Chapitre 4 Chinatown
– ... alors ce gosse m’a dit : « Si vous me donnez dix livres, je vous dirai où vous pourrez trouver les assassins du bijoutier. » Dix livres ! Où voulait-il que je les trouve ? Alors j’ai pensé à sir Vidal – le reste du nom ne devait pas passer facilement et fut avalé – et je suis venu le demander à votre hôtel. Par chance il était là : ces gens de la réception ont une façon de vous regarder comme si vous étiez une épluchure oubliée par la femme de ménage ! Mais le gosse a eu ses dix livres et moi mon renseignement.
Assis en lapin au fond du taxi entre Adalbert et Aldo, Bertram Cootes donnait ses sources.
– Dix livres c’est déjà une somme, observa Morosini. Qu’est-ce qui vous faisait croire que le gamin ne vous menait pas en bateau ?
Le journaliste haussa ses épaules dodues :
– J’en sais rien ! Ses yeux, je crois, quand il m’a dit que je pouvais lui faire confiance. D’ailleurs, il a tout lâché tout de suite : les meurtriers sont les frères Wu, Han et Yen. Ils travaillent de temps en temps aux West India Docks et fréquenteraient le Chrysanthème rouge, une maison de thé crasseuse située au bout de Limehouse Causeway.
– C’est déjà difficile à croire. Les hommes qui sont entrés chez Harrison étaient, d’après votre propre récit, élégants, bien habillés et dans une Daimler avec chauffeur.
– Vous ne pensez tout de même pas qu’ils travaillent pour leur propre compte ! s’insurgea Bertram qui enchaîna aussitôt sur le ton de la déclamation : « L’ornement c’est l’apparence de vérité que revêt un siècle perfide pour duper les plus sages... »
– C’est quoi, ça ? grogna Morosini agacé.
– Euh... Le Marchand de Venise, rôle de Bassanio, scène... je veux dire par là que seule l’apparence compte. Si celui qui les a envoyés le souhaitait, ils auraient mené train de prince, tout dockers qu’ils soient. Un homme riche qui règne sur les maisons de jeu et les fumeries d’opium clandestines. Autant dire sur tout le peuple coloré de l’East End. Des légendes courent même sur lui...
– Encore un homme invisible ? fit Aldo qui pensait à Simon Aronov avec une vague rancune.
– Pas du tout. Il s’appelle Yuan Chang et il tient une boutique de prêt sur gages et de brocante dans Pennyfields. Pour ce que j’en sais, il serait un vieillard sage, prudent, paisible, qui ne parle pas beaucoup. On dit qu’il est puissant, que sa fortune est grande et que la police le ménage parce qu’il lui arrive de rendre quelques services.
– Si c’est lui qui a commandité le meurtre de Harrison et volé le joyau, la police aurait tort de continuer à le protéger.
– J’ai dit la police, pas Scotland Yard. Ainsi je crois savoir que Warren donnerait cher pour le pincer en flagrant délit, mais faut pas rêver : ce n’est pas près d’arriver.
– Et si nous parvenons à capturer les frères Wu ?
– Ils ne parleront pas. Ils aimeront mieux se laisser passer la corde au cou plutôt que dénoncer leur patron parce qu’ils savent que ce serait le Paradis à côté du genre de mort que les gens de Yuan Ghang leur réserveraient s’ils avaient la langue trop longue.
Aldo chercha une cigarette, l’alluma et grogna :
– Dans ces conditions, qu’allons-nous faire à Limehouse ?
– C’est pourtant limpide, marmotta Adalbert. Essayer d’apprendre quelque chose sur la Rose d’York.
– C’est bien ce que je dis : c’est du temps perdu. Si comme nous le pensons elle est entre les mains de ce Chinois, il a dû la faire disparaître sans espoir de retour.
– C’est pas obligé ! s’écria Bertram. Le fameux diamant est sans intérêt pour Yuan Chang. On dit qu’il possède des trésors cachés mais qu’il ne s’occupe jamais que de pièces chinoises, mongoles, mandchoues, tout ce que vous voudrez ! Le Téméraire et même les rois d’Angleterre, ça ne représente rien du tout pour lui sinon des étrangers peu recommandables ! Il en a rien à faire de la Rose d’York ! Quant à travailler pour quelqu’un d’autre, européen ou américain, il faudrait vraiment qu’il y ait une raison exceptionnelle : même les joyaux de la Couronne ne le décideraient pas ! Evidemment, les frères Wu ont peut-être décidé, eux, de s’offrir un extra !
– Et voilà pourquoi votre fille est muette ! conclut Adalbert entre ses dents, avant d’ajouter : De toute façon, ça ne nous fera jamais qu’une soirée un peu pittoresque ! Demain on passera à un autre genre d’exercice...
En dînant, les deux amis s’étaient tracé une nouvelle ligne de conduite : se partager de fastidieuses recherches d’archives, en particulier à Somerset House où l’administration britannique de l’Enregistrement conserve les testaments, avec un soin particulier pour ceux de Nelson, de Newton et de William Shakespeare. Ou encore au Public Record Office, dans l’espoir insensé de trouver une trace de la vraie pierre mais sans se faire d’illusions : autant chercher une aiguille dans une meule de foin !
À la hauteur de Stepney, on quitta Commercial Road pour plonger vers le sud. Le taxi cahotait à présent sur les pavés disjoints d’une rue étroite et sombre qui en rejoignait une autre, un peu plus large, nommée Narrow Street. À cet instant, le chauffeur du taxi saisit le tube acoustique permettant de converser avec l’intérieur de la voiture et déclara :
– J’ n’aime pas beaucoup c’ quartier, gentlemen ! Vous pensez en avoir pour longtemps ? C’est pas un endroit sain.
– On n’en sait rien ! répondit Bertram qui, assuré d’une escorte vigoureuse, devait se sentir l’âme d’un paladin. Est-ce que vous auriez peur ?
Le ton dédaigneux n’eut d’autre effet que de renforcer l’accent cockney du chauffeur qui devait avoir le cuir épais.
– Je n’ai aucune envie de rester seul dans ce coin pourri. On n’est plus en Angleterre ici, on est en Chine et un couteau entre les deux épaules ça ne me tente guère... Et puis vous êtes presque arrivés.
– On vous paiera triple course s’il le faut mais vous attendrez, dit sèchement Morosini. Quand nous serons à destination, vous rangerez votre voiture dans un endroit où elle n’attirera pas l’attention et vous patienterez. Vous ne serez pas longtemps seul ! ajouta-t-il avec un coup d’œil à Bertram qui soufflait dans ses mains en remontant les épaules comme si l’on était en plein hiver. Lui non plus ne devait pas se sentir très à son aise.
– Bon, d’accord ! fit l’autre de mauvaise grâce, mais vous êtes trois et j’aimerais bien qu’il y en ait un qui reste !
– Eh bien, dites donc ! grogna Adalbert. Si tous les Anglais étaient comme vous on n’aurait pas gagné la guerre !
Après avoir franchi le pont enjambant Regent’s Canal, le taxi s’arrêta un instant près de la Tamise tandis que Bertram descendait pour inspecter les alentours. La pluie ne tombait plus mais une brume en formation sur le fleuve menaçait de se changer en brouillard. À cause de l’humidité pénétrante, il faisait presque froid. L’air sentait le charbon, la tourbe, la vase surtout dont l’odeur épaisse envahissait tout. La marée approchait de l’étalé et le fleuve apparaissait comme une vaste étendue d’eau plate, où se reflétaient à peine les fanaux des bateaux à l’ancre. Les formes massives d’un train de péniches à l’arrêt, de quelques bateaux de commerce et de barges plus ou moins chargées surgissaient des écharpes d’un gris blanchâtre. La sirène d’un remorqueur trouait la nuit quand le journaliste revint dire qu’il y avait une petite impasse un peu avant le Chrysanthème rouge. Il s’offrit de guider le taxi tandis que ses deux compagnons mettaient pied à terre pour s’engager dans une ruelle où il n’y avait plus de pavés mais de la boue. Des constructions basses, lépreuses, la bordaient. L’une d’elles arborait une esquisse de toit retroussé à la mode asiatique, d’autres des panneaux portant des inscriptions chinoises dont l’élégance ne parvenait pas à ennoblir cette artère misérable.
De rares ombres passaient, furtives, à petits pas rapides, emballées dans de longs habits informes qui avaient l’air de prolonger le sol détrempé, cour-liant le dos dans le brouillard qui les avalait vite.
Par instants, la lueur diffuse d’un quinquet faisait luire une face jaune et il fut vite évident que l’unique centre d’activité de la rue nocturne était la taverne aux fenêtres éclairées mais tellement sales que la lumière intérieure les perçait à peine. Des silhouettes d’hommes ou de femmes – comment faire la différence dans cette obscurité ? – entraient ou sortaient. Mais il était tard déjà et elles se raréfiaient.
Le taxi dûment abrité et tous feux éteints, deux de ses occupants – Aldo et Bertram – en descendirent. Adalbert ayant accepté momentanément de tenir compagnie au craintif conducteur. Ils se dirigèrent vers la porte basse au-dessus de laquelle une lanterne rougeâtre grinçait en se balançant. À présent il n’y avait plus personne dans la rue.
Avant d’entrer, Morosini alla jeter un coup d’œil à travers celui des carreaux qui lui semblait le moins crasseux. À sa grande surprise, il constata que la salle basse, meublée d’un comptoir, de quelques tables en bois, et éclairée par des lampes à pétrole, était à peu près vide. Deux hommes étaient attablés dans un coin avec entre eux une théière et des bols. Derrière le comptoir un autre Chinois somnolait, les mains au fond de ses manches de cotonnade bleue.
Faisant un pas de côté, il fit signe à Bertram Cootes de regarder à son tour puis chuchota :
– Nous avons vu entrer au moins six personnes. Où sont-elles passées ?
– Il doit y avoir une autre salle. Derrière le rideau qu’on voit au fond, ou alors à la cave... Une fumerie peut-être, ou une salle de jeu. À moins que ce ne soit les deux !
– C’est ce que je pensais. Autrement rien ne s’expliquerait : il est à peu près aussi excitant qu’une salle d’attente de gare, votre Chrysanthème rouge...
– En tout cas une chose est certaine : les deux buveurs de thé ne sont pas les frères Wu ! Que fait-on à présent ?
– Rien ! On attend ! ... Vous êtes certain qu’il n’y a pas une autre issue ?
– Comment voulez-vous que je le sache ? Ce n’est pas mon lieu de promenade préféré... Et si vous voulez attendre, on ferait peut-être mieux de s’écarter : quelqu’un peut venir et nous voir épier.
– Retournez à la voiture, fit Morosini agacé. Je vais voir s’il est possible de faire le tour de cette baraque.
Sans attendre la réponse, il s’enfonça un peu plus dans la rue, scrutant l’ombre dans l’espoir de découvrir un passage et, soudain, retint une exclamation satisfaite : à quelques mètres de la porte, un étroit boyau filait vers le fleuve qu’un vague reflet signalait. Il faisait noir dans cette espèce de crevasse mais ses yeux s’accoutumaient vite à l’obscurité. Marchant avec précaution et tâtant l’un des murs d’une main, il se dirigea vers le reflet.
Tout était silence. On n’entendait que le léger clapotis de l’eau et le sourd et lointain grondement de Londres. Bientôt l’explorateur fut au bout du chemin. Ce fut pour s’apercevoir qu’une barrière branlante le fermait. Il la secoua, constata qu’elle était ouverte et se trouva sur un quai large d’environ un mètre où aboutissait un escalier de pierre descendant à la Tamise. Il voyait nettement plus clair à présent et n’hésita pas à s’aventurer sur les marches glissantes.
Son intention était de descendre aussi bas que possible afin d’obtenir une vue d’ensemble de la maison côté rivière. À mi-chemin environ il s’arrêta, se retourna et vit que les deux étages étaient presque aveugles, à l’exception d’une fenêtre carrée où adhéraient encore des morceaux de vitres et, à la hauteur du sous-sol, de deux soupiraux assez larges, fermés par des grilles et disposés de part et d’autre d’une sorte de petit tunnel rond dans lequel l’eau devait pénétrer aux fortes marées. Dans l’état actuel du fleuve, le flot s’en tenait à un bon pied. L’impression générale était lugubre, surtout dans la nuit ; l’aspect plutôt anodin de la taverne côté face disparaissait, laissant place à la vague évocation d’une forteresse assez sinistre.
– J’aimerais bien faire un tour là-dedans ! pensa Aldo. Quelque chose me dit que ça pourrait être instructif, mais comment ?
L’idée lui vint que le trou rond offrait le seul moyen de pénétrer dans les entrailles du Chrysanthème rouge. Encore fallait-il se procurer une embarcation...
Il allait remonter afin d’étudier la question quand soudain un bruit de voix étouffé lui arriva par le plus proche soupirail. Des gens parlaient tous à la fois comme si, après un moment d’attente, ceux qui étaient là commentaient ce qui venait de se passer, les uns avec satisfaction les autres sur un ton déçu. Du coup, Morosini acquit la certitude qu’il y avait là un tripot clandestin. Restait à savoir s’il était réservé aux Jaunes ou s’il était possible de s’y faire admettre.
Tandis que, songeur, il rebroussait chemin, le bruit d’un moteur se fit entendre, lui causant une soudaine inquiétude : le chauffeur de leur taxi aurait-il décidé de repartir en les abandonnant à leur sort ? Avec un pareil froussard on pouvait s’attendre à tout mais il n’en était rien. En tournant le coin du boyau, il se heurta à Adalbert lancé à sa recherche et qui l’entraîna vers leur voiture sans dire autre chose que : « Viens par ici ! » Ce fut une fois dans l’impasse que les explications arrivèrent :
– Il y a du nouveau, souffla l’archéologue. Tu n’as pas entendu un bruit de voiture ?
– Si, mais...
– Il y en a une au bout de la rue, garée elle aussi dans un coin tous feux éteints. Elle a amené une femme qui est entrée dans la taverne...
– Et alors ? Ce n’est pas la première.
– Avec cette allure, si ! Je n’ai vu qu’un manteau de fourrure noire porté sur des jambes fines et une tête enveloppée d’une voilette épaisse, mais je jurerais qu’elle est jeune et peut-être jolie...
– Qu’est-ce que ce genre de créature pourrait venir faire ici ?
– C’est bien ce que j’aimerais savoir. Je flaire là une odeur de mystère qui m’émoustille et je te propose d’attendre qu’elle ressorte.
– À condition qu’elle ne reste pas trop longtemps ! J’ai trouvé un moyen d’entrer dans la maison par le fleuve mais il faudrait une barque... Si les frères Wu sont quelque part, c’est sûrement là. Je parierais qu’il y a une salle de jeu.
– On n’aura pas le temps de faire tout ça cette nuit et puis si tu veux mon sentiment, j’aimerais autant qu’on se trouve un chauffeur de taxi qui n’ait pas le foie blanc ! C’est toujours dangereux, un trouillard, et dans l’état actuel des choses on en a deux !
– Oui mais ton Bertram on en a besoin. Il sait à quoi ressemblent les frères Wu. Pas nous.
Adossés au capot de la voiture qui leur apportait un peu de chaleur, les deux hommes laissèrent le temps couler. Nerveux, Aldo allumait une cigarette à la précédente sans parvenir à calmer son impatience et même un début d’irritation. Que faisaient-ils dans cette ruelle sordide à guetter une inconnue alors qu’il y avait certainement mieux à faire ? Il se consolait en pensant que, la partie terminée, les joueurs quitteraient le Chrysanthème et que leur gibier se trouverait peut-être parmi eux. Auquel cas, il n’y aurait plus qu’à les suivre. En attendant, il commençait à se sentir les jambes raides. A l’intérieur du taxi, Bertram et le chauffeur se tenaient cois. Endormis peut-être ?
– La voilà ! souffla soudain Vidal-Pellicorne.
La porte de la taverne venait en effet de s’entrouvrir pour livrer passage à une silhouette féminine : celle décrite auparavant par l’archéologue. Une bonne description, d’ailleurs ! Il s’agissait d’une femme jeune appartenant à la haute société. Cela se voyait à son allure. On se disposa à la suivre de loin en évitant le bruit autant que possible.
S’éloignant de la faible lumière dispensée par la lanterne rouge, l’inconnue marchait lentement, avec de grandes précautions pour éviter à ses hauts talons de lui tordre les chevilles dans les ornières et autres pavés déchaussés de la rue. Et, soudain, elle s’abattit en poussant un cri : sorties on ne savait d’où, deux ombres venaient de l’attaquer.
Un même élan précipita Aldo et Adalbert à son secours : quelques secondes et ils tombaient avec ensemble sur les agresseurs qu’ils arrachèrent à leur victime. Surpris par ce secours inattendu et peu désireux d’entamer un combat de boxe en règle avec ces redresseurs de torts inopinés – le poing de Morosini était entré un peu rudement en contact avec une mâchoire qui devait en souffrir -, ils leur glissèrent entre les mains et partirent à fond de train sans demander leur reste. L’espace d’un instant et ils avaient complètement disparu. Agenouillé auprès de la femme qui gisait inerte sur le sol, évanouie sans doute, Aldo essayait de dégager le voile qui enveloppait sa tête, n’osant pas trop tirer sur le tissu enroulé autour d’un cou qu’il sentait fragile.
– Bon sang, gronda-t-il. On n’y voit rien dans ce trou. Tu n’aurais pas ta lampe, Adal ?
Celui-ci, qui s’était lancé un instant à la poursuite des malandrins, revenait. Il s’accroupit auprès de son ami et dirigea le mince faisceau de son inséparable lampe de poche sur la tête inanimée.
– La voiture qui l’a amenée est toujours là, dit-il. C’est encore un taxi et son conducteur doit être à peu près aussi brave que le nôtre ! ... Dis donc, on dirait que j’avais raison sur toute la ligne : c’est une jeune et bien jolie femme !
Il n’y eut pas d’écho. Morosini était enfin parvenu à ôter le voile noir et considérait avec stupeur le ravissant visage aux yeux clos de Mary Saint Albans.
– Qu’est-ce qu’elle fait là ? articula-t-il enfin.
– Tu la connais ?
– Oh oui ! C’est la nouvelle comtesse de Killrenan. Aide-moi à la soulever, on va la porter à sa voiture.
– Pourquoi pas à la nôtre ?
– Parce que nous saurons où son taxi l’a prise et
si c’est la première fois qu’il l’amène ici. Et puis, je ne te cache pas que je ne tiens guère à partager notre trouvaille avec Bertram. N’oublions pas que ce preux est journaliste et qu’une pairesse du royaume trouvée en pleine nuit à Limehouse pourrait donner des ailes à son imagination...
– Je ne te cache pas que la mienne est en train de s’envoler ! ... Là, tu y es ?
Ils soulevèrent la jeune femme inconsciente qui, par chance, n’était pas tombée dans une flaque de boue, puis Aldo la porta jusqu’au taxi :
– Au fait, dit Vidal-Pellicorne, tu connais son adresse ?
– Non, mais j’espère bien qu’elle va me l’indiquer une fois ranimée. Ça m’étonnerait que son chauffeur la sache. Dans ce genre d’aventure on a plutôt tendance à la discrétion.
– Tu ne veux pas que j’aille avec toi ?
– Non. Rejoins les autres et repartez ! On n’en saura pas davantage pour ce soir et, seul avec elle, j’arriverai peut-être à en tirer quelque chose.
Mary Saint Albans était plus lourde qu’il n’y paraissait. Aldo avait plutôt chaud quand il atteignit la voiture, dont le conducteur se hâta de descendre pour l’aider à étendre la jeune femme sur les coussins.
– Il lui est arrivé quelque chose ? s’inquiéta-t-il. Je n’ai rien entendu.
– Un accident bête ! Elle a dû se tordre le pied dans ce chemin impossible et ça lui a porté au cœur, comme on dit chez nous. C’est la première fois que vous l’amenez ici ?
– Ben oui ! Même que je n’étais pas très content de conduire une dame dans ce quartier, mais elle m’a bien payé, alors...
– Où l’avez-vous chargée ?
– A Piccadilly Circus. Remarquez, j’ai déjà conduit du beau monde dans Chinatown, mais c’est toujours des hommes en quête de plaisirs exotiques et, tenez...
Aldo, occupé à administrer de petites claques sur les joues de Mary, préféra couper court au flot verbal qui s’annonçait.
– Vous n’auriez pas quelque chose d’un peu fort à lui faire boire ? demanda-t-il.
– ... je me suis trouvé... Oh si ! Du bon gin ! J’en ai toujours pour les nuits de mauvais temps...
– Merci ! A présent repartons, que je puisse allumer le plafonnier sans provoquer un attroupement !
En effet, deux silhouettes s’approchaient furtivement. Des curieux attirés par cette voiture arrêtée, ou peut-être même pire. Sautant sur son siège, le chauffeur mit en marche, alluma ses phares qui éclaboussèrent de lumière deux hommes de mauvaise mine dont l’un tenait un couteau. La voiture démarra en trombe, prit un superbe virage en dérapage contrôlé et fonça vers Limehouse Causeway tandis qu’à l’intérieur, son passager rétablissait un équilibre compromis par la brutalité de l’action. Hautement édifié par les réflexes d’un tel maître du volant, celui-ci se promit de lui demander ses coordonnées pour les autres expéditions qu’il prévoyait.
Un peu inquiet devant cet évanouissement prolongé, Aldo alluma la petite lampe intérieure et entreprit de faire boire Mary dont les joues s’obstinaient à rester blanches. Si ça ne s’arrangeait pas, il faudrait peut-être la conduire dans un hôpital, éventualité qui ne lui souriait guère mais, grâce à Dieu, le remède s’avéra miraculeux : la jeune femme tressaillit, s’étrangla et se mit à tousser tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. Aldo la redressa pour lui taper dans le dos et son visage se retrouva presque au niveau de celui de Mary qui, revenue à une claire conscience, le considérait avec un ahurissement mêlé de colère qu’elle mit plusieurs secondes à exprimer :
– Comment... comment êtes-vous ici ? Et que... faites-vous près de moi ?
– Si c’est votre façon de dire merci, elle est étrange ! Je vous ai sauvée des griffes de deux malandrins et j’ai cru un instant que vous étiez gravement blessée... Je suis heureux de voir qu’il n’en est rien.
– En effet, j’ai seulement très mal à la tête... Oh, seigneur, ces brutes m’ont assommée ! ... Donnez-moi encore un peu de gin !
Tandis qu’elle buvait avec précaution, il se risqua à lui demander ce qu’elle venait faire dans un endroit pareil.
– Il aurait pu vous arriver pire... Qu’est-ce qu’une femme de votre rang peut chercher dans ce misérable quartier chinois ?
– Ça ne vous regarde pas ! déclara-t-elle sans chercher à s’encombrer de politesse superflue, mais Morosini n’eut pas le temps de lui en faire le reproche car elle s’était mise à chercher fébrilement autour d’elle et, soudain, poussa un cri :
– Mon sac ! ... Où est mon sac ?
– Ma foi, je n’en sais rien, mais il est probable qu’on vous l’a volé.
Sans l’écouter, elle se précipita sur la vitre de séparation qu’elle ouvrit pour ordonner au chauffeur de retourner d’où l’on venait. Cette fois, Aldo s’interposa :
– C’est idiot ! Qu’espérez-vous retrouver là-bas ? A moins que vous n’ayez des ennemis personnels, ce sac est certainement l’unique raison de l’attaque dont vous avez été victime.
– Je veux en avoir le cœur net ! Mais vous n’êtes pas obligé de m’accompagner. Vous pouvez descendre si vous voulez !
– Pas question ! grogna son compagnon. J’ai entrepris de vous sauver, j’irai jusqu’au bout ! Retournez, chauffeur, puisque madame y tient !
Naturellement on fit chou blanc et, au bout d’interminables recherches, lady Mary se jeta dans le taxi en sanglotant si désespérément que le bon cœur d’Aldo s’émut : il essaya de la consoler.
– Ne vous désolez pas ainsi ! Qu’y avait-il de si précieux dans ce sac ? ... Voulez-vous que nous allions à la police ? J’ai peur que cela ne serve pas à grand-chose...
Il eut l’impression d’avoir administré un révulsif. Mary cessa aussitôt de pleurer et se redressa en faisant entendre un petit rire nerveux.
– La police ? Que voulez-vous qu’elle y fasse, la police ? Je me suis fait détrousser par des voleurs, voilà tout ! J’avais... j’avais gagné ce soir... au fan-tan !
– C’est pour jouer que vous venez ici ? souffla Aldo sans chercher à cacher sa surprise. C’est de la folie !
Elle braqua sur lui l’orage de ses yeux gris traversés d’éclairs.
– Peut-être suis-je folle, en effet, mais j’aime jouer et surtout j’aime ce jeu, le fan-tan ! Voyez-vous, j’ai passé la plus grande partie de mon adolescence à Hong-Kong où mon père était en poste. C’est là que j’ai appris.
– Je croyais que les bijoux étaient votre seule passion. Ça ne va pas ensemble, la collection et le jeu, parce que l’un arrive toujours à mettre l’autre en danger.
– Mais il ne s’agit pas d’une passion ! Simplement d’un... plaisir. Je ne viens pas ici tous les soirs ! En fait c’est la troisième fois.
– Si vous voulez mon avis, c’est encore trop. Votre mari est au courant ?
– Non, bien sûr. Il s’occupe assez peu de ma façon de vivre mais je ne tiens pas à ce qu’il le sache : il y verrait une atteinte à sa respectabilité, ce qui lui serait insupportable. Surtout maintenant !
– Je m’en doute. Mais comment avez-vous découvert ce tripot ? Tout de même pas par hasard ?
– Non. Gela s’est fait avec une bande d’amis à la fin d’une soirée assez gaie. L’un d’eux connaissait le Chrysanthème et nous a emmenés. Les clients appartenant à la gentry sont moins rares que vous le pensez parce qu’il y coule beaucoup d’argent, mais ce soir il n’y avait que moi.
– Et vous avez gagné... peut-être une somme ? ... Il s’interrompit. Le chauffeur venait de tirer la vitre pour demander où l’on allait en définitive. Lady Mary ne laissa pas à Morosini le temps de répondre. Elle indiqua Piccadilly Circus.
– C’est là que vous habitez ? fit Aldo mi-figue mi-raisin.
– Ne soyez pas stupide ! fit-elle en haussant les épaules. Je ne tiens pas à ce que l’on sache mon adresse.
Aldo n’insista pas. Le reste du trajet se passa dans un profond silence.
Arrivés à destination, Aldo pria son taxi de l’attendre, aida sa compagne à descendre, l’embarqua dans une autre voiture qu’il héla au passage, lui baisa la main, referma la portière et rejoignit son propre véhicule.
– Une autre promenade dans les bas-fonds, sir ? demanda le conducteur une lueur de malice dans l’œil.
– Pas pour le moment ; je rentre au Ritz mais je voudrais savoir comment vous atteindre en vue d’autres expéditions analogues : le chauffeur qui m’a conduit tout à l’heure à Limehouse ne m’a pas paru très courageux.
– C’est facile ! fit l’homme flatté et d’ailleurs encouragé par le billet qui s’agitait au bout des doigts de son client. Téléphonez au White Horse, sur le Strand, et demandez Harry Finch : j’y passe matin, midi et soir. Voilà le numéro... Vous savez, après dix ans dans la Navy, dont la guerre, il n’y a plus grand-chose qui me fasse peur ! Dites-moi seulement votre nom... ou celui qui vous conviendra.
Il était un peu plus de deux heures du matin quand Harry Finch déposa son client. Vidal-Pellicorne n’étant pas encore rentré, Morosini pensa qu’il s’attardait peut-être dans un bistrot quelconque afin de remonter le moral de Bertram, décida de ne pas l’attendre et d’aller se coucher. La journée avait été longue, plutôt rude, et le besoin de repos se faisait sentir. L’aventure qu’il venait de vivre le tracassait plus qu’il ne l’aurait voulu peut-être parce qu’il y avait quelque chose qui sonnait bizarrement dans l’histoire racontée par Mary. Décidément, cette jolie femme lui inspirait plus de méfiance que de sympathie ! Une vague rancune s’y mêlait qui n’eût pas existé si elle était toujours Mary Saint Albans, mais elle portait à présent le nom d’un homme qu’il avait toujours aimé et respecté. Que ce nom se trouve à la merci d’une descente de police dans un tripot louche lui était désagréable. Le vieux lord Killrenan, cet amoureux passionné de la mer et des voyages, s’était toujours laissé attirer par la magie des terres orientales, mais celle-ci n’avait rien de commun avec le penchant de son héritière pour une couleur locale frisant la dépravation.
– Ce pauvre sir Andrew n’aimait pas sa famille, déclara-t-il à sa brosse à dents. Qu’est-ce que cela aurait été s’il avait su à quoi s’en tenir ! Il doit se retourner dans sa tombe...
Une fois couché, il découvrit que la fatigue n’apportait pas toujours le sommeil. Trop d’émotions contradictoires s’étaient agitées dans sa tête pour qu’il soit possible de les balayer et, lorsqu’il réussit enfin à s’endormir, ce fut pour tomber dans un cauchemar où Anielka, lady Mary, Aronov, les Chinois et un étudiant polonais se livraient à une sarabande épuisante. Aussi accueillit-il le jour et la table roulante du breakfast avec un vif soulagement et une soudaine détermination. Le Boiteux avait raison ! A s’occuper de trop de gens à la fois, on y perd le sens commun. Ce qu’il fallait, c’était écarter provisoirement Anielka et Mary afin de se consacrer au Diamant et, à ce propos, quelque chose lui disait qu’une expédition fluviale au Chrysanthème rouge serait peut-être plus payante que de fastidieuses recherches d’archives. Tout à l’heure, avec Adalbert, ils mettraient au point leur plan de bataille et songeraient à se procurer une embarcation... Et puis pourquoi ne pas aller visiter dans Pennyfields la boutique de prêt sur gages et de brocante appartenant à ce Yuan Chang qu’on lui avait dépeint comme si puissant et si dangereux ? Après tout, l’usure mise à part, c’était en quelque sorte un confrère et il pouvait être intéressant de bavarder avec lui. Surtout si, comme Aldo ne cessait de l’imaginer, la Rose d’York y avait abouti : il fallait bien que quelqu’un eût envoyé les tueurs !
Consulté, Adalbert ne montra aucun enthousiasme pour cette nouvelle expédition en terre chinoise. Il était possible que Yuan Chang possédât la pierre mais si c’était le cas, il n’allait pas confier cela à un parfait inconnu.
– Et puis, de toute façon, la pierre est fausse et s’il l’a fait voler pour quelqu’un, hypothèse la plus vraisemblable, il n’a rien à gagner à l’aventure. Surtout si ce quelqu’un s’aperçoit qu’il s’agit d’un magnifique bouchon de carafe ! Je préfère aller nager dans la poussière de Somerset House afin de voir si le testament de Nell Gwyn ne s’y trouverait pas.
– Tu vas perdre ton temps ! Simon Aronov a bien dû y penser avant toi.
– Je ne le vois pas passer des jours et des jours à fouiller des archives officielles. Et puis, les coups de chance, ça arrive !
– Sancta simplicitas ! J’irai donc seul...
Vers trois heures, le taxi de Harry Finch, prévenu à midi, déposait Morosini devant la plus grosse maison de Pennyfields, une bâtisse trapue à deux étages dont les briques se décoloraient jusqu’à un gris rosâtre. Une boutique occupait la moitié du rez-de-chaussée, mais les vitres en étaient si sales qu’il était impossible de voir à l’intérieur. Une grande activité régnait à présent dans ce quartier si lugubre et désert quelques heures plus tôt. Un peuple qui s’y affairait : petits vendeurs ambulants, marchands de soupe ou de denrées variées installés à même le sol, magasins ouverts comme ceux des souks arabes dont les marchandises dégringolaient parfois jusqu’au ruisseau mais au seuil desquels trônait, les mains au fond de ses manches, une statue aux yeux bridés vêtue de cotonnade bleue ou noire. Tout cela composait un ensemble fleurant l’Extrême-Orient qui ne manquait pas de pittoresque. On se serait cru dans une rue pékinoise ou cantonaise.
Tout de suite, la voiture fut entourée d’une troupe de gamins qui l’environnèrent autour mais sans la toucher : les taxis étaient rares dans ce coin ; celui-là offrait un spectacle comme un autre. L’air charriait des odeurs de nourriture mêlées à celle de l’encens qui étouffaient assez bien l’éternelle puanteur de vase et de charbon.
Dans la boutique du prêteur, l’espace réservé aux clients était réduit par des comptoirs surmontés d’un grillage à travers lequel on pouvait voir des objets de toute sorte. Il y faisait si sombre qu’un bec de gaz était allumé bien qu’il fît jour, et sur tout cela régnait un Chinois entre deux âges à la mine maussade que le tintement des clochettes de la porte ne fit même pas tressaillir. Cependant, la vue de l’homme élégant qui venait d’entrer le convainquit de se mettre en mouvement. Il s’avança vers lui pour demander dans un anglais sifflant et après une série de courbettes en quoi une si misérable maison pouvait obliger l’honorable visiteur. Morosini laissa planer sur le décor poussiéreux un regard perplexe.
– On m’a dit que je pourrais trouver ici des antiquités intéressantes, mais je ne vois qu’une officine de prêt sur gages...
– Pour admirer les objets, par ici s’il vous plaît ! émit l’employé en relevant l’abattant qui unissait deux comptoirs et en relevant de l’autre main le rideau pendu dans un coin.
Ce que le visiteur découvrit au-delà du velours passé ne fut pas sans le surprendre : il s’agissait en effet d’un véritable magasin d’antiquités, sans aucun rapport avec le sien propre ou celui de son ami Gilles Vauxbrun à Paris, mais quelque chose d’assez honorable tout de même. Tout le fantastique panthéon hindou et extrême-oriental était là sous forme de multiples statues, quelques jolis bouddhas venus de Chine ou du Japon voisina avec des porcelaines translucides, des brûle-parfum où s’attardait l’odeur de l’encens, des candélabres de bronze, un gong de grande taille, des monstres grimaçants, gardiens habituels des portes du temple, des soieries, des éventails et une multitude de petits objets d’ivoire ou de pierre dure. Tout cela n’était pas très ancien, comme le découvrit l’œil exercé du prince-antiquaire, et la proximité de West et East India Docks devait y être pour quel que chose, mais l’ensemble était bien choisi et le procédés de vieillissement, destinés à conférer de siècles à la patine, point trop apparents. En outre quelques pièces semblaient authentiques.
Une voix au timbre un peu fêlé mais agréable et cultivée se fit alors entendre.
– Cette maison n’est pas facile à trouver. Il faut connaître... et je n’ai jamais eu l’honneur de vous rencontrer, monsieur. Qui donc vous envoie ici ?
Aldo ne douta pas un instant d’être en présence de Yuan Chang. C’était en effet un vieillard comme l’avait dit Bertram, petit et mince, presque frêle, mais il se dégageait de sa personne vêtue d’une longue robe de satin noir, sans autre ornement qu’un mince liséré d’or, une impression étonnante de vigueur. Un peu comme si l’on venait de planter dans le sol une lame d’épée et non un homme âgé au visage strié de rides multiples. Cela tenait peut-être à l’expression impérieuse des yeux noirs et brillants qui ne cillaient point. Aucun ornement annonçant un rang quelconque ne distinguait le bonnet de soie noire coiffant la tête blanchie. Pourtant, Morosini aurait juré que, dans son pays, Yuan Chang n’était pas un simple boutiquier. Au moins un lettré ! Peut-être un mandarin.
– La curiosité ainsi que l’amour des choses anciennes. Je suis moi-même antiquaire et je viens de Venise. Prince Morosini ! ajouta-t-il avec une légère inclination de la tête à laquelle le vieil homme répondit.
– L’honneur n’en est que plus grand mais, avec votre permission, je répéterai ma question : à qui en suis-je redevable ?
– Personne et tout le monde. Un simple propos de salon saisi au hasard d’une conversation mondaine et puis un autre entendu dans le hall d’un palace. Vous êtes, je pense, monsieur Yuan Chang ?
– J’aurais dû l’annoncer moi-même dès l’instant où vous vous présentiez, prince. Veuillez me pardonner car je viens de manquer aux usages. Puis-je maintenant demander ce que vous cherchez dans ce magasin indigne de vos regards ?
– Tout et rien. Allons, monsieur Yuan Chang, ne soyez pas trop modeste ! Vous passez pour un expert en matière d’antiquités asiatiques... et je vois ici parmi... je vous l’accorde bien des objets de valeur moyenne quelques pièces dignes d’un autre décor. Cette agrafe de bronze niellée d’or a dû voir le jour quelque part dans votre pays entre le Xe et le XIIe siècle, ajouta-t-il en se penchant sur un petit lion ailé posé sur une plaque de velours.
Yuan Chang ne songea même pas à cacher sa surprise.
– Mes sincères félicitations ! Etes-vous spécialiste en art de mon pays ?
– Pas vraiment, mais je m’intéresse aux bijoux anciens de quelque provenance qu’ils soient. C’est pourquoi je m’étonne que vous laissiez celui-ci sans autre protection ! N’importe qui pourrait le voler.
Un éclair brilla un instant sous les sourcils presque blancs.
– Personne n’oserait voler quoi que ce soit dans ma demeure. Et à propos de ce lion et au cas où il vous tenterait, j’ai le regret de vous apprendre qu’il est déjà vendu. Souhaitez-vous voir autre chose ?
– Je suis surtout attiré par les pierres. En fait, je me suis spécialisé dans les joyaux anciens... historiques de préférence. Auriez-vous quelque chose ? En jade par exemple ?
– Non. Je vous ai prévenu : en dépit de ce que l’on a pu vous dire ma maison est modeste et je...
Il n’acheva pas sa phrase. Des piaillements indignés s’élevaient de l’autre côté du rideau qu’une main énergique releva brusquement pour livrer passage au superintendant Warren en personne drapé dans son macfarlane et plus oiseau maléfique que jamais.
– Désolé d’entrer chez vous sans m’être annoncé et sans y mettre plus de formes, Yuan Chang, mais il faut que je vous parle.
Si le Chinois éprouva de la colère, le profond salut qui lui courba l’échine la dissimula. En revanche, l’entrée brutale du policier ne lui inspirait certainement aucune crainte. Ce qu’Aldo décela dans sa voix unie ressemblait beaucoup plus à de l’ironie.
– Qui suis-je pour que le célèbre superintendant Warren daigne salir ses souliers dans la poussière de ma misérable boutique ?
– L’heure n’est pas aux politesses fleuries, Yuan Chang. Vous avez raison de penser qu’il fallait un sujet grave pour que je vienne jusqu’ici. Monsieur, ajouta Warren en se tournant vers Morosini sans avoir fait mine de l’avoir reconnu, je suppose que le taxi qui stationne devant la porte est le vôtre. Puis-je vous demander d’aller m’y attendre ?
– Aurions-nous à parler ? fit Aldo avec une certaine hauteur ainsi qu’il convenait à son personnage actuel. Je ne suis qu’un simple client... éventuel.
– Sans doute, mais moi je suis un homme extrêmement curieux et aucun des clients de l’honorable Yuan Chang ne saurait me laisser indifférent. S’il vous plaît !
Il ouvrait le passage que Morosini fut bien obligé d’emprunter en dépit du fait qu’il grillait de curiosité. Il trouva dans la rue une puissante voiture noire et une autre plus petite, ainsi que de nouveaux attroupements de gamins, cette fois tenus à distance par deux policiers en civil dont l’un était l’inévitable inspecteur Pointer. Sans se presser, Aldo remonta en voiture.
– Où allons-nous ? demanda Harry Finch.
– On ne va nulle part, mon ami. On reste là. Le fonctionnaire de police qui vient d’entrer dans le magasin m’a demandé un petit entretien.
– C’est loin d’être n’importe qui : superintendant Warren, le meilleur « nez » de Scotland Yard ! Un dur à cuire s’il en est !
– J’ignorais ce détail. On dirait que ce Yuan Chang est quelqu’un d’important.
– Le roi de Chinatown, rien de moins. Son âme doit être aussi noire que sa robe mais personne n’a encore réussi à le prendre la main dans le sac. Il est plus malin qu’une portée de singes !
– On vient peut-être l’arrêter ? Ce déploiement de police...
– Faut rien exagérer ! Ils ne sont qu’une demi-douzaine. Et puis quand le Super se dérange, il ne vient jamais tout seul ni à bicyclette. Question de prestige ! Et ça compte, à Limehouse, le prestige !
L’attente se prolongea un grand quart d’heure, à la suite de quoi Warren reparut, dit quelques mots à l’oreille de son fidèle second, s’engouffra dans le taxi, ordonna à Finch de le ramener à Scotland Yard, ferma la vitre de séparation et, finalement, se carra confortablement dans un coin de la voiture.
– Causons à présent ! soupira-t-il. J’espère que vous serez plus bavard que ce rat de Pékin aux yeux obliques...
– Vous espériez vraiment le faire parler ? Et de quoi ?
– Je pourrais vous répondre qu’ici c’est moi qui pose les questions, mais comme je ne vois pas d’inconvénient à vous renseigner, je dirais que je n’espérais pas grand-chose. Je voulais voir comment il allait réagir à mes dernières nouvelles : ce matin à l’aube, la brigade fluviale de Wapping qui cherchait le bateau d’un trafiquant d’opium a repêché près de l’Ile aux Chiens les cadavres de deux Jaunes étranglés et ligotés. Ils ont été identifiés comme étant les frères Wu, et certainement les assassins du bijoutier Harrison.
La nouvelle était de taille et Morosini mit quelques secondes à en apprécier la saveur pendant que son compagnon tirait une pipe et une blague à tabac de ses poches, bourrait soigneusement la première et l’allumait avant de cracher un véritable torrent de fumée âcre. Aldo se mit à tousser :
– Par tous les saints du Paradis ! Qu’est-ce que vous mettez là-dedans ? De la bouse de vache ?
Le ptérodactyle se mit à rire.
– Quel délicat vous faites ! C’est du tabac français ! Celui que, dans les tranchées, les soldats appelaient le « gros cul ». J’en ai pris le goût sur la Somme. Il vous réveille les idées d’un homme presque aussi bien qu’un bon whisky.
– Bon ! Mettons que j’exagère ! ... Mais si je comprends bien, voilà votre enquête terminée puisque les meurtriers sont morts ?
– Elle ne fait que commencer. C’est bien la preuve – mais nous n’en avons jamais douté ! -qu’ils étaient seulement des exécutants travaillant sur commande.
– Et vous pensez que Yuan Chang serait...
– Je ne pense rien du tout ! aboya soudain Warren. Je ne suis pas ici pour vous rendre des comptes. En revanche, j’ai pas mal de questions à vous poser : et d’abord que faisiez-vous chez Yuan Chang ?
– C’est tout simple : il est usurier mais aussi antiquaire comme moi. Dans ce métier on est toujours en chasse... fit Morosini avec désinvolture.
– Réellement ? Vous n’espériez pas, par hasard, apprendre quelque chose sur un certain diamant disparu ? ... Allons, prince, ne vous payez pas ma tête ! Et d’abord comment avez-vous découvert Yuan Chang ?
Morosini hésita un instant, juste le temps de se choisir un mensonge convenable.
– Les bruits courent, vous savez, depuis la mort de Harrison. Le Ritz est plein de gens venus à Londres pour la vente. Il y a aussi des journalistes et l’on a parlé des assassins, des Asiatiques à ce qu’il paraît. Quelqu’un a lancé alors le nom de Yuan Chang... Il était naturel de vouloir faire sa connaissance.
– Hum ! ... Il va bien falloir que je me contente de cette réponse même si elle ne me convainc pas. Laissez-moi vous dire ceci : j’ignore quel jeu vous jouez au juste mais je subodore que vous ne seriez pas fâché de mettre la main sur la Rose d’York. Alors – et je vous prie d’en prendre bonne note ! -je ne veux à aucun prix que vous vous mêliez d’une enquête qui est notre travail à nous ! Compris ?
– Je n’aurais garde ! fit Morosini qui commençait à se sentir excédé.
Entre Aronov qui voulait l’empêcher de s’occuper d’Anielka et ce flic acariâtre qui lui défendait de rechercher le diamant, la vie ne serait pas facile. Il allait falloir jouer aussi serré que possible...
– Vous devez tout de même prendre en considération ma position actuelle : je suis venu à Londres, en mission avec l’intention d’acheter la Rose pour un... très noble client dont je ne peux révéler le nom.
– Je ne vous le demande pas.
– C’est encore heureux que vous respectiez mon secret professionnel ! Comprenez cependant que je trouve désagréable de rester ici les bras croisés sans rien faire pour tenter de retrouver cette pierre chargée d’histoire !
– Si vous vous entêtez, vous risquez de vous retrouver dans la Tamise, un lacet au cou comme les frères Wu ou un couteau entre les épaules. À présent, si ça vous amuse... Mais changeons de sujet ! J’espérais votre visite hier soir après celle que vous avez rendue à Brixton. N’avez-vous rien à me dire ?
– Si, et je comptais bien vous en faire part aujourd’hui.
– Après votre balade dans Chinatown ? fit Warren narquois. Alors, que dit notre jolie veuve ?
Morosini restitua, en gros, le récit d’Anielka. Ce qui lui valut la satisfaction de voir s’arrondir davantage encore, s’il était possible, les yeux jaunes du ptérodactyle qui émit un léger sifflement :
– Ainsi, elle considérerait la prison comme un refuge contre des espèces de terroristes décidés à protéger l’un des leurs à tout prix ? C’est nouveau ça, et pas complètement idiot ! À condition, bien sûr, que ce soit vrai.
Ça, le prince-antiquaire en était moins sûr ! C’était même son tourment secret le plus aigu, mais comme il ne voulait à aucun prix évoquer ses conversations avec Wanda et John Sutton, il se garda bien d’y faire la moindre allusion et laissa passer les secondes. Warren, tirant furieusement sur sa pipe, semblait plongé dans un abîme de réflexions dont il émergea pour grommeler :
– Si vous voulez mon avis, je me demande si cette histoire rocambolesque n’a pas été forgée pour vos seules oreilles, mon cher prince. La vérité est peut-être plus simple et plus féminine : lady Ferrals a retrouvé son ancien amoureux et le feu mal éteint s’est réveillé. Je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux à Grosvenor Square mais je pencherais vers une aventure et maintenant, la belle Anielka aimerait bien parvenir à sauver elle-même et son amant.
– Elle n’hésite pourtant pas à le charger et à l’accuser du meurtre, fit sèchement Morosini.
– Alors pourquoi ne pas nous dire tout cela à nous ? Par crainte de vagues anarchistes polonais ? Un : je n’ai pas eu connaissance d’une cellule polonaise. S’il s’agissait de Russes il en irait autrement. Deux : nous possédons tous les moyens de protéger efficacement lady Ferrals jusqu’à la mise à l’ombre définitive de ce Ladislas et de sa bande. Enfin trois : elle aurait tort de croire que le comte Solmanski, son père, pourrait la tirer, sans une aide sérieuse, du mauvais pas dans lequel elle s’est mise.
– L’aide sérieuse elle l’aura : je lui ai conseillé de faire appel à sir Desmond Saint Albans.
– Espérons pour elle que vous serez écouté ! Ce dont je ne suis pas certain pour peu qu’elle entende parler des qualités de sir Desmond : elle aura du mal à lui cacher la vérité car, s’il s’entend si bien à cuisiner les témoins c’est d’abord parce qu’il commence par passer son client à un crible plein de pièges. Qu’elle le veuille ou non, il faudra qu’elle avoue ! Me voici arrivé ! ajouta Warren comme le taxi s’arrêtait devant le factionnaire de Scotland Yard. Merci de ce que vous m’avez appris. Comptez-vous rester à Londres quelque temps ? Si vous souhaitez attendre le procès, vos affaires risquent de péricliter.
– Pour l’instant, elles ne me causent d’autre souci que la disparition de la Rose d’York. Aussi vous comprendrez que je souhaite m’attarder encore un peu. Dans l’espoir, ajouta-t-il avec un sourire impertinent, de pouvoir assister à votre triomphe quand vous aurez récupéré la pierre. Ce dont je ne doute pas un instant !
– Moi non plus ! riposta l’autre du tac au tac. Cela nous donnera l’occasion de nous revoir.
La grimace qui accompagnait ce souhait pouvait passer à la rigueur pour un sourire. Pourtant, Aldo ne parvint pas à s’en convaincre. Cela ressemblait davantage à une menace.
Une lettre l’attendait à l’hôtel ; un billet plutôt, étant donné la brièveté du message, mais qui fit naître aussitôt dans son esprit un cortège de points d’interrogations.
« Lady B. a été transportée il y a quinze jours dans une maison de repos. Très discrètement, la famille ne tenant pas à donner la moindre publicité à un état mental regrettable. S.A. »
Dans ce cas, qui pouvait être la vieille dame que le malheureux Harrison avait accepté de recevoir pour qu’elle puisse contempler une gemme ancestrale ?