse condamner, je vous jure qu’elle sera vengée !

– À votre aise. Moi, je n’ai rien d’autre à vous dire.

Aldo n’insista pas. La petite église commençait à se remplir. Il se signa en adressant à l’autel une brève génuflexion puis se dirigea vers la sortie, passant à le frôler près de Théobald qui, entré discrètement un moment auparavant, se tenait agenouillé sur un prie-Dieu, plongé dans une profonde oraison.

– A vous de jouer ! souffla-t-il.

Morosini savait que l’on pouvait lui faire confiance et qu’une fois attaché aux pas du sacris-, tain, il ne le lâcherait pas plus qu’un chien son os favori.

Pourtant, il ne s’en alla pas.

Les mains au fond des poches de son imperméable, la casquette enfoncée jusqu’aux yeux, il venait de quitter l’église quand un taxi s’arrêta devant le portail. Tournant la tête par un réflexe de curiosité, il reconnut le comte Solmanski. Celui-ci demandait à son chauffeur de l’attendre et pénétra dans la chapelle. Du coup, Aldo y retourna sous l’impulsion d’une inquiétude. Se pouvait-il qu’Anielka eût aussi renseigné son père en dépit des craintes qu’elle affichait ? En ce cas il était bien inutile de vouloir l’appeler, lui, à son secours...

Le salut était commencé. À l’autel, un prêtre vêtu d’une chasuble blanche brodée d’un soleil doré officiait, servi par le sacristain qui avait, lui, revêtu une aube blanche. Solmanski étant allé s’agenouiller dans les premiers rangs, Aldo choisit de s’installer près de Théobald qui tourna vers lui un regard surpris.

– Qu’est-ce qui se passe ? chuchota-t-il. D’un signe de tête, Morosini indiqua l’homme vêtu d’un élégant pardessus noir :

– Solmanski. Je me demande ce qu’il vient faire. Puis, profitant de ce que le « Tantum ergo » clamé par une trentaine de gosiers solides emplissait l’espace, il ajouta sans plus de crainte d’être entendu :

– Il ne va pas s’attarder : un taxi l’attend devant la porte. S’il s’approche du sacristain, ne bougez pas ou alors suivez discrètement. Sinon, je m’en charge.

Ayant dit, il mit l’espace de quelques chaises entre le serviteur d’Adalbert et lui. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que suivre l’office jusqu’au bout.

Quand ce fut terminé, le prêtre et son acolyte regagnèrent la sacristie. Quelques personnes s’attardèrent encore tandis que d’autres s’en allaient. Solmanski resta assis un moment puis, se levant, se dirigea vers la sacristie. Aldo ne bougea pas mais Théobald changea de place pour se rapprocher.

Le comte reparut en compagnie de celui qui avait procédé au salut et qui portait à présent une douillette noire sur sa soutane et un chapeau rond. Parlant à voix basse, les deux hommes quittèrent l’église, suivis par Morosini. Caché sous le porche, il les vit monter dans le taxi qui démarra aussitôt. Aucune autre voiture publique n’étant en vue, il dut renoncer à les suivre et rentra une fois de plus dans la chapelle où Dabrovski était en train de tout éteindre.

Théobald, pour sa part, avait disparu. Sans doute était-il allé s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre sortie dans la sacristie ? Il se faufila au-dehors quelques secondes plus tard, aperçut Morosini et vint à lui.

– Il n’y a aucune autre issue que le portail et la petite porte de côté, souffla-t-il. Sortons à présent ! Je vais l’attendre dehors, je n’ai pas envie de me faire enfermer là-dedans.

– Voulez-vous que je reste à proximité ?

– C’est inutile. Je vais suivre notre homme et attendre afin de voir s’il ne ressort pas. Rentrez à la maison, monsieur le prince. Je téléphonerai si par hasard j’avais besoin d’aide. Il y a au coin de la rue une espèce de pâtisserie qui fait aussi café.

– Ils appellent ça une cukierna en Pologne et là-bas, en général, les gâteaux sont très bons...

– Ça peut servir. Partez vite à présent. Il vaut mieux qu’on ne nous voie pas ensemble.

Morosini approuva de la tête et se fondit dans la brume du soir. Un taxi en maraude le ramena à Chelsea où il trouva la maison vide. Au lieu et place d’Adalbert, un petit billet l’informait qu’il s’en allait excursionner à Whitechapel « où il se pourrait qu’il y eût quelque chose à glaner ».

Whitechapel ! Le quartier juif dont la réputation n’était plus à faire depuis les sanglants exploits de Jack l’Éventreur ! Qu’est-ce que Vidal-Pellicorne pouvait bien y « glaner » ? Aldo n’aimait pas beaucoup l’idée de son ami errant là-bas à la nuit tombée. Cependant, il le savait prudent, habitué aux expéditions bizarres – n’appartenait-il pas plus ou moins au 2e Bureau français ? – dans lesquelles il ne se lançait jamais sans se munir d’une arme. Après tout, pourquoi donc l’introuvable Rose d’York n’aurait-elle pas fleuri, à un moment ou à un autre de sa tumultueuse existence, chez ces seigneurs de l’usure que sont les fils d’Israël ? D’autre part, si c’était le cas, comment se faisait-il que Simon Aronov ne l’ait pas su ?

– Quel imbécile je suis ! s’écria-t-il au bout d’un moment de réflexion. Ne m’a-t-il pas dit qu’il lui avait écrit ? Il a dû recevoir une réponse...

Rassuré, il s’en alla prendre un bain chaud puis, comme personne ne rentrait, il explora le garde-manger, s’adjugea une cuisse de poulet froid, un morceau de cheddar, un verre de bordeaux, et transporta le tout dans le fumoir pour attendre plus commodément la suite des événements. Il achevait son repas quand le téléphone sonna. Au bout du fil, la voix un peu haletante de Théobald :

– Je suis à la gare de London Bridge. Notre homme s’apprête à partir pour Eastbourne et je vais le suivre.

– Eastbourne ? Qu’est-ce qu’il va faire là-bas ?

– C’est ce que je vais essayer d’apprendre.

– Moi aussi. Je vous rejoins.

– On n’a pas le temps, le train part dans sept minutes.

– Alors, je prendrai le train suivant. Vous connaissez Eastbourne ?

– Pas du tout !

– Moi non plus, mais je suppose qu’aux environs immédiats de la gare il doit bien y avoir un ou deux hôtels. C’est une station balnéaire réputée. Je vous rejoindrai dans celui qui sera en face de la sortie...

– Et s’il y en a deux ?

– Le plus à droite. J’y prendrai deux chambres à mon nom. Faites de même si vous arrivez avant moi. À quelle heure le prochain train ?

– Huit heures douze. Il doit arriver vers dix heures.

– Parfait. Bonne chance, Théobald, mais surtout ne faites rien sans moi ! Quoi que vous découvriez, venez d’abord me rejoindre et nous verrons ensemble comment agir... Si c’est ce que je crois, ces gens-là sont dangereux. Vous êtes armé ?

– Quand je file quelqu’un, toujours...

– Partez à présent ! Ce serait trop bête de rater le train.

Après avoir raccroché, Aldo rassembla quelques objets de toilette et un peu de linge dans une mallette, s’habilla, écrivit à l’intention d’Adalbert une lettre brève mais suffisamment explicite, s’assura que son étui avait le plein de cigarettes, vérifia que son Browning était chargé et se munit de cartouches supplémentaires, enfin éteignit tout, ferma la porte à clef et quitta la maison. Il héla un taxi qui le conduisit sans encombres à London Bridge Station où il s’embarqua pour un voyage d’une centaine de kilomètres.

Il ne comprenait pas bien ce qu’un sacristain polonais plutôt minable pouvait aller faire à Eastbourne. Lui-même n’y était jamais allé, mais la réputation de cette ville balnéaire construite au milieu du siècle précédent par le duc de Devonshire pour concurrencer Brighton auprès de la haute aristocratie n’était plus à faire. C’était peut-être la plus somptueuse de toutes les cités égrenées entre Portsmouth et Douvres, et même si la mauvaise saison la vidait en grande partie de ses élégants et épisodiques habitants, elle n’en demeurait pas moins le lieu de retraite favori de toute une classe de la société riche.

En arrivant vers dix heures un quart à Eastbourne, Morosini trouva du premier coup d’œil l’hôtel désiré : presque en face de la sortie, le Terminus lui tendait les bras. Une de ces haltes pour voyageurs affairés ou pressés ; rien à voir avec les palaces du bord de mer, mais ce genre d’auberge avait ceci de commode que l’on n’y prêtait pas trop attention aux allées et venues des clients. Il s’annonça comme étant M. Morosini et prit deux chambres qu’il paya d’avance, une pour lui et l’autre, communicante, pour son domestique retardé par une affaire de famille et qui devait le rejoindre dans la nuit. Un portier somnolent mais rendu sourd et aveugle par le don fabuleux d’un billet d’une livre offert avec le plus aimable des sourires lui tendit deux clefs en l’informant qu’il logerait au troisième étage mais que l’ascenseur était en panne. L’homme poussa la complaisance jusqu’à annoncer qu’il monterait lui-même dans un instant la bouteille de whisky, le soda et les deux verres qu’on lui demandait.

Installé dans une chambre sans âge ni autre intérêt que d’être à peu près propre, Aldo se disposait à une longue attente mais elle fut plus brève qu’il ne le craignait. Peu après minuit, on frappa à la porte et Théobald fit son entrée.

– Déjà ? fit Morosini en lui tendant un verre que celui-ci accepta avec reconnaissance et vida d’un trait. Vous avez pu suivre notre homme jusqu’au bout ?

– Pas tout à fait... à moins que vous ne teniez à ce que je retourne à Londres avec lui. Je viens de le laisser à la gare où il se dispose à attendre le premier train du matin dans la salle idoine. Il n’est resté qu’une heure environ dans la maison où il se rendait. Encore le terme maison est-il impropre pour désigner la magnifique villa où je l’ai vu entrer... Et il n’a même pas pris la porte de service ! C’est presque incroyable.

– Vous pouvez me la décrire, cette villa, et me dire où elle se trouve au juste ?

– Sur Grand Parade, la promenade qui borde la mer et où sont les plus beaux hôtels, mais le plus simple est encore que je conduise monsieur le prince.

– Vous vous êtes suffisamment fatigué comme ça. Contentez-vous de m’expliquer et vous resterez ici.

– Je remercie beaucoup monsieur le prince, mais je ne connais pas assez bien la ville pour vous expliquer le chemin ; je préfère la mémoire de mes pieds et ce n’est pas loin ! D’autant que ce verre m’a ragaillardi.

– Dans ce cas, allons-y !

Quitter l’hôtel sans éveiller l’attention fut facile : le portier ronflait tel un feu de cheminée. Et comme l’avait annoncé Théobald le chemin n’était pas très long. Un moment plus tard, les deux hommes déambulaient sur Grand Parade la bien nommée : un étonnant assemblage de bâtiments datant de l’époque victorienne. De toute évidence, l’homme qui avait suscité cette ville étonnante l’avait voulue un hommage à l’orgueil britannique plus encore qu’à la gloire de la fameuse souveraine : ne s’agissait-il pas de l’emporter sur Brighton dont la Cour faisait ses délices ? Brighton la bruyante, l’agitée. Ici devait régner, même en été, le calme solennel d’une aristocratie se jugeant au-dessus de toutes choses et ne tolérant que la mer en face de sa grandeur. À cette heure tardive, c’était celle-ci qui régnait. Le bruit soyeux de son ressac troublait seul la nuit opaque, chargée de froide humidité.

La villa devant laquelle on s’arrêta ne déparait pas un ensemble que le Vénitien jugea sévèrement. Il était trop imprégné de la pure beauté de la Sérénissime pour goûter cette incroyable réunion de tourelles, de clochetons, de pilastres, de coupoles, de terrasses et de colonnes où se retrouvait la patte de Paxton et de ses confrères.

– Un vrai gâteau de mariage ! marmotta-t-il. C’est là ?

– Aucun doute, c’est bien là ! Il n’y en a pas beaucoup qui forment le coin d’une rue...

– Je ne me ferai jamais au goût anglais ! Par où entre-t-on ?

– Si vous sonnez, c’est par là, dit Théobald en désignant la haute porte cintrée, abritée d’un porche et surélevée de quelques marches descendant, entre quatre énormes bow-windows, jusqu’au boulevard maritime. L’entrée de service est sur l’autre rue.

Aldo ne répondit pas. Son œil évaluait la hauteur de l’étage où deux fenêtres soulignées d’un balcon gothique laissaient paraître un peu de lumière. Après tout, le style victorien avait du bon, qui semait tant d’aspérités utiles à qui voulait tenter une escalade ! Une idée qui le séduisait de plus en plus...

Examinant rapidement les alentours, il apprécia ses chances : elles étaient grandes. Pas un chat en vue ! Une nuit obscure à peine trouée ici et là par un parcimonieux bec de gaz alors qu’en été maisons et hôtels devaient ruisseler de lumières. Otant son manteau qui eût gêné ses mouvements, il le jeta dans les bras de Théobald :

– Restez là et arrangez-vous pour être invisible. Surtout en cas de ronde, mais si dans une heure je ne suis pas revenu, prévenez la police.

Le fidèle valet opina du chef sans songer à émettre la moindre observation. Il était trop habitué aux excentricités de son maître pour s’étonner de celles du prince-antiquaire. D’autant que, semblable en cela à Romuald, son frère jumeau1, il ne détestait pas vivre un peu dangereusement. Il se contenta de murmurer :

– Monsieur le prince ne veut pas que je l’accompagne ?

– Non merci. Dans ce genre d’affaire un guetteur est toujours un auxiliaire précieux. Souhaitez-moi seulement bonne chance !

– J’espère que monsieur le prince n’en doute pas.

Déjà Aldo s’attaquait aux grosses pierres d’angle au-dessus desquelles régnait une corniche d’autant plus attirante que le grimpeur croyait distinguer, à cette hauteur, une fenêtre entrouverte. Il n’eut guère de peine à l’atteindre : l’escalade était facile pour son corps vigoureux et bien entraîné. C’était la première fois qu’il allait s’introduire chez quelqu’un par la fenêtre et il n’en éprouvait pas le moindre remords. Plutôt une joyeuse excitation qui lui rappela Adalbert. Il comprenait tout à coup le plaisir un peu pervers que celui-ci éprouvait lorsque, tournant le dos à ses occupations officielles d’archéologue, il se livrait à l’une de ses aventures en marge des lois pour le plus grand bien de la France. Cette fois, c’était pour le plus grand bien d’une jeune femme aimée. Ce qui revenait à peu près au même...

Ayant franchi la fenêtre relevée sans le moindre bruit, Aldo se retrouva dans l’obscurité et empêtré dans les plis de rideaux soyeux qu’il se hâta de refermer derrière lui dès qu’il en fut sorti. Puis il alluma brièvement sa lampe de poche pour se reconnaître. Il découvrit alors qu’il était dans une chambre de femme, assez encombrée de meubles mais vide de toute présence. Une coiffeuse surchargée et une abondance de passementerie jointes à une trace de parfum à laquelle se mêlait curieusement une odeur de cigare confirmaient son diagnostic. Un couple, sans doute, habitait cette pièce et, s’il n’était pas couché en dépit de l’heure tardive, il ne devait pas être loin. Dans la pièce voisine, celle qui était encore éclairée...

Le visiteur s’approcha de la porte sous laquelle filtrait un rai de lumière, saisit la poignée d’une main attentive mais ferme et ouvrit doucement. Juste assez pour apercevoir des pieds masculins posés sur un pouf en velours brun. Il allait élargir son champ de vision quand le bruit d’une autre porte, ouverte sans précaution cette fois, l’immobilisa. Presque aussitôt une voix d’homme se fit entendre :

– Vous avez l’intention de rester debout toute la nuit ? La marée descend, ce ne sera pas encore pour aujourd’hui.

– Je me demande si ça viendra un jour. Voilà des semaines que j’attends ! grogna une autre voix, mâle elle aussi mais pourvue d’un accent d’Europe centrale. Et il serait peut-être temps de se dépêcher : la visite de ce soir n’a rien de rassurant.

– J’en conviens. Il va d’ailleurs falloir que j’aille à Londres demain matin pour voir où en sont les choses... Il faut dire que nous jouons de malheur avec cette histoire de trafic d’opium venue s’ajouter à celle du meurtre du joaillier à laquelle Buckingham Palace s’intéresse de si près. Toutes les polices sont sur les dents et ce n’est pas le moment de mettre des armes en circulation...

– C’est possible, mais moi je ne veux pas rester ici plus longtemps. Quelqu’un me cherche et s’il a su trouver Dabrosvki, cet Italien arrivera peut-être à remonter jusqu’à moi.

– Dabrovski sait ce qu’il fait et il n’a pas été suivi. Il en est certain.

Dans son coin sombre, Aldo envoya un coup de chapeau mental à Théobald. Celui-là aussi connaissait son métier...

– Cependant, reprit la voix anglaise, il vaut mieux prendre des précautions. Je vais voir Mr. Simpson et lui demander de vous trouver une autre planque en attendant le départ. Dire que ce sera aussi sûr qu’ici, c’est une autre affaire, mais on fera pour le mieux. En attendant, couchez-vous ou ne vous couchez pas, ça vous regarde. Moi, je vais dormir !

Après la sortie de son compagnon, l’homme étendu, dont Morosini était à peu près sûr qu’il s’agissait de Ladislas, poussa un profond soupir, se releva, éteignit une lampe et se dirigea vers l’endroit où se trouvait le prince, qui recula vers la fenêtre mais n’eut pas le temps de la franchir : déjà l’électricité inondait la chambre. D’un geste vif, il tira son revolver et le braqua sur celui qui venait d’entrer et qui était bien Ladislas.

– Bonsoir ! dit-il aussi tranquillement que s’il eût rencontré son adversaire au coin d’une rue.

Le jeune homme sursauta, considérant avec stupeur la haute silhouette de cet inconnu dont les yeux d’un bleu si clair semblaient vouloir le clouer sur place.

– Qui êtes-vous ?

– L’Italien dont on vient de vous parler. Vous voyez que votre sacristain était plus facile à suivre qu’il ne le croyait...

Tout en parlant, il pensait que l’étudiant anarchiste n’avait pas beaucoup changé depuis les jardins de Wilanow : il était toujours brun, romantique et décoiffé, avec en plus une ombre de barbe et une robe de chambre trop grande pour lui : rien qui explique un amour capable d’amener une fille ravissante jusqu’au suicide...

– Que voulez-vous ? fit Ladislas.

– On a déjà dû vous le dire : que vous tiriez Anielka du pétrin dans lequel vous l’avez jetée... Je suis même prêt à vous offrir de l’argent pour cela et à vous aider à rentrer chez vous...

– Filer d’ici, je ne demande que ça, mais où avez-vous pris que je l’aie mise dans le pétrin ? Elle s’y est bien mise toute seule !

– Vraiment ? Qu’êtes-vous venu faire chez elle, alors ? Elle n’est pas allée, que je sache, vous chercher en Pologne !

– Non, j’en conviens. Je lui ai demandé de me rendre... certains services... Dites, cela vous ennuierait de baisser ce machin ? Vous n’avez pas l’intention de me tuer ?

– Pas dans l’immédiat parce que vous valez plus cher vivant que mort. Alors restons comme nous sommes et parlez-moi de ces « petits services », que vous avez d’ailleurs obtenus en la faisant chanter, non ?

– Si peu ! La fin justifie les moyens, monsieur, et nous avons besoin d’argent et d’armes. L’occasion était trop belle : ma belle amie qui s’en va épouser le plus gros marchand de canons d’Europe...

– Pourquoi diable avez-vous autant besoin de munitions en tout genre ? La Pologne est libre que je sache ?

– Ah ! vous trouvez ? On voit bien que vous ne connaissez pas le glorieux maréchal Pilsudski, notre héros national. D’abord, qu’est-ce qu’un Italien peut bien comprendre à la Pologne ?

– Assez pour avoir appris que le Pilsudski en question n’est plus au pouvoir...

– Il va y revenir, et puis c’est lui qui mène la danse. Libre, dites-vous ? Mettez-vous dans la tête que ce n’est rien d’autre qu’un dictateur et nous ne voulons pas d’un dictateur. Fût-il polonais !

– Vous voulez quoi, alors ? La Révolution comme en Russie ? Vous et vos petits amis êtes nihilistes, sans doute ?

– Cela ne vous regarde pas. En tout cas, pour ce qui est de lady Ferrals, pas question pour moi d’endosser la mort de son mari. Je n’y suis pour rien...

– C’est pour cela sans doute que vous vous êtes enfui dès que vous l’avez vu tomber ?

– Mettez-vous à ma place ! J’ai compris que la police allait venir et que je serais arrêté.

– Vous n’avez tout de même pas oublié de rafler les bijoux de lady Ferrals ?

– Je n’ai rien volé : elle me les a donnés pour que j’en fasse de l’argent.

Morosini éprouvait une vague nausée mais ne put s’empêcher de ricaner en pensant à l’image presque sainte que la pauvre Wanda se faisait de ce garçon. Un paladin ! Un amoureux de légende ! Grotesque !

– Dire qu’il y a des gens assez stupides pour penser que vous l’aimez.

Le visage crispé du garçon se détendit comme si un souffle de douceur venait de le toucher.

– Pourquoi pas ? Je l’ai aimée... follement et je crois qu’il en reste quelque chose. Pas assez cependant pour accepter d’être pendu.

– Vous préférez que ce soit elle ? C’est elle qui a tué, selon vous ?

Ladislas passa dans ses cheveux ébouriffés une main qui tremblait.

– Peut-être. Je n’en sais rien. C’est à la justice britannique d’en faire la preuve.

– Moi je pense que ladite justice prouverait beaucoup plus facilement votre culpabilité à vous. Si vous voulez mon opinion, vous êtes un lâche assez bien conditionné.

– Je vous défends de m’insulter. Si j’avais une seule chance de la sauver sans y laisser ma vie, je la saisirais.

– Mais je vous l’apporte, cette chance ! En échange d’une somme d’argent, vous m’écrivez une confession qui ne sera remise à la police qu’après notre départ à tous deux. Je vous sortirai d’Angleterre sous une fausse identité et je reviendrai.

– Mais qu’est-ce que vous voulez que je confesse ? Que je l’ai tué ?

– Bien sûr. Si vous tenez à le savoir, j’en suis persuadé.

– Vous êtes fou. Gomme je l’ai été d’entrer dans cette maudite maison de Grosvenor Square. Vous n’imaginez pas l’atmosphère qui y régnait ! Cela suait la haine. Nous étions trois à désirer la même femme et elle se jouait de nous...

– Il me semble avoir entendu dire pourtant qu’elle vous donnait la préférence ? fit Morosini d’une voix soudain glacée à laquelle répondit le rire amer de Ladislas.

– C’est vrai. Nous avons repris un moment nos jeux de Varsovie mais le cœur n’y était plus. Là-bas, elle m’aimait. Ici, elle voulait que je la débarrasse d’un homme qui lui faisait horreur. Seulement ce n’est pas moi qui ai fait le travail.

– Vraiment ? Eh bien c’est ce que nous allons voir puisque vous ne voulez pas de ma proposition généreuse, soupira Aldo en repoussant d’une main le double rideau, révélant la large ouverture de la fenêtre. Vous allez venir avec moi et vous pourrez donner à la police toutes les explications que vous voudrez. Par ici, s’il vous plaît, ajouta-t-il en indiquant la sortie du canon de son revolver.

– Vous voulez que je passe par la fenêtre ?

– J’y suis bien passé, moi. Et vous êtes plus jeune. Soyez tranquille.

Il allait dire : « Il y a quelqu’un qui vous attend en bas », mais le projectile fut plus rapide et lui coupa la parole. Atteint à la tempe par un objet lancé d’une main sûre, Morosini eut un cri bref puis, laissant échapper son arme, s’écroula sur le sol.

Загрузка...